Conférences apologétiques

La sainteté parfaite de Jésus-Christ

Le surnaturel sous sa forme la plus élevée, ce n’est pas le miracle, c’est la sainteté. Dans le miracle éclate la toute-puissance agissant dans le monde physique au service de l’ordre moral. La sainteté, c’est le bien moral lui-même dans son apparition la plus sublime.

Qu’est-ce que le bien ? On l’a dit récemment, avec une précision qui ne laisse rien à désirer : « Le bien n’est pas un être, une chose. C’est un ordre déterminant les rapports des êtres, rapports qui doivent être réalisés par des volontésf. »

f – Ernest Naville, Le Problème du Mal, page 17.

Le bien parfait c’est donc la réalisation à la fois normale et libre des vrais rapports entre tous les êtres, chaque être, en vertu de cette relation, occupant dans l’ensemble la place et y jouant le rôle qui lui convient.

Or, comme dans une famille humaine il est une relation centrale d’où dépendent toutes les autres, celle du père avec chacun des membres de ce petit tout, de même il est dans l’univers une position suprême qui forme le point d’appui de toutes les autres, et qui, dans l’intérêt de tous les êtres, doit être avant tout sauvegardée, celle de Dieu. Et c’est précisément ici, dans la sphère générale du bien, le domaine spécial de la sainteté.

La sainteté en Dieu lui-même, c’est sa volonté inébranlable de maintenir intact l’ordre qui doit régner entre les êtres et de les amener tous à réaliser la relation qui doit les unir ; par conséquent de conserver avant tout intacte et digne sa position vis-à-vis des êtres libres. La sainteté ainsi comprise renferme deux choses : la communication de toutes les richesses de sa vie divine à chaque être libre qui consent à reconnaître la position souveraine de Dieu, et qui y acquiesce sincèrement ; le refus ou le retrait de cette vie parfaite à tout être qui attaque ou nie cette position et cherche à rompre le lien de dépendance qui doit l’unir à Dieu.

La sainteté, chez la créature, c’est son acquiescement volontaire à la position suprême de Dieu. L’homme qui, de toutes les puissances de son être, affirme Dieu comme l’être suprême, absolu, le seul qui soit véritablement ; l’homme qui devant lui s’abat volontairement dans le sentiment de son néant, et cherche à entraîner tous ses semblables dans le même anéantissement volontaire, revêt le caractère de la sainteté.

Cette sainteté renferme chez lui, comme en Dieu, l’amour et la justice ; l’amour par lequel il affirme avec joie Dieu et tous les êtres qui l’entourent comme posés par Dieu (il les aime et les veut, parce qu’il aime et veut Dieu et en même temps tout ce que Dieu veut et aime) et la justice, par laquelle il respecte et fait respecter, autant qu’il est en lui, Dieu et le domaine assigné par Dieu à chacun des êtres. Telle est la sainteté en Dieu et chez l’homme : en Dieu, l’affirmation immuable de lui-même ; chez l’homme, l’affirmation invariable de Dieu.

Cette vertu suprême a fait défaut aux païens. L’être divin n’était pas compris chez eux, de manière à pouvoir occuper une si haute position dans leur conscience. Leurs dieux n’étaient pas dignes d’une semblable relation avec l’homme. La sainteté a été pressentie et imparfaitement réalisée en Israël. Car Jéhovah y a été reconnu comme l’être des êtres, et l’homme a pu s’anéantir humblement devant lui. Mais elle n’a été réalisée qu’en Jésus-Christ, et ce n’est même que de sa personne et de son histoire que nous tirons l’idéal de la sainteté. C’est en Jésus que l’humanité voit comment l’homme peut affirmer Dieu et tout ce que Dieu affirme, non seulement humblement, mais joyeusement et filialement, de toutes les puissances de son être, et jusqu’au sacrifice complet de lui-même.

En Christ, l’homme est devenu, par l’anéantissement et la consécration volontaires de lui-même, un milieu assez transparent pour que la gloire de Dieu ait pu éclater parfaitement en lui. Voilà pourquoi la vie de Christ a été l’avènement du règne de Dieu.

Mais une question s’élève : cette consécration de Jésus-Christ à Dieu a-t-elle réellement été parfaite ? L’imperfection humaine, le péché, l’égoïsme, les mauvais désirs, l’orgueil, l’impatience, n’y ont-ils apporté aucun alliage ? Est-elle restée intacte dans tous les moments de sa vie, depuis la crèche jusqu’à la croix ? Le corps de Jésus a-t-il toujours été complètement soumis à son âme, et son âme, avec ses facultés diverses, toujours complètement soumise à l’esprit, ce principe supérieur par lequel l’homme communique avec Dieu, et se subordonne librement à lui ? C’est là la question que nous venons traiter. Elle est capitale pour le christianisme. Si non, Christ ne diffère de nous que par le degré, et nous sommes appelés à vivre comme lui, non par lui. Si oui, son état diffère spécialement du nôtre, et pour pouvoir être comme lui, nous, devons commencer par être en lui, et vivre de lui.

On élève trois objections principales contre ce point fondamental de la foi chrétienne :

  1. La sainteté parfaite de Christ est impossible à constater, parce que ni nous, ni aucun de ceux qui ont vécu avec lui n’avons pu lire assez profondément dans son cœur, pour savoir si les choses s’y sont réellement passées conformément à l’ordre absolu du bien. Les adversaires de notre foi citent même certaines paroles et certains actes dans la vie de Jésus, dont ils prétendent inférer que lui aussi n’était pas exempt de péché.
  2. A supposer que la sainteté parfaite de Christ pût être constatée par quelque moyen, on nous objecte qu’un état si sublime serait quelque chose de surhumain, et que ce Jésus parfait ne serait plus un vrai homme.
  3. Une sainteté pareille, spécifiquement différente de la nôtre, fût-elle réelle, nous serait inutile, car elle ne pourrait plus nous servir de modèle, puisqu’elle serait à une hauteur inaccessible à notre faiblesse.
  1. Si la sainteté parfaite de Jésus-Christ ne peut pas être encore aujourd’hui positivement constatée.
  2. Si toute parfaite qu’elle est, elle n’en reste pas moins une sainteté humaine.
  3. Si, comme telle, elle n’est pas accessible encore à chacun d’entre nous.

