Etudes bibliques (A.T. et N.T.)

Les Quatre Principaux Apôtres

La personne du Seigneur nous a été présentée dans quatre tableaux, dont chacun, ainsi que nous l’avons vu, fait ressortir un côté particulier de ses relations avec Dieu et avec le monde.

L’œuvre de Christ pour le salut de l’humanité nous est aussi exposée dans le Nouveau Testament sous quatre aspects différents.

L’antique orthodoxie ignorait de tels contrastes. La critique moderne les exagère et y voit des contradictions. Peut-être le moment est-il venu où une plus juste appréciation de cette diversité se fera jour dans l’église et où le penseur chrétien, bien loin de méconnaître l’unité qui est au fond de cette variété, admirera dans celle-ci la richesse de formes que peut revêtir, sous l’instance de facteurs divers, une seule et même vie.

Quelqu’un demandera-t-il comment de pareils contrastes peuvent se produire entre des écrivains également inspirés ? Cette question même suffirait à prouver combien la notion de l’inspiration a été mal saisie dans l’Église et quelle transformation elle doit subir. De même que l’eau, dont on arrose une semence déposée en terre, ne crée pas la plante qui en procède, mais stimule le développement de ses organes déjà préparés dans le germe et en active le jeu, ainsi l’Esprit saint ne se substitue pas à l’individualité de l’auteur sacré ; il stimule ses facultés, il groupe ses expériences, il les met en relation avec le salut offert, il lui communique la vraie intuition de celui-ci, et par là il lui confère un don spécial, l’intelligence distincte du côté de la vérité évangélique par lequel elle répond plus particulièrement à son caractère et à ses besoins. Car, comme le dit admirablement M. Reuss, en parlant de la différence entre les écrivains sacrés : « Le pôle qui attirait l’aiguille aimantée de leur sentiment ou de leur intelligence n’était pas situé pour tous au même point de la sphère de la révélation. » C’est ce que saint Paul voulait exprimer lui-même quand il employait cette expression : « mon évangile. » (Romains 2.16 ; 16.25 ; 2 Timothée 2.8.)

Les quatre conceptions du salut chrétien que nous allons étudier sont celle de Pierre, puis celles de Jacques et de Paul, enfin celle de Jean.

Nous mettons Pierre en tête, non seulement pour nous conformer à l’histoire, qui lui assigne chronologiquement le premier rôle dans la prédication de l’évangile, mais surtout parce que sa conception du salut chrétien nous paraît la plus instinctive, celle qui reproduit le plus simplement et le plus immédiatement l’impression première. Nous n’ignorons pas que l’épître dans laquelle cette conception est exposée, est postérieure en date à la lettre de Jacques et à la plupart de celles de Paul. Mais la prédication de Pierre, comme missionnaire, n’en est pas moins celle qui, historiquement parlant, a servi de point de départ à l’enseignement des hommes qui ont prêché après lui.

Les éléments primitivement réunis dans la prédication de cet apôtre se scindent dans les deux enseignements, en apparence opposés, de Jacques et de Paul. Un contraste s’établit ; et ce contraste semble même porter les traces d’une volonté réfléchie. Jusqu’où va cette différence ? C’est ce que nous aurons à préciser.

Si nous parlons ici de Jacques, ce n’est point que nous l’envisagions comme l’un des apôtres proprement dits. Mais sa qualité de frère du Seigneur, son caractère, qui lui concilia bien vite la vénération des premiers chrétiens, et la haute position qu’il occupa dans l’église de Jérusalem, confèrent à la lettre qu’il nous a laissée et à la conception évangélique dont cet écrit est le dépositaire, une dignité en quelque sorte apostolique.

L’unité supérieure, dans laquelle se résout le contraste entre Jacques et Paul, apparaît chez Jean. Le type évangélique empreint dans les écrits de cet apôtre est à bien des égards la reproduction de celui que nous rencontrons chez Pierre.

Mais ces deux types diffèrent l’un de l’autre comme la maturité du vieillard de l’élan naïf de l’enfant, comme les riches harmonies d’un coucher de soleil des fraîches teintes que répand cet astre à son lever.

I
Saint Pierre

Nous recueillerons ce que nous pouvons connaître de la personnalité et du développement religieux de cet apôtre. Nous rapprocherons de ces faits les intuitions qui caractérisent ses enseignements, soit dans les Actes, soit dans son épître. Et nous chercherons ainsi à préciser le côté décisif, le bien spécial, par lequel le salut évangélique a gagné son cœur et satisfait ses plus nobles aspirations.

Le surnom de Pierre, que Jésus donna à Simon, fils de Jonas, lors de sa première rencontre avec lui, révèle l’impression immédiate qu’il reçut de cette rencontre. Il discerna chez lui l’élan hardi, l’énergie pleine d’initiative ; il reconnut l’homme que Dieu lui donnait pour servir, s’il est permis de parler ainsi, de pivot à l’œuvre qu’il allait entreprendre. Rien dans cette dénomination n’indiquait qu’il possédât, soit comme Jean, un génie profondément contemplatif, soit un esprit doué, comme celui de Paul, d’une grande sagacité dialectique. Il s’agissait plutôt d’une aptitude de nature pratique. Tout ce qu’implique une supériorité de cet ordre, c’est un jugement calme et sain, si la tâche consiste à édifier et à maintenir, ou bien la chaleur du cœur, la fraîcheur de l’imagination et la faculté de se donner avec enthousiasme, si la tâche doit être plutôt de fonder, de créer.

C’est évidemment à cette seconde classe d’individualités qu’appartenait Pierre. Cet apôtre eut toujours plus d’élan, de promptitude que de réflexion. Ce trait nous explique et l’énergie communicative de sa foi et ses étonnantes défaillances.

Ce fut sans doute en considération de cette qualité dominante, l’enthousiasme, l’élan, que Jésus mit Pierre à la tête du collège des Douze, et lui confia la direction de l’œuvre qu’ils avaient mission d’exécutera ; ce qui d’ailleurs n’impliquait nullement une suprématie permanente et universelle sur la chrétienté en général. A Jérusalem même, la parole de Jacques paraît avoir eu plus de poids que la sienne ; et quant aux églises de la gentilité, l’indépendance absolue de l’apostolat de saint Paul fut reconnue par les représentants du collège apostolique et par Pierre lui-même dans une conférence importante (Galates, ch. 2). La primauté de direction attribuée à Pierre fut d’un commun accord limitée à la mission des Douze auprès d’Israël, et le domaine de l’évangélisation du monde païen reconnu comme une sphère complètement distincte, confiée à Paul par le Seigneur. « Quand ils virent, dit saint Paul, que la charge de prêcher l’évangile aux incirconcis m’avait été confiée, comme celle de l’évangélisation des circoncis l’avait été à Pierre (car celui qui a opéré efficacement en Pierre pour le rendre apôtre des Juifs, a aussi opéré efficacement en moi pour me rendre apôtre des Gentils (Galates 2.7-8)… » Comment, en face de paroles semblables, peut-on, sans accuser Paul d’imposture, prétendre que les églises d’Occident, qui appartiennent toutes au domaine de la gentilité, aient été placées sous le patronage de l’apôtre Pierre ? Le domaine de Paul a été fixé non en dedans, mais à côté et en dehors de celui de Pierre. Il y avait entre ces deux agents du Seigneur rapport d’association, nullement de subordinationb.

aMatthieu 16.18 ; Luc 22.32 ; Jean 21.15-17.

bGalates 2.9 : « la main d’association. »

Nous ne savons rien de spécial sur le développement moral de Pierre jusqu’à sa première rencontre avec Jésus.

Mais ce dont nous pouvons être assurés, c’est que cette âme ardente, ce cœur bouillant, cette vive imagination avaient trouvé jusqu’alors leur aliment religieux dans les types et les figures du culte lévitique, ainsi que dans les intuitions prophétiques renfermées dans les écrits sacrés israélites. Chaque fois qu’il se rendait à la fête de Pâques, le jeune adorateur contemplait à Jérusalem le peuple élu, rassemblé tout entier dans sa métropole et dans son sanctuaire. En prenant part à l’immolation de l’agneau pascal et au banquet sacré qui suivait, il trouvait dans ces rites les gages de l’affranchissement et de la gloire future de sa patrie. La terre de Canaan lui apparaissait comme le foyer de ce royaume de Dieu qui devait s’étendre jusqu’aux extrémités de la terre, en portant partout la domination de la loi israélite ; et ces caravanes qu’il voyait repartir après la fête pour les différentes contrées de l’empire, lui paraissaient autant de cohortes qui s’en allaient préparer la conquête du monde.

Ces vues, sans être erronées, devaient, pour répondre complètement à la vérité, subir une profonde transformation. Ce travail commença lorsque Pierre devint disciple de Jean-Baptiste et qu’il entendit ce hardi prédicateur mettre franchement la sainteté à la base de l’œuvre messianique et des futurs triomphes nationaux. L’œuvre s’acheva lorsque, de l’école de Jean-Baptiste, le jeune patriote eut passé à celle de Jésus. C’est alors que toutes les notions théocratiques dont son âme s’était nourrie, commencèrent à prendre pour lui leur vrai sens, leur portée spirituelle.

Mais cette transformation ne s’accomplit pas sans crise. Nous savons que nul d’entre les apôtres n’eut plus de peine que saint Pierre à accepter l’idée des souffrances du Christ et de son rejet par le peuple élu. On se rappelle sa protestation, aussi hardie, pour le moins, que la noble confession qui l’avait précédée : « A Dieu ne plaise ! Cela ne t’arrivera point (Matthieu 16.22). » Les perspectives de gloire messianique qui remplissaient son cœur, n’y laissaient pas de place pour de si sombres prévisions. La croix fut donc, pour lui surtout, une épouvantable surprise, le coup mortel porté au faux idéal messianique qu’il avait, ainsi que les autres apôtres, hérité de l’enseignement régnant.

Mais comme nul, plus que Pierre, ne fut bouleversé par cette catastrophe, nul aussi, plus que lui, ne fut réjoui et transporté par la résurrection de Jésus. L’idéal messianique qui s’était momentanément voilé dans son cœur, y resplendit de nouveau, transformé et transfiguré comme la personne de Jésus lui-même. Le royaume attendu rentra, désormais pour lui, aussi bien que le Maître glorifié, dans l’ordre des choses célestes. Son éclat devait sans doute rayonner jusque sur la terre ; mais le règne de ce Messie ressuscité était désormais aux yeux de Pierre quelque chose d’autre et de meilleur qu’un mosaïsme universellement triomphant, qu’une terre judaïsée.

Entre tous les disciples, Pierre est donc celui qui doit avoir éprouvé le plus vivement dans son cœur le contrecoup de la résurrection de son Maître. Cet événement a été dans sa vie ce que fut l’apparition de Jésus glorifié dans celle de Paul : elle a partagé son existence en deux moitiés aussi différentes que l’ombre et le plein jour.

Ces données empruntées aux évangiles nous feront comprendre l’aspect spécial sous lequel le salut chrétien est présenté dans les prédications qui lui sont attribuées par le livre des Actes et dans sa lettre.

On remarque naturellement avant tout dans ces documents de la foi de Pierre les traces du vif souvenir que lui a laissé le temps qu’il avait passé ici-bas avec Jésus. Il sent profondément la grandeur du privilège attaché à la position de témoin qui lui a été accordée. C’est dans ce sentiment qu’il dit dans les Actes : « Nous qui avons mangé et bu avec lui (Actes 10.41), » et que, dans son épître, il adresse aux fidèles d’Asie-Mineure, qui n’avaient pas joui du même privilège, cette parole touchante : « Vous qui l’aimez, quoique vous ne l’ayez point vu (1 Pierre 1.8). » — On remarque encore la fraîcheur d’un souvenir tout personnel dans ce tableau de la douceur de Jésus : « Lui qui, lorsqu’on le maltraitait, n’usait point de menaces, mais s’en remettait à celui qui juge justement (1 Pierre 2.23). » Après de telles paroles, l’auteur avait à peine besoin de signer encore, comme il le fait, « le témoin des souffrances du Christ (1 Pierre 5.1). »

Quant au fait qui paraît être l’objet principal de sa foi, c’est évidemment celui de la résurrection, avec son couronnement, l’ascension. « Dieu a ressuscité Jésus : » voilà le thème de ses discours dans les Actes. « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui par sa grande miséricorde nous a fait renaître, en nous donnant, par la résurrection de Jésus-Christ d’entre les morts, l’espérance vive de posséder l’héritage qui ne se peut corrompre, ni souiller, ni flétrir, et qui nous est conservé dans les cieux : » voilà l’entrée de son épître. Ne croit-on pas lire le récit de la résurrection morale de l’apôtre lui-même au matin de la Pâque ? Il revient volontiers sur ce fait de la résurrection. Le baptême lui-même se présente à lui comme l’acte par lequel la conscience du fidèle s’unit à Christ ressuscité (1 Pierre 3.21). On voit que c’est par ce fait décisif que Jésus est devenu le rocher de sa foi.

Pierre était un homme de cœur et d’imagination. C’est l’impression que laisse toute sa lettre. On n’y remarque presque aucune trace d’exposition doctrinale et systématique ; elle est surtout de nature pratique, et si de temps en temps l’auteur prend un élan pour s’élever jusqu’à la sphère de l’enseignement dogmatique, il ne se soutient pas longtemps dans ces régions qui ne lui sont évidemment pas familières, et il redescend immédiatement dans le domaine des applications morales. Mais ces enseignements pratiques sont revêtus des images les plus fraîches et les plus poétiques, qui sont pour la plupart empruntées aux symboles théocratiques. Toute sa théologie se résume en un mot : L’alliance nouvelle, c’est l’ancienne spirituellement réalisée.

A la terre de Canaan, cet héritage qu’Israël a souillé du sang de son Messie, Christ substitue, comme objet de l’espérance chrétienne, « l’héritage » que l’homme « ne peut ni souiller ni flétrir, et qui est déjà réservé dans les cieux pour nous (1 Pierre 1.4). Cet agneau, que chaque Israélite mettait à part cinq jours avant la Pâque, et qui rappelait celui auquel le peuple avait dû son affranchissement du pouvoir égyptien, n’est que le symbole de « l’Agneau sans défaut et sans tache que Dieu a prédestiné dès avant la fondation du monde, et qui, maintenant, nous a rachetés par son sang de l’esclavage de la vanité, que nous avions hérité de nos pères (1 Pierre 1.18-20). »

L’Église est la réalité figurée par l’ancien peuple de Dieu. A elle appartiennent tous les titres d’honneur que Moïse donnait jadis à Israël, mais qui n’avaient par rapport à lui qu’une vérité préparatoire et typique. « Vous êtes la race élue, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple acquisc. »

c1 Pierre 3.5, comparez avec Exode 19.5-6.

De même que l’ancien Israël vivait en grande partie dispersé dans les pays païens, ainsi la chrétienté vit disséminée sur la terre en un grand nombre d’églises qui, semblables aux colonies juives fondées sur le sol étranger, aspirent sans cesse à leur véritable patrie. C’est là, si je ne me trompe, le vrai sens des expressions employées par Pierre dans l’adresse de sa lettre (1 Pierre 1.2) : « Aux élus expatriés de la dispersion du Pont, de la Galatied… » On appelait la dispersion (diaspora), chez les Juifs, toute cette portion considérable de la nation qui vivait dans les contrées païennes, loin de la Terre-sainte et de la métropole israélite. Saint Pierre ne veut nullement dire, comme on l’a cru si souvent, qu’il adresse sa lettre à ces Juifs dispersés ; un trop grand nombre de passages supposent évidemment l’origine païenne de la majorité, au moins, de ses lecteurs. Il ne veut pas dire non plus, ainsi que le prétend M. Renan, que ces chrétiens d’entre les Gentils sont devenus par la foi une portion du peuple d’Israël, et que, pour eux aussi, « Jérusalem est ce que cette ville est pour les Juifs, le seul point du monde où ils ne soient pas exilés. » Comment Pierre pourrait-il, en un sens quelconque, faire de la Jérusalem terrestre la patrie des populations païennes, maintenant croyantes, d’Asie-Mineure ? Bien loin de sa pensée que l’Église se confondit à ses yeux avec la Synagogue, le moment où il écrivait était précisément l’instant critique où, par le nom de chrétiens, que l’on commençait à leur donner, les disciples de Jésus se distinguaient expressément des Juifs, avec lesquels ils avaient été confondus jusqu’alors aux yeux des païens. Il résultait de là que les édits de tolérance qui autorisaient la religion israélite et qui avaient jusqu’alors couvert aussi l’Église, envisagée comme une secte juive, cessaient d’abriter les chrétiens, qui se trouvaient ainsi à découvert en face de la persécution légale. C’est là précisément l’éventualité redoutable à laquelle Pierre s’efforce de les préparer dans sa lettre.

d – Nous adoptons cette traduction de M. Renan comme la plus exacte et la plus française.

