Etudes bibliques (A.T. et N.T.)

Essai sur l’Apocalypse

[Je n’ai point la prétention de présenter ce travail comme une explication de ce livre mystérieux ; je parle simplement d’un essai. Aujourd’hui plus que jamais la diversité des explications se prononce, la critique ne se borne plus à rechercher le sens du livre ; elle cherche à pénétrer jusque dans le secret de son mode de composition. On pouvait précédemment distinguer les interprétations en trois groupes principaux. Les uns appliquaient les tableaux apocalyptiques à quelque fait saillant du temps où ce livre avait été écrit (Les circonstances tragiques de la ruine de Jérusalem ou le retour du sanglant Néron après son prétendu suicide, ou la restauration de l’empire par Vespasien après l’espèce d’interrègne qui avait succédé à la mort de Néron). D’autres pensaient pouvoir découvrir dans ces mêmes tableaux, et même jusque dans leurs moindres détails, la description prophétique de tous les faits de l’histoire de l’Église ; une histoire ecclésiastique en logogryphes, comme a dit malicieusement M. Réville. D’autres enfin, appliquaient toutes ces visions aux luttes tragiques et purement futures de la fin des temps. Aujourd’hui la question a changé. En 1886, un jeune écrivain, M. E. Vischer, de Bâle, crut découvrir à la base de notre Apocalypse un ouvrage d’origine juive, qui avait été complété et parsemé d’annotations chrétiennes par un chrétien, pour servir à l’édification de l’Église, On peut citer d’autres exemples d’un procédé semblable. En partant d’un point de vue analogue, les hypothèses se sont dès lors multipliées, MM. Sabatier et Schoen, en 1887, supposèrent, à l’inverse, que l’écrivain chrétien, auquel était dû le livre, avait vers la fin du ier siècle inséré dans son écrit des prophéties juives datant des années qui ont précédé la ruine de Jérusalem en 70. Là-dessus un écrivain allemand, Pfleiderer, crut pouvoir discerner dans notre Apocalypse jusqu’à quatre éléments divers, deux d’origine juive et deux d’auteurs chrétiens, qui avaient remanié les premiers, l’un à la fin du premier siècle, l’autre dans les premiers temps du second. La dernière hypothèse qui ait été émise est celle du professeur Spitta, de Strasbourg, qui en 1889 a supposé que quatre auteurs avaient travaillé à notre Apocalypse, deux Juifs, l’un du temps de Pompée, l’autre du temps de Caligula ; puis deux auteurs chrétiens, l’un Jean surnommé Marc, qui aurait écrit vers l’an 70, l’autre un rédacteur inconnu de la fin du ier siècle, qui avait rédigé finalement le tout, en fondant les deux premiers écrits avec celui du troisième auteur. On voit à quel degré de complication est maintenant arrivée la critique.

Quelques auteurs, et non d’entre les moins célèbres, comme B. Weiss et Dusterdieck, continuent à soutenir fermement l’unité du livre. Il est clair que la question de l’unité de l’Apocalypse dépend de la liaison entre les différentes scènes dont se compose le tableau total et que cette liaison à son tour dépend du sens qu’on y trouve. Je vais essayer d’indiquer le sens auquel j’ai été conduit moi-même par l’étude réitérée de ce livre. La question si débattue de son unité trouvera naturellement sa solution dans l’étude à laquelle nous allons nous livrer.]

Ce travail sur l’Apocalypse est le pendant de l’étude sur le Cantique des cantiques qui termine notre premier volume.

Il y a de grands rapports de fond et de forme entre ces deux ouvrages, et ce n’est pas sans raison qu’on a appelé l’un l’Apocalypse de l’Ancien Testament, l’autre le Cantique du Nouveau. Dans les deux écrits apparaissent personnifiées, et comme agissant sur la scène du monde, les hautes et invisibles puissances qui dominent soit la marche de la vie israélite, soit l’histoire de l’Église chrétienne. Dans les deux écrits la forme poétique est le moyen qu’emploie l’auteur pour rendre sensible à l’esprit humain l’action de ces forces cachées, salutaires ou malfaisantes.

Seulement les deux ouvrages n’appartiennent pas au même genre de poésie. Nous avons reconnu que le Cantique ne s’explique qu’autant que l’on consent à y voir une composition dramatique. Semblable au livre de Job, l’Apocalypse appartient plutôt au genre épique. C’est l’épopée de la lutte suprême entre Dieu et Satan, pour la possession de l’humanité comme prix du combat.