I

Sommes-nous compétents, demande M. Pécaut, pour émettre une déclaration de perfection sur un de nos semblables, lorsque nous ne connaissons pas toutes les particularités de sa vie, et que nous ne pouvons atteindre jusqu’au fond de son cœur ?… La difficulté s’aggrave si l’objet de notre enquête est un personnage historique séparé de nous par 18 sièclesg. M, Pécaut va plus loin ; il prétend même que nous pouvons constater en Jésus, dans la faible portion de sa vie que nous connaissons, de réelles imperfections morales. Ainsi à l’âge de 12 ans il s’excuse d’avoir laissé ses parents repartir seuls de Jérusalem, en prétextant qu’il doit être occupé aux affaires de son Père, ce qui implique un certain manque de soumission à ses parents. A 30 ans, il se fait baptiser par Jean du baptême de repentance, ce qui prouve bien qu’il ne se sentait pas entièrement exempt de cette maladie du péché dont nous souffrons tous. Bientôt après, il chasse les vendeurs du temple avec un fouet de cordes, ce qui suppose, prétend-on, un certain degré d’emportement. Il refuse un jour à l’un de ses disciples d’aller ensevelir son père, en lui disant : « Laisse les morts ensevelir leurs morts. » N’est-ce pas méconnaître le caractère sacré des liens de la famille ? En permettant au démon de Gadara d’entraîner le troupeau de pourceaux dans la mer, ne dispose-t-il pas d’une propriété étrangère ? N’y a-t-il pas de la dureté dans la manière dont il répond à la Cananéenne, en la comparant à un petit chien relativement aux Juifs qu’il assimile aux enfants de la maison ? A Gethsémané, il est difficile de ne pas trouver dans ses paroles un certain manque de soumission par rapport au supplice qui l’attend. Dans son cri : « mon Dieu, mon Dieu ! » sur la croix, n’y a-t-il pas quelque chose de semblable à une défaillance de foi ? Lui-même n’a-t-il pas répondu au jeune homme qui l’appelait son bon maître : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Il n’y a qu’un seul bon, c’est Dieu ; » parole qui suppose qu’il ne se sentait point parfait.

gLe Christ et la Conscience, page 237.

Nous commencerons par examiner ces faits particuliers, pour nous élever ensuite à la question générale.

Lorsque Jésus se trouva pour la première fois à Jérusalem, à l’âge de 12 ans, il put aisément se trouver sans sa faute séparé de ses parents. Car les enfants formaient ensemble une espèce de troupe ou de chœur, et ne restaient pas toujours avec leurs parents. Jésus, répondant à sa mère qui venait de le retrouver, ne lui a point dit : Je suis resté ici parce que je devais être occupé aux affaires de mon père ; mais : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je sois aux affaires, ou, plus littéralement, dans la maison de mon père ? » C’est la réponse à cette parole de Marie : « Voilà trois jours que nous te cherchons, étant fort en peine. » Jésus veut donc dire : « Vous ne m’auriez pas cherché si longtemps et avec tant d’anxiété, vous seriez venus directement ici, si vous aviez réfléchi qu’un enfant doit se trouver dans la maison de son père. » Il ne faut pas isoler la parole de Jésus de celle de sa mère.

Le baptême est si peu de la part de Jésus une confession de souillure, qu’immédiatement après que Jean-Baptiste s’est entretenu avec lui, ainsi qu’il le faisait avec tous ceux qui venaient pour être baptisésh, celui-ci lui dit : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et tu viens à moi ! » N’est-ce pas dire assez clairement que Jésus venait de lui apparaître en ce moment même dans toute sa sainteté, et comme digne, par son caractère personnel, d’accomplir, même vis-à-vis de lui, l’office que lui, Jean, n’accomplissait qu’en vertu d’un mandat divin, mais dont il se sentait personnellement indigne ? Et quand, peu de temps après le baptême de Jésus, le même Jean-Baptiste s’écrie, en le voyant venir à lui : « Voilà l’agneau de Dieu qui porte le péché du mondei », ne rend-il pas aussi témoignage à sa parfaite sainteté personnelle ? Comment, à une autre condition, pourrait-il le croire capable d’opérer la purification de l’humanité ? Ce salut du monde est précisément la tâche à laquelle Jésus se consacre par son baptême. Dans cet acte, solennel, il dépose entre les mains de Jean, le messager de Dieu, l’engagement solennel, non de se purifier lui-même, mais de purifier le monde au prix même de sa mort, dont ce plongement sous l’eau est la figure et le gage.

hMatthieu 3.6 « Et ils étaient baptisés par lui dans le Jourdain, confessant leurs péchés. »

iJean 1.29.

Jésus dans le temple a fait un fouet de cordes ; mais, le texte le prouve, il n’en a usé qu’à l’égard des animaux vis-à-vis des hommes ; il n’en a fait qu’un symbole de sa puissance et un emblème de jugement. Aurait-il donc dû pousser les bœufs hors du parvis avec la main ? Jésus est si complètement maître de lui, qu’en face des vendeurs de pigeons, bien loin de renverser les cages où les animaux sont renfermés, il se contente d’ordonner aux vendeurs de les emporter du saint lieu. Pour blâmer cet acte qui aurait dû et pu être l’inauguration de son règne, il faut, comme dit Keim, ignorer que la sainte colère est une vertu divinej.

jDer geschichtliche Christus, page 111.

Il est dans la vie humaine des instants décisifs où l’éternité est comme suspendue à un fil. Tel était le moment où Jésus dit à cet homme : « Laisse les morts ensevelir leurs morts. Toi, suis-moi et annonce le royaume de Dieu. » Jésus quittait alors la Galilée pour n’y plus revenirk. Il voyait bien que pour cet homme, rester en arrière, c’était reculer, périr. Comme on dirait à un défenseur de la patrie menacée, qui hésite à partir : Cours à la frontière sur-le-champ, ainsi, au nom d’un principe supérieur à celui du patriotisme lui-même, le règne de Dieu, le salut, il appelle cet homme à le suivre. En cas de conflit, le salut prime la convenance.

kLuc 9.60, comparez avec le verset 51.

En nourrissant des troupeaux de pourceaux, les habitants de la contrée située au delà du lac de Génésareth pratiquaient un métier par lequel ils se mettaient en contradiction flagrante avec la loi qui interdisait aux Juifs cette espèce de viande. La perte qu’ils subissent n’est donc que le juste châtiment d’une infidélité. Jésus apparaît encore ici en sa qualité de Messie, comme seigneur et juge. S’il a l’autorité de renvoyer les démons dans l’abîme il a bien celle aussi de se servir de cette guérison pour réveiller, par un châtiment approprié au péché commis, la conscience paralysée de toute une portion du peuple dont le salut lui est confié.