Le sens spirituel de l’expression élus expatriés ressort déjà de l’association même de ces deux termes, qui ne permet pas de donner au second un sens grossièrement matériel ; il résulte plus clairement encore du passage 1 Pierre 2.11, où ce même terme d’expatriés est pris évidemment au sens spirituel : « Je vous exhorte, comme des étrangers et des expatriés, à vous abstenir des convoitises charnelles qui font la guerre à l’âme. » Les chrétiens, comme voyageurs et étrangers ici-bas, ne doivent pas se laisser prendre aux appâts de cette terre d’exil et entraver dans leur marche vers la patrie céleste que leur a acquise Jésus-Christ. La Canaan vers laquelle ils se dirigent, n’est nullement celle d’ici-bas ; c’est la Canaan céleste dont la Palestine n’était que l’image. Et les églises dispersées sur la terre sont, par rapport à Jérusalem d’en haut, une diaspora, semblable à celle que formaient les communautés juives répandues en pays païen et séparées de la partie du peuple qui avait le bonheur d’habiter la Terre-sainte.

A ce sens allégorique des termes expatriés et dispersion, dans l’adresse de l’épître, conviendrait sans doute l’emploi du nom de Babylone dans les dernières lignes de cet écrit, si ce terme devait être pris aussi au sens figuré, comme c’était l’opinion des Pères et comme c’est aujourd’hui celle de M. Renan. Babylone désignerait symboliquement Rome, la capitale du vaste empire dans lequel les chrétiens habitent dispersés. Ce serait par conséquent de Rome qu’écrirait Pierre ; et ainsi correspondaient l’un à l’autre le premier et le dernier mot de l’épître : les expatriés, Babylone.

Cependant, dans une salutation épistolaire, le sens propre du mot Babylone paraît plus naturel, et rien n’empêche d’admettre que, dans le cours de son ministère, Pierre ait été prêcher l’Évangile aux riches et nombreuses populations juives qui habitaient la Mésopotamie.

Le salut se présentait ainsi aux yeux de Pierre comme une théocratie supraterrestre, une Canaan transfigurée. Beauté incorruptible, sainteté à l’abri de toute profanation, tels sont les traits de cet ordre de choses supérieur, fondé par la résurrection de Jésus-Christ et qui nous attend là-haut. C’est la gloire, dans le sens scripturaire et parfait du mot.

Voilà le bien dont l’attrait divin avait subjugué le cœur ardent de l’apôtre. La résurrection de Jésus était le fait glorieux dans lequel il avait vu cet idéal s’approcher de lui d’une manière sensible, et qui était devenu pour lui le gage de sa réalisation. Le caractère dominant de sa foi était, par conséquent, l’attente joyeuse de cet état, l’espérance, et comme il le dit lui-même, « le tressaillement d’une ineffable allégresse (1 Pierre 1.8). »

Ainsi devaient en effet se passer les choses chez un Juif pieux, devenu croyant et apôtre, en qui dominaient l’élan du cœur et le feu de l’imagination. Chez lui, la vieille ambition israélite devait périr en face de la croix pour renaître dans la contemplation du Ressuscité, mais transformée en l’espérance de la gloire vraiment digne de ce nom, celle qui a la sainteté pour principe et le ciel pour théâtre.

Il nous reste un point important à éclaircir. On prétend que Pierre a été partisan du maintien de la loi mosaïque dans le sein de l’Église ; que non seulement il a persévéré à l’observer lui-même avec tous les chrétiens d’origine juive, mais qu’il voulait même l’imposer aux convertis d’entre les Gentils, comme condition du salute.

e – M. Nicolas, Etudes sur le Nouveau Testament pages 224, 235, 243-245.

Mais si Pierre avait admis cette idée d’un salut dû à l’observance légale, comment aurait-il pu affranchir les païens de la loi mosaïque et s’en émanciper personnellement, même momentanément, comme il le fit à Antioche (Galates, ch. 2) ? Comment son parti à Corinthe serait-il expressément distingué par saint Paul du parti désigné sous le nom de « ceux de Christ, » qui, d’après la deuxième aux Corinthiensf, était certainement celui des chrétiens légaux ? Il y a plus : pour prêter cette opinion à Pierre, il faut absolument accuser d’imposture tout le récit des Actes des apôtres, où Pierre combat lui-même cette tendance pharisaïque ; il faut tordre le sens du ch. 2 de l’épître aux Galates, où saint Paul établit un contraste entre les apôtres, Pierre par conséquent, et les faux frères intrus qui voulaient contraindre les païens croyants à pratiquer la circoncisiong ; il faut enfin se décider à déclarer inauthentique la première épître de Pierre, un des écrits les plus anciennement attestés et employés du Nouveau Testament. Car il n’est pas fait une seule fois mention de la loi dans cette lettre ; ce qui serait impossible si son auteur envisageait encore l’observance mosaïque comme nécessaire aux chrétiens.

f1 Corinthiens 1.12, comparez avec 2 Corinthiens 10.7 ; 11.21-22.

gGalates 2.6 : « Mais de la part des personnages les plus considérés » [Jacques, Pierre et Jean, v. 9] il ne me fut rien ajouté. » (c’est-à-dire rien imposé de nouveau ; en relation avec le v. 2 : « Je leur exposai l’Évangile que je prêche parmi les Gentils. »

Tous les documents impartialement consultés s’accordent à prouver que Pierre et les apôtres, ainsi que la plupart des croyants d’origine juive, continuaient bien à observer la loi, comme forme divinement instituée, et aussi longtemps qu’elle n’avait pas été expressément abolie par Dieu, mais qu’ils ne prétendaient pas l’imposer aux païens ni, par conséquent, faire de cette observance une condition de salut. En effet, si l’observance légale eût été à leurs yeux une condition du salut à côté de la foi, ils n’eussent pu en dispenser les Gentils. Cette observance était pour eux une pratique pieuse et non une obligation morale absolue, et l’on s’explique de cette manière les vacillations de Pierre et de Barnabas dans leur vie pratique. Il peut être momentanément permis de s’affranchir d’une convenance, mais non d’une obligation.

Dans la première épître, Pierre insiste plus exclusivement que Paul sur les devoirs moraux, mais sans jamais les faire reposer sur un autre fondement que celui de la foi ; il appuie en même temps plus fortement que Jacques sur les vérités évangéliques, par exemple le rachat par le sang de Christ, la descente de Jésus dans le Scheol sa résurrection, etc., mais jamais autrement qu’en vue de leur application pratique.

[L’étude de M. Nicolas sur la première de Pierre offre un étrange échantillon de légèreté scientifique. Cet écrivain veut démontrer que la première de Pierre a pour but de travailler à la conciliation du paulinisme et du judéo-christianisme. A cet effet, M. Nicolas dit : Si l’on considère enfin que cette épître se termine par une apologie de saint Paul, dont les discours parfois difficiles à entendre sont détournés de leur véritable sens par des personnes ignorantes… (1 Pierre 3.15-16) » (page 266) Or cette parole citée par lui comme trahissant la tendance de la première épître de Pierre n’appartient point à ce livre ; elle se trouve, comme chacun sait, dans la deuxième de Pierre ! — Il est donc vrai que l’on peut écrire un livre de critique biblique, en compulsant dans ce but les volumes des savants allemands… mais en oubliant de relire les livres mêmes dont on prétend traiter.]

Nous croyons donc pouvoir dire que, chez Pierre, nous trouvons la synthèse naïve, non systématiquement formulée, des éléments dont l’antithèse relative va s’offrir à nous dans les conceptions de Jacques et de Paul.

II
Saint Jacques

Si Pierre personnifie en lui la transition normale de l’économie juive au salut chrétien, Jacques représente, — qu’on veuille bien me permettre cette expression, — la transition à cette transition.

Le personnage de ce nom le plus connu dans l’histoire évangélique est le fils de Zébédée, frère de l’apôtre Jean, apôtre lui-même. Il subit le martyre une quinzaine d’années après la Pentecôte, en 44, par les ordres du roi Hérode Agrippa (Actes 12.2).

Le Nouveau Testament mentionne un second apôtre du nom de Jacques, le fils d’Alphéeh ; celui-ci n’était pas, comme le précédent, au rang des apôtres les plus éminents ; il appartenait au groupe inférieur du collège des Douze.

hMatthieu 10.3 ; Marc 3.16 ; Luc 6.15.

Enfin, il est fait mention quelques fois d’un Jacques, surnommé le frère du Seigneur (Galates 1.19, par ex.). Ce titre ne permet pas de douter de l’identité de ce personnage avec le Jacques placé en tête de toutes les listes des frères de Jésus renfermées dans les évangiles et dans les Actesi. Reste à savoir si, comme plusieurs savants l’ont pensé dans tous les temps, ce Jacques ne serait pas le même que le précédent, l’apôtre Jacques, fils d’Alphée. D’après une tradition très antique, Joseph, le père adoptif de Jésus, aurait eu un frère du nom de Clopas. Or ce nom peut être envisagé comme l’équivalent araméen de celui d’Alphée en grec, de sorte que Jacques, fils d’Alphée, pourrait bien avoir été le neveu de Joseph et le cousin germain de Jésus. Il faudrait, d’après cette supposition, donner au terme de frère, dans l’expression : « les frères de Jésus, » le sens de cousin ; et l’on pourrait admettre soit qu’après la mort de Clopas sa femme et ses fils seraient venus demeurer dans la maison de Joseph et de Marie, soit qu’après la mort de Joseph, Marie et Jésus, son fils unique, auraient habité chez Clopas. Elevés ensemble, les enfants des deux familles auraient été, dans le langage ordinaire, désignés comme frères et non comme cousins.

iMatthieu 13.55 ; Marc 6.3 ; Actes 1.13.

Mais cette combinaison échoue contre les usages nombreux des évangiles qui prouvent que les frères de Jésus n’étaient point pendant sa vie au nombre des croyants ni par conséquent des apôtresj. Il n’y a pas à cet égard d’exception mentionnée : l’incompatibilité de la qualité d’apôtre avec celle de frère de Jésus s’applique donc aussi à Jacques. De plus, dans les Actes et dans la première aux Corinthiens, les frères de Jésus sont mentionnés comme des personnages différents des apôtresk.

jMarc 3.21, 32 ; Jean 7.5 : « Ses frères ne croyaient pas en lui. »

kActes 1.13 ; 14.1 ; 1 Corinthiens 9.5.

Il n’est donc pas possible d’identifier Jacques l’apôtre, fils d’Alphée, avec Jacques le frère du Seigneur, et par conséquent il est naturel d’envisager celui-ci comme un fils de Joseph, né d’un premier mariage, soit comme un fils de Joseph et de Marie, frère cadet de Jésus.

C’est à ce Jacques, appelé le frère du Seigneur, que la tradition ecclésiastique s’accorde en général à attribuer la première de nos épîtres catholiques. Nous avons maintenant à analyser le point de vue que représente cet écrit.

Jacques et Pierre sortaient l’un et l’autre du sein du judaïsme le plus prononcé ; mais il y avait des différences marquées dans le caractère et le développement de ces deux hommes. Tous deux étaient des natures simples, droites et pratiques ; mais Pierre avait le caractère vif et impressionnable, tandis que chez Jacques paraissent avoir dominé la conscience et le jugement.

D’après les récits des Pères, Jacques doit avoir mené toujours une vie sévèrement ascétique, à la façon de ceux qui faisaient en Israël vœu de naziréat perpétuel, tels que Samson et Jean-Baptiste. Voici comment un Père du deuxième siècle, Hégésippe, a décrit, dans un langage un peu emphatique, son genre de vie : « Il fut saint dès avant sa naissance. Il ne but jamais ni vin ni cervoise ; il s’abstint absolument de nourriture animale. Il ne coupa jamais sa chevelure. Jamais il ne se permit d’user ni de l’onction ni du bain. »

Jacques choisit-il ce genre de vie envisagé chez les Juifs comme particulièrement saint, par un secret sentiment de rivalité ou de jalousie qu’il aurait éprouvé à l’égard de son frère, dont les hautes destinées ne lui étaient pas entièrement inconnues ? On comprendrait, dans cette supposition, l’espèce d’hostilité qui semble percer dans sa conduite envers Jésus pendant le ministère de celui-ci (Marc 3.24-31 ; Jean 7.5). Sa résistance fut enfin surmontée par une manifestation du Ressuscité, dont, — chose étrange pour ceux qui font de Paul l’adversaire acharné de Jacques, — la première épître aux Corinthiens seule a conservé le souvenir (1 Corinthiens 15.7)l. Jacques reconnut dans le vainqueur de la mort le Messie qu’il avait méconnu en la personne de son frère durant les jours de sa chair, le Seigneur de gloire. (Jacques 2.1)

l – « Ensuite il est apparu à Jacques. » On sait combien le fait indiqué ici a été avidement saisi et richement amplifié par la légende judéo-chrétienne.

Dès qu’il fut entré dans l’Église, il y occupa une position éminente. La considération extraordinaire dont il jouissait, quoiqu’il n’eût point le titre d’apôtre, provenait sans doute de deux causes : de sa parenté avec Jésus, qui imposait aux chrétiens d’entre les Juifs, car chez eux l’appréciation purement spirituelle des choses n’était pas encore très développée ; puis de son rigorisme légal, auquel il ne renonça nullement après être parvenu à la foi et qui lui conciliait la faveur du peuple juif tout entier. Cette circonstance le rendait plus propre que tout autre à servir de trait d’union et, en quelque sorte, de pont entre la synagogue et l’Église. Il fut ainsi tout naturellement le continuateur de l’œuvre du Précurseur, faisant encore ostensiblement partie de la nation juive dont il observait strictement la loi, et en même temps proclamant Jésus comme le Messie national, le Roi d’Israël.

Aussi nul d’entre les apôtres ne paraît avoir exercé sur la masse du peuple un pareil prestige. N’ayant point accompagné Jésus pendant les luttes publiques de son ministère, sa popularité souffrait moins que la leur de la profession de la foi. D’ailleurs les Douze vaquaient à leur mission, qui les appelait souvent hors de Jérusalem, tandis que Jacques, fixé dans la métropole, y devenait peu à peu le centre du troupeau le plus vénéré de la chrétienté. Que la charge d’évêque, c’est-à-dire, dans la langue primitive de l’église, de chef du collège presbytéral, lui ait été officiellement conférée, ou que cette présidence ait été le résultat spontané des circonstances, peu importe : c’est un fait qu’il dirigeait l’église-mère. Paul, dans le récit de la conférence qu’il eut avec les trois représentants de cette église, le place avant Pierre et Jean (Galates 2.9). C’est lui qui, dans la conférence publique (Actes ch. 15), prononce le mot décisif. C’est chez lui qui, lors de la dernière visite de Paul à Jérusalem, le conseil presbytéral se réunit pour recevoir l’apôtre des Gentils (Actes 21.18). C’est entre ses mains que Paul dépose le produit de la collecte qu’il venait de faire dans toutes les églises d’Asie et de Grèce pour les chrétiens de la capitale. Jusqu’au quatrième siècle, on montrait encore le siège épiscopal de Jacques à Jérusalemm.

m – Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, VII, 19.

La foi en Christ, on le comprend, dut prendre chez un tel homme une nuance particulière, notamment si on la compare avec la foi de Pierre. Aux causes de différence que nous avons signalées, nous ajouterons encore, avec Néander, celle-ci : Pierre, comme les autres apôtres, n’avait connu Jésus que depuis le commencement de son activité publique, tandis que Jacques avait vécu familièrement avec lui dès l’enfance. La personne de Jésus avait ainsi pris pour lui une réalité indépendante de sa dignité de Messie. Et quand cette qualité lui fut enfin révélée chez son frère, ce fut un trait nouveau qui vint s’ajouter à l’idée qu’il se faisait de lui, mais ce ne fut point la base de la connaissance qu’il avait de sa personne. Sa foi nouvelle ne fut que comme le couronnement des vieilles relations qu’il avait soutenues avec luin. A ce fait se rattache peut-être en partie la différence entre l’intuition chrétienne de Pierre et celle de Jacques, différence que l’on pourrait préciser en disant que, pour le premier, le christianisme fut un judaïsme transformé, spiritualisé, tandis que le second paraît l’avoir envisagé plutôt comme un judaïsme complété, achevé.

n – Y aurait-il allusion à ce fait dans 2 Corinthiens 5.16 ?