Quelque lecteur demandera peut-être si la notion de poème est compatible avec celle de prophétie, particulièrement lorsque la prophétie revêt la forme de la vision. Le tableau prophétique n’est-il pas, aussi bien que la pensée que s’y révèle, la création de l’Esprit saint ? — L’hymen de l’Esprit divin et de l’intelligence humaine est le plus profond des mystères, et je n’ai pas la prétention de chercher ici à le sonder. Mais nous n’ignorons pas que dans les domaines inférieurs auxquels s’applique la notion d’inspiration, prise au sens purement esthétique, le souffle inspirateur n’est nullement exclusif du travail de la réflexion. La musique est certainement celui de tous les arts où la puissance du souffle créateur semble le plus dégagée de toute entrave, et cependant c’est aussi celui de tous dont les produits portent les traces du travail le plus minutieux et sont assujettis aux lois les plus rigoureuses, celles du rythme et de l’échelle des sons. La riche intuition qui est la source première de toute œuvre poétique ne cesse pas d’exercer son action durant toute la période du travail rationnel et réfléchi par lequel l’auteur dispose le plan de son poème, en combine les parties et en arrête la forme, jusqu’à la rime et à la mesure du vers. Le discours le plus puissamment inspiré n’est pas toujours pour cela le moins travaillé, et la beauté de la forme que nous y admirons est due au même souffle créateur que celui qui produisit la conception générale. Plus une pensée est sublime, plus elle aspire à se créer une forme digne d’elle.

Ces analogies prouvent qu’il n’y a pas de contradiction entre l’origine divine de la prophétie apocalyptique et le travail de l’écrivain qui, en la rédigeant, lui a donné sa forme. Dire : prophétie ou poésie ? c’est poser un dilemme faux. Le tableau est le produit simultané de l’inspiration divine et de l’imagination humaine coopérant d’une manière indéfinissable. L’important est que, dans ce domaine comme dans les autres domaines humains analogues, l’intelligence consente à n’être que l’organe désintéressé de la pensée créatrice, et l’imagination à reproduire aussi richement que possible le contenu de la révélation divine.

La forme du tableau apocalyptique est la dernière qu’ait revêtue la prophétie de l’Ancien Testament. Elle apparaît pour la première fois d’une manière complète dans Daniel. Elle consiste dans une série de visions, formant un tout dont l’objet essentiel est le dénouement de l’histoire de l’humanité. Le but du tableau est de préparer le peuple de Dieu à traverser victorieusement les luttes terribles qui doivent précéder la fin des choses.

Une fois ce genre introduit par Daniel, il a été imité dans les siècles suivants par les auteurs de plusieurs écrits juifs pseudonymes, comme ceux du livre d’Enoch, des parties juives des livres Sibyllins et du Quatrième livre d’Esdras.

L’Apocalypse de Jean résume également dans un tableau suivi tout le contenu prophétique des enseignements de Jésus et des révélations apostoliques sur la fin des choses ; et comme Daniel a eu ses imitateurs pseudonymes chez le peuple juif, Jean a eu les siens dans l’Église chrétienne ; c’est ce que prouvent les Testaments des douze Patriarches et celles d’entre les portions chrétiennes des livres Sibyllins qui sont postérieures à l’Apocalypse.

Dès le commencement de son histoire, l’humanité a vécu d’attente, de crainte inquiète et de glorieuse espérance. L’oracle divin le plus antique : « La postérité de la femme écrasera la tête du serpent, » renfermait déjà l’indication de luttes futures et d’une victoire finale assurée. Cette attente s’est concentrée et épurée au sein du peuple d’Israël tout porté vers l’avenir, et dont le soupir ardent a rencontré sur son chemin vers le ciel la prophétie qui en descendait. Par Jésus ce divin soupir est devenu celui de l’Église ; et le livre de l’Apocalypse est l’écrin précieux dans lequel le joyau de l’espérance chrétienne a été conservé pour tous les temps de l’Église, mais particulièrement pour ceux de l’Église sous la croix.

Plus l’Église enfonce les pieux de sa tente dans le sol terrestre et s’établit commodément ici-bas, plus l’Apocalypse lui devient un livre étranger et même antipathique. Plus au contraire le vent d’orage ébranle les courtines de sa passagère demeure et menace d’en rompre les cordages, plus elle sent le prix de ce livre merveilleux qui lui apprend à regarder sans cesse en haut vers son Époux qui revient. C’est là d’ailleurs son attitude normale dans tous les temps, dans ceux du bien-être comme dans ceux de la persécution. Le Seigneur n’a-t-il pas dit au croyant : « Soyez comme le serviteur qui attend son maître revenant des noces. (Luc 12.36) »

En vue d’une clarté plus grande, je dirai sommairement dès l’abord comment je comprends le sens, le plan, et par conséquent l’unité du tableau apocalyptique.