La dureté de Jésus envers la Cananéenne n’est qu’apparente. Elle cache, comme souvent les refus que Dieu nous oppose, le plus grand amour. Cette femme était païenne d’origine or, c’était une dérogation positive au mandat que Jésus avait reçu de son Père, que d’étendre son ministère aux païens pendant sa vie terrestre. Ce n’était qu’après sa mort et par sa résurrection, que Jésus, affranchi de sa nationalité terrestre, devait se donner au monde entier. Voilà pourquoi il répond dès le début à cette femme cananéennne, qui lui demande la guérison miraculeuse de sa fille : « Je ne suis envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » Guérir, pour lui, c’était prêcher. Car ses guérisons n’étaient pas chez lui simple affaire de pitié et de charité. Elles étaient toujours en rapport avec le règne de Dieu à fonder. Or, Israël était la limite tracée à son ministère de prédicationl. Mais bientôt il se voit forcé de reconnaître dans la foi de cette femme une plante que la main de son Père a plantée. Et alors il se décide à lui accorder sa demande. Seulement, pour lui faire comprendre l’immense condescendance dont elle est l’objet, et afin qu’elle reçoive le don de Dieu avec une reconnaissance aussi exceptionnelle que le sera ce don lui-même, il lui peint d’un mot toute la situation. Ce n’est donc pas pour l’humilier à plaisir qu’il la compare aux petits chiens, mais pour lui faire sentir qu’il y a véritablement pour elle de quoi s’étonner et rendre grâce. Dieu fait fléchir son plan devant elle, pauvre païenne !

lJean 12.20, comparez avec versets 24 et 32.

Jamais parole de soumission plus profonde et sainte fut-elle prononcée par une bouche humaine, que cette prière de Gethsémané, dont se scandalise M. Pécaut : « Que cette coupe passe loin de moi, s’il est possible… » C’est avant tout l’expression simple et naïve du sentiment naturel. Jésus n’est-il pas réellement homme ? La douleur physique et morale ne lui répugnerait-elle pas autant qu’à nous-mêmes ? Mais cette répugnance n’est pas la révolte. C’est tout simplement l’opposé de l’insensibilité fanatique. Le péché commencerait dès l’instant où la répugnance à cet horrible supplice s’émanciperait le moins du monde de la soumission à la volonté divine, où la voix de la nature se permettrait de dire ou de murmurer non : je voudrais, ce qui est le cri de l’abandon filial, mais : je veux ; ce qui serait le cri de la révolte.

Cette limite, Jésus ne l’a point franchie. Il fait au contraire plier la nature, légitimement frémissante, sous le joug de l’obéissance, et nous donne ainsi le modèle d’une soumission d’autant plus, parfaite qu’elle est plus réellement douloureuse. Plus la nature résiste, plus la sainteté apparaît.

Une parole nous occupera probablement souvent et longtemps dans la vie à venir, parole que les anges, selon l’expression de saint Pierre, ne peuvent sonder jusqu’au fond. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » M. Pécaut y voit une défaillance de foi. Quand nous aurons sondé le mystère de l’expiation, du Christ fait malédiction pour nous, nous en pourrons juger plus pertinemment. Pour le moment, ce pourquoi nous révèle bien plutôt une conscience qui a beau se sonder elle-même, qui ne découvre en elle le souvenir d’aucune faute personnelle propre à motiver cet abandon si extraordinaire. Un tel pourquoi au milieu d’un tel jugement, suppose une conscience aussi pure que celle d’un petit enfant.

Jésus a refusé le titre de bon, et l’a expressément réservé à Dieu. Mais, quand il parlait ainsi, Jésus était encore au milieu du combat de la vie ; il avait encore devant lui, et il ne l’ignorait pas, les plus grandes épreuves. Comment se serait-il approprié un titre qui, dans son sens absolu, désignait encore pour lui le terme à atteindre ? Le mot bon, dans son plein sens, s’applique non pas à l’être qui n’a pas encore péché, mais à celui qui ne peut pas pécher. Or, Jésus, selon l’expression de l’épître aux Hébreux, n’a été consommé que par ses dernières souffrances. C’est à Gethsémané et à Golgotha qu’il appris en plein l’obéissancem. Sa sainteté, toute d’humilité, toute saturée de vigilance, a donc repoussé un titre qu’elle ne pouvait pas encore accepter pleinement et sûrement.

mHébreux 2.10 ; 5.8 et 9.

Il serait inutile de prolonger cette discussion de détail que M. Keim a bien caractérisée, en disant : « MM. Pécaut et Renan s’efforcent péniblement de presser cette vie pour faire apparaître la tache de quelques souillures humainesn. » Aucun résultat positif ne peut être obtenu sur cette voie, parce que nous ignorons en partie les circonstances qui, dans chacun de ces cas, ont pu influer sur la conduite de Jésus. Elevons-nous donc à la, question générale. Elle paraît au premier coup d’œil insoluble, et pourtant il me paraît que nous possédons précisément ici des données assez positives pour parvenir à un résultat certain. Qui aurait jamais cru que l’on pût un jour parvenir à mesurer la distance qui sépare la terre de la lune, du soleil, des étoiles fixes, sans quitter le sol de notre globe ? On y est parvenu cependant. Il a suffi de mesurer sur le sol terrestre une base et deux angles, et le problème a été résolu avec toute la rigueur de l’évidence mathématique. Nous pourrons obtenir un résultat non moins certain à l’égard du problème qui nous occupe par une méthode analogue. Au moyen de deux faits incontestables et d’un principe qui les lie, nous réussirons à constater la sainteté parfaite de Christ.

n – Keim, Der geschichtliche Christus, page 111.

Le premier des deux faits dont nous parlons est la sainteté relative de Jésus. Ceux-là mêmes qui contestent que Jésus ait été parfait, ne nient pas qu’il ait été l’un des meilleurs, sinon le meilleur d’entre les hommes.

On peut alléguer ici les témoignages des contemporains de Jésus, qui, certainement insuffisants pour démontrer sa sainteté absolue, suffisent néanmoins à prouver sa pureté et sa bonté relatives. Cette déclaration de Pilate, son juge : « Je ne trouve aucun crime en cet homme » ; cette confession de son compagnon de supplice : « Pour nous, nous souffrons ce que nos crimes ont mérité, mais celui-ci n’a rien fait qu’il ne dût faire » ; cette exclamation du centenier romain qui avait présidé à son supplice : « Certainement cet homme était juste » ; ce cri de désespoir du perfide disciple qui l’a livré : « J’ai trahi le sang innocent », toutes ces paroles nous disent assez l’impression qu’avait produite Jésus sur tous ceux qui s’étaient trouvés en relation avec lui.