Cette conception à laquelle nous conduisent les données historiques recueillies dans le Nouveau Testament et chez les Pères, s’accorde parfaitement avec le contenu de l’épître que l’antiquité chrétienne attribue au premier évêque de Jérusalem. En lisant cette lettre, on croit entrevoir constamment au travers d’un voile transparent la figure connue du frère de Jésus, ce personnage unique en son genre.

L’auteur se désigne, non comme apôtre, ce qu’il eût fait sans doute s’il eût été investi de cette charge, mais comme serviteur du Seigneur Jésus-Christ. Le titre de frère du Seigneur, que lui donnait l’Église, eût été de sa part prétentieux et inconvenant.

Il adresse son épître « aux douze tribus qui sont dans la dispersion. » Il semblerait, en prenant à la lettre cette adresse, que les destinataires fussent encore Juifs. Mais cette conclusion est inadmissible ; car la foi en Jésus-Christ est expressément supposée, dans plusieurs passages, chez les lecteurs de l’épîtreo. D’un côté, rien n’indique qu’il faille donner à ces mots, comme nous avons été conduits à le faire pour certains termes semblables dans la première de Pierre, un sens spirituel et y voir une désignation figurée de l’Église chrétienne en général. Quel sens devrons-nous donc donner à cette adresse ? Néander nous paraît avoir bien résolu cette difficulté : « L’auteur, dit-il, envisage la reconnaissance de Jésus en sa qualité de Messie comme un trait essentiel du vrai judaïsme. Les croyants sont à ses yeux les seuls vrais Israélites. Car le christianisme est pour lui le judaïsme accompli. » Ainsi devait en effet se présenter la relation entre les deux économies à l’esprit d’un homme chez qui la foi en Christ n’avait été que le parfait épanouissement de la vie israélite.

o – 1.1 : « Serviteur de Jésus-Christ (Messie) ; » 2.1 Jésus le Christ (le Seigneur) de gloire. Comparez aussi 5.6 et 8.

L’épître renferme quelques traits de détail plus caractéristiques encore.

Elle insiste à plusieurs reprises et d’une manière très pressante sur le devoir de la prière (Jacques 1.5 ; 4.2-3 ; 5.16-17). Or nous savons que le frère du Seigneur était particulièrement un homme de prière. — Hégésippe prétend qu’il était si habituellement prosterné sur les degrés du temple, intercédant en faveur du peuple, que « ses genoux en étaient devenus calleux, comme ceux d’un chameau.

Dans toute cette lettre respire le souffle d’une puissante énergie morale et même d’une haute austérité. La croyance religieuse n’a de prix selon Jacques, qu’autant qu’elle est accompagnée de la pratique du bien. Les paroles pieuses sans l’œuvre bonne ne sont que du vent. Il faut savoir haïr le monde, ennemi de Dieu, si l’on veut posséder réellement l’amour de Dieu. — On reconnaît bien à ces traits le caractère de l’homme qui, dans la bouche de toute la nation juive, portait le titre décerné autrefois par le peuple d’Athènes au meilleur des Grecs, celui de juste, et qui, en vertu de sa sainteté universellement admirée et de sa constante intercession pour Israël, avait été surnommé Obliam, c’est-à-dire la muraille du peuple. Nous apprenons par l’historien juif Josèphe, que plusieurs en Israël envisagèrent le meurtre de ce juste comme l’enlèvement de la dernière digue qui protégeât encore Jérusalem contre le débordement des jugements divins.

Il est remarquable que Jacques désigne Jésus dans son épître par ce titre : le juste, sous lequel il était connu lui-même : « Vous avez condamné, vous avez mis à mort le juste (Jacques 5.6). C’est comme s’il voulait jeter sa couronne aux pieds de son divin frère, qui la méritait mieux que lui.

N’oublions pas enfin que pour écrire une lettre pareille, si grave, si ferme, si sévère même, « aux douze tribus dispersées, » c’est-à-dire à toutes les communautés judéo-chrétiennes, et même à tout le peuple juif en tant que destiné à devenir chrétien, il fallait un homme qui se sentît en possession d’une considération exceptionnelle et d’une autorité en quelque sorte prophétique. Or Jacques, le frère du Seigneur, est probablement le seul personnage chrétien qui ait jamais occupé auprès d’Israël une telle position.

C’est donc avec raison que M. Renan dit de l’épître de Jacques et de la première de Pierre : « Les traits de circonstance que l’on rencontre dans ces épîtres vont au-devant des faits connus par les témoignages du dehors et s’en laissent embrasser. » Et cette remarque s’applique, comme nous allons le voir, à la situation morale des destinataires de la lettre, non moins qu’au caractère de son auteur.

Quand saint Paul fait le procès de la moralité juive au commencement de l’épître aux Romains (ch. 2), il lui reproche surtout de remplacer par la profession des lèvres l’obéissance pratique à la foi. — Personne n’ignore que ce danger est précisément celui contre lequel Jacques met surtout en garde ses lecteurs. Sous ce rapport déjà l’épître convient donc parfaitement à des communautés judéo-chrétiennes.

La faconde religieuse, la démangeaison d’enseigner, la manie des discussions casuistiques ont été de tous temps les traits de la piété pharisaïque. Le ch. 3 de l’épître est consacré tout entier à combattre ces défauts-là.

Un des traits distinctifs de l’église de Jérusalem et des communautés judéo-chrétiennes paraît avoir été l’indigence générale de leurs membres. Beaucoup de savants pensent que cette pauvreté était le résultat de la prétendue communauté des biens qui s’était établie après la Pentecôte. Mais Jésus, pendant son séjour ici-bas, voyait déjà se tracer la ligne de démarcation entre la portion indigente du peuple qui l’accueillait avec faveur, et les classes riches qui, à quelques exceptions près, prenaient ouvertement parti contre luip. Les quelques actes de libéralité mentionnés par Luc dans le tableau de la primitive Église ne peuvent avoir produit un effet aussi général et surtout aussi durable. Recrutés en majeure partie dans la portion pauvre de la population, les chrétiens de Judée dépendaient, pour leur travail et leur subsistance, des classes riches qui les détestaient. Voilà les causes toutes simples de cette indigence à laquelle le reste de la chrétienté dut si fréquemment porter secours. — Cet état de pauvreté générale est celui que nous constatons dans les communautés auxquelles s’adresse Jacques. L’apparition d’un riche dans l’assemblée est un événement ; chacun est tenté de lui faire bassement la cour (Jacques 2.1-7). Que les pauvres se glorifient bien plutôt dans leur grandeur, et que les riches s’humilient dans leur bassesse (Jacques 1.9-10) ! Quant aux opulents seigneurs, pharisiens et sadducéens, qui trônent à Jérusalem au milieu des jouissances du luxe le plus effréné, Jacques les apostrophe rudement en ces termes : « Riches, pleurez et poussez des cris ! Vos richesses sont pourries ; vos vêtements sont rongés des vers ! Votre or et votre argent sont rouillés ; leur rouille dévorera votre chair, comme un feu ! » (Jacques 5.1-5)

pLuc 6.20-26 : « Malheur à vous riches ; malheur à vous qui êtes rassasiés ! … Heureux vous pauvres ; heureux vous qui avez faim ! »

M. Renan trouve dans ces paroles la condamnation de la richesse comme telle. On y sent fermenter, selon lui, l’esprit des révolutions sociales. Ce serait le programme des ébionimq dont Jacques se ferait l’organe. M. Renan se trompe ici, comme il s’est trompé dans l’explication des passages analogues des évangiles. Ce n’est pas le riche abstrait, ce sont les riches tels que Jacques les voyait actuellement devant lui, qu’il caractérise et qu’il condamne, absolument comme l’avait fait avant lui Jésus. « Ne sont-ce pas eux qui vous oppriment, qui vous traînent devant les tribunaux et qui blasphèment le beau nom qui est invoqué sur vous ? » Ils retiennent le salaire de l’indigent, dont le cri monte au ciel. Ils se livrent aux voluptés ; ils rassasient leur cœur, comme en un jour de sacrifice. Ce sont eux « qui ont condamné et mis à mort le juste qui ne leur résistait point (Jacques 2.6-7 ; 5.5-6). » Ce n’est donc point contre la richesse en elle-même, c’est contre le mauvais emploi de la richesse, dont il est chaque jour témoin à Jérusalem, que s’élève Jacques.

q – Secte qui érige la pauvreté en principe.

Huit années environ s’écoulèrent entre cette menace et la catastrophe qui, en l’an 70, en fut l’accomplissement. Car ce fut probablement en l’an 62 qu’Ananus, le grand sacrificateur, fit précipiter du haut du temple Jacques, qui était alors à l’apogée de son crédit auprès du peuple, et ce doit être à peu près à cette époque qu’il composa son épître. Elle était destinée à circuler dans les nombreuses communautés juives et judéo-chrétiennes de Palestine, de Syrie et de Mésopotamie. Peut-être fut-elle distribuée à Jérusalem, durant l’une de ces grandes fêtes nationales qui continuaient à attirer dans cette ville les représentants des myriades de juifs qui avaient cru, comme s’exprime Jacques lui-même en parlant à Paul (Actes 21.20). Si telle est l’origine de notre épître, on comprend sans peine que cet écrit apparaisse pour la première fois dans le Canon des églises de ces contrées, la version syriaque du Nouveau Testament, nommée Peschito, et qu’elle ne se soit répandue qu’assez tard en Occident.

Nous sommes maintenant en mesure d’apprécier l’esprit de cet écrit et de définir plus exactement la manière dont son auteur concevait le salut chrétien.

Le salut dépendait à ses yeux de l’œuvre morale de l’homme, de sa fidélité dans l’accomplissement de la volonté divine : « Abraham, notre père, n’a-t-il pas été justifié par les œuvres, lorsqu’il offrit Isaac son fils sur l’autel ? Vous voyez donc que l’homme est justifié par les œuvres, et non par la foi seulement (Jacques 2.21-24). » Cet enseignement paraît à première vue contraire à celui de Paul. On a même pensé que Jacques avait eu l’intention de combattre Paul et d’opposer nettement formule à formuler. Paul ne dit-il pas, Romains 3.28 : « Nous concluons donc que l’homme est justifié par la foi sans les œuvres de la loi. »

r – C’est l’opinion de M. Nicole et de M. Renan : Jacques est l’adversaire de Paul… Tout un paragraphe de son épître est destiné à prémunir les fidèles contre la doctrine de Paul sur l’inutilité des œuvres et le salut par la foi. M. Renan va jusqu’à insinuer que l’apostrophe de Jacques : Homme vain ! s’adresse à Paul.

Mais cette supposition d’une polémique intentionnelle de la part de Jacques contre l’enseignement de Paul se heurte à de graves difficultéss.

s – Elles sont bien signalées par M. Reuss.

La principale est que la foi dont Jacques affirme qu’elle ne justifie point, est tout autre que celle dont Paul déclare qu’elle suffit pour justifier. Elles diffèrent par leur objet et par leur nature. Quand Paul enseigne la justification par la foi, il parle de la foi au salut accompli par Jésus-Christ, ou du moins, s’il s’agit des personnages de l’ancienne alliance, de la foi aux promesses miséricordieuses de Jéhovah, dont ce salut a été l’accomplissement ; tandis que la foi que Jacques déclare insuffisante pour procurer le salut, est tout simplement, — il le dit lui-même — la croyance en un seul Dieu, cette foi qui distinguait les Juifs des païens ; ainsi l’adhésion à l’article fondamental du code israélite : « Tu crois qu’il y a un seul Dieu ; tu fais bien. Les démons le croient aussi et ils en tremblent (Jacques 2.19). » Or, quand saint Paul a-t-il enseigné que l’homme puisse être justifié par la foi à un dogme et à un dogme non spécialement chrétien ?

La doctrine du salut par la foi à l’unité de Dieu, que combat Jacques, appartenait à un cercle d’idées absolument différent de celui de Paul, disons mieux au système de ses adversaires les plus déclarés, à l’orthodoxie pharisaïque. Nous possédons de nombreuses traces de ce fait. Justin Martyr, dans sa discussion avec le Juif Typhon, ne lui dit-il pas : « Vous autres Juifs, vous affirmez que, lors même que vous êtes pécheurs, si vous connaissez Dieu, il ne vous imputera pas vos péchés. » Et dans un écrit du deuxième siècle appartenant à la tendance judaïsante la plus prononcée, ne lisons-nous pas cette parole : « L’âme monothéiste possède cette prérogative sur celle des hommes idolâtres, que lors même qu’elle a vécu dans le vice, elle ne peut périrt. » Ce préjugé juif, qui fait de la croyance purement intellectuelle au dogme de l’unité de Dieu la condition assurée du salut, Paul le combat avec non moins d’indignation que Jacques lui-même : « Voici, tu te nommes Juif ; tu te reposes sur la loi ; tu te glorifies en Dieu… et tu déshonores Dieu par la violation de la loi ! » (Romains 2.17-23) Si les coups de Jacques eussent été dirigés contre Paul, il eût, en agissant ainsi, frappé aveuglément sur un allié !

t – Les Homélies Clémentines.

Forcés d’abandonner l’idée que Jacques ait combattu à dessein l’apôtre Paul, plusieurs ont émis la supposition qu’il a voulu prémunir ses lecteurs contre les abus qui pourraient résulter de sa doctrine mal comprise.

Mais pourquoi dans ce cas présenter, comme nous venons de le constater, un exposé de cette doctrine, absolument différent de celui de Paul ? Comment ne pas commencer dans tous les cas par dire au lecteur ce qu’il y avait de fondé et de conforme aux Écritures dans cette doctrine, pour combattre ensuite les malentendus auxquels elle pouvait donner lieu ? Enfin — et c’est ici peut-être la raison la plus péremptoire — y a-t-il la moindre vraisemblance à ce que jamais ait régné dans les cercles judéo-chrétiens, pour lesquels écrivait Jacques, la propension à exagérer la doctrine de la grâce, telle que l’enseignait Paul, et à la pousser jusqu’à l’antinomismeu ? Paul n’était-il pas avec tout son enseignement et toute son œuvre un objet constant de suspicion pour les chrétiens de cette origine (Actes 21.20-22) et pouvaient-ils par conséquent avoir la moindre disposition à adopter ses enseignements en les exagérant ?

u – L’opposition systématique et pratique à la loi.

Le choix commun de l’exemple d’Abraham chez les deux auteurs sacrés ne prouve point d’ailleurs que l’un ait voulu faire allusion aux écrits de l’autre. Ce patriarche était aux yeux des Juifs, la personnification du salut. Discuter son cas, c’était par conséquent discuter le principe du salut lui-même.

Resterait une troisième supposition, celle que Jacques contredit Paul sans s’en douter.

Pour soutenir cette thèse, il faut commencer par prouver qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés et n’avaient jamais discuté ensemble de pareils sujets. Le récit Actes ch. 15, avec son parallèle Galates ch. 2, prouve le contraire. Puis il faudrait effacer de l’épître de Jacques toutes les maximes qui conduisent logiquement à la doctrine de Paul, et qui vont à l’antipode de celle que l’on prête à Jacques lui-même, par exemple celle-ci : « Si quelqu’un, après avoir accompli toute la loi, vient à broncher en un seul point, il est coupable comme s’il eût transgressé la loi tout entière. » Qu’a cette maxime on ajoute l’aveu suivant : « Nous bronchons tous en plusieurs manières (Jacques 2.10 ; 3.2) ; » et l’on conviendra que Paul n’eût pu poser de meilleures prémisses pour établir son évangile de la justification par la foi, et que Jacques n’aurait pu enseigner rien qui sape plus radicalement la doctrine du salut par les œuvres.

Examinons de plus près la notion du salut que Jacques cherche à inculquer à ses lecteurs, dans le passage connu qui est l’occasion de cette discussion. (Jacques 2.17-26)

Il y a, me semble-t-il, pour bien préciser la relation de ce passage avec l’enseignement de Paul, trois distinctions à faire, qui portent sur le sens des trois termes communs aux deux formules prétendues contradictoires.

Paul dit : La foi justifie sans l’œuvre. Jacques dit : La foi ne justifie pas sans l’œuvre.

Ces deux formules renferment trois termes, ceux de justifier, d’œuvre et de foi. La contradiction entre les deux auteurs n’existera évidemment qu’autant qu’ils auront attaché tous les deux le même sens à ces trois termes. Or, nous allons voir qu’il en est tout autrement.

Et d’abord, quant au mot justifier nous avons déjà fait remarquer, dans l’Etude sur l’œuvre de Christ, que l’Écriture sainte connaît deux justifications, l’une par laquelle l’homme passe de son état naturel de condamnation dans l’état de grâce ; c’est, si l’on ose dire ainsi, la justification d’entrée ; l’autre par laquelle le croyant, une fois devenu participant de la réconciliation divine, y demeure par le combat de la foi et le travail sérieux de la sanctification ; c’est la justification continue, journalière, qui aboutit à l’absolution définitive, à l’heure du jugement, et qui donne accès à la gloire.

