Le problème du mal

1. Les aliments de l’âme

La force spirituelle s’augmente d’abord par son propre exercice, et par un exercice gradué. Nombre d’hommes se trouvent faibles dans les occasions importantes, parce qu’ils ont dédaigné les petits efforts et les petites vertus. Mais cette force qui s’entretient et s’accroît par son exercice même a besoin de nourriture, et la nourriture spirituelle se compose d’idées et de sentiments. Les idées sont en quelque sorte la partie solide des aliments de l’âme, et les sentiments en sont la partie fluide. De même que les solides ne nourrissent le corps que sous la condition d’avoir été liquéfiés, de même les idées n’agissent sur la volonté que lorsqu’elles se sont traduites en sentiments. Les idées peuvent rester dans l’intelligence sans aucun résultat pratique ; c’est le sentiment qui est pour nous une impulsion, et par conséquent une force.

Quelles sont les idées qui développent la force de l’âme pour l’accomplissement du bien ? C’est d’abord la contemplation et la méditation de la loi morale. Considérez les différentes classes de nos devoirs, leur agencement non moins merveilleux que celui des phénomènes de la nature, leurs relations entre eux, et leur dépendance générale de la loi de la charité dont ils découlent tous, comme les rayons de la lumière procèdent du soleil. Considérez surtout, pour vous préserver des illusions de la vie, l’harmonie profonde entre le devoir et le bonheur. Arrivez à reconnaître, en vous aidant des travaux des sages, en vous aidant par exemple des pensées de Socrate, et de pages admirables de Cicéron, que toute recherche du bonheur en dehors de l’ordre moral est décevante ; que, dans le cours ordinaire des choses, le travail procure l’aisance, la véracité attire l’estime ; et que, dans les occasions où il faut renoncer à tous ces biens, il y a dans le sacrifice même fait au devoir, dans l’approbation de la conscience, une joie supérieure à toutes les joies : vous aurez rencontré des pensées qui vous donneront une force réelle pour les luttes de la vie.

Quant aux sentiments qui peuvent nous venir en aide dans le combat contre le mal, c’est d’abord l’attrait même qu’inspire le bien, attrait qui est le résultat des pensées que nous venons d’indiquer. La contemplation de la loi morale faite avec calme, dans le silence des passions mauvaises toujours prêtes à s’insurger contre la règle, cette contemplation éveille naturellement un amour du bien qui est une force, parce qu’il incline le cœur du côté de la conscience. Le bien, en effet, a une beauté d’un ordre particulier qui, lorsqu’on a appris à la sentir, dépasse toutes les autres. Nous pourrons entendre ceci par une comparaison. Quand vous sortez d’un théâtre, ou d’une réunion du monde, levez les yeux, si la nuit est sereine, et dirigez vos regards vers le firmament. Vous reconnaîtrez que le ciel émaillé d’étoiles a une beauté calme, profonde, et d’une tout autre nature que la beauté des spectacles éclairés par les flammes des bougies et des lustres. La contemplation de la loi morale produit un sentiment analogue à celui qu’inspire la vue du firmament. Elle éveille le sentiment d’une beauté supérieure à toutes celles qui se rencontrent dans la sphère des passions et des intérêts. C’est pourquoi l’on a souvent cité et l’on citera souvent encore ces paroles de Kant : « Deux choses remplissent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours renaissants et qui s’accroissent à mesure que la pensée y revient plus souvent et s’y applique davantage : le ciel étoilé au-dessus de nous ; la loi morale au dedansb. »

bCritique de la raison pratique. Conclusion, page 389 de la traduction Barni.

