Le comte de Zinzendorf

1.
(1700-1721)

1.1 – Introduction

Peu de caractères présentent au même degré que celui de Zinzendorf cette diversité dans l’unité qui constitue, dit-on, la perfection. A la fois poète et théologien, pasteur, missionnaire et législateur, influent parmi les grands et vivant de préférence avec les petits, doué à la fois de cette chaleur de sentiment et de cette imagination entraînante qui font entreprendre les grandes choses et de cette prudence qui permet de les accomplir, il consacra toutes ses facultés à un but unique ; il n’eut qu’une pensée, qu’un désir, qu’une volonté : répandre et raviver dans les âmes la connaissance de ce que Jésus-Christ a fait et souffert pour le monde. Dès son enfance, comme il le raconte lui-même, il résolut fermement de se consacrer tout entier à « cet Homme qui avait donné sa vie pour lui. »

C’est dans ce but, c’est dans la fidélité à cette résolution sans cesse renouvelée ou plutôt toujours jeune et vivante en lui, que réside l’unité de son caractère et de sa vie. Si cependant, parmi tous ces talents, il en est un qui frappe davantage l’attention et qui l’ait, plus que tous les autres, rendu propre à accomplir la mission à laquelle Dieu l’avait destiné, c’est, à coup sûr, le talent d’organisation, de législation, l’art de connaître les hommes et de les conduire ; en un mot, cet ensemble de facultés qui font l’homme d’État. On ne peut douter que, s’il eût employé au service des puissances de la terre l’activité passionnée qu’il consacra au service de son divin Maître, il n’eût été un des hommes d’État les plus remarquables de son époque.

Ses ennemis le comparaient souvent à Cromwella : cette comparaison, qui fait sourire, montre du moins qu’on ne lui a jamais refusé les talents du politique. Il eût été facile cependant, sans sortir du domaine de l’histoire ecclésiastique, de trouver des analogies plus voisines et plus frappantes. Ainsi, dans l’église romaine, le caractère et la mission de saint Ignace de Loyola nous paraissent présenter des analogies nombreuses avec le caractère et la mission de Zinzendorf au sein des églises protestantes. Tenant de sa naissance, comme le gentilhomme de Biscaye, la tradition, le goût et l’ambition des grandes choses et des illustres entreprises, doué comme lui d’une imagination poétique et aventureuse, d’une âme mystique et d’un cœur passionné, il fut le chevalier du Sauveur, comme saint Ignace avait été le chevalier de la Vierge. L’un et l’autre fondèrent une société puissante répandue par toute la terre, une petite église dans l’Église, comme le disait Zinzendorf d’après Spener, un ordre exerçant dans la chrétienté une influence immense, plus profonde encore qu’apparente, et faisant essentiellement reposer cette influence sur les mêmes moyens : l’éducation de la jeunesse et les missions intérieures. C’est dans ces deux sociétés, enfin, que s’est réveillé le plus promptement et avec le plus d’énergie l’esprit conquérant du Christianisme. L’ordre des Jésuites était à peine fondé, que déjà les premiers disciples et amis de saint Ignace de Loyola prêchaient l’Évangile dans les Grandes Indes et y subissaient le martyre. Il y avait bien peu d’années aussi que les premières cabanes moraves s’élevaient sur les pentes du Houtberg, et déjà leurs habitants, renonçant au repos et à la sécurité qu’ils venaient de trouver dans cet asile, abandonnaient leur colonie naissante et partaient joyeusement pour les Indes Occidentales, afin d’y annoncer le Sauveur aux esclaves noirs.

a – Zinzendorf le dit déjà dans le discours latin qu’il prononça en 1742 devant le gouverneur de Pensylvanie. Voyez aussi Schrautenbach, page 175.

Mais, si l’on peut constater des points de ressemblance si nombreux entre ces deux grands hommes et entre ces deux sociétés, où, dira-t-on, faut-il chercher la cause des différences non moins frappantes qui se font remarquer dans le développement subséquent de l’Unité des Frères et dans celui de l’ordre des Jésuites ? Pourquoi, par exemple, les disciples de Zinzendorf se sont-ils toujours tenus dans leur humble sphère, loin des affaires et des ambitions terrestres, tandis que les disciples de saint Ignace se sont trouvés mêlés à toutes les intrigues des cours et des cabinets et ont employé, pour parvenir à leur but, la diplomatie la plus équivoque et les moyens les moins justifiables de la politique humaine ? La cause essentielle de ces différences se trouve déjà, ce nous semble, au point de départ et dans le drapeau qu’ont arboré les fondateurs de ces deux sociétés. Ignace avait voué sa vie à Notre Dame, c’est à Jésus seul que Zinzendorf avait consacré la sienne. Or, Notre Dame n’est que la patronne de l’église romaine : Jésus-Christ est le chef de l’Église universelle et le Sauveur du monde. Travailler à la gloire de Marie, ce ne pouvait être pour Ignace qu’étendre la domination de l’église romaine et en extirper l’hérésie. Servir Jésus-Christ, ce n’était pour Zinzendorf travailler au profit d’aucune église en particulier ; ce n’était point faire entrer les hommes dans les limites plus ou moins étroites d’une institution extérieure, si vaste et si grandiose qu’elle pût être ; c’était les unir tous, quelle que fût la différence de leur culte et même de leur dogmatique, par le seul lien d’un commun amour et d’une reconnaissance commune envers Celui « qui est mort non seulement pour nos péchés, mais aussi pour ceux de tout le monde. »