Or la justification dont parle habituellement Paul, est la première des deux, celle par laquelle on entre dans l’état de salut. Comme sa mission était d’ouvrir l’accès à l’alliance divine aux païens, c’était de celle-là qu’il avait surtout à se préoccuper. Et cette justification-là, il la fait dépendre uniquement de la foi, et de la foi seule. Le passage de Jacques au contraire a trait à la seconde ; ce qui est tout naturel, puisque sa lettre est destinée à d’anciens Juifs qui, nés dans l’alliance divine, avaient à y demeurer et non à y entrer. Pour cela la condition indispensable était la sanctification, l’accomplissement continu et progressif de la volonté divine. Toute grâce reçue est un talent confié. Dieu en attend un résultat moral. Autrement le talent sera bientôt retiré. C’est sur ce côté de la vérité qu’insiste Jacques, en parfait accord avec Jésus qui a dit à chacun des siens : « Par tes paroles tu seras justifié [au jour du jugement], et par tes paroles tu seras condamné, » et qui, appliquant à sa propre relation avec Dieu cette même condition de la fidélité pratique, s’exprime ainsi : « Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour [celui que j’ai pour vous], tout comme je garde les commandements de mon Père, et je demeure dans son amour [celui qu’il a pour moi]v. » Paul aurait-il combattu cette vérité si positivement enseignée par Jésus ? N’est-ce pas lui au contraire qui écrit cette parole à l’adresse d’hommes appartenant à la même catégorie que les lecteurs de Jacques : « Ce ne sont pas ceux qui écoutent la loi qui sont justes devant Dieu ; mais ce sont ceux qui l’accomplissent qui seront justifiés… au jour où Dieu jugera les choses cachées faites par les hommes (Romains 2.13-16). » N’est-ce pas là en toutes lettres la formule de Jacques ? Et, en parlant de lui-même, ne dit-il pas : « Je ne me sens coupable de rien ; mais pour cela je ne suis pas encore justifié ; c’est le Seigneur qui me jugew. » On voit que lorsque Paul parle de ceux qui sont déjà entrés dans l’alliance, il s’exprime exactement dans le même sens que Jacques.

vMatthieu 12.36-37 ; Jean 15.10.

w1 Corinthiens 4.4, en rapport avec le jugement final désigné versets 3 et 5.

Jacques n’enseigne pas une justification initiale pour laquelle les œuvres seraient exigées, ce qui serait contraire à Paul. Et Paul n’enseigne pas une justification finale pour laquelle les œuvres ne seraient pas exigées, ce qui serait contraire à Jacques.

Dans la notion de la justification biblique, dès qu’elle est pleinement comprise, il y a place simultanément pour ces deux formules : l’homme est justifié par la foi sans les œuvres ; l’homme n’est pas justifié par la foi sans les œuvres. Car elles se rapportent à deux moments différents de la vie chrétienne ; la première, au moment où le pécheur arrive à la foi et au salut par grâce, et la seconde à la vie du croyant justifié et à son terme, le jugement.

Ou, pour dire la même chose sous une autre forme : Jacques contredirait Paul dans le cas où il affirmerait que, pour obtenir la grâce, la foi du pécheur doit être accompagnée. d’un certain quantum d’œuvres extérieures, et Paul contredirait Jacques s’il enseignait que le croyant peut être finalement sauvé tout en demeurant dans le péché. Mais c’est ce qu’ils ne disent ni l’un ni l’autrex.

x – Voir sur la nécessité de la sanctification pour le salut final, selon Paul : 1 Corinthiens 6.10 ; 7.19 ; 16.22 ; Galates 5.6,21 ; 6.7-8 ; Éphésiens 2.10, etc.

La distinction que nous venons d’établir est confirmée par la manière différente dont les deux écrivains citent l’exemple d’Abraham. Paul fait ressortir le moment où il fut pour la première fois déclaré juste par Jéhovahy. Jacques rappelle un moment bien postérieur dans la vie du patriarche, celui où, déjà croyant et justifié, il accomplit sa plus grande œuvre d’obéissance, l’offrande d’Isaac, et reçut une confirmation solennelle de sa justification précédemment obtenuez.

yGenèse 15 ; comparez Romains 4.3 ; Galates 3.6.

zGenèse 22 ; comparez Jacques 2.21.

L’exemple de Rahab, cité par Jacques, n’est point contraire à cette explication, comme on pourrait le penser. Lorsque cette femme sauva les espions, elle était déjà croyante depuis un certain temps. Elle leur raconte elle-même comment le bruit des exploits du Dieu d’Israël envers son peuple était parvenu jusqu’à elle, et comment elle avait cru en lui, comme au Maître de tout l’univers (Josué 3.9-11). L’œuvre qu’elle accomplit en faveur des espions fut donc postérieure à sa foi. Ce fut l’acte dans lequel éclata la réalité de cette foi. Et Dieu répondit en lui accordant une nouvelle grâce, celle de sa conservation temporelle.

A cette distinction entre les deux applications du mot justifier, s’en ajoute et s’en rattache une seconde, relative à l’emploi du mot œuvre. Les

œuvres que Paul déclare impuissantes à justifier ne sont pas celles qui devront provenir de la foi, mais celles qui la précèdent, et qu’il appelle par cette raison les œuvres de la loi (Romains 3.20,28) celles qu’arrache au pécheur la contrainte légale et que n’inspire pas l’esprit d’amour qui seul pourrait leur donner aux yeux de Dieu une valeur morale. D’autre part, les œuvres que Jacques représente comme nécessaires à la justification ne sont point celles qui sont accomplies en dehors de la foi mais ce sont celles que produit la foi par l’intermédiaire de l’amour et que Paul désigne du nom de bonnes œuvres, en opposition aux œuvres légales :

Éphésiens 2.10 : « Ayant été créés en Jésus-Christ pour les bonnes œuvres » (avec antithèse aux œuvres légales, versets 8 et 9 : « sauvés par grâce, non par les œuvres. »

Enfin le troisième terme, celui de foi, n’est point pris non plus dans le même sens par les deux écrivains. Nous savons ce que Paul entend par la foi : c’est un fait de conscience morale qui embrasse l’homme tout entier, sentiment, intelligence, volonté. D’autre part, nous avons vu ce qu’est la foi dont parle Jacques, quand il déclare qu’elle ne saurait justifier l’homme. C’est une foi qu’il ne reconnaît pas lui-même comme la vraie, qu’il déclare morte. Il la désigne du nom de foi en empruntant le langage de ceux de ses lecteurs qu’il veut combattre et d’après une terminologie plus juive que chrétienne ; c’est l’adhésion de l’intelligence à la vérité rationnelle de l’unité de Dieu (Jacques 2.20).

Après cela, il est aisé de comprendre l’accord des deux formules en apparence opposées des deux auteurs. Sans doute il y a entre eux une nuance. Aux yeux de Paul, l’élément actif de l’âme, la volonté, est impliqué dans la notion de foi ; l’œuvre émanera donc nécessairement de la foi, comme la conséquence de son principe. Dans la terminologie de Jacques, la volonté peut rester en dehors de l’influence de la foi ; elle doit venir après coup se joindre à la croyance, afin de produire œuvre qui, comme un fait nouveau, complètera la foi.

Mais en réalité Jacques, en appelant lui-même morte la foi qui n’a point l’œuvre pour complément, fait entendre que la vraie foi, celle qui seule mérite ce nom et qui est à ses yeux vivante, est inséparable de la volonté qui produit œuvre, ce qui conduit directement à l’intuition de saint Paul.

Lorsque, à la vaine jactance d’un orthodoxe mort, qui n’a que la connaissance sans œuvres, saint Jacques répond : « Montre-moi [si tu le peux] ta foi sans les œuvres ; et moi je te montrerai ma foi par mes œuvres, » l’œuvre est assurément présentée dans cette parole, aussi bien que chez Paul, comme le fruit et l’incarnation de la foi, comme son certificat de vie.

En résumé, la justification est, chez Paul, l’acte divin par lequel l’homme entre dans le salut ; chez Jacques, celui par lequel il y demeure.

L’œuvre que Paul rejette est celle qui est faite avant la foi ; celle qu’exige Jacques, est celle qui est accomplie en état de foi.

La foi est, chez Paul, un acte de conscience déterminant l’homme complet et opérant par la volonté ; la foi est, chez Jacques, non d’après sa propre pensée, mais d’après le langage de ceux qu’il combat, une croyance de tête, morte en soi, si la volonté saisie par elle n’apporte pas à l’état nouveau dans lequel entre le croyant, sa vie et son énergie.

Jacques dit : L’homme n’est tenu pour juste par Dieu qu’au nom d’une foi qui produit des œuvres de justice. Paul dit : L’homme est tenu pour juste par Dieu au nom de la foi que n’a précédée aucune œuvre de justice. Il n’y a pas de contradiction réelle entre ces deux affirmations.

Et maintenant nous pouvons essayer de préciser la forme sous laquelle le salut chrétien se présentait à la pensée de Jacques.

La grande préoccupation du frère de Jésus fut évidemment l’œuvre bonne. Dans l’esprit de Pierre dominait l’image brillante de l’état futur auquel devait aboutir la venue de Christ. Jacques pensait davantage au côté sévère du salut, à la sainteté qui seule conduit à la gloire.

La norme suprême de cette sainteté, il la trouvait dans la loi, expression révélée de la volonté divine. Mais il ne séparait pas la loi juive de son commentaire et de son complément apporté par Christ ; c’était là ce qu’il appelait la parole plantée en nous par la prédication évangélique. Expliquée par Jésus, transformée par son Esprit en un principe de vie intérieure, la loi était devenue pour lui la loi royale, une loi de liberté, la sagesse d’en haut (Jacques 1.18, 23-25 ; 2.8-11 ; 3.17).

Jacques n’envisageait donc pas la loi comme l’aurait fait un ancien pharisien, qui, après avoir cherché en elle un moyen d’établir sa propre justice et de se faire devant Dieu par son obéissance un trésor de mérites, aurait fini, parce qu’il l’isolait du secours de la grâce, par ne trouver en elle qu’un principe de condamnation. Il vénérait et aimait la loi comme l’avaient fait jadis les auteurs des Psaumes et des Proverbes, qui cherchaient à l’accomplir dans un esprit, non d’orgueil, mais d’humble obéissance. Bien loin de se livrer à cette tâche par eux-mêmes, ces hommes pieux ne cherchaient à l’accomplir que dans la communion du Dieu de l’alliance, ouverte déjà au fidèle israélite par toutes sortes d’institutions miséricordieuses. Et la loi était ainsi pour eux un sujet journalier de joie et d’admiration, un trésor plus précieux que l’or, un aliment plus doux que le miel.

Tel fut le sentiment de Jacques. L’Évangile lui apparut ainsi tout naturellement comme le couronnement du judaïsme, comme la loi parfaite, parfaite quant à la spiritualité des commandements, parfaite quant au modèle vivant de son accomplissement offert en Jésus, parfaite quant à la force divine pleinement suffisante, accordée à l’homme pour l’accomplir à son tour.

Le rôle de Jésus, dans cette conception, est surtout celui du législateur suprême, du juge qui seul peut sauver et perdre, du Seigneur de gloire, dont la main posera la couronne sur la tête de ceux qui sortiront vainqueurs de l’épreuvea.

a – Législateur, Jacques 4.12 ; Juge, Jacques 4.12, 5.9 ; Seigneur de gloire, Jacques 2.1 ; donnant la couronne, Jacques 1.12.

Il n’est pas aisé de savoir quel était, à ce point de vue, le moyen d’apaisement pour la conscience, à la suite d’une faute commise. Etait-ce uniquement le sacrifice de Christ, ou fallait-il y joindre encore l’usage des rites institués par la loi ? Peut-être cette question ne se posait-elle pas même pour Jacques et pour les judéo-chrétiens auxquels il adressait sa lettre. Les rites sémitiques, étant les symboles du sacrifice du Christ, se confondaient pour eux avec la contemplation et la célébration de celui-ci. Pour Pierre, au contraire, la question était certainement résolue. Son épître prouve qu’à ses yeux toute la vertu rédemptrice avait définitivement passé des sacrifices typiques de l’ancienne alliance à celui de la croix. Mais l’épître de Jacques ne contient pas un mot qui trahisse l’opinion de son auteur sur ce sujet.

Dans tous les temps il y a eu et il y aura des natures droites, puissamment trempées, sévères envers elles-mêmes et qui cherchent dans l’Évangile un moyen de sanctification plutôt que de pardon, en Christ un modèle et une force plutôt qu’une victime expiatoire. Le pardon divin leur paraît devoir accompagner nécessairement un travail sérieux, poursuivi en vue de l’amélioration morale. Ces natures nous paraissent avoir le droit de se reconnaître plus ou moins dans celle de Jacques. La conception du salut, qui résulte de cette tendance, a besoin d’être complétée plutôt que rectifiée. Elle ne renferme pas d’erreur. Mais la vérité n’y resplendit pas encore distinctement. Si cela étonne quelque lecteur, il devra se rappeler, à l’égard de Jacques, comme à l’égard de Jude, que ces deux hommes n’avaient nullement été revêtus par Jésus de la dignité d’apôtres.

L’enseignement de Paul a eu pour résultat de stigmatiser à jamais dans l’église de Christ l’œuvre morte, l’observance extérieure, dénuée de vie intime ; celui de Jacques est la condamnation permanente de la foi morte, de la croyance de tête isolée de l’activité morale. Ces deux écarts, semblables à des récifs qui affleurent en des points différents de l’océan, mais qui, sous la surface de l’eau, se confondent en un seul et même rocher, appartiennent l’un et l’autre au même principe religieux, à ce pharisaïsme toujours renaissant, qui tantôt sait sans faire et tantôt agit sans sentir.

Les écrits de Paul sont surtout indispensables dans les époques de formalisme ; ils font ressortir l’élément de la disposition intérieure, la spiritualité qui est le caractère de toute obéissance véritable, digne du Dieu qui est esprit. La lettre de Jacques est surtout appropriée aux temps de dogmatisme intellectuel et d’orthodoxie morte ; elle fait retentir la protestation du principe moral, élément essentiel du salut divin.

L’épître de Jacques appartient donc, aussi bien que les écrits de Paul, à ce saint viatique que le Seigneur a laissé à son église pour tout le temps de son pèlerinage et de son activité terrestre ; elle a sa place légitime et très importante dans le Canon authentique du Nouveau Testament. Et c’est bien ici le cas de rendre hommage à la largeur de vues, à la liberté d’esprit, à la hardiesse de foi, peut-on dire, avec lesquelles les églises de la fin du quatrième siècle, au moment même où elles proclamaient le plus hautement la divinité des Écritures, ont, sans sourciller, accueilli dans leur Canon des écrits qui, compte ceux de Jacques et de Paul, renfermaient sur le salut des formules en apparence contradictoires. A quelle distance Luther, avec ses jugements peu mesurés, dictés par la préoccupation exclusive des luttes de son époque, ne reste-t-il pas au-dessous de ces courageuses décisions synodales qui présidèrent à la clôture du Canon chrétien !

III
Saint Paul

Nous avons appelé Jacques un homme unique. Il était tel, en effet, entre tous les personnages éminents de la primitive église, par le point de vue particulier qu’il représentait. Mais cette épithète, un autre serviteur de Christ la mérite avec plus de raison encore, par la nouveauté de la voie qu’il a frayée et par la grandeur de l’œuvre qu’il a accomplie.

Saint Paul était, comme Jacques, l’homme de la conscience morale et du jugement ferme et droit. Il possédait en même temps, comme Pierre, la richesse de l’imagination unie à la profondeur du sentiment, aussi bien que l’esprit d’initiative hardie dans la sphère de l’activité pratique. Mais il avait encore, de plus que l’un et l’autre, le talent dialectique le plus souple et le plus pénétrant, uni à la faculté des rapides et vastes intuitions, qui s’allie si rarement à la rigueur du raisonnement. De l’ensemble de ces dons, rarement possédés isolément à un degré aussi éminent, plus rarement encore réunis à deux ou à trois, est résultée l’une des natures les plus puissantes et les plus fécondes, dans le domaine de l’action comme dans celui de la pensée, qui se soient jamais produites au sein de l’humanité.