La vue du bien éveille donc un attrait qui nous porte vers lui. Si nous méditions plus souvent les merveilles de la loi, nous serions moins faibles contre le mal. Cette ressource est réelle, mais elle a un caractère abstrait. Nous possédons un moyen plus usuel et plus efficace pour incliner notre cœur du côté de la conscience. Ce moyen se trouve dans l’emploi des affections personnelles. Rien ne fortifie plus dans la lutte contre les tentations que des affections personnelles qui coïncident avec l’amour du bien ; et cette ressource est souvent à la disposition de notre volonté. Supposez, par exemple, un jeune homme élevé par des parents respectables (observons en passant, que suivant un instinct profond de la nature, nombre de parents peu respectables en réalité s’efforcent de se montrer dignes de respect aux yeux de leurs enfants), supposez ce jeune homme éloigné du foyer domestique et aux prises avec une tentation redoutable. Il y va de sa conscience, peut-être de son honneur ; il est sur le point de succomber. A ce moment, la pensée de sa famille s’offre à lui. Il peut se détourner de cette image salutaire et se livrer aux imaginations d’un cœur fasciné par le mal. Mais s’il saisit la lueur bienfaisante qui a brillé à ses regards ; s’il attache longtemps sa pensée sur ce père, sur cette mère dont il va briser le cœur, ne voyez-vous pas que, par l’acte de sa volonté, il se sera donné une force puissante pour le bien ? Les affections personnelles sont donc un secours dans le combat de la vie. C’est pourquoi il importe, dans les cas où l’on peut choisir, de choisir avec soin les personnes auxquelles on donne une part de ses affections, pour que ces affections soient une aide et non un obstacle dans l’œuvre de la culture morale de l’âme. C’est pourquoi il importe de garder et de cultiver, plus qu’on ne cultive les fleurs des cimetières, le souvenir de ceux qui ont été retirés de ce monde, après avoir marché devant nous dans la voie droite, afin que leur souvenir reste comme une puissance salutaire, et que, bien que morts à la vie de la terre, ils nous parlent encore, et nous viennent en aide dans les luttes de l’existence. C’est pourquoi enfin la vie morale ne peut atteindre la plénitude de son développement, que lorsque le cœur s’est ouvert au sentiment de l’amour divin, et a ainsi fixé ses affections sur le seul être qui soit toujours, et en tout, absolument identique au bien. L’amour des créatures, même les meilleures, peut toujours, une fois ou l’autre, se trouver en contradiction avec la loi. Le seul amour qui soit dans une harmonie infaillible avec la conscience est l’amour de Celui qui est le principe de la conscience et l’auteur de la loi.

Idées, sentiments : tels sont les aliments de l’âme. Cette nourriture spirituelle ne nous est pas seulement offerte dans les relations que nous soutenons avec nos contemporains ; elle nous est offerte encore dans la tradition qui nous relie à l’ensemble de l’humanité. Cette tradition, sous la tente de l’Arabe et dans la cabane des bergers des Alpes, se présente sous la forme de récits contés autour de l’âtre ; dans notre civilisation, elle se présente principalement sous la forme de la lecture. La lecture abat pour nous les barrières de l’espace et du temps, et met à notre disposition tous les trésors intellectuels du genre humain. Quelle variété de ressources elle nous offre pour nourrir notre âme des idées et des sentiments qui fortifient. Lisez l’histoire, et allez plus profondément que la surface ; pénétrez jusqu’aux grandes lois qui se révèlent dans la marche, des affaires humaines : vous verrez la justice se faire à la longue. Lisez des biographies, de vraies biographies, celles qui nous présentent les hommes tels qu’ils furent, sans les couvrir de draperies étrangères : vous verrez les héros du bien souvent en butte à la persécution et à l’outrage, parce que le monde est dans le désordre ; mais vous les verrez préférer leur conscience à tous les trésors et à toutes les voluptés de la terre. Vous verrez de grands égoïstes qui ont tout immolé à la satisfaction de leurs penchants, et qui, possédant la richesse et la puissance, assis peut-être sur les trônes les plus illustres de l’univers, sont morts cependant dans le dégoût de la vie et dans le mépris d’eux-mêmes.