Le sujet est un, depuis le premier mot jusqu’au dernier ; c’est le retour du Seigneur, tel qu’il l’a annoncé lui-même Marc 14.62 : « Vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance et venant sur les nuées du ciel, » ou plus complètement, comme dit Matthieu 26.64 : « Dès maintenant (ἀπ’ ἄρτι) vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance et venant sur les nuées du ciel. » C’est à cette déclaration que se rattache dès le commencement la vision apocalyptique. 1.4 : « Grâces et paix vous soit de la part de Celui qui est, qui était et qui vient (ὁ ἐρχόμενος). Et 5.7 : « Voici, il vient sur les nuées et tout œil le verra. » C’est aussi par là que finit le livre. 22.20 : « Celui qui témoigne de ces choses dit : « Oui, je viens vite », et l’Église répond : « Amen, viens, Seigneur Jésus. » La vision elle-même entre ce commencement et cette fin n’est autre chose que le tableau symbolique de cette venue du Seigneur qui date du moment de son départ par la mort et l’Ascension et se prolonge sans interruption jusqu’à sa réapparition finale pour clore l’œuvre divine ici-bas. L’approche de Jésus qui revient est représentée comme ayant lieu sur les nuées ; car la nuée est dans l’Écriture le symbole de l’obscurité mystérieuse dans laquelle s’enveloppent les plans divins. Le dessein de Dieu à l’égard de l’Église, tel qu’il est décrit dans la vision, s’accomplit par deux séries d’actes du Seigneur glorifié ; l’une, de grâces, qui font progresser l’Église vers son état de perfection ; l’autre, de jugements, qui frappent le monde rebelle au Christ et dont l’effet devrait être de l’amener à la repentance et à la foi, mais qui, par sa faute, ne font que l’endurcir toujours davantage. Les faits de ces deux ordres alternent d’un bout à l’autre du livre, de telle sorte que dans ce tableau les scènes lumineuses et encourageantes alternent avec les scènes sombres et menaçantes.

L’idée qui domine tout cet ensemble est celle-ci : La victoire complète du bien par l’arrivée du Seigneur ne peut être remportée qu’à la suite de la pleine manifestation du mal qui réside dans le cœur de l’humanité, par l’apparition du grand adversaire du règne de Dieu et la réalisation de sa domination momentanée, de sorte que la suprême victoire du bien sera en même temps la dernière défaite absolue du mal, arrivé à son apogée, et que, comme l’a dit M. de Rougemont dans son Explication de l’Apocalypse, « après cela on presserait le cœur et l’esprit de l’humanité, qu’on n’en ferait pas sortir une bonne œuvre ou un crime de plus, plus de vérité ou plus de mensonge, plus de piété ou plus de blasphème. » C’est à cette double fin que tend incessamment toute la vision accordée à Jean.

Voici la marche de cette vision ; elle est l’image de celle du Seigneur lui-même sur les nuées :

I. Le point de départ est l’état de l’Église au moment de la vision (ch. 1 à 3). Cette première partie comprend deux scènes : l’apparition de Jésus glorifié, ch. 1 ; et l’énoncé de son jugement sur l’état spirituel des sept églises d’Asie, ch. 2 et 3.

II. La seconde partie du livre (ch. 4 à 19.10) contient la description de l’approche graduelle du Seigneur sous la forme des grâces faites à l’Église et des jugements exercés sur le monde rebelle à Dieu.

III. Troisième partie du livre : La fin des choses.

Voilà, si je ne me trompe, la carte du domaine que nous avons maintenant à étudier de plus près.

I
La trame de la vision

Notre première tâche est d’étudier, sans nous préoccuper d’aucune interprétation particulière, le plan du tableau prophétique.

Nous avons indiqué l’idée générale du livre, celle qui en constitue l’unité fondamentale, ressort clairement, dès le commencement jusqu’à la fin : le Christ revient. Les évangiles avaient raconté sa première venue ; l’Apocalypse décrit prophétiquement la seconde.

Son apparition glorieuse qui consommera son œuvre ne s’appelle pas sa venue, qui a commencé dès le jour de son départ, mais son arrivée. Aussi l’Église et le chantre inspiré, qui prie en son nom, ne disent-ils pas à la fin du livre : « Viens bientôt, » mais, plus exactement et littéralement : « Viens bien vite. » Il s’agit, non de la proximité de l’heure d’arrivée, mais de la rapidité du voyage, quoique la première soit en relation avec la seconde.

Comme la première venue du Christ, qui s’est accomplie depuis la chute de l’humanité jusqu’à l’incarnation, a été le vrai sujet de la prophétie israélite, ainsi son retour, qui s’accomplit dès son départ, est le grand sujet de l’espérance et par conséquent aussi de la prophétie chrétienne.