Nous connaissons aussi l’impression produite par sa vie sur ses intimes, qui l’avaient observé de plus près pendant trois ans. L’un d’entre eux l’appelle tout court : « Jésus-Christ le juste. » Un autre : « l’Agneau sans défaut et sans tacheo. »

o1 Jean 2.1 et 1 Pierre 1.19.

L’attachement jusqu’à la mort qu’ils lui conservent, la place de médiateur et d’avocat qu’ils lui donnent entre le Dieu saint et leur âme coupable, prouvent qu’à leurs yeux Jésus était en tout cas le meilleur des hommes, un homme sans péché. Ils n’avaient pas tout vu sans doute ; leurs regards n’avaient pas pénétré jusqu’aux intentions secrètes du cœur ; mais cette impression produite sur eux tous ne peut nous laisser de doute, sur les qualités morales éminentes de la vie et du cœur de Jésus. Son enseignement même, l’idéal de pureté qui y est présenté, la loi de charité qui y est inculquée, sont aussi une démonstration du caractère personnel de celui qui parle de la sorte. Il n’y a qu’un cœur bon qui puisse si admirablement discerner et révéler le bien. C’est ce que Strauss lui-même, le plus grand adversaire que le christianisme ait rencontré de nos jours, a reconnu, et ce qu’il fait ressortir dans les paroles suivantes. Après avoir rappelé ce sublime passage du sermon, sur la montagne, où Jésus dépeint le Père céleste faisant luire son soleil sur les justes et sur les injustes, et pleuvoir sur les méchants et sur les bons, il ajoute : « Cette intuition d’un Dieu bon envers tous, Jésus ne pouvait l’avoir tirée que de lui-même ; elle ne pouvait émaner que de cette bienveillance universelle qui était le trait fondamental de sa propre nature et par laquelle il se sentait en parfaite harmonie avec Dieu. Savoir, comme Dieu lui-même, résister à l’irritation que produit la méchanceté, vaincre un ennemi uniquement par les bienfaits, et ne surmonter le mal que par le bien, c’étaient des principes qu’il puisait dans la disposition de son propre cœur. Il se représentait Dieu tel qu’il se sentait lui-même dans les meilleurs moments de sa vie. Le trait dominant chez lui était l’amour qui embrasse tous les êtres, et il en a fait le trait fondamental de l’essence divinep. »

pLeben Jesu, 1864, pages 206, 207.

Le même auteur dit encore, dans le chapitre par lequel il conclut son ouvrage : « Chaque personnage d’une moralité éminente, chaque penseur qui s’est occupé de l’activité morale de l’homme a contribué, dans un cercle plus ou moins grand, à purifier, à compléter, à développer l’idéal moral. Parmi ces personnages auxquels l’humanité doit le perfectionnement de sa conscience morale, Jésus occupe en tout cas le premier rang. Il a introduit dans notre idéal du bien des traits qui y avaient manqué jusqu’à lui. Par la tendance religieuse qu’il a imprimée à la moralité, il lui a donné une consécration supérieure, et, en incarnant le bien en sa personne, il lui a communiqué une vivante chaleur. Pour tout ce qui a rapport à l’amour de Dieu et du prochain à la pureté du cœur et à la vie de l’individu, il n’y a rien à ajouter à l’intuition morale laissée par Jésus-Christq. »

q – Ouvrage cité, page 625 et suivantes.

Vous voyez que si j’appelle, Jésus l’un des meilleurs d’entre les hommes, je ne suis pas suspect de partialité. Les aveux de Strauss que je viens citer n’ont pu lui être arrachés que par la puissance irrésistible du fait historique.

C’est là le fait dont nous partons ; il est concédé par l’adversaire le plus prononcé de l’Evangile : Jésus a été un homme éminemment bon. Mais de là à un état de sainteté parfaite, il y a certainement encore un abîme. Cet abîme, pourrons-nous le franchir ? Oui ; et c’est un principe auquel a conduit l’expérience morale, qui nous servira de pont. Ce principe, le voici : Plus un homme est saint, mieux il discerne le mal. Plus il vit près de Dieu, mieux il reconnaît, plus vivement il sent ce qui le sépare de Dieu.

A chaque progrès que nous faisons dans le bien, notre tact intérieur devient plus sagace pour surprendre le péché, et notre cœur plus droit pour le déplorer. Vous pouvez tous vérifier à chaque instant cette loi de notre vie morale. Un enfant habitué au mensonge ment sans plus s’en apercevoir et sans en éprouver aucun regret, tandis que, chez un enfant véridique, un premier mensonge s’imprime comme un fer rouge dans sa conscience, et y laisse une plaie profonde. Une jeune fille légère et qui ne pense qu’à ses plaisirs, manque du matin au soir à sa mère par ses procédés et ses propos, et elle serait tout étonnée cependant, si un témoin de sa conduite venait à lui dire le soir qu’elle a des reproches à se faire ; tandis que la jeune fille attachée à ses devoirs, pour un simple manque d’égard, pour une parole un peu vive envers l’un des siens, que d’autres n’auront pas même remarquée, versera dans la solitude des larmes amères, et refusera de se pardonner à elle-même.

Plus un négociant est loyal, plus est profond le malaise que lui cause le sentiment du moindre tort dont il s’est rendu coupable, tandis que les spéculations les plus déloyales ne coûteront pas un soupir à celui qui s’est mis à franchir sans scrupule les limites de l’honnêteté naturelle. Un homme avancé dans la sainteté ne manquera point de remarquer une pensée criminelle, un mouvement d’amour-propre qui traversera son cœur, tandis qu’un homme moins avancé vivra du matin au soir sous les inspirations de l’orgueil, de la jalousie ou de quelque autre passion criminelle sans même s’en douter.

Des milliers de taches ne se remarquent point sur un vêtement déjà sali, tandis que sur un vêtement parfaitement blanc la moindre tache frappe le regard. Strauss a exprimé lui-même cette loi en ces termes : « A mesure que l’homme avance dans son perfectionnement moral, le sens intime par lequel il aperçoit en lui les plus légères déviations s’aiguise de plus en plusr. »

r – Ouvrage cité, page 195.

Que résulte-t-il de là quant au sujet qui nous occupe ? C’est que si Jésus a été l’un des meilleurs ou le meilleur de tous les hommes, il a dû apercevoir comme nul autre le moindre mal qui se trouvait en lui, à supposer que ce mal existât véritablement. En vain le péché se sera caché dans les plus profonds replis de son cœur, en vain il aura été réduit dans ce cœur au plus faible minimum, cette conscience délicate et perspicace comme nulle autre n’aura pas manqué de le surprendre au passage, et ce cœur sensible et filial en aura souffert comme le nôtre n’a jamais souffert des plus grossiers péchés.