Nous pouvons ainsi puiser dans la lecture (sans même parler des livres qui nous conservent les prescriptions de la sagesse et les maximes de l’expérience), nous pouvons puiser dans la lecture des pensées et des sentiments qui nous viendront en aide. Mais il ne faut pas oublier que la nourriture ne se traduit en force que sous la double condition d’être de bonne qualité et d’être employée en quantité convenable. Si vous lisez des livres qui répondent à vos passions et redoubleront leur puissance ; si vous lisez « ces écrits qui sont comme les cloaques de l’esprit humain, et qui, malgré leurs fleurs, ne recouvrent qu’une corruption effroyablec, » vous ne vous ferez pas du bien. Quant à la quantité de la nourriture intellectuelle, écoutez ces sages avertissements d’Alexandre Vinet : « Notre siècle est malade de trop lire et de lire mal. La lecture qu’on a appelée une paresse occupée, et qu’on pourrait appeler une activité paresseuse, est la principale occupation de beaucoup de gens, dont la pensée, incessamment mais faiblement sollicitée sur mille points différents, meurt partout à fleur de terre, et finit par n’avoir plus ni vigueur, ni spontanéité, ni indépendance. Sans une réaction volontaire du lecteur sur les pensées de l’auteur, la lecture est souvent un mal plutôt qu’un bien. Avaler n’est rien si l’on ne digère. Malheur à qui l’oublie ! malheur à qui se rend complice de cette voracité ou de cet appétit sans prudence qui a fait comparer notre siècle à un boa gonflé de papier maculé, et dont la digestion a l’air d’une agonie. Lisez mais pensez ; et ne lisez pas si vous ne voulez pas penser en lisant, et penser après avoir lud. » Ce n’est pas seulement ici la culture de l’intelligence qui est en péril, c’est la force de la volonté ; car autant une pensée saine et bien dirigée est une force pour le bien, autant l’indécision, l’hésitation, la débilité de la pensée sont des causes de faiblesse.

c – Lacordaire, Lettres à des jeunes gens, page 198 de la 1re édition.

dChoix de lectures prises dans les auteurs classiques de la littérature française. Note finale.

Les idées vraies, les sentiments purs sont ainsi à notre disposition pour alimenter la force de l’âme ; mais il nous arrive souvent de fortifier les passions mauvaises par des idées fausses et des sentiments coupables. Au lieu d’une nourriture saine nous prenons du poison ; nous suivons du moins un détestable régime moral ; ce mauvais régime nous débilite, et nous nous plaignons ensuite de manquer de force. A qui la faute ?

Ces considérations sont importantes, mais elles ne vont pas au fond de notre sujet. En supposant une volonté dirigée vers le bien, nous voyons comment elle peut se fortifier ; mais c’est cette volonté même, c’est cette force orientée du côté du bien qui nous fait défaut ; notre volonté est malade. Il semble donc qu’en faisant appel à notre volonté pour fortifier notre volonté, nous roulons dans un cercle. Ce cercle n’est pas absolument vicieux, car chacun a un certain degré de force, et connaître le moyen d’augmenter la force qu’on possède, en lui donnant une direction convenable, c’est déjà beaucoup. Toutefois il reste un élément considérable dans le problème : Y a-t-il un moyen direct d’augmenter la puissance de la volonté ? Existe-t-il, dans la vie de l’âme, un phénomène primitif qui ressemble à ce qu’est la respiration dans la vie du corps ? Cette demande nous met en présence des questions relatives à la prière. Ce sujet est fort étendu, en même temps que fort grave. Les réflexions que je vais vous soumettre ont une portée générale ; je limite cependant notre étude directe à l’objet même qui nous occupe, à la recherche de la force de la volonté. Peut-on demander à Dieu la force dont on éprouve le besoin ? Dans la lutte de la vie, sommes-nous réduits à nos seules ressources et à l’appui de nos semblables, ou pouvons-nous appeler le Tout-Puissant à notre secours ?

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