L’histoire du monde dans son essence se résume dans ces trois mots : Il vient ; il est venu ; il revient. C’est sur cette idée que repose le plan du drame apocalyptique. Dans tout voyage on distingue le point de départ, la marche et l’arrivée.

Ce plan tout simple n’est pas favorable à la supposition d’un tableau composé de pièces rapportées, comme plusieurs envisagent aujourd’hui ce livre.

Première partie : Ch. 1 à 3
Le point de départ

Dans le ch. 1, qui est l’ouverture de la première partie et du livre entier, le Seigneur apparaît à Jean revêtu de tous les insignes qui sont les emblèmes des différents attributs constituant sont état de gloire. Il est environné de sept chandeliers d’or, symbole des sept églises qui vont être nommément désignées, et il tient en sa main droite sept étoiles, qui représentent les pasteurs de ces églises. Voir en effet dans les anges des églises des anges proprement dits me paraît aussi impossible que de n’y voir que de pures abstractions, l’esprit de chaque église personnifiée. Ces anges doivent être des êtres réels — car ils sont responsables — et humains, car ils sont uns avec les églises qu’ils représentent et gouvernent.

C’est de ce tableau de la gloire du Seigneur que seront tirés les emblèmes par lesquels il se désignera en tête des messages adressés aux sept églises. Car c’est en vertu de ces emblèmes et des attributs qu’ils représentent, qu’il est capable d’accomplir envers elles tout ce qu’il leur promet ou dont il les menace.

Les sept messages sont renfermés dans les chapitres 2 et 3. Les sept églises auxquelles ils sont adressés sont toutes situées en Asie-Mineure, mais sont choisies avec réflexion entre les églises beaucoup plus nombreuses de cette contrée. Il n’est parlé en effet ni de Milet, ni de Colosses, ni de tant d’autres qui existaient déjà alors. Quelle est la pensée qui a présidé au choix de ces sept ? Elle n’est pas difficile a discerner.

La première, Ephèse, est décrite de telle manière que la louange et le blâme se balancent en quelque sorte dans le message du Seigneur, quoique le reproche exprimé v. 4 et 5 ressorte déjà comme la note dominante de la lettre.

Dans la seconde église, celle de Smyrne, le bien domine au contraire. Aucun reproche sérieux, aucune menace, mais un témoignage rendu à la fidélité qui est le caractère général de la communauté et de son pasteur.

En échange, le ton de la menace et du reproche reprend le dessus dans la troisième épître, adressée à l’église de Pergame, et s’accentue même d’une manière plus énergique que dans la lettre à Ephèse.

Le Seigneur adresse sans doute un reproche à la quatrième église, celle de Thyatire ; mais les membres fidèles de cette église reçoivent une louange sans réserve et sont l’objet d’une magnifique promesse.

La cinquième église, celles de Sardes, est ouvertement taxée de morte, lors même qu’elle a la réputation de vivre ; et l’invitation à se repentir est développée d’une manière sévère et pressante.

Nulle église n’est aussi richement louée que celle de Philadelphie, la sixième. Il semble qu’elle n’ait plus qu’un pas à faire pour être admise dans le sein de l’Église triomphante.

Enfin la septième, Laodicée, est celle dont l’état est décrit sous les couleurs les plus sombres et dont l’avenir paraît le plus compromis. Elle est menacée d’un rejet imminent : « Tu es tiède… ; c’est pourquoi je te vomirai de ma bouche. » Il y a là plus que l’expression du dégoût. Laodicée est tombée aussi bas que peut tomber une église, tout en ayant encore ce titre.

La loi d’après laquelle ont été disposées dans ce tableau les sept églises, paraît donc être celle-ci : Les numéros 1, 3, 5 et 7 indiquent les divers degrés possibles de la prépondérance du mal dans la vie d’une église chrétienne ; c’est la gradation dans le sens défavorable. Les numéros 2, 4 et 6 indiquent au contraire les divers degrés de la victoire de l’œuvre de Dieu sur le péché, la progression dans le sens du bien.