Ce ne fut pas en Palestine que s’épanouit cette riche intelligence, mais sous le ciel de l’Asie-Mineure, au milieu du mouvement de la littérature et de l’art grecs, à Tarse, l’un des foyers les plus brillants de la civilisation à cette époque. Il est difficile de croire qu’un esprit aussi éveillé que celui de cet enfant n’ait pas éprouvé l’influence du milieu au sein duquel il fit ses premiers pas dans la vie. Les traces de lectures poétiques grecques et les nombreuses comparaisons empruntées à la vie sociale des Hellènes, que nous rencontrons dans ses lettres et qui les distinguent si remarquablement des évangiles et des écrits des Douze, révèlent non sans doute une culture grecque développée, mais en tout cas une sympathie très réelle pour ce peuple, sa vie et les œuvres de son génie. Or, un tel sentiment avait dû commencer à se former chez lui avant le moment où il fut enfermé dans le corset de force de l’éducation pharisaïque.

Il est probable qu’il passa toute son enfance à Tarse, et que ce ne fut que vers l’âge de douze ans, à l’époque où l’enfant devenait, comme on disait chez les Juifs, fils de la loi, parce qu’il était dès lors soumis à toutes les pratiques légales, que Saul fut placé à Jérusalemb. Il avait là une sœur mariée (Actes 23.16). Il y suivit bientôt les leçons du plus fameux rabbin du temps, Gamaliel. Alors commença pour le jeune Saul une sévère discipline, qui dut avoir pour effet tout à la foi de brider les élans de son cœur ardent et de circonscrire le cercle d’activité de sa vive intelligence. Dans les leçons du rabbinisme pharisaïque tout roulait sur l’explication des préceptes de Moïse et sur leurs applications diverses. C’était une sorte de casuistique, où maîtres et disciples trouvaient l’occasion de déployer souvent une rare sagacité. A ces exercices intellectuels, véritable gymnastique dont la loi était, si l’on ose ainsi dire, l’engin, se liait, du moins chez les jeunes hommes sincères, comme Saul, un travail pratique très sérieux, dans le but de réaliser l’idéal du Bien tracé par la loi. Nous savons, par les déclarations postérieures de l’apôtre, qu’il se voua à l’accomplissement des devoirs légaux avec non moins de zèle qu’à leur étude théorique.

bActes 22.3. Dans son article sur Paul de Tarse M. Sabatier dit : Dans un âge encore fort tendre, il fut envoyé à Jérusalem. Cela ne ressort point nécessairement de l’expression d’Actes 22.3.

La considération dont jouissaient les docteurs à cette époque est presque incroyable. Leur personne était envisagée comme sacrée ; de leurs paroles on disait qu’elles équivalaient à celles du Très-Haut. Un jeune homme pouvait devenir rabbi à seize ans. Dès ce moment il avait le droit d’expliquer les décisions de l’école à la multitude, et sur sa personne tombait un reflet de l’auréole qui entourait la tête des grands maîtres. Ainsi s’ouvrait devant Saul la perspective des plus grands honneurs, et il paraît avoir gravi d’un pas ferme et décidé les degrés de l’échelle qui devait l’y conduire. « Je faisais plus de progrès dans le judaïsme, » dit-il lui-même en se rappelant plus tard ce temps, « que tous mes condisciples (Galates 1.14). » Mais il est aisé de comprendre combien l’amour-propre et l’ambition devaient s’exalter chez lui sur une pareille voie, surtout avec une nature aussi extraordinairement douée. Et les yeux du noble et pieux jeune homme n’étaient nullement fermés sur les sentiments coupables qui se développaient au-dedans de lui. Sous la sainteté apparente dont il était tout enveloppé, il discernait dans son cœur la tache impure qu’il ne pouvait laver. Il a décrit lui-même ce douloureux combat dans l’admirable ch. 7 de l’épître aux Romains. Ce fut le fait de la convoitise, nous dit-il (versets 7 et 8), qui lui révéla son état de corruption morale. A l’égard des neuf premiers commandements il eût pu se faire illusion, se déclarer irréprochable. Mais le dixième : « Tu ne convoiteras point, » le condamnait impitoyablement et le réduisait au désespoir : touchant aveu, qui suppose chez lui autant de pureté dans la conduite extérieure que de sincérité et de sévérité dans l’examen de son cœur. A la clarté de la loi, le fond de sa nature mauvaise, caché aux yeux du monde, arrivait ainsi au grand jour de sa conscience.

Le péché intérieur, avec lequel Saul avait à lutter, finit par éclater dans un acte positif. Ce fut la grande faute de sa jeunesse et le cruel souvenir de toute sa vie ; mais la miséricorde divine sut tirer de cette faute des merveilles de grâce. Il se déclara, avec un zèle fanatique, l’ennemi de Jésus et de ses partisans. Ce fut probablement l’orgueil, que ses talents et ses succès avaient nourri, qui fut le premier principe de cette animosité violente. La persécution des chrétiens, à laquelle se livra avec une espèce de frénésie le jeune disciple des docteurs pharisiens, était une vengeance du peu de cas que Jésus et les apôtres paraissaient faire de ses maîtres et de la science pharisaïque dont il était lui-même si vain. C’était probablement autre chose encore : l’essai de combler par quelque grande œuvre méritoire le déficit de sa justice propre, qu’il était de plus en plus obligé de s’avouer. Jamais ne s’appliqua mieux ce que Jésus avait annoncé à ses disciples : « Ils vous chasseront des synagogues, et même le temps vient qu’en vous faisant mourir ils croiront servir Dieu. » Mais cet acte, qui devait sauver sa justice propre, ne fit qu’en déterminer la ruine. Le sang d’Etienne, versé par Paul et ses condisciples, envenima la plaie de sa conscience au lieu de la cicatriser. Et ce fut alors que Christ, profitant du moment où son cœur était le plus affamé de justice, vint subitement du sein de sa gloire se révéler à lui et lui donner en sa propre personne ce qu’il cherchait avec tant d’ardeur, la justice de Dieu, c’est-à-dire la sentence d’absolution que le Dieu juste juge peut seul prononcer sans appel sur le pécheur.

Cette justice que Jésus lui apportait était toute différente de l’idéal qu’il s’était formé jusqu’alors de ce bien, le premier de tous à ses yeux. Il s’était représenté comme le but de la vie de pouvoir régler d’une manière satisfaisante ses comptes avec Dieu sur le terrain de la stricte application des termes de la loi, et en lui offrant, comme le produit de sa propre force morale, une obéissance irréprochable. Et la justice lui fut au contraire accordée comme l’œuvre d’un autre et à titre de don gratuit. Elle descendit sur lui du ciel, au lieu de naître du sol de son propre cœur comme fruit de son travail. Il a décrit lui-même ce contraste dans un remarquable passage : « Si quelqu’un croit avoir sujet de se confier en la chair, j’en ai encore davantage, moi circoncis le huitième jour, Hébreu né d’Hébreux, pharisien en ce qui regarde la loi, à l’égard de la justice de la loi étant sans reproche, quant au zèle ayant même persécuté l’église. Mais ce qui m’était alors un gain, je l’ai regardé comme une perte à cause de Christ… afin d’être trouvé en lui, ayant non la justice qui me vient de la loi, mais celle qui me vient de la foi en Christ, la justice qui vient de Dieu par la foi (Philippiens 3.4-9). »

Nous remarquons ici, et non moins distinctement dans d’autres passages, une différence, bien étrange à première vue, entre le sentiment de Jacques et celui de Paul à l’égard de la loi. Jacques paraît trouver dans la loi un appui pour son activité morale, un principe bienveillant et ami ; Paul la représente plutôt comme un principe de condamnation. Pour Jacques la loi ne fait que se transformer en l’Évangile ; chez Paul la loi et l’Évangile semblent être deux principes qui s’excluent. D’où vient cette différence d’appréciation ?

Jacques prenait la loi dans le sens large dans lequel elle comprend les nombreuses institutions de grâce dont Dieu avait déjà pourvu l’ancienne alliance. Il ne songeait pas à l’accomplir sans s’être auparavant fortifié en Dieu par tous ces moyens, exactement comme aujourd’hui le chrétien sincère ne sépare jamais la pratique des devoirs évangéliques de la communion de Jésus et de l’usage des secours divins dont il a gratifié son Église. Paul au contraire parle de la loi dans le sens où la comprenaient les pharisiens chez les Juifs et ses adversaires pharisaïques dans l’église elle-même. C’est la loi, comme commandement moral uniquement et comme observance méritoire, le statut divin isolé de la communion avec Jéhovah lui-même, et envisagé par conséquent comme l’opposé de la grâce. Car il s’agit pour le pharisien de faire une œuvre dont il puisse se prévaloir devant Dieu comme de sa justice personnellec. Aux yeux de Jacques, cette opposition entre la loi et la grâce, œuvre humaine et œuvre divine, n’existe pas. Car l’idée de mérite ne faussait pas chez lui, comme dans le pharisaïsme, les relations entre Dieu et l’homme. L’obéissance humaine est l’œuvre de Dieu lui-même dans l’homme par le moyen de la loid. Pour le pharisien au contraire, — et c’est à ce point de vue que se replace Paul en discutant cette question avec ses adversaires pharisaïques — l’obéissance, étant purement l’œuvre de l’homme, lui donne droit, si elle est complète, à la récompense promise et devient le fondement de sa gloire dans le siècle présent et dans le siècle à venir.

c – « Quel bien ferai-je afin d’hériter la vie éternelle ? (Matthieu 19.16). »

dJacques 1.17 : « Tout don parfait vient de Dieu ; » v. 18 : « Il nous a de son bon vouloir régénérés pour obéir à la parole de vérité, » etc.

Si l’on ne distingue pas ces deux points de vue sous lesquels peut être envisagée la loi, on ne saurait comprendre la manière si différente en laquelle il est parlé de cette institution divine, ainsi que de son rapport à l’économie du salut, dans l’épître de Jacques et dans celles de Paul.

[Que du reste le point de vue de Paul ne soit pas étranger à Jacques, ni celui de Jacques étranger à Paul, c’est ce qui ressort, d’un côté, de Jacques 3.2 : « Nous bronchons tous en plusieurs manières, » et, de l’autre, de Romains 7.10 : « Le commandement qui m’était donné pour la vie. »]

Paul était donc maintenant en possession de ce bien pour lequel il avait tant travaillé, tant lutté. Il avait trouvé en Christ crucifié et ressuscité la justice qu’il avait inutilement cherché à obtenir par ses œuvres propres. La foi, non la croyance au dogme de l’unité de Dieu, mais la confiance absolue en Jésus livré à cause de nos offenses et ressuscité en raison de notre justification, était désormais à ses yeux la seule condition pour recevoir ce bien des mains de Dieu. La pensée divine à l’égard du salut de l’humanité lui était dévoilée. Il ne s’agissait pas, comme il l’avait cru jusqu’à ce moment, pour réhabiliter le monde déchu, d’étendre le règne de la loi à toutes les nations païennes, de judaïser, ou même de pharisaïser les peuples. A quoi, devait-il se dire après l’expérience qu’il venait de faire, à quoi leur servirait-il de posséder une loi qui exige, mais qui ne donne pas le moyen d’accomplir, qui prononce la condamnation, mais qui ne fournit aucun remède efficace pour l’enlever ? Il comprit que Christ avait mis un terme à ce régime, qu’il ne s’agissait plus de dire à l’homme : « Fais, et ton œuvre te rendra juste devant Dieu ; » que désormais tout ce qui est à faire est fait par le Christ, qu’on devient juste en acceptant son œuvre parfaite, et que la proclamation de cette bonne nouvelle devait remplacer désormais le prosélytisme en faveur de la loi (Romains 10.7-18). Prêcher Christ comme la justice de l’homme pécheur, telle lui apparut désormais la tâche de sa vie. Ce ne fut pas seulement la vocation à l’apostolat telle qu’elle lui fut adressée de la part du Seigneur par Ananias, qui créa chez lui ce besoin ; il provenait surtout de l’œuvre accomplie en lui-même. C’était le rayonnement du jour qui s’était fait dans sa propre âme.

« Le Dieu qui a dit que la lumière jaillisse des ténèbres a fait luire sa lumière dans nos cœurs, afin que nous fassions reluire à tous les yeux la connaissance de la gloire de Dieu, manifestée en Jésus-Christ. » (2 Corinthiens 4.6).

On sait comment dès ce moment il a accompli cette mission de prédicateur de la justification par la foi. Ce fut la première partie de son œuvre. Nous ne pouvons donner même sommairement une esquisse de cette activité héroïque. En trois bonds, si l’on ose appeler ainsi ses trois grands voyages missionnaires, il parcourt le monde païen et le conquiert à l’Évangile. De même que la pleine révélation qui lui a été accordée sur le point central de la justification par la foi, est l’illumination primordiale qu’a reproduite la lumière répandue ensuite dans l’église, ainsi c’est son apostolat-modèle qui a ouvert la voie à celui de tous les missionnaires qui l’ont suivi.

Mais la mission n’a été qu’une moitié de la tâche de Paul. En même temps qu’il étendait le christianisme sur le monde païen, il était forcé de travailler à le dégager des liens du judaïsme, dans lesquels le culte nouveau avait été d’abord enveloppé. L’oiseau ne pouvait déployer ses ailes qu’en s’affranchissant de sa prison naturelle.

Paul, mieux qu’aucun apôtre, avait reconnu, et cela par son pharisaïsme même, l’impuissance radicale de tout commandement et de tout rite à justifier et à changer l’homme. Voilà pourquoi, plus distinctement que nul autre, il a écarté du salut chrétien tout mélange d’alliage légal. Mais il est faux que Paul, en enseignant de la sorte, ait eu les Douze pour adversaires. Nous l’avons vu : quant à eux, ils observaient la loi, mais non comme condition de salut. La loi était pour eux une institution divine et nationale qui, tant que Dieu ne l’avait point abolie, restait la forme normale de la vie juive. Cette observance commune était aussi pour eux un dernier lien avec Israël non converti, leur champ de mission. Jacques lui-même ne pensait pas autrement que les Douze. S’il y avait une différence entre lui et eux, Pierre en particulier, c’était uniquement sur ce point : qu’il maintenait la vie selon la loi pour les judéo-chrétiens d’une manière absolue et où qu’il se trouvassent, tandis que Pierre, Barnabas et leurs collègues paraissent avoir admis une certaine liberté relative pour les croyants d’origine juive, lorsqu’ils vivaient dans des églises composées surtout de Gentils. C’est ce qui ressort du passage des Galates où est raconté le conflit de Pierre et de Paul (ch. 2), particulièrement du v. 12 : « Avant que quelques-uns fussent venus de la part de Jacques, Pierre mangeait avec les Gentils ; mais lorsqu’ils furent arrivés, il se sépara d’avec eux. » Le concordat de Jérusalem (Actes ch. 15) ne s’était point expliqué sur ce qu’il y aurait à faire dans cette situation particulière. Et ce fut ce qui donna lieu au conflit d’Antioche. Les deux manières d’agir, en ce point secondaire, étaient réellement compatibles avec la décision prise. La seule parole prononcée à Jérusalem qui pût être appliquée à cette question : « Quant à Moïse, il y a de toute ancienneté des gens qui le prêchent, vu qu’il est lu dans toutes les synagogues le jour du sabbat, » appartient au discours de Jacques, non au décret apostolique. Aussi le reproche que Paul adresse à Pierre porte-t-il uniquement sur son inconséquence, sur ce fait criant qu’il rebâtit par sa conduite subséquente ce qu’il avait abattu par sa conduite antérieure (l’obligation légale). Avec Jacques lui-même Paul n’eût pas eu ce conflit. Il eût accepté Jacques tel qu’il était, conservant sans varier l’observance légale.

En effet, saint Paul accordait pleinement aux judéo-chrétiens le droit de persévérer dans l’observation de la loi, soit sous la forme plus rigoureuse de Jacques, soit sous la forme mitigée que pratiquait Pierre à Antioche. Il ne voyait en cela rien de condamnable, pourvu qu’on ne fit pas de cette observance une affaire de salut. Sur ce point donc, plein accord avec les Douze (Galates 2.1-10). Les judaïsants pharisaïques seuls faisaient scission. Mais, d’autre part, il faut reconnaître que Paul se sentait dès maintenant affranchi complètement de la loi par la mort de Christ qui l’avait abolie en l’accomplissant, tandis que les Douze, pour mettre en pratique avec pleine liberté de conscience cette abolition, paraissaient attendre le retour de Christ, qui, en changeant tout l’état de choses actuel, inaugurerait l’ère définitive. Cet affranchissement dont, selon eux, un événement extérieur, tel que le retour de Christ, devait donner le signal, Paul le trouvait, lui, dans le simple fait de la foi à l’œuvre de Christe ; et il le trouvait là avec une telle certitude, qu’il se sentait libre, non seulement de renoncer à cette observation légale, mais même de s’y soumettre de nouveau, quand cela pouvait servir la cause de Christ. L’observance était devenue pour lui, avec la foi en Christ, chose tellement indifférente au point de vue moral, qu’il pouvait choisir librement dans chaque cas entre les deux manières d’agir. C’est cet assujettissement volontaire, tout différent de l’esclavage judaïsant, qu’il décrit quand il parle de se mettre sous la loi avec ceux qui sont sous la loi et de se faire faible avec ceux qui sont faibles (1 Corinthiens 10.20-22). C’est également en raison de cette conviction et de cette manière d’agir qu’à Jérusalem il put accéder en toute bonne foi à la demande que lui adressa Jacques de se joindre à quelques nazaréens qui accomplissaient un vœu dans le temple ; et cela dans le but exprès de convaincre les judéo-chrétiens, qui arrivaient en foule à la fête, qu’on avait tort de voir en lui un adversaire fanatique, un destructeur systématique des rites mosaïques chez les Juifs devenus chrétiens. Avait-il détourné jamais un judéo-chrétien un Juif vivant en pays païen de circoncire ses fils ou de les élever selon les coutumes nationales ? Non, l’observance en elle-même ne méritait pas même à ses yeux l’honneur d’être combattue. Elle devait tomber comme un arbre mort.

e – Voir l’admirable mais difficile passage Romains 7.1-6.