Eh bien, et c’est ici l’autre fait sur lequel nous nous appuyons : Est-ce là ce que nous trouvons dans la vie et dans les paroles de Jésus ? S’accuse-t-il jamais lui-même du moindre péché ? Voyez-vous jamais tomber de ses yeux une de ces larmes de pénitence qui ont arrosé les joues des plus grands saints de l’ancienne alliance, et qui encore aujourd’hui ne cessent de, couler des yeux des chrétiens les plus fervents ? Voyez-vous jamais Jésus se frapper la poitrine, en disant comme le péager : « O Dieu ! aie pitié de moi, qui suis pécheur. » J’entends saint Paul s’écrier avec douleur : « Je fais le mal que je ne voudrais pas faire, je ne fais pas le bien que je voudrais faire ; qui me délivrera du corps de cette mort ? » Votre oreille peut-elle surprendre un seul accent semblable sur les lèvres de Jésus ?

Socrate, le plus sage et le meilleur des hommes en dehors du peuple d’Israël, voyant ses disciples se moquer d’un physionomiste qui prétendait avoir reconnu dans ses traits l’indice de tous les vices, leur déclarait qu’il avait réellement dans son cœur le germe de tous ces mauvais penchants ; rien d’analogue à cet aveu a-t-il jamais été prononcé par Jésus-Christs ?

s – Cicéron, De facto, C.5.

Non, le gémissement : d’un cœur brisé est complètement étranger à cette vie. Serait-ce qu’il ignorât ce que savait si bien saint Paul, son disciple, que le mal réside surtout chez l’homme dans la convoitise, dans les mobiles secrets du cœur, et qu’il se laissât prendre au même piège que les pharisiens, celui de se contenter d’une justice toute extérieure ? Il en était si loin, que c’est lui qui a prononcé ces ineffaçables sentences d’après lesquelles un seul regard impur équivaut à un commencement d’adultère, un mouvement de colère, une moquerie, à un commencement de meurtre ; une affirmation sacramentelle ajoutée inutilement au simple oui ou au simple non, à un commencement de parjure. N’est-ce pas lui encore, qui dans un mouvement d’ostentation, d’élévation propre nous signale une abomination devant Dieu, et dans un mensonge, l’assujettissement à un principe diabolique ? Ou dira-t-on peut-être que, comprenant la bonté de Dieu comme il la comprenait, il ne s’imputait pas des imperfections qu’il savait bien lui être immédiatement pardonnées ? Mais alors pourquoi reprocher si sévèrement aux autres ce qu’il se reprochait si peu à lui-même ?

Vous voyez comment Jésus a jugé le mal. Lui qui l’a dévoilé au monde sous ses formes les plus spirituelles et les plus subtiles, et qui a ainsi renversé pour jamais sur la terre le trône du pharisaïsme, jamais il ne songe à s’en accuser lui-même. Il parle du péché, il en parle constamment, mais jamais comme de quelque chose qui lui soit propre, « Si vous qui êtes mauvais, » dit-il ; et non : « Si nous qui sommes mauvais. » Ou bien encore : « Il faut que vous naissiez de nouveau, » mais non : « Il faut que nous naissions de nouveau. » Ou bien enfin : « Quand vous priez, dites : Notre Père qui es aux cieux... pardonne-nous nos offenses ; » mais jamais : « Mon Père, pardonne-moi, » ni rien de semblable à ce cri. Bien plus, il jette un jour aux Juifs ce défi : « Qui de vous me convaincra de péché ? » Sans doute, le silence de ses auditeurs en réponse à cette question ne prouve rien ; ils pouvaient ignorer les fautes cachées, les péchés intérieurs de celui qui les défiait de la sorte. Mais la question même de Jésus prouve beaucoup, prouve tout. Comment, avec une conscience aussi délicate que la sienne, s’il se fût senti chargé du moindre péché, eût-il pu, sans hypocrisie, poser à d’autres une question qu’entre lui et Dieu il devait résoudre autrement qu’eux, et triompher de leur silence ?

C’est dans ce même sentiment de sa parfaite innocence que, s’adressant aux femmes de Jérusalem sur le chemin de la croix, il prononce ce mot poignant : « Si ces choses sont faites au bois vert, que sera-t-il fait au bois sec ? » ce qui ne peut signifier que ceci : « Si le jugement de Dieu pèse d’un si grand poids sur le juste, de quel poids ne tombera-t-il pas un jour sur les pécheurs ! »

Non seulement il se sent pur de tout acte répréhensible, de toute parole coupable, ou seulement vaine, de tout sentiment criminel, de toute convoitise qui souille le cœur, de tout désir contraire à la volonté divine ; mais il a la certitude de n’avoir rien négligé du bien qu’il était appelé à faire, et de n’avoir pas laissé la moindre lacune dans l’accomplissement de la tâche qui lui avait été confiée par son Père. « Je t’ai glorifié sur la terre, » dit-il, au moment où tous les autres mortels poussent vers le ciel un soupir sur une vie qui compte tant de moments, sinon mal employés, du moins perdus : « J’ai accompli l’œuvre que tu m’avais donnée à faire. » En ces heures suprêmes, sa consolation est celle-ci : « Le Père ne me laisse pas seul, parce que je fais toujours ce qui lui est agréablet. »

tJean 17.4 ; 16.32 ; 8.29.

En marchant à Gethsémané au devant de l’ennemi invisible dont il sent déjà l’approche : « Le prince de ce monde vient, » dit-il, « mais il n’a rien en moi. » Voilà la conscience que Jésus avait de lui-même. Cette conscience de Jésus, elle est bien, comme dit M. Keim, « la seule conscience sans cicatrice » dans toute l’histoire de l’humanité.

En face de ce fait moral sans exemple, il ne reste que deux alternatives : ou bien Jésus est vraiment un saint parfait, comme sa conscience en rend témoignage ; ou bien il est le plus aveuglé et le plus endurci des hommes, puisque sa conscience ne lui a pas fait connaître le fait le plus élémentaire de la vie morale, le fait dont chaque enfant est déjà instruit intérieurement, avant qu’on l’y rende attentif, la présence du péché. Entre ces deux alternatives, nous n’aurons, pas de peine à nous décider, je suppose.

Les libres penseurs eux-mêmes ne reconnaissent-ils pas Jésus comme l’un des hommes les plus moraux que la terre ait produits ? Ils excluent donc positivement la seconde alternative, et, conformément aux lois de la logique auxquelles la libre pensée, toute libre qu’elle est, est encore tenue de se soumettre, il ne leur reste autre chose à faire qu’à concéder la première et à dire avec nous : Le miracle moral est là ; Jésus a été absolument saint.