Aussi, tandis que le nom des Jésuites s’associe à celui de l’inquisition, de l’intolérance et du despotisme, Zinzendorf, au contraire, est un des hommes qui ont proclamé le plus fidèlement le principe de la tolérance chrétienne ; il est le premier peut-être qui ait saisi clairement l’unité réelle de l’Église de Jésus-Christ, à travers ces dénominations diverses de luthéranisme, de réforme, de catholicisme, auxquelles ses contemporains attachaient tant d’importance. Tandis que saint Ignace ne représente que le principe d’autorité et appartient tout entier à cette église du passé dont ses successeurs s’efforcent de soutenir encore les murs ébranlés, Zinzendorf appartient à l’ère de la liberté et à l’église de l’avenir !

Au reste, n’oublions pas que Zinzendorf n’a pas fondé seulement un ordre, mais une véritable société, une société dont chaque citoyen peut acquérir et agir pour son propre compte, et où la famille, tout en étant subordonnée à la commune, ne lui est pas sacrifiée. Sous ce rapport, et comme organisateur d’une cité, ce n’est pas aux fondateurs des ordres monastiques qu’il faut le comparer ; ce serait plutôt à Platon, à Thomas Morus et aux socialistes modernes, avec lesquels il se rencontre en bien des points. Ce que ceux-ci ont rêvé, il l’a en partie réalisé, et ici encore se trouve une confirmation de ce mot célèbre de Bacon : « Ce que le philosophe cherche, le chrétien l’a trouvé. » C’est l’Évangile seul, en effet, qui nous donne la solution du problème social, la conciliation de l’ordre et de la liberté ; car cette conciliation n’est que dans le principe de l’amour, et c’est l’Évangile seul qui nous donne l’audace d’y croire.

En outre, si la foi seule donne à une société le moyen de se constituer et de se maintenir, c’est elle seule aussi qui lui donne un but, et c’est là, ce nous semble, ce qui manque le plus à celles qu’ont imaginées les philosophes modernes. Certes, nous sentons ce qu’il y a de vrai et de beau dans les théories de Fourier, par exemple ; mais nous craignons qu’elles ne conservent leur charme qu’à la condition de ne se réaliser jamais. Cet ennui qui accabla jadis les maîtres du monde et qui les fit mourir de langueur au milieu des délices de la Rome impériale, cet inexorable ennui tarderait-il à se glisser parmi les citoyens du phalanstère ? ne leur rendrait-il pas bientôt insupportable une vie n’ayant d’autre but qu’elle-même et tournant incessamment dans le même cercle de travaux et de jouissances ? « L’homme ne vit pas seulement de pain, » a dit l’Écriture. Ce qui répare les forces du soldat dans ses veilles et dans ses fatigues, ce qui soutient son corps et réjouit son cœur, ce qui le fait vivre, en un mot, ce n’est pas le pain de munition qu’il porte dans son sac : c’est le bâton de maréchal qu’il a dans sa giberne.

On peut écrire la vie de Zinzendorf à bien des points de vue différents. Spangenberg, qui fut son compagnon d’œuvre et son successeur, l’a écrite dans le double but de le justifier des accusations de ses ennemis, et de laisser à la communauté qu’il avait fondée un souvenir des grands bienfaits de Dieu dont il avait été pour elle l’instrument. C’est aussi au point de vue spécial de l’église des Frères que ce sujet a été traité par la plupart des biographes de Zinzendorf : Reichel, Duvernoy, Verbeek. Ils ont à la fois complété par des documents nouveaux, et abrégé pour le rendre plus populaire, l’ouvrage assez étendu de Spangenberg. Un autre de ses contemporains, le baron de Schrautenbach, nous a laissé divers mémoires sur l’église des Frères et sur Zinzendorf en particulier. Ses portraits sont précieux par la vigueur et la netteté des traits, et nous représentent d’une manière extraordinairement vivante les personnages dont il parle et avec lesquels il avait vécu familièrement.