Jamais homme, nous osons le dire, n’a fait preuve, dans la manière de traiter les difficultés d’une situation pratique, de plus de condescendance, de liant, de douceur, que Paul ne l’a fait en réglant cette question brûlante avec les apôtres. Autant il se montre inflexible vis-à-vis des faux-frères, les judaïsants, parce qu’avec eux le principe même de la justification par la foi était engagé, autant il sait se prêter à toutes les concessions, dans l’application pratique du principe, vis-à-vis des apôtres et des judéo-chrétiens en général qui n’étaient pas encore aussi complètement affranchis que luif.

f – Comparez sa manière d’agir si différente dans les deux cas de Tite, Galates 2.3-5, et de Timothée, Actes 16.3.

Cette souplesse dans la conduite, qui marche de pair avec celle de sa dialectique, fut précisément ce qui lui valut de la part de ses adversaires les accusations de versatilité et d’astuce dont nous trouvons l’indice dans ses lettres. Ce fut cette condescendance, poussée envers Jacques presque jusqu’à l’excès, qui fut la cause de son arrestation et de ses longues captivités. A cet égard encore saint Paul a été étrangement défiguré dans les récents portraits que l’on a tracés de lui. On l’a présenté comme un homme roide, tranchant, absolu. Il pouvait y avoir de ces défauts-là dans son caractère naturel. Mais l’homme fort avait été brisé, comme le chêne par le coup de foudre. Quand, sur la voie où l’homme s’est laissé pousser par sa propre sagesse et par sa propre volonté, il se trouve tout à coup en guerre ouverte avec le Dieu qu’il s’imaginait servir, son cœur se fond en un clin d’œil, comme dans une fournaise. C’est l’anéantissement de son orgueil, de son moi. C’est la mort. Et le lion sort agneau de cette épouvantable crise.

La transformation radicale qu’il avait subie à Damas fut ce qui mit Paul en état d’accomplir la plus difficile des tâches : celle d’établir le règne de Dieu chez les Gentils sans rompre avec l’Église judéo-chrétienne, berceau de l’Évangile. Pour cela, quels égards dans les procédés, quelle persévérance dans les soins délicat ne furent pas nécessaires ! Après chacun de ses voyages de mission, Paul se hâtait de revenir à Jérusalem serrer la main de ceux des apôtres qui pouvaient s’y trouver encore, celle de Jacques, en particulier, le chef du troupeau. Et il n’arrivait pas les mains vides. Il venait déposer aux pieds des saints de la capitale le tribut de reconnaissance de toute la chrétienté païenne (Galates 2.10). Jamais le vil métal ne servit à un plus noble usage, Le monde entier s’acquittait ainsi de sa dette sacrée envers Israël.

Paul comprenait parfaitement que les assises de l’édifice qu’il élevait chez les peuples païens ne pouvaient reposer solidement que sur le fondement historique posé en Israël par le Seigneur lui-même, qu’autrement elles ne tarderaient pas à s’affaisser. Voilà pourquoi il disait : « Je montai à Jérusalem de peur que je n’eusse couru ou qu’à l’avenir je ne courusse en vain (Galates 2.2). » Ce n’était donc point une vaine forme, comme on a voulu le prétendre, que cette main d’association que se donnèrent Paul et Barnabas, d’une part, Jacques, Jean et Pierre, de l’autre, à la suite d’une conférence décisive. Ce fut le symbole sérieux d’une vraie collaboration (Galates 2.9). Séparés quant au mode de service et au champ de travail, ces ouvriers étaient uns quant au Maître qu’ils servaient et à l’œuvre qu’ils accomplissaient à sa gloire.

On pourrait dire que Jacques, établi à Jérusalem, ressemblait à la tige fixe du compas, tandis que Paul, embrassant le monde dans les immenses circuits de sa mission, en représentait la branche mobile. Instrument double et pourtant unique, mû par une seule et même main.

Nous avons fait ressortir celui d’entre les éléments du salut qui a été le point central de la vie, de la pensée et de l’activité de saint Paul : c’est la possession de l’état de justification devant Dieu. Portons maintenant nos regards sur les vastes perspectives qui s’ouvrirent à son intelligence une fois qu’il eut obtenu ce bien, objet de son aspiration la plus intense. Ces riches intuitions sont semblables à une série d’anneaux lumineux rangés autour d’un foyer brillant qui leur servirait de centre.

Mais signalons d’abord à ce sujet deux opinions souvent émises et qui nous paraissent plutôt des hypothèses que les résultats de faits constatés.

On a prétendu que les idées de Paul s’étaient transformées sur beaucoup de points durant le cours de son apostolat, et que ses lettres présentaient les traces de ces modifications. Nous avons dès l’abord un doute psychologique à opposer à cette manière de voir. La crise qui a transformé saint Paul n’a-t-elle pas été un renouvellement trop radical de tout son être pour qu’il ne soit pas sorti de cette refonte tout d’une pièce, si j’ose dire ainsi, et tel qu’il devait rester jusqu’à la fin ? Quant à ses épîtres, nous reconnaissons bien un progrès dans l’exposition de sa pensée, mais nullement un changement dans sa pensée elle-même. Elles traitent de la question de l’avenir du règne de Dieu (épîtres aux Thessaloniciens) avant de mettre en lumière le fondement du salut (épîtres aux Galates, aux Corinthiens et aux Romains) ; et ce n’est que plus tard, lorsqu’il a accompli cette seconde tâche, que Paul arrive à présenter dans toute sa grandeur la personne de Christ et dans toute sa beauté l’institution de l’Église qui est son corps (épîtres aux Colossiens, aux Ephésiens et aux Philippiens). Après avoir ainsi parcouru le cycle de la connaissance chrétienne, il s’occupe enfin dans ses derniers écrits de questions de nature pratique ; il insiste sur l’établissement du ministère dans les églises et sur la nécessité des bonnes œuvres (épîtres pastorales). Mais suit-il de là qu’il n’ait pas admis dès le commencement le devoir de la sanctification ou la nécessité d’établir dans l’Église un corps pastoral ? Les épîtres aux Thessaloniciens elles-mêmes, ainsi que le livre des Actes, prouvent le contraire (Actes 14.23 ; 1 Thessaloniciens 5.12). Ou bien ses vues sur le salut et ses conditions ne se seraient-elles fixées qu’après son séjour à Thessalonique ? Il est aisé de prouver qu’elles se confondent entièrement avec sa vocation même à l’apostolat et qu’elles en sont contemporaines. Ou bien, enfin, Paul ne se serait-il élevé que graduellement à la notion de la divinité de la personne de Christ ? Mais on peut prouver et on a prouvé jusqu’à satiété contre Baur, par les épîtres des premiers groupes, que toutes les idées qu’il a développées plus tard sur ce sujet étaient déjà présentes à son esprit dans la première partie de son ministère.

[Jésus-Christ, de nature divine (Romains 1.3 ; 8.32) ; Dieu (Romains 9.5) ; le Jéhovah de l’ancienne alliance (1 Corinthiens 10.4) ; créateur du monde (1 Corinthiens 8.6).]

Que conclure de là ? C’est que, dès le premier jour, le ciel nouveau s’étalait tout entier avec toutes ses constellations au-dessus de sa tête, et qu’il le parcourait d’un regard d’adoration ; mais qu’il ne le rapporta, si j’ose employer cette image, que graduellement sur sa carte astronomique ; en d’autres termes, qu’il ne développa le contenu de la révélation dans ses écrits qu’à mesure que les besoins pratiques de l’église l’y appelèrent. Les éléments de la conception évangélique qui se déploie progressivement dans la longue série de ses épîtres, étaient tous à l’état plus ou moins rudimentaire dans sa connaissance, dès l’issue des trois jours qui transformèrent sa vie et sa pensée.

Pour démontrer un changement dans les idées de l’apôtre, on allègue spécialement certains passages qui semblent renfermer une manière de voir différentes sur la proximité du retour de Christ. Le fait serait vrai, qu’il ne prouverait rien encore en faveur de la thèse que nous combattons ; car il s’agit là d’une question de temps qui est tout autre chose qu’une question de dogme. Jésus lui-même sur la terre ignorait encore le jour de sa venue. D’ailleurs le fait signalé est-il réel ? Dans une de ses dernières lettres, saint Paul n’écrit-il pas, tout comme il eût pu le faire dans les premières : « Le Seigneur est proche (Philippiens 4.5). » Et dans l’une des premières n’écrit-il pas, aussi bien qu’il eût pu le faire plus tard : « Nous vous prions de ne pas vous laisser troubler… comme si le jour du Christ était proche (2 Thessaloniciens 2.2). » Le fait est qu’aux yeux de saint Paul, comme aux yeux de Jésus, cette attente n’est point une prévision chronologique, mais que ce terme désigne une attitude morale, celle du serviteur qui vit en attendant constamment son Maître. Le seul changement réel que nous puissions constater dans ses prévisions à cet égard, c’est que, quelques jours avant son martyre, il suppose, plus certainement qu’auparavant, que sa mort précédera le retour de Christ (2 Timothée 4.18). Or ce n’est point là un changement d’idée, relativement au retour même du Seigneur ; Paul modifie seulement son opinion concernant le rapport entre ce retour et le moment accidentel de sa propre mort. Nous ne voyons pas ce que la dogmatique ou la morale ont à faire là. Saint Paul n’a jamais eu la prétention de connaître à l’avance la date de sa mort.

[S’il paraît se ranger (1 Thessaloniciens 4.15 : « Nous qui vivrons… » parmi ceux qui resteront jusqu’à la venue du Seigneur, il se place au contraire, 1 Corinthiens 6.14, parmi ceux « que le Seigneur ressuscitera par sa puissance ; » ce qui prouve bien que dans les deux cas le nous est pris dans un sens collectif et nullement individuel.]

Il existe un second préjugé très répandu : c’est que Paul a importé dans sa conception chrétienne un assez grand nombre de notions appartenant à son passé judaïque. On cite la doctrine des deux Adams, la prédestination, etc. Ici encore nous opposons avant tout la raison psychologique que nous avons fait valoir contre la thèse précédente. La transformation profonde, complète, qu’a éprouvée saint Paul, a dû porter sur sa pensée aussi bien que sur l’ensemble de sa vie antérieure, et la tentation a dû être plus grande pour lui de rejeter les éléments de vérité renfermés dans sa conception judaïque, maintenant répudiée, que de conserver des notions fausses ou douteuses qui en faisaient partie. Ce qu’il a dû respecter de son système d’autrefois, ce sont les éléments qu’il a envisagés comme réellement scripturaires ; tout le reste, il l’a rejeté avec décision (Philippiens 3.8). Ainsi ce qu’il pouvait avoir appris à l’école des rabbins sur la relation entre les deux Adams provenait, d’un côté, de la révélation préparatoire renfermée dans l’Ancien Testament, et, de l’autre, de l’expérience qu’il venait de faire lui-même du contraste profond entre l’état moral de l’homme naturel et celui de l’homme nouveau en Christ. Certainement aucune de ses idées précédentes ne passa dans sa prédication apostolique sans avoir reçu le sceau de la création nouvelle qui s’était opérée chez lui. Cela s’applique aussi au dogme de la prédestination. Ce qu’il pouvait avoir entendu sur ce sujet dans les écoles juives, a été purifié, précisé par l’application à Christ et à l’Église, avant de passer dans son enseignement apostolique. Nulle trace d’ailleurs chez Paul d’une prédestination fataliste. La liberté et la responsabilité humaines sont constamment supposées, souvent affirmées par lui ; et quant aux chapitres 9 à 11 de l’épître aux Romains, nous pensons que ce morceau renferme précisément la protestation la plus vigoureuse contre l’idée d’une prédestination fataliste qu’Israël incrédule alléguait audacieusement contre la vérité du salut gratuit et universel proclamé par Paul.

A la connaissance chrétienne de l’apôtre s’applique, aussi bien qu’à sa vie morale, cette grande parole : « Si quelqu’un est en Christ, c’est une nouvelle création ! Les choses anciennes ont passé ; voici, toutes choses sont nouvelles. »

Le premier point sur lequel tomba le rayon révélateur, après que la question du salut eut reçu dans la conscience de l’apôtre sa pleine solution, fut la personne du Sauveur. Il l’avait vu dans sa gloire divine, des yeux mêmes de son corps, jusqu’à être frappé de cécité par l’éclat de cette apparition subite. C’est de ce moment que date sans doute l’impression qu’il a rendue dans cette parole de l’épître aux Colossiens : « Toute la plénitude de la divinité habite en lui corporellement. » Aucune des visions subséquentes de l’apôtre, ni même son ravissement dans le troisième ciel (2 Corinthiens 12.2), ne peuvent expliquer aussi bien l’origine psychologique de ce terme : corporellement, sous la plume de celui qui se fait une idée si élevée de la spiritualité de Christ et qui est allé jusqu’à dire : « Le Seigneur est l’Esprit. »

Paul avait probablement partagé jusqu’au moment de son renouvellement l’opinion rabbinique d’après laquelle le Messie devait être l’homme élevé à sa plus haute puissance. Peut-être, mais c’est moins probable, était-il déjà initié à l’idée qui fait le fond de toutes les spéculations cabalistiques postérieures, d’après laquelle le Messie serait l’apparition de l’homme-type, du modèle céleste sur lequel a été créé l’Adam terrestre. Mais par la contemplation du Messie en la personne de Jésus glorifié, il fut élevé immédiatement à une notion supérieure ; il reconnut en Christ un être divin par essence. C’est ce qui ressort de toutes ses grandes épîtres, Galates, Corinthiens, Romains. S’il n’a pas développé immédiatement cette pensée, c’est que le débat sur la question de la grâce et de la loi l’occupait à cette époque tout entier ; mais il l’a clairement énoncée. La nécessité exégétique d’appliquer le cri d’adoration, Romains 9.5 : « Dieu au-dessus de toutes choses, béni éternellement ! » à Jésus-Christ, a été démontrée d’une manière qu’on peut bien appeler définitive dans la dissertation classique de M. Schultzg. Or, si l’on pense à ce qu’était pour la conscience juive la distance qui sépare le Créateur de la créature même la plus élevée, on comprendra que la pensée de Paul n’a pas franchi celle qui sépare le Messie-homme du Messie-Dieu par un simple élan spéculatif.

gJarbücher für deutche Theologie, 1868.

L’Ancien Testament avait déjà pu le mettre sur la voie, puisqu’il faisait pressentir en maints passages la divinité du Messie futur. Une parole du dernier des prophètes présentait même expressément la venue de ce personnage comme la suprême théophanieh. Cependant il est probable que ce ne fut qu’à la longue que Paul découvrit et réunit ces preuves scripturaires. Ce fut la vérité déjà possédée qui l’y rendit attentif ; il ne la découvrit pas par leur moyen.

h – Apparition de Dieu ; comparez Malachie 3.1.

Il faut remarquer ici une différence que Néander fait observer. Jacques avait connu Jésus dès l’enfance, Pierre l’avait suivi dans son ministère ; mais Paul ne le connut face à face que par son apparition glorieuse. En réfléchissant à ces situations si différentes, on s’explique la manière dont chacun d’eux parle du Christ, et l’on comprend que les attributs divins soient appliqués plus expressément à sa personne dans les écrits de Paul.

C’est dans ses dernières lettres que cet apôtre a exposé de front sa manière d’envisager la personne du Seigneur. Il le présente comme ayant échangé volontairement sa forme de Dieu, son état divin, pour la forme de serviteur ; puis il le montre continuant encore ici-bas ce mouvement d’abaissement, le prolongeant même jusqu’à la mort, et une mort comme celle de la croix ; et enfin il nous fait contempler son relèvement, comme homme, à toute la hauteur de l’état divin dont il s’était dépouillé en s’incarnant (Philippiens 2.6-11).