Le résultat de ces témoignages de la conscience de Christ est pleinement d’accord avec la nature de la mission qu’il s’attribue auprès des hommes. Il se dit le médecin de l’humanité, envoyé à ceux qui sont malades ; pourrait-il l’être, s’il était malade lui-même ? Il appelle à lui ceux qui sont travaillés et chargés, promettant de les soulager ; pourrait-il le faire, s’il ne se sentait libre lui-même du fardeau qui les oppresse ? Il est venu pour chercher et sauver ce qui était perdu ; cette mission, comment la remplirait-il, s’il était perdu lui-même, à moins qu’on ne dise que nul n’est réellement perdu, ce qui anéantit, d’autre part, le témoignage de la conscience de Christ sur l’état moral de l’humanité.

Il n’est pas seulement le médecin de l’humanité malade ; il est la victime dont le sang doit faire propitiation pour elle. « Il est venu, dit-il, pour donner sa vie en rançon pour plusieursu. » Le pourrait-il, s’il devait être racheté lui-même ? Peu d’heures avant sa mort, il prononce cette parole sacramentelle : « C’est ici mon sang versé, pour la rémission des péchés. » La loi n’acceptait que des victimes sans tache et sans défaut. Jésus aurait-il cru pouvoir s’offrir sur l’autel expiatoire, s’il eût reconnu en lui la moindre tache ? S’attribuer l’office de victime pour les péchés du monde, sans avoir la conscience de sa sainteté parfaite, ce serait le comble de la folie.

uLuc 21.36.

Mais que dis-je : le comble ? Il y aurait eu dans cette vie un délire plus étrange encore. Jésus déclare, dans plusieurs de ses discours, qu’il doit revenir pour juger le monde, et pour traduire à la barre de son tribunal tous les humains. « Veillez, dit-il, priant en tout temps, afin que vous puissiez subsister devant le fils de l’hommev. »

vMatthieu 20.28.

Il s’attribue cette qualité de juge du monde jusque dans ce sermon sur la montagne, auquel les libres penseurs prétendent réduire tout son enseignement. Là nous lisons : « Tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, n’entreront pas dans le royaume des cieux. Plusieurs me diront en ce jour-là : N’avons-nous pas fait des miracles en ton nom… ? Je leur répondrai ouvertement : Je ne vous ai jamais connus ; retirez-vous de moi, ouvriers d’iniquité !w »

wMatthieu 7.21-23.

Et celui qui se pose ainsi comme le représentant de la sainteté de Dieu et l’organe de la justice parfaite dans l’acte solennel du jugement universel, ne se sentirait pas lui-même pur de toute faute ? La sentence n’expirerait pas sur les lèvres du juge qui se reconnaîtrait lui-même pécheur ! Rentrant dans la foule de ces êtres, dont une nuance à peine le séparerait, plutôt que de les juger, il ne leur dirait pas : Agenouillons-nous ensemble et demandons grâce ! Encore une fois, la logique a ses droits, auxquels est obligée de se soumettre la libre pensée : Ou Jésus est un insensé, ou il a été absolument saint !x

x – Nous n’ignorons pas les essais qui ont été faits d’éliminer par des procédés et des hypothèses critiques ces paroles où Jésus se donne pour le juge de tous. Mais, après ce retranchement, il faudra éliminer ensuite les paroles dans lesquelles il se donne pour la victime et pour le médecin, pour le sauveur, puis ensuite celles où il rend témoignage à sa pureté morale. Et que restera-t-il après cela pour expliquer la foi de ses apôtres et la fondation de l’Eglise, sans parler de l’arbitraire complet qui caractérise ces retranchements critiques ? On trace un Jésus tel qu’on le veut ; puis on tranche dans les documents comme dans une étoffe, pour tailler l’enseignement de Jésus sur ce patron. Et l’on dit : Regardez, voilà l’histoire. N’est-ce pas là un vrai tour de passe-passe ?

II

Concluons cette partie par ces paroles de Keim, l’auteur de l’ouvrage le plus récent, le plus érudit, sur la vie de Jésus : « Celui qui s’est plongé dans le spectacle des discours et des actes du Seigneur ressort de cette contemplation avec cette impression irrésistible : voilà une conscience qui n’a jamais senti l’atteinte de l’aiguillon du péché. Et ce n’est pas qu’il n’y ait là qu’un moraliste relâché. Oh non ! Il a taxé de péché un simple regard, une parole inutile, et, derrière le rideau des actes extérieurs, le cœur impur. Il a repris énergiquement son siècle ; il a fait rougir ses disciples de leurs faiblesses ; il les a fait prier pour le pardon de leurs fautes. Mais lui, l’homme de la vocation la plus consumante, de la mission la plus immense, lui qui était appelé à faire plier chaque jour son esprit sublime sous l’engagement contracté par lui d’une vie d’humilité et de renoncement à lui-même, de tendre support et de silencieuse soumission, lui, il ne demande jamais pardon, non pas même à Gethsémané et à Golgotha ; il marche constamment à la clarté du soleil de l’amour paternel de Dieu ; il entraîne les autres à croire à sa vertu parfaite ; il pardonne aux pécheurs de la part de Dieu ; il meurt pour eux et se prépare à s’asseoir au tribunal du Dieu sainty. »

yDer geschichtliche Christus, pages 109 et suivants.

Mais serait-il donc vrai qu’en constatant ainsi la sainteté parfaite de Jésus-Christ, nous brisions le lien qui l’unit à notre humanité, et que ce caractère, qui le rend si grand à nos yeux, lui en ôtât un autre plus précieux encore pour notre cœur ; qu’il cessât par là d’être notre semblable, notre frère, le fils de l’homme, dans le plein sens du mot ?

Nullement, car cette sainteté, pour être absolue, n’en a pas moins des caractères parfaitement humains et qui la distinguent nettement de la sainteté divine.

1. La sainteté de Dieu est immuable, elle ne peut s’accroître. Comme Dieu lui-même, elle est. Celle de Jésus s’est élevée par degrés jusqu’à la perfection finale. N’est-il pas dit de lui enfant, et encore de lui jeune homme, qu’il « grandissait en sagesse et en grâce aussi bien qu’en stature, devant Dieu et devant les hommes ? » Ce développement n’était pas une simple apparence, mais une profonde réalité morale, puisqu’il est dit que ce progrès s’accomplissait non seulement aux yeux des hommes, mais à ceux de Dieu.