J. G. Müller, le frère du célèbre historien suisse, a présenté sous une forme abrégée, mais avec beaucoup de vivacité et d’intelligence, une esquisse nette et fidèle de cette remarquable individualité. Son ouvrage n’est pas destiné à l’église morave seulement, mais à tous les chrétiens évangéliques. Enfin, un littérateur berlinois, Varnhagen von Ense, a consacré à Zinzendorf un volume de ses Monuments biographiques. Il l’envisage au point de vue psychologique plutôt qu’à celui de l’histoire ecclésiastique. Son livre, qui suit pas à pas Spangenberg, présente un récit complet, quoique succinct, et une appréciation généralement équitable et sympathique de l’œuvre de Zinzendorf.

[Mentionnons encore, au nombre des sources principales pour la biographie de Zinzendorf, l’Histoire de l’église des Frères, de Cranz, et celle de Cranz. Le premier de ces ouvrages est déjà ancien ; l’autre a paru de 1852 à 1854. Citons aussi, parmi les Vies de Zinzendorf les plus récentes, celle de Brauns (1850) et celles de Schrœder et de Pilgram, publiées toutes deux en 1857. Cette dernière est écrite au point de vue catholique.]

Tous les ouvrages que nous venons de nommer sont écrits en allemand, et le public français ne connaît guère encore que de nom le célèbre rénovateur de l’église moraveb. Nous chercherons à présenter à nos lecteurs, telle que nous l’avons saisie nous-même, cette physionomie si originale. Nous voudrions à la fois les intéresser à cette individualité puissante et vraie et leur faire contempler en elle l’efficace souveraine de l’Esprit de Dieu. Nous voudrions aussi, en exposant les relations de Zinzendorf avec ses contemporains, montrer quelle est sa position spéciale dans l’histoire ecclésiastique de son siècle.

b – Il faut cependant rappeler ici l’Histoire de l’église des Frères, de M. Bost ; mais la vie de Zinzendorf n’en est pas l’objet essentiel, et d’ailleurs le récit finit en 1741, dix-neuf ans avant la mort du comte.

Zinzendorf a beaucoup écrit. Pour le faire bien connaître, il faudrait le citer souvent, et c’est là une des plus grandes difficultés que l’on puisse rencontrer en essayant d’écrire sa vie en français. A l’embarras que l’on éprouve toujours à traduire le style poétique et religieux des Allemands, vient s’en joindre un autre résultant de l’extrême originalité du style de Zinzendorf et surtout de son langage étrange et tout individuel.

Il érigeait en principe et exagérait encore la bigarrure qui avait régné dans la langue allemande au xviie siècle, et que les puristes de son temps commençaient à condamner. Voici ce qu’il dit lui-même à ce sujet : « Lorsque le bon vieux costume allemand, tel qu’on le porte encore à Zurich et dans une partie de l’empire, vint à passer de mode, les ecclésiastiques le conservèrent. Aussi, j’ai toujours prouvé aux séparatistes que ce costume particulier des ecclésiastiques était chez ceux-ci une preuve de modestie, bien plutôt que de vanité. C’est ce qui m’arrive avec la langue du xviie siècle. J’y tiens et même je l’exagère. Aux locutions latines, grecques et françaises que l’on employait alors pour lui donner de l’emphase, j’ajoute, pour la rendre plus énergique, des expressions anglaises et hollandaises. Certes, ce n’est pas tant pour m’exercer dans ces langues-là que par le besoin très sérieux que j’éprouve de rendre ma pensée aussi exactement que possible. Je ne veux point souffrir d’équivoque. Je sais que par cette manière d’écrire je reste entièrement inintelligible à quelques-uns, mais je ne me ferais pas mieux entendre d’eux si je m’en tenais aux mots allemands ; en revanche, d’autres lecteurs, gens rassis et ne craignant pas de creuser pour comprendre, peuvent du moins arriver à m’entendre aussi nettement qu’il est possible. Je suis tout disposé à changer mes phrases étrangères en phrases purement allemandes, dès que l’on me montrera dans ma langue maternelle des expressions équivalentes à celles dont je me sers. En attendant, j’imiterai le bon sens des Anglais et des Hollandais, qui naturalisent tous les idiomes de leurs voisins, pour peu que cela puisse leur aider à exprimer plus complètement leur pensée. C’est là le but de toutes les langues. L’élégance ne vient qu’après. »

Le style de Zinzendorf est donc celui d’un homme audessus de toute prétention littéraire et dédaigneux de l’approbation des maîtres d’école et des gens de lettres. C’est aussi le style d’un homme d’action, ne se préoccupant que d’arriver à son but et y faisant plier toutes choses. Si Zinzendorf est un grand écrivain, c’est un peu à la façon du duc de Saint-Simon. Il est superflu de faire remarquer qu’un tel style est intraduisible, et que celui qui essayerait de le rendre tant soit peu littéralement irait à contre-fin des intentions de l’auteur et ne ferait qu’une caricature. Nous croyons que le seul parti à prendre pour le traducteur est d’user de la même liberté que prenait l’auteur, et de rendre hardiment l’esprit de celui-ci, sans se préoccuper trop d’être fidèle à la lettre.

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