[Nous ne concevons pas comment M. Sabatier peut ne voir dans cette expression de saint Paul, la forme de Dieu (dont s’est dépouillé Christ), qu’une forme vide qui devait être remplie, c’est-à-dire une pure virtualité qui devait être réalisée par sa vie d’homme saint. (Saint Paul, p. 224). Cette expression doit nécessairement désigner un état aussi réel que le terme de forme de serviteur qui en est l’antithèse. Or, celui-ci est évidemment pris dans le sens le plus historique et le plus réel ; car il désigne la vie humaine de Jésus. Qui pourrait d’ailleurs prétendre que dans cette parole du même apôtre : « Lui qui étant riche, s’est fait pauvre… » (2 Corinthiens 8.9), le terme de riche doit être pris dans un sens purement idéal, tandis que celui de pauvre devrait être entendu au sens historique ? Le terme grec de morphé ne se prête pas non plus à cette notion d’une forme vide, d’une simple idée. Il désigne toujours une forme organique par conséquent vivante et pleine de réalité. Que l’on nie, si on le veut, la préexistence réelle du Seigneur, mais que le sens des textes soit respecté ! Quant aux paroles de l’apôtre qui suivent, nous ne saurions accepter le sens alambiqué qu’essaie de leur donner l’auteur que nous combattons. Le contexte montre clairement quelle est la pensée de saint Paul : il exhorte les Philippiens à ne pas se vanter des avantages qu’ils peuvent posséder et leur montre l’exemple du Christ, qui, lorsqu’il s’est incarné, n’a point fait ici-bas, comme il l’eût certainement pu, étalage des gloires de son état divin, mais qui est apparu comme un simple homme et sous la forme d’un serviteur, tandis qu’il eût pu se présenter comme Dieu et comme Maître.]

L’une des vues les plus importantes de saint Paul dans le domaine christologique est celle du lien organique qu’établit entre la création physique et la création spirituelle la personne de Christ comme chef commun de l’une et de l’autre. Ces deux œuvres, la création de l’univers et le salut de l’humanité, appartiennent à l’exécution d’un plan unique et suivii, tellement que tout dans la nature comme dans l’histoire, dans l’humanité comme dans l’Église part du même principe, Christ, et aboutit au même but, Christ, l’Alpha et l’Oméga, selon l’expression de l’Apocalypse. C’est là, d’après saint Paul, le principe d’une sagesse, d’une philosophie toute nouvelle, dont Christ est la clef de voûte, mais dont il réserve l’enseignement aux parfaits, à ceux qui déjà ont expérimenté le salut. Son objet est le plan divin conçu de toute éternité pour notre gloire. Car l’Église étant une avec son chef, la gloire de celui-ci devient la sienne. La position suprême de Christ dans l’univers est l’héritage des croyantsj.

i1 Corinthiens 8.6 ; Éphésiens 1.8-10 ; Colossiens 1.15-20.

jColossiens 1.26-28 ; 1 Corinthiens 2.6-7 ; Romains 8.29, etc.

C’est à cette vue générale sur la personne de Christ qu’il faut rattacher l’idée que saint Paul se fait de la nature physique. M. Sabatier prétend que Paul n’a pas, comme Jésus, le sens de la nature. Pour parler ainsi, il semble qu’on doive n’avoir jamais lu le magnifique morceau du ch. 8 de l’épître aux Romains, où l’apôtre nous montre la nature souffrant tout entière de l’état de fragilité et de corruption dans lequel l’a entraînée notre chute, et joignant son soupir à celui des enfants de Dieu, à celui de l’Esprit Saint lui-même, pour réclamer la rénovation de toutes choses, comme couronnement du renouvellement de l’humanité en Christ. La nature est pour saint Paul ce qu’elle est devenue de nos jours pour la science à la suite des découvertes géologiques : un tout vivant qui se transforme, et nullement un être mort enfermé dans la prison des lois mathématiques ; le théâtre d’un progrès constant ; par conséquent, le prélude d’une œuvre plus magnifique, qui doit s’en dégager comme l’enfant du sein de sa mèrek. Ce sont là les bases profondes d’une vraie philosophie de la nature.

kRomains 8.22 : « Toutes les créatures soupirent ensemble et sont comme en travail. »

L’histoire de l’humanité est saisie par saint Paul avec la même profondeur. L’universalité du fait du péché est constaté par celle du fait de la mort. Mais en face de cette universalité de corruption et de condamnation est placée celle de la justification et de la vie. Deux personnalités les résument l’une et l’autre, celle d’Adam et celle de Christ. Comme par la naissance nous participons involontairement à la première, par la foi libre nous pouvons tous nous associer à la seconde et trouver en elle, non seulement l’équivalent du mal que nous subissons en Adam, mais un surplus de grâce qui dépasse infiniment les effets passagers du péché primordial et collectif (Romains 5.12-21).

En dedans de l’histoire ainsi comprise se pose le problème du mystérieux peuple d’Israël, élu de Dieu et pourtant, à la fin, rejeté de lui. Quelle contradiction ! Quelle impossibilité morale ! Ne faut-il pas désespérer de la vérité de l’Évangile, s’il ne peut se soutenir qu’en affirmant cette thèse insoutenable d’une infidélité de Dieu envers son peuple choisi ? L’apôtre aborde ce redoutable problème et le traite sous toutes ses faces dans la fameuse dissertation, chapitres 9 à 11 de l’épître aux Romains. En opposition à une élection qui lierait à jamais la volonté divine elle-même et constituerait pour elle une obligation sur laquelle il n’y aurait pas à revenir, Paul revendique la liberté souveraine de Dieu qui peut rejeter même la nation élue, si elle vient à sortir de la condition morale de son élection, la foi, et appeler à lui des individus même appartenant à des peuples non élus, s’ils viennent à remplir la condition morale de l’élection, la foi (ch. 9). Il prouve que le premier de ces deux cas s’est réalisé pour Israël, parce qu’au lieu de se laisser conduire par la loi de Christ, il s’est servi de l’institution mosaïque pour établir sa propre justice, et un monopole du salut en sa faveur ; ce qui l’a conduit à repousser obstinément l’offre du salut en Christ, lors même que Dieu le lui a présenté en tout pays par ses envoyés (ch. 10). Puis il dévoile enfin la grande perspective : Lorsque, par l’effet même de la réjection de la nation israélite, l’accès au salut aura été ouvert à tous les autres peuples, et que, semblables à l’enfant prodigue, ils seront entrés dans la maison du Père, alors la grâce qui leur aura été faite tournera à la repentance et à la conversion de l’orgueilleux Israël, ce fils aîné sorti de la demeure paternelle à l’occasion du retour de son frère. De cette manière, et la nation théocratique et la gentilité indisciplinée, ces deux moitiés spirituelles de l’humanité, après avoir eu chacune leur époque de désobéissance et d’incrédulité, finiront par se réunir dans l’acceptation du salut commun et, par ces voies différentes, aboutiront au terme glorieux fixé dès l’abord à l’humanité dans le plan de Dieu. Car « Dieu les a tous enfermés dans la désobéissance, afin de leur faire miséricorde à tous : O profondeur des richesses de la connaissance et de la sagesse de Dieu ! » (ch. 11) Tel est le coup d’œil jeté par saint Paul sur la marche du développement religieux de l’humanité. On n’a rien écrit de plus élevé sur ce problème de la philosophie de l’histoire.

La pensée moderne hésite encore sur la vraie notion de L’État. Les uns reconnaissent l’élément divin qui est à la base de cette institution ; mais ils inclinent trop souvent à en faire une théocratie et à la placer sous le joug clérical. Les autres se refusent à donner un démenti à l’instinct moderne, qui réclame comme la plus précieuse des libertés celle de la conscience et du culte ; mais ils méconnaissent ordinairement le principe divin qui est à la base de l’État, et ne voient dans la société civile que le résultat d’un contrat dû à des motifs purement utilitaires. La pensée de saint Paul va droit au vrai entre ces erreurs opposées. D’un côté, le rôle de l’État est limité par lui à la sphère purement psychique et terrestrel

lRomains 13.1 « Que toute âme soit soumise aux puissances supérieures… »

; mais de l’autre il lui attribue sans hésiter, même dans ce domaine, un principe et un but divins. Dieu a voulu l’État aussi bien qu’il veut l’Église. La conscience, et non l’intérêt seulement, exige donc du chrétien qu’il soit en tout fidèle citoyen (Romains 13.1-6). Ainsi se trouve esquissée à grands traits la vraie notion de l’État et la seule base solide sur laquelle puisse s’édifier la philosophie du droit.

On peut le dire : sur quelque sujet que l’apôtre porte sa pensée, il l’éclaire d’un rayon de lumière céleste.

Et que dire enfin de cet homme, quand, à côté du fondateur d’églises qui en vingt-cinq ans conquiert le monde romain, du penseur qui illumine, sans s’égarer un seul instant, les domaines les plus divers et les plus obscurs, de l’écrivain qui, durant une portion relativement restreinte d’une carrière apostolique extraordinairement chargée et entravée, trouve moyen de composer en deux ans les trois chefs d’œuvre des épîtres aux Corinthiens et de celle aux Romains, écrits dont chaque phrase est semblable à un diamant ciselé, que dire de cet homme, quand, à côté de tout cela, nous découvrons en lui l’ami le plus attentif, qui va jusqu’à recommander à son jeune collaborateur de ne pas négliger de boire un peu de vin, le collègue le plus délicat qui aime à donner à ses moindres aides dans l’œuvre commune une place d’honneur à côté de lui, le frère le plus tendre qui, de sa propre main, adresse un esclave infidèle, qu’il a converti dans les fers, à son ancien maître, en le lui recommandant comme un autre lui-même, comme ses propres entrailles !

S’il est vrai qu’un homme soit grand dans la mesure de la grandeur et de la multiplicité des contrastes qu’il réunit en sa personne, il n’y en eut peut-être pas un sur la terre que l’on puisse légitimement comparer à Paul de Tarse. Homme des vastes intuitions comme de la subtile analyse, homme du plus profond mysticisme comme du bon sens le plus inaltérable, joignant au génie spéculatif et pratique, c’est-à-dire à toutes les facultés de l’intelligence, toutes les grâces, toutes les aménités, toutes les tendresses et toutes les profondes puissances du cœur, l’on comprend que Christ ait eu besoin d’un tel instrument pour opérer la plus grande des œuvres après la sienne, et que, ne pouvant l’obtenir de bon gré, il se soit emparé de lui de vive force.

Tandis que les autres apôtres, marchaient, Paul volait à travers le monde ; et ce qu’il y a de plus admirable peut-être, c’est que, sans violenter ses collègues ni se laisser le moins du monde arrêter par eux, il soit parvenu à maintenir intact le lien de fraternité qui l’unissait à eux. Le maintien de ce lien a été le chef-d’œuvre de l’amour de Christ qui dominait tous ces cœurs et qui faisait converger toutes leurs volontés au but unique de sa gloire.

IV
Saint Jean

Dans l’esprit de Paul, le talent dialectique l’emportait sur le don de la contemplation, qui pourtant, comme nous l’avons vu, ne lui faisait point défaut. Chez Jean, au contraire, la faculté d’intuition était si prépondérante qu’il ne restait à peu près aucune place dans son esprit pour le travail d’argumentation. Jean ne raisonnait pas, il voyait. Et aussi ne disputait-il point ; il affirmait ou niait, ne basant l’autorité de ses assertions que sur leur vérité intrinsèque qui devait être immédiatement perçue par toute âme sincère. A ce premier contraste entre ces deux hommes s’en joignait un autre appartenant à la nature du caractère. Paul était actif au dehors et très judicieux en affaires ; Jean avait une nature rêveuse, plus poétique que pratique, plus tournée vers l’idéal que vers l’activité extérieure. Aussi a-t-il peu agi ; nulle création ecclésiastique n’est due à son apostolat. Le monde dans lequel vivait son esprit, était celui des réalités supersensibles. Son intelligence et sa volonté tendaient au centre, non à la circonférence.

Lorsque de telles natures sont mues par un cœur tendre et aimant, elles prennent facilement dans leurs affections quelque chose de passionné et d’exclusif. Elles s’identifient tellement avec l’objet de leur amour qu’elles n’ont plus d’autre vie que la sienne, et qu’envers tout ce qui ne sent pas comme elles, elles usent d’une intolérance qui va parfois jusqu’à l’emportement. Tel paraît avoir été Jean avant qu’il eût subi l’influence du renouvellement opéré par l’Esprit de Christ. C’était lui qui fermait impérieusement la bouche à cet homme qui se permettait de chasser les démons au nom de Jésus sans se ranger au nombre de ses disciples. C’était lui encore qui demandait à faire descendre le feu du ciel sur cette bourgade samaritaine qui fermait ses portes à Jésus (Luc 9.49-54). Rien de plus différent du vrai Jean que l’idée que l’on se fait d’ordinaire de cet apôtre. Au lieu d’une nature molle et pleine de souplesse, il faut bien plutôt se représenter un caractère ardent, tranchant, brusque que Jésus a bien décrit par le surnom de fils du tonnerre (Boanerges), qu’il donna à Jean, ainsi qu’à Jacques son frère (Marc 3.17). Comme l’éclair sort tout à coup avec fracas de la nue immobile et silencieuse, ainsi faisait explosion l’amour ou la haine chez ces deux jeunes gens ordinairement réservés, vrais représentants du caractère sémite.

Nous avons reconnu chez chacun des apôtres précédents, Pierre, Jacques, Paul, une aspiration dominante à laquelle répondit l’Évangile. Nous ne croyons pas nous tromper en disant que l’âme de Jean aussi était dominée par un besoin profond et que ce besoin était celui de la vie, de l’infini. On a appelé mal de l’infini cette soif sans nom qui consume les natures sensibles et rêveuses, jusqu’à ce qu’elles aient rencontré l’objet qui satisfait plus ou moins complètement leur aspiration. Les écrits de Jean font comprendre que ce fut là le besoin qui ouvrit son âme à l’Évangile. Ce n’est pas pour rien que le mot de vie est le terme prépondérant dans ses écrits. La vie, c’est notre pauvre existence finie saturée de la richesse de l’existence parfaite. C’est le cœur de la créature s’abreuvant de paix, de sainteté, de force par l’accès immédiat à la source suprême. C’est l’homme transporté en Dieu et Dieu vivant dans l’homme. Ce fut là, semble-t-il, l’idéal de Jean dès sa jeunesse ; ce fut le bien qu’il découvrit en Jésus, qu’il obtint par lui et qui établit entre son Maître et lui l’intimité profonde, ineffaçablement caractérisée par cette dénomination : le disciple que Jésus aimait.

Il ne paraît donc pas que Jean soit parvenu à la foi au travers d’aucune lutte ou d’aucune révolution morale. Il n’eut point, comme Jacques, à surmonter une jalousie provoquée par une rivalité d’enfance. Jésus ne rencontra pas non plus chez lui, comme chez Paul, une résistance déclarée, effet du préjugé et de l’orgueil. Dès la première heure où il s’entretint avec Jésus, Jean fut entraîné par un irrésistible charme et se donna de toute son âme au Maître nouveau. La foi résulta chez lui d’une perception immédiate, due à cet enseignement intérieur de Dieu, dont il est si souvent parlé dans ses écrits. Il reconnut en Jésus le Messie, c’est-à-dire le Bien suprême. L’enseignement pieux de sa mère Salomé l’avait conduit à l’école de Jean-Baptiste ; l’invitation du précurseur l’amena avec la même facilité dans les bras de Jésus. Il n’eut à traverser ni profondes ténèbres, ni épais ou léger brouillard. Il marcha de lumière en lumière jusqu’à ce que le plein midi resplendît sur lui dans tout son éclat.

De là une grande différence entre son intuition évangélique et celle de Paul. Dans celle de ce dernier domine le fait du salut, dans celle de Jean la personne du Sauveur. C’est dans l’expérience de la délivrance que Paul trouva la connaissance du libérateur ; dans le salut il découvrit l’auteur du salut. Dans l’intuition de Jean la personne du libérateur précéda ; le salut lui apparut comme une émanation du Sauveur ; ce fut Jésus lui-même se communiquant à son âme.