Penseriez-vous peut-être que cette idée de progrès implique le fait du péché ? Non ; on peut croître dans le bien pur, gravir, comme les anges, sans jamais faillir, les degrés de l’échelle lumineuse qui conduit à la gloire divine. C’est ainsi que Jésus a progressé. Il a pris successivement possession au nom de son Père de tous les domaines de la vie humaine, qui s’ouvraient à lui l’un après l’autre ; d’abord, celui de la famille, qui se présenta le premier et qu’il serra dans son cœur aimant, l’arrosant de ses prières et de son intercession enfantines ; puis, à l’âge de l’adolescence, où les sentiments patriotiques se font jour dans un jeune et noble cœur, sa nation, qui lui apparut tout entière comme sa famille. La résolution de travailler à réaliser les grandes promesses dont elle était l’objet, devint dès lors la vocation de son cœur. A l’âge de trente ans, enfin, à l’heure de son baptême, arrivé au point culminant de sa force, il vit s’ouvrir devant lui un domaine plus vaste encore. Le monde, voilà le champ qu’il se sentit la tâche de cultiver par sa parole, d’arroser de son sang, et de féconder à la gloire de Dieu par son esprit.

Ainsi a grandi l’amour, a progressé le dévouement dans le cœur de Jésus, mais sans qu’il y eût chez lui aucun germe de haine à extirper, aucune disposition égoïste à détruire. Ouvrir son cœur avec une sympathie croissante aux êtres toujours nouveaux que son Père lui donnait à aimer, jusqu’à ce qu’enfin il sentit la race humaine tout entière déposée sur son cœur, et qu’il en fut devenu le centre vivant, voilà quelle fut, chez lui, la forme du progrès, progrès de nature toute positive, et dont le terme fut marqué par ce nom de Fils de l’homme, qu’il adopta comme son titre de prédilection, et qu’il tira des entrailles de la sympathie la plus tendre en faveur de cette race humaine dont il avait fait sa famille.

A mesure que sa tâche envers l’humanité se découvrit plus distinctement à son regard intérieur, il y consacra toujours plus exclusivement sa personne et sa vie ; et c’est ici une seconde face du progrès qui dut s’opérer chez lui. Jésus a prononcé, dans sa dernière prière, cette parole remarquable, que jamais un faussaire, et surtout un faussaire mettant arbitrairement dans la bouche de son héros la théorie du Logos, ne lui, aurait prêtée : « Je me sanctifie moi-même pour eux !z » Comment, s’est-on souvent demandé, pouvait-il être appelé à se sanctifier, s’il n’était pas souillé ? C’est que sanctifier ne signifie pas purifier, mais consacrer. Saint n’est pas l’opposé d’impur, mais de profane, vulgaire, non-sacré, naturel. Jésus s’est sanctifié en offrant à Dieu graduellement tous les éléments de son être, à mesure qu’ils s’épanouissaient, toutes les facultés de son corps et de son âme, à mesure qu’elles entraient en exercice, tous les domaines de l’existence, à mesure qu’il y posait le pied.

zJean 17.19.

Dans son enfance, il jouait sans doute ; car, « comme les enfants participent à la chair et au sang, il y a tout de même participé… Il a été semblable à ses frères en toutes choses, sans péchéa. » Or le jeu, sans être quelque chose d’impur, n’est pourtant pas encore quelque chose de saint. Il appartient à ce domaine naturel qui s’interpose, au commencement de l’existence, entre celui du péché et celui de la sainteté. Le jeu a disparu plus tard de la vie de Jésus, comme il disparaît en général de celle de tout homme sérieux, à mesure que s’impose à lui la grande œuvre de la vie.

aHébreux 2.14, 17 ; 4.15.

C’est là un exemple de la manière dont toutes les activités naturelles, toutes les forces physiques ou morales, se sont mises graduellement en Jésus au service de la tâche pour laquelle il grandissait, et ont successivement reçu par cette libre consécration le sceau de la sainteté. C’est par ce travail incessant et libre sur lui-même (je me sanctifie moi-même), qu’il est devenu, dans le plein sens du mot, le saint de Dieu.

Dans cette, sainteté de Jésus, tout est divin, si l’on veut, en ce sens qu’elle est constamment puisée en Dieu, le seul bon. Mais tout y est humain, cependant, en ce sens que la communion avec Dieu, qui en était le principe, a été par Jésus librement contractée et librement maintenue. En soi et sans notre chute, tout homme aurait pu se développer de la même manière.

2. La sainteté de Jésus est humaine, non seulement parce qu’elle a été soumise à la loi du progrès, mais encore parce qu’elle a subi la loi bien autrement sérieuse de la tentation et de la lutte.

La lutte n’existe pas en Dieu. « Dieu ne peut être tenté par aucun mal. » Jésus a dû lutter. Le désert et Gethsémané, voilà deux champs de bataille que l’Eglise n’oubliera pas, et qui ont été arrosés de ses sueurs. Ce ne sont pas les seulsb. On demande comment Jésus a pu être tenté, passer par une lutte, s’il était sans péché. Ne connaissez-vous donc d’autres luttes morales que celles que le péché soulève ? Vous avez le goût de l’étude, la science ferait vos délices. Mais, frère aîné, privé de vos parents, vous avez de jeunes frères et sœurs à élever. Il faut abandonner vos livres, et, par un travail d’un tout autre genre, gagner le pain de ceux que la Providence vous a confiés. Il y a lutte chez vous, non entre mal et bien, mais entre un bien d’ordre inférieur, la science, et un bien d’ordre supérieur, le devoir. Vous chérissez les arts et vous vous livrez tout entier à la culture du beau talent dont vous êtes vous-même doué. Mais votre patrie en danger réclame le bras de ses enfants. Vous entendez, de la contrée étrangère où vous vous plongez dans l’océan du beau, son cri de détresse. Il faut abandonner le théâtre de vos premiers essais, et courir sur les champs de bataille. N’y a-t-il pas lutte, lutte non entre mal et bien, mais entre deux biens qui occupent dans la hiérarchie morale des degrés différents ?

b – Comparez Luc 12.50 ; Jean 12.27.