Nous pouvons en conséquence saisir l’idée générale de ce tableau des sept églises et de leurs conducteurs. Il renferme la représentation de toutes les nuances et en quelque sorte la statistique des états variés, en bien et en mal, qui peuvent caractériser la chrétienté terrestre. Le Seigneur a choisi, pour représenter ces sept degrés, les églises de la contrée où habitait Jean, qui réalisaient le mieux ces sept types. Le nombre sept indique, ici comme toujours, une totalité. Mais il s’agit, bien évidemment, dans la pensée du livre, d’une totalité simultanée, et non pas successive, comme le veulent ceux qui voient dans ces sept églises la représentation des principales phases de l’histoire de l’Église dans toute la suite des siècles. On peut sans doute, en se plaçant à ce dernier point de vue, faire des rapprochements ingénieux ; mais ils ont toujours quelque chose de subtil et d’arbitraire. D’ailleurs le but même de cette première partie est contraire à une pareille interprétation. Elles est uniquement le point de départ de la marche du Seigneur ; ce point de départ est l’état de l’Église au moment de la vision, et non le déroulement de son histoire future, qui est le sujet des visions suivantes.

Dans cet arrangement des sept églises, nous trouvons pour la première fois une alternance de tableaux lumineux et de tableaux sombres qui sera l’un des traits frappants du livre entier. Du reste, l’auteur a eu bien soin d’indiquer lui-même son intention à cet égard par un signe extérieur. Dans les quatre épîtres de la série impaire (1, 3, 5, 7)a, il a introduit la formule : « Repens-toi, » accompagnée d’une menace, en cas d’impénitence, qui ne se trouve point dans les épîtres intermédiaires (2, 4, 6)b.

a – Ephèse, Pergame, Sardes, Laodicée.

b – Smyrne, Thyatire, Philadelphie.

C’est un fait digne de remarque que les églises ainsi réprimandées et menacées, à l’exception d’une seule (Pergame), soient aujourd’hui absolument effacées de la carte de la chrétienté, tandis que les trois qui sont l’objet des promesses du Seigneur ont subsisté à travers les siècles et fleurissent encore à cette heure.

[Ephèse, Sardes et Laodicée n’offrent aujourd’hui que des monceaux de ruines, tandis que Smyrne possède de nombreuses églises de toutes les confessions chrétiennes, que Thyatire compte plus de 6 000 habitants chrétiens et qu’à Philadelphie le culte chrétien se célèbre chaque jour dans cinq églises (voir Keith, l’Accomplissement des prophéties, et Le Camus, Les sept églises de l’Apocalypse).]

Deuxième partie : Ch. 4 à 19.10
La marche

C’est ici le tableau de la marche du Seigneur dans le cours des âges pour venir prendre possession de la terre, son héritage. Il a, dans ce but, une guerre à livrer. Comme Israël a résisté aux sollicitations de Jésus pendant sa vie terrestre, ainsi les Gentils résisteront à l’action exercée sur eux par Jésus glorifié. La lutte que le roi céleste aura à soutenir avec les païens indociles comprendra trois phases principales de châtiments, qui sont désignées dans l’Apocalypse sous l’image des sept sceaux, des sept trompettes et des sept coupes, et qui prendront successivement leur place dans le cours de la vision.

Le sceau est l’emblème d’un événement encore caché, mais déjà divinement décrété. Dans le son de la trompette il y a plus que la simple déclaration d’un événement à venir, il y a une manifestation de volonté qui en appelle la réalisation prochaine. La coupe versée, enfin, représente le décret confondu avec son exécution. Il y a gradation évidente de l’un de ces emblèmes à l’autre.

Une progression se remarque aussi dans les effets résultant des trois ordres de phénomènes ainsi représentés. Les événements désignés par les sceaux font périr le quart des habitants de la terre ; ceux qu’annoncent les trompettes font mourir le tiers de ce qui reste, et les coupes frappent la moitié de ce qui a survécu aux deux séries des jugements précédents.

Il y a enfin gradation dans les trois idées qui président à ces trois séries. Les sept sceaux indiquent un premier assaut du Seigneur céleste contre la forteresse de la gentilité rebelle ; les sept trompettes désignent le suprême appel à la repentance et à la soumission ; et les sept coupes représentent les châtiments qui frapperont l’humanité définitivement endurcie ; ou, pour me servir d’une analogie historique qui se présente ici naturellement, les sceaux correspondent aux premiers miracles de Moïse devant Pharaon, les trompettes aux dix plaies, et les coupes au désastre de la mer Rouge. L’unité du plan est évidente.

Voici comment se déploient dans le tableau apocalyptique ces trois séries de coups de verge par lesquels le Seigneur de gloire travaille à briser la résistance du monde païen.