S’il désigne la personne du Christ, qui est pour lui l’Évangile tout entier, comme la Parole faite chair, n’allons pas croire qu’il emprunte l’idée, qu’il exprime de la sorte, aux spéculations de son temps. Il leur demande tout au plus le terme dont il se sert pour rendre sa pensée. Celle-ci s’est formée en lui dans la contemplation de son Maître et par l’audition journalière de ses enseignements. Il s’est abreuvé aux sources de cette vie dans laquelle il a reconnu la vie vraiment digne de ce nom ; bien plus, il a entendu celui qui réalisait si complètement son idéal, déclarer : « Je suis le pain descendu du ciel pour donner la vie au monde ; » et c’est à la suite de cette expérience et sur le fondement de ce témoignage qu’il s’est écrié : « La vie qui était auprès du Père dès le commencement a été manifestée, et nous l’avons vue. » (Jean 6.48-51 ; 1 Jean 1.1-3) La vérité divine, lumière de l’âme, s’est répandue en lui à mesure qu’il écoutait Jésus ; bien plus, il a entendu Jésus lui-même déclarer : « Je suis la vérité, » et il s’est écrié : « La vérité est venue par Jésus-Christ… » (Jean 16.6 ; 1.17) Voilà l’origine toute simple de ce théorème religieux, et nullement métaphysique, du Verbe fait chair, dont on a cherché la source dans Philon et jusque chez Platon. Au point de vue du monothéisme juif, un homme ne pouvait être la vérité et la vie pour l’âme humaine, qu’autant qu’il était la révélation de Dieu lui-même et participait à son essence qu’autant qu’il était son image vivante, son reflet dans l’éternel miroir de la conscience divine, l’expression adéquate, coéternelle avec lui, de sa pensée et de son être. L’Ancien Testament avait déjà consacré le terme de parole pour désigner les manifestations toutes-puissantes de la volonté divine. La théologie juive avait, dès avant saint Jean, appliqué le terme : Parole de Jéhovahm à tous les signes visibles de l’action de Jéhovah dans le monde extérieur. L’expression de Parole dont se sert Jean pour désigner le côté divin dans la personne de son Maître n’a donc pas même besoin d’être expliquée par la philosophie de son temps. Il suffit de la Bible et de l’enseignement des écoles juives, qui en découlait, pour en rendre compte.

mMemra di Jéhovah, dans les paraphrases chaldaïques de l’Ancien Testament, qui, pour avoir été consignées après l’ère chrétienne, n’en datent pas moins de l’époque antérieure.

Une nature contemplative et recueillie, — voilà le fond d’où surgissent les génies poétiques et philosophiques. Le don philosophique, qui consiste à s’élever rapidement de chaque fait particulier à son principe général, est évidemment fils de la contemplation ; et le don poétique, qui est habile à découvrir promptement l’image concrète dans laquelle peut s’incarner et être rendue sensible l’idée abstraite, suppose ce laisser-aller de la rêverie méditative qui ne vise à rien, si ce n’est à fixer fortement l’intuition qui la remplit, en lui donnant un corps par le moyen de l’imagination. Jean paraît avoir possédé au plus haut degré ce double talent. Le premier de ces dons ressort surtout dans son évangile ; le second apparaît dans le grand poème biblique, l’Apocalypse. Dans le premier de ces écrits, chaque manifestation de la personne de Jésus est saisie au point de vue de sa valeur éternelle et spirituelle. En lisant avec recueillement ce récit, on sent palpiter dans chaque fibre de la chair du Fils de l’homme le Verbe divin. Chacun de ses miracles est comme l’irradiation de l’un des côtés de sa dignité de Fils. Les effets variés qui se produisent autour de chacun de ses pas parmi les hommes, si accidentels qu’ils soient à première vue, sont ramenés à leur principe, soit dans la direction du bien, soit dans celle du mal ; et à travers les causes secondes apparaît toujours, dans les deux domaines de la lumière ou des ténèbres, la cause supérieure, Dieu ou Satan. On comprend par là que la polémique contre l’hérésie, qui manque naturellement dans l’évangile, mais qui se déploie dans la première épître, soit sommaire, affirmative, nullement analytique et discursive, foudroyante ; c’est celle du fils du tonnerre. Le don poétique de Jean s’épanouit dans l’Apocalypse, le complément de l’évangile. Nous ne concevons pas qu’on puisse, comme on le fait sans cesse, opposer l’un à l’autre ces deux écrits. S’ils diffèrent quant au style, la cause en est facile à saisir. L’influence de l’Ancien Testament se fait sentir d’un bout à l’autre de l’Apocalypse ; car ce livre n’est vraiment que la reproduction, à la fin du Nouveau Testament, de toute la portion des prophéties de l’Ancien non accomplie par la première venue de Christ. Quant au drame, il correspond exactement, comme nous le verrons, à celui de l’histoire évangélique. C’est la poésie complétant la narration, la prophétie achevant l’histoire. Comme, dans l’évangile, Jean remonte à chaque instant du fait particulier à son principe, du Jésus terrestre au Verbe éternel, de même, dans le tableau prophétique, il montre les principes suprêmes des choses descendant jusqu’à leurs dernières conséquences, les puissances mystérieuses qui dominent l’histoire du monde apparaissant enfin sur la scène, à la fin de ce drame, sous la forme la plus concrète.

Quant à la lutte entre la loi et la grâce, qui a occupé une si grande partie de la vie de Paul, c’est pour Jean un orage dissipé. Pas la moindre trace dans ses écrits de cet antagonisme qui joue le grand rôle dans les écrits de l’apôtre des Gentils. La foi, selon Jean, n’est pas la croyance qui doit être complétée par l’œuvre, comme chez Jacques, elle n’est pas non plus la cause qui produit l’œuvre, comme chez Paul. Elle est l’œuvre elle-même, l’œuvre véritable, l’œuvre suprême, la prise de possession immédiate du Christ, c’est-à-dire du salut, de la vie. « Quelles sont les œuvres de Dieu, afin que nous les fassions ? » demandent les Juifs au Seigneur. « L’œuvre de Dieu, leur répond Jésus, c’est que vous croyiez à celui qu’il a envoyé (Jean 6.28-29). » La foi est l’œuvre des œuvres, croire, c’est se donner, et se donner, c’est l’apogée, c’est le tout de l’activité morale. Voilà où il faut arriver pour trouver l’accord profond de Paul et de Jacques : la foi n’est foi qu’autant qu’elle est œuvre (Jacques), et l’œuvre n’est œuvre qu’autant qu’elle est foi (Paul). Jésus avait d’avance formulé cette conciliation. Tous les orages qui ont succédé au passage du Maître n’avaient pas étouffé dans le souvenir de Jean cette déclaration, sortie jadis de sa bouche, qui fait tomber toute contestation et met d’accord tous les côtés de la vérité.

L’activité pratique de Jean fut presque nulle. Fonder n’était pas son don. Tout ce qu’il put faire dans le domaine ecclésiastique, ce fut de cultiver les créations de ses collègues. Il le fit surtout en Asie-Mineure, au sein des églises dues à la troisième mission de Paul. Là, dernier dépositaire de la connaissance immédiate du Seigneur, confident le plus intime de ses pensées, reflet vivant de sa parole et de sa personne, il portait, comme dit Polycarpe, l’évêque d’Ephèse, dans son poétique langage, la tiare du souverain sacrificateur avec la lame d’or et l’inscription : Sainteté à l’Éternel. Il montrait en sa personne le faîte de la vie atteint, la perfection de Christ réalisée dans le croyant. Il conduisit ainsi l’Église des premiers-nés, vers la fin du premier siècle, à une consommation relative, capable de servir de type aux églises de tous les âges subséquents.

Jean a donc achevé l’œuvre commencée par ses devanciers. Il a posé le couronnement de l’édifice qu’ils avaient fondé. Ce rôle glorieux ressort dans ses trois principaux écrits. Par son évangile, il a consommé la connaissance que l’Église avait du Christ ; par sa première épître, celle qu’elle possédait de la sainteté destinée au croyant ; par l’Apocalypse, enfin, la lumière dont elle avait besoin pour se rendre compte d’elle-même, de sa position dans le monde, de la lutte finale qui l’attend et du triomphe qui doit la suivre. Le Christ, le chrétien, l’Église : sur ces trois sujets resplendit, par les écrits de Jean, une sublime clarté, semblable à celle dont le soleil couchant colore les sommités alpestres.

La gloire, comme terme suprême ; l’œuvre bonne, comme le chemin par lequel le croyant parvient à cette gloire ; la justice, comme le seuil à franchir pour parcourir ici-bas la carrière de la sanctification ; la vie, enfin, comme l’essence intime et l’harmonie de ces divers éléments du salut, voilà les quatre aspects sous lesquels s’est présenté aux yeux des quatre principaux apôtres le souverain bien accordé à l’homme en Jésus-Christ.

En présence d’un voyage à faire, la première chose qui se présente à notre esprit, c’est le but qu’il s’agit d’atteindre ; puis viennent les questions relatives au chemin à suivre ; nous déterminons ensuite le point de départ ; et nous embrassons enfin d’un coup d’œil toute l’entreprise que nous avons devant nous, en en sondant la pensée intime.

Ainsi en ouvrant la carrière où devait s’avancer l’Église, Pierre dirige ses regards sur le terme de la course proposée, la gloire promise ; c’est le point de mire, le foyer d’attraction, et par là le principe moteur. Jacques trace d’une main ferme la route, la sanctification sans laquelle nul ne verra le Seigneur. Paul dévoile l’entrée de cette route, la justification personnelle, la réconciliation avec Dieu, hors de la communion duquel nous ne pouvons rien faire. Jean, enfin, contemple toute l’œuvre sous la forme d’une vie divine communiquée à l’homme, par le moyen de la justice, pour produire la sainteté, en vue de la gloire finale.

Chose remarquable ! ces quatre conceptions du salut correspondent exactement aux quatre faces sous lesquelles la personne de Christ nous est présentée dans les évangiles.

On a observé dès longtemps un rapport étroit entre l’évangile de Matthieu et l’épître de Jacques. Dans ces deux écrits, le salut en Jésus-Christ apparaît comme l’accomplissement de la loi. Elevée à sa complète spiritualité par Jésus, la loi divine se répand dans le cœur comme une force sainte par la vertu du Seigneur glorifié et y devient la santé de l’âme, le salut. Qu’on relise le sermon sur la montagne et l’écrit de Jacques, et l’on verra si ce n’est pas là la pensée fondamentale qui leur est commune.

Paul, dans le recueil épistolaire du Nouveau Testament, occupe exactement la place de Luc dans le Canon des évangiles. Il s’agit essentiellement, chez l’un et l’autre de ces auteurs, du fait par lequel le pécheur rentre en grâce auprès de Dieu. C’est, de la part de Dieu, le don gratuit du pardon ; de la part de l’homme, la foi. Qu’on relise les trois paraboles de la brebis perdue, de la drachme perdue et de l’enfant prodigue, au ch. 15 de saint Luc, et l’on reconnaîtra que Paul n’a pas développé dans ses épîtres, ni réalisé dans son activité missionnaire autre chose que la pensée de Jésus exposée dans ces trois tableaux.

L’analogie entre Marc et Pierre est peut-être moins frappante. Leur accord consiste surtout dans la position intermédiaire qu’ont occupée ces deux personnages entre les représentants des deux points de vue précédents. Cependant la notion de Jésus Messie et Fils de Dieu, qui remplit l’évangile de Marc, se rattache étroitement à celle du royaume de gloire qui remplit l’âme de saint Pierre dans son épître. Pour l’un comme pour l’autre de ces écrivains, Jésus est le Messie israélite élevé à la dignité de Fils de Dieu, et l’Église, la théocratie israélite transformée et glorifiée.

Quant à Jean, l’idée de la vie qui remplit ses épîtres pénètre aussi tout son évangile ; non pas qu’il l’ait importée de son chef dans ce dernier. Le disciple ne s’est pas permis de refaire le Maître à son image. C’est son esprit au contraire qui a reçu l’empreinte de celui du Maître. C’est parce qu’il avait entendu, comme le raconte l’évangile, Jésus dire : « Je suis le pain de vie, » ou : « Celui qui croit en moi, des fleuves d’eau vive couleront de lui, » que, dans son épître, il le présente comme la vie éternelle apparue, contemplée et savourée par la foi.

Et maintenant, nous pouvons apprécier le rôle qu’ont rempli ces quatre expositions historiques et doctrinales de Christ et du salut, dans la vie de l’Église de tous les temps. Dans sa dernière prière, Jésus, contemplant ses apôtres réunis autour de lui, a dit : « Père, je te prie en faveur de tous ceux qui croiront en moi par leur parole. » Il a signalé par là l’enseignement des apôtres comme l’intermédiaire obligé et pleinement suffisant entre son apparition sur la terre et la foi de chaque homme. Quiconque croit, ne croit qu’en saisissant le témoignage apostolique ; il ne parvient au vivant Jésus que par ce moyen. Jésus ne se révèle à l’âme humaine qu’en se servant de cette quadruple représentation de sa personne et de son œuvre que renferme le Nouveau Testament et qui est et reste sa normale révélation. Par cette dispensation pleine de sagesse, l’Église est gardée de tout faux mysticisme, toute prétendue action du Saint-Esprit détachée de cette révélation écrite étant d’avance frappée de nullité. « Je suis glorifié en eux, » disait Jésus en parlant de ses apôtres, qu’il caractérisait ainsi comme les porteurs de sa gloire, de sa dignité de Fils de Dieu et de Bien-aimé éternel du Père, auprès du monde entier. Cette glorification de Jésus accomplie dans le cœur des Douze, elle a passé dans les quatre groupes d’écrits apostoliques que comprend le Nouveau Testament, et elle passe de là dans l’Église par leur moyen, de sorte que toute révélation subséquente de Jésus, comme du Sauveur parfait, n’est qu’une reproduction de la révélation directe et primordiale accordée aux apôtres et déposée dans leurs écrits.

On peut mesurer par là l’importance de cette exposition quadruple du Christ, que l’Église possède dans le Nouveau Testament.

Mais ce que nous nous sentons pressé de faire ressortir surtout, en terminant ce travail qui nous a mis en face de quatre individualités aussi différentes et aussi tranchées, c’est la grandeur de Celui qui avait si complètement subjugué et recruté à son service ces quatre puissantes natures. Deux d’entre ces hommes, Paul et Jean, étaient des esprits supérieurs, mais doués d’aptitudes opposées. Le premier aurait joué un rôle brillant au sein de la Synagogue, aussi bien que dans l’Église, et son nom serait certainement resté gravé dans les fastes de l’histoire, lors même qu’il n’y eût pas été inscrit comme celui de l’apôtre des Gentils. Il n’en eût pas été de même de Jean, malgré la distinction non douteuse de ses dons. La retenue naturelle de son caractère timide et modeste l’eût empêché de se poser jamais sur un grand théâtre. Il eût été tout au plus chef d’une petite troupe de cours et d’esprits d’élite qui se seraient groupés autour de lui, comme ce Banus, auquel s’était attaché, dans son jeune âge, l’historien Josèphe. Quel n’a pas dû être Celui qui avait réussi à dominer si absolument ces deux génies qu’il n’y avait plus dans tout leur être une fibre qui ne vibrât pour lui, dans leur esprit une pensée qui voulût être autre chose que le rayonnement de la sienne ! Le plus fin dialecticien qu’ait produit l’esprit de l’humanité, mettant toute sa sagacité au service de l’œuvre conçue par ce Maître, et en même temps l’un des génies mystiques les plus remarquables de tous les temps, ne connaissant plus d’autre objet d’intuition que la personne de ce même Maître… Quelle étonnante apparition !

Jacques et Pierre sont des personnages assurément moins richement doués que les deux précédents. Mais peut-être la grandeur spirituelle de Jésus éclate-t-elle davantage encore dans leur pauvreté que dans la richesse d’un Jean ou d’un Paul. Ce n’est évidemment pas à leurs talents naturels que l’on peut attribuer l’œuvre accomplie par eux. Ce qu’ils ont fait, c’est Jésus, l’objet de leur témoignage, qui seul l’a fait. Leurs aptitudes intellectuelles n’y ont contribué en rien, et l’on peut appliquer ici au plus haut degré l’image dont se servait saint Paul, quand il comparait Jésus à un trésor qui déploie son excellence dans des vases de terre. Il en fut de même des autres apôtres. C’est précisément ce que le Père avait voulu lorsqu’il donnait à Jésus de tels hommes pour apôtres, et Jésus le reconnaissait bien : « Père, Je te rends grâces de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux petits enfants. »

Ainsi ce même Jésus qui a su faire petits les grands, tels que Jean et Paul, a su faire grands aussi les petits, tels que Jacques et Pierre ; grands, de manière à dépasser même les plus grands personnages de l’histoire. Et l’on est embarrassé de dire dans laquelle de ces deux actions exercées sur les grands ou par les petits, triomphe le mieux sa propre grandeur.

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