C’est dans ce sens que Jésus, quoique sans péché, a pu être exposé à la lutte, accessible à la tentation. Il possédait les instincts les plus généreux, les facultés les plus éminentes. Philosophe, il eût surpassé Socrate ; orateur, éclipsé Démosthènes. Le fond et la forme de ses enseignements le prouvent. Il avait un cœur capable de jouir, plus que tout autre, des tendres affections de la famille ; et les hautes inspirations patriotiques auraient trouvé en lui, s’il lui eût été permis de s’y livrer, l’organe le plus héroïque. Qu’il suffise de rappeler son dernier mot à sa mère et à son disciple et ses larmes sur Jérusalem, au jour de son propre triomphe ! Il a dû refouler tous ces instincts innocents, réprimer ces nobles élans, sacrifier ces satisfactions légitimes, pour se donner tout entier à la tâche qui lui était assignée d’En-haut, à son œuvre de Rédempteur, offrant lui-même à son Eglise l’exemple de ce que signifient ces expressions couper sa main droite, s’arracher l’œil droit, donner sa vie pour la retrouver. Tout comme nous aussi, il était sensible aux souffrances physiques, aux douleurs et aux déchirements du cœur. Pour l’amour de son office de médiateur, il a dû accepter toutes les douleurs auxquelles répugnent le plus légitimement notre chair et notre cœur. Mais cette soumission a été à chaque fois le prix d’une lutte. On le voit bien à Gethsémané. C’est ainsi que, comme le dit l’admirable épître aux Hébreux, il a été consommé, et il a appris l’obéissance par les choses qu’il a souffertesc.

cHébreux 2.10 ; 5.8 et 9. Nul livre du Nouveau Testament ne fait ressortir aussi énergiquement, à côté de la divinité de Jésus-Christ (chapitre 1), sa pleine humanité (chapitres 2 et 5).

III

Le progrès, la lutte, ne sont-ce pas là les signes d’une sainteté vraiment humaine ? Au désert, à Gethsémané, on peut bien être dans les parvis du ciel, on n’est assurément pas encore dans le ciel même.

Et voilà précisément la raison pour laquelle la sainteté de Jésus, toute parfaite qu’elle est, n’en est pas moins accessible à l’homme, à tout croyant qui y aspire ; non pas sans doute sans lui et à côté de lui, comme se le figurent les libres penseurs, qui croient qu’il leur suffit de se représenter Jésus comme leur modèle, pour réussir immédiatement à l’imiter. Non, la distance entre lui et nous est trop grande pour que l’œuvre de notre sanctification puisse s’accomplir comme la sienne. Elle doit s’opérer par la sienne.

Il y a en nous le germe du péché, qui ne se trouvait pas en lui, nous l’avons reconnu. Il n’avait qu’à apprendre ; nous avons non seulement à apprendre, mais encore à désapprendre, si cette expression m’est permise. Il n’avait qu’à grandir ; nous avons à grandir et à diminuer. Il devait remplir de Dieu son cœur ; nous devons, tout en remplissant le nôtre de Dieu, le vider de nous-même.

Cette double tâche dépasse la force morale de l’homme ; quiconque s’y essaiera sérieusement, ne tardera pas à le reconnaître. Il faut donc que la sainteté de Jésus devienne autre chose pour nous qu’un modèle. Il faut que cette sainteté qu’il a réalisée librement en sa personne dans notre existence humaine, devienne nôtre. Jésus n’a-t-il pas dit : « Je me sanctifie moi-même pour eux, afin qu’eux aussi soient sanctifiés en vérité.d » En se sanctifiant lui-même, c’est la vie humaine, c’est nous tous qu’il sanctifiait. En empêchant à chaque instant le péché de naître en sa personne, il le condamnait à périr dans la nôtre. Il démontrait que le péché est un intrus dans la nature humaine, et posait en principe dans la conscience de l’humanité la possibilité et par conséquent le devoir de son expulsion. C’est par sa vie humaine, mais en même temps pure et sainte, exempte de tache et parfaitement consacrée, qu’il a nié le péché et fondé le règne de la sainteté, c’est-à-dire de Dieu, sur cette terre souillée.

dJean 17.19.

Mais pour que ce règne se répande, il faut que la sainteté qui en est l’essence passe du roi aux sujets. Ce passage suppose un lien ; et ce lien, Jésus l’a décrit dans cette parole : « Moi le cep, vous les sarmentse. » C’est par l’Ascension qu’il a été mis en état de le former, par la Pentecôte qu’il l’a formé en effet.

eJean 15.5.

La sève pure qui remplissait le cep devait pénétrer dans les sarments et remplacer la sève empoisonnée qui circulait chez eux avec abondance. Par son élévation à la droite de Dieu, ce qui signifie : au mode d’existence de Dieu même, à la toute-présence, à la toute-science, à la toute-puissance, Jésus a reçu le pouvoir de descendre lui-même dans le cœur des croyants, d’y venir vivre et de réaliser en eux cette même humanité parfaite qu’il a réalisée en sa personne. Associé à la souveraine puissance de Dieu, il dispose de l’Esprit, et peut par lui reproduire tous les traits de sa physionomie morale chez les croyants.

Vous connaissez cet art, l’une des découvertes les plus merveilleuses de nos temps, au moyen duquel nous sommes tous devenus des peintres aussi habiles que le portraitiste le plus consommé ; se reproduisant avec ses plus délicates particularités sur la plaque convenablement préparée et disposée, notre figure se multiplie elle-même en milliers d’exemplaires identiques à leur prototype. Elle parvient même à leur communiquer quelque chose de la vie qui l’anime.

Ainsi par la puissance de l’Esprit, Christ se reproduit lui-même dans le cœur et la vie des croyants. Nous plaçons-nous assidûment devant lui, dans l’attitude du recueillement, le Saint-Esprit, par lequel il s’est offert lui-même à Dieu sans aucune tachef, semblable au rayon lumineux, imprime en nous les traits caractéristiques du modèle que nous contemplons ; lui-même prend vie en notre âme. Il l’avait promis : « L’Esprit me glorifiera en vousg ; » et saint Paul le constate dans cette parole qui résume ses plus magnifiques expériences : « Nous tous qui contemplons le Seigneur à face découverte, nous sommes métamorphosés en la même image, de gloire en gloire (de sa gloire en la nôtre), comme par le Seigneur qui est Esprith. »

fHébreux 9.14.

gJean 16.14.

h2 Corinthiens 3.8.

Dans ces conditions-là, il est possible de commencer avec succès le grand travail de notre renouvellement moral, et de nous élancer sur la voie de la sanctification qui monte au ciel, sans crainte de succomber au milieu et même déjà au plus bas de la pente.

Par sa mort, Christ notre justice et notre paix ; par sa vie terrestre et céleste, Christ notre sanctification et notre force : voilà le salut offert à l’âme humaine. Recevoir Christ en cette double qualité par l’énergique réceptivité de la foi, c’est ce que Jésus appelle, dans son symbolique langage, « manger sa chair et boire, son sang, » et vous savez tous que c’est à ces deux actes réunis qu’il a lié lui-même la possession de la Viei.

iJean 6.53-54.

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