Les chapitres 4 et 5 sont le préambule de ce déploiement. Le ch. 4 est le tableau de la gloire de Dieu. Son trône est porté par quatre vivants ; vingt-quatre anciens l’entourent et se prosternent devant lui. Les premiers sont les représentants de la force divine dans la nature ; les seconds figurent l’Église glorifiée. Les forces de la nature, dans les religions antiques, siègent sur le trône ; ce sont les divinités païennes elles-mêmes personnifiées. Mais, dans le monothéisme biblique, elles ont un rôle plus modeste ; elles servent simplement à porter le trône de Dieu, c’est-à-dire qu’elles sont tout au service de Dieu pour agir en vue de l’accomplissement de son plan. Les quatre êtres qui les représentent, le lion, le taureau, l’aigle et l’homme, sont les chefs-d’œuvre de la création terrestre. Des vingt-quatre anciens, douze représentent l’église judéo-chrétienne, douze l’église de la gentilité, les premiers répondant au collège des douze patriarches, les seconds à celui des douze apôtres. La mer de cristal qui environne le trône est sans doute l’emblème de l’immensité transparente (pour l’œil de Dieu) du plan divin.

Le ch. 5 décrit la gloire de l’Agneau, de Jésus immolé et ressuscité. Entre ses mains est déposé un rouleau composé de sept feuilles superposées les unes aux autres et scellées chacune d’un sceau particulier dans la partie supérieure découverte. Ce livre contient les décrets divins qui vont s’exécuter à l’égard du monde. Ces deux circonstances, qu’il est confié à l’Agneau et que c’est l’Agneau lui-même qui en rompt successivement les sceaux, signifient évidemment que c’est au Christ qu’est remise l’exécution du plan de Dieu. Aussi est-il décrit comme possédant les sept yeux et les sept cornes, c’est-à-dire la plénitude de la toute-science et de la toute-puissance divines, sans lesquelles il ne pourrait accomplir une telle œuvre.

Au ch. 6 a lieu l’ouverture des six premiers sceaux.

c – le lieu où sont recueillies les âmes des morts

Il est impossible, en étudiant ces six tableaux, de ne pas se rappeler les paroles suivantes de Jésus dans la prophétie de la ruine de Jérusalem et de la fin du monde (Matthieu 24.7) : « Une nation s’élèvera contre une autre nation, et un royaume contre autre royaume » (voilà le deuxième sceau), « et il y aura des famines (c’est le troisième sceau) « et des pestes » (c’est le quatrième) « et des tremblements de terre en divers lieux » (c’est le sixième) ; paroles auxquelles il faut ajouter celle qui suit dans le même passage (Matthieu 24.14) : « Et cet Évangile du royaume sera prêché dans toute la terre habitable pour servir de témoignage à toutes les nations » (le premier sceau). Et enfin cette autre (Matthieu 24.9) : « Ils vous livreront pour être maltraités et vous tueront », qui annonce les persécutions, sujet du cinquième sceau. — Il est donc bien manifeste que le discours de Jésus, Matth. 24, est le thème qu’amplifie cette partie de la vision apocalyptique. Ce que Jésus avait annoncé en termes propres, se transforme dans l’Apocalypse en une série de tableaux, conformément à la nature de ce livre.

L’ouverture du septième sceau, qui semblait devoir suivre immédiatement celle du sixième, est séparée des six tableaux précédents par deux scènes dont le caractère serein et lumineux fait contraste avec la couleur sombre de ceux-ci ; elles forment le contenu du ch. 7. Nous avons déjà remarqué que cette alternance des scènes effrayantes et réjouissantes est un des caractères du livre que nous analysons. Cent quarante-quatre mille membres du peuple d’Israël, douze mille de chacune des douze tribus, sont marqués du sceau du Dieu vivant, c’est-à-dire désignés pour demeurer sa propriété, sans doute en opposition à l’apostasie générale qui envahira la terre et qui atteindra aussi le peuple juif. Un grand nombre d’interprètes voient dans ces 144 000 l’Église chrétienne, l’Israël spirituel. Mais à quoi servirait, dans ce sens figuré, l’énumération, nom par nom, des douze tribus israélites ; et que représenterait la multitude innombrable vêtue de robes blanches, dans le tableau suivant ? On pourrait plutôt voir dans ces 144 000 le noyau judéo-chrétien de l’Église. Mais rien n’indique que ces 144 000 Juifs soient déjà des croyants. Ils sont scellés, d’après le v. 1, en vue de l’avenir et sont mis à part pour une mission qu’ils auront à remplir, comme Juifs, mais devenus croyants, dans les luttes finales.

Après cette scène consolante relative à Israël, nous en contemplons une seconde : une multitude que nul ne peut compter, de toutes nations, tribus, peuples et langues, paraît triomphante devant le trône de l’Agneau. C’est ici l’Église chrétienne ; on ne compte point ses membres. Car cette foule innombrable comprend l’élite, non d’un peuple seulement, comme les 144 000, mais de tous les peuples. — La vue anticipée du triomphe qu’attend l’Église à la suite des persécutions et des tribulations terrestres, doit lui inspirer le courage d’affronter les crises redoutables qui la séparent encore du terme glorieux.

Le septième sceau est brisé (ch. 8). Son contenu n’est point un événement spécial ; c’est tout ce qui reste du plan de Dieu ; ce sont les sept trompettes elles-mêmes avec les graves événements dont elles donneront le signal. Le ciel se prépare par un solennel silence et un redoublement de prières aux luttes qui s’approchent.

Rien n’indique qu’il faille prendre ces fléaux dans un sens allégorique. Ce sont les convulsions préliminaires de la dissolution de la nature actuelle ; (comparez Matthieu 24.29).

Les trois dernières trompettes sont distinguées des précédentes par un nom spécial : Les trois malheurs (8.13 ; 9.12 ; 11.14).

Cinquième trompette (premier malheur) : Du puits de l’abîme, demeure des démons (Luc 8.31), sort, comme une bouffée d’air méphitique, une nuée passagère d’esprits malfaisants, représentés sous l’image de sauterelles à l’aspect brillant et séduisant, mais armées d’un dard de scorpion, et qui, pendant cinq mois, — le temps que dure dans les contrées de l’Orient le fléau des sauterelles (mai à septembre), — plongent dans une sorte de délire, celui d’un sombre désespoir, l’humanité qui succombe sous le poids de sa lutte contre le Tout-Puissant. C’est comme si les habitants de la terre étaient soumis à une possession en grand, à l’instar des phénomènes isolés de ce genre que nous trouvons dans l’histoire évangélique. La cinquième trompette correspond au cinquième sceau, en ce sens que les deux scènes appartiennent au monde invisible, l’une dans la sphère céleste, l’autre dans le mondes des ténèbres (9.1-11).

Sixième trompette (deuxième malheur) : Une invasion de peuples étrangers venant de l’Orient ne laisse plus sur la terre que ruines et désastres.

Après toutes ces calamités, derniers appels de la sainteté divine à la conscience humaine, les hommes ne rentrent point en eux-mêmes. Ils continuent à marcher dans leurs pratiques idolâtres et corrompuesd. L’Apocalypse ne connaît point, en effet, une conversion du monde païen entre les temps de l’Église primitive et l’époque de la Parousie. Elle voit les abominations de l’idolâtrie se prolonger jusqu’à la fin (9.13-21). Cette intuition, malgré les apparences contraires, n’a-t-elle pas sa grande part de vérité ?

dApocalypse 9.20-21 : « Et les hommes ne cessèrent point d’adorer les œuvres de leurs mains, les démons, les idoles d’or et d’argent… et ne se repentirent point de leurs meurtres… »

Comme l’ouverture du sixième sceau avait été séparée de celle du septième par une double scène consolante, garantissant le maintien d’un noyau fidèle en Israël et le triomphe final de l’Église, ainsi la septième trompette est précédée d’un épisode qui, si nous ne nous trompons, a en vue tout spécialement, comme la première des deux scènes du ch. 7, le sort d’Israël dans la crise qui se prépare. Pour bien indiquer qu’il s’agit ici d’une scène à part et comme isolée au milieu du grand drame apocalyptique, l’auteur en fait l’objet d’un petit livre spécial, inséré dans le grand (ch. 10). Jean est invité à manger ce livre ; c’est l’emblème de l’assimilation spirituelle la plus intime. La prévision de la fin glorieuse rendra cette prophétie spéciale sur Israël douce au palais du prophète ; mais la vue du chemin douloureux qui conduit au but sera amère à ses entrailles. Après cette espèce d’intermède il pourra reprendre la grande prophétie relative « aux peuples et aux nations, aux langues et aux rois » comme il est dit, 10.11.

Le contenu de ce petit livre, à la fois réjouissant et amer, est exposé dans 11.1-13. Un ange, tenant en main une perche, est occupé à mesurer le temple de Jérusalem, avec l’autel et ceux qui y adorent. De même que les 144 000 avaient été scellés pour demeurer la propriété de Dieu à travers les crises des derniers temps, le temple est ici mesuré comme emblème du domaine qui ne peut lui être arraché. Quant au parvis, il ne doit pas être mesuré, est-il dit, parce qu’il est livré aux Gentils, pendant une période de quarante-deux mois ou de trois ans et demi. Il serait absurde de voir ici l’annonce d’une prise de possession matérielle du parvis par les païens ; car comment pendant trois ans et demi le parvis pourrait-il être au pouvoir des Gentils, sans que le temple lui-même, qui était du milieu du parvis, fût conquis par eux ? Ce tableau doit donc être pris au sens spirituel, comme cela est d’ailleurs conforme à la nature de la vision. Le temple et le parvis sont l’emblème du peuple juif des derniers temps. La portion du sanctuaire non mesurée, c’est l’Israël charnel qui sera livré à l’esprit d’impiété des Gentils. Les adorateurs prosternés autour de l’autel d’or dans le Lieu saint, ne représentent pas autre chose que les 144 000 scellés au ch. 7, le saint reste promis par Esaïe et qui doit être gardé de l’apostasie ; nous les retrouverons bientôt jouant un rôle glorieux dans les scènes finales. De son côté, la masse d’Israël a rejeté la crainte de Jéhovah ; elle s’est émancipée de son culte traditionnel et assimilée aux nations païennes, avec lesquelles elle combattra contre l’Agneau dans la lutte finale.

Ce double Israël, charnel et spirituel, se trouve habiter dans son ancienne capitale, à Jérusalem. Ce trait suppose son rétablissement dans son ancienne patrie. Il est impossible en effet de ne pas prendre le nom de Jérusalem dans le sens propre, en face de cette explication (11.8) : « La grande ville qui est appelée spirituellement Sodome et Egypte, où le Seigneur a été crucifié. » Au milieu de cet Israël restauré s’élèvent deux témoins de Dieu, deux prédicateurs de la repentance, qui, vêtus de sac comme les anciens prophètes, doués de leur puissance et de leur vertu miraculeuse, préparent le grand acte de la conversion nationale. Mais la Bête, c’est-à-dire l’Antéchrist, — c’est la première fois que paraît ce personnage, et comme il n’est proprement introduit dans le tableau apocalyptique qu’au ch. 13, on reconnaît à ce trait frappant que le petit livre anticipe sur le cours des événements tel que l’expose la grande prophétie, — la Bête, disons-nous, tue ces deux hommes, qui frappaient l’humanité impénitente de toutes sortes de plaies, et elle parvient ainsi à se défaire de ses deux plus redoutables adversaires. Les habitants de la terre se réjouissent de leur défaite ; mais cette joie est courte. Les deux témoins de la vérité ressuscitent le quatrième jour et sont élevés au ciel à la vue de leurs ennemis. En ce moment, un tremblement de terre fait crouler la dixième partie de la cité sainte ; sept mille personnes périssent ; tous les survivants donnent gloire à Dieu.

C’est ici le tableau de la conversion de la nation israélite dans le sens où saint Paul a dit :

« Et alors tout Israël sera sauvé. » Mais cette conversion nationale n’exclut point le rôle exceptionnellement malfaisant que pourra jouer à la fin des temps la portion incorrigible de ce même peuple ; car chez lui ce qu’il y a de meilleur se rencontre toujours avec ce qu’il y a de pire. Le sort d’Israël est et reste le fait capital dans le développement du règne de Dieu ; c’est là la raison pour laquelle il fait l’objet d’un livre spécial. L’auteur lui-même a soin de faire sentir que la mention de ce fait à ce moment de la vision est comme une prophétie dans la prophétie, en mettant exceptionnellement tous les verbes au futur : « Je donnerai à mes deux témoins de prophétiser… ; ils seront vêtus de sacs… ; quand ils auront achevé… ; etc., » tandis que dans le cours de la grande prophétie les verbes sont en général au présent.

Enfin retentit la septième trompette (11.15) ; c’est le troisième malheur, qui n’est rien moins que l’apparition de l’Antéchrist. Le v. 14, qui précède, est destiné à renouer le fil de la vision générale, interrompu par l’intercalation du petit livre. A la suite de la quatrième trompette avaient été annoncés trois malheurs (les trois ouai), 8.13 ; après la cinquième, 9.12, avaient été annoncés les deux derniers, et enfin avant 11.14 (la septième trompette) avait été annoncé le troisième malheur, le malheur suprême, l’avènement de l’Antéchrist. Ce rapprochement établit l’identité des trois malheurs avec les trois dernières trompettes et prouve en même temps que le contenu du petit livre placé entre la sixième et la septième trompette est bien une anticipation dans la prophétie elle-même.

Comme les dernières calamités, représentées par les sept coupes, frappent la terre sous la domination de l’Antéchrist, il résulte de là que les sept coupes rentrent dans le contenu de la septième trompette, exactement comme les sept trompettes formaient celui du septième sceau. C’est une grande pensée de représenter l’histoire comme une succession de périodes dont chacune se dégage du dernier terme de la série précédente. Dans cette image si simple s’exprime l’une des lois, profondes de la marche du monde.

Il semble que l’apparition de l’Antéchrist devait suivre immédiatement le son de la septième trompette, 11.15 ; qu’est-ce donc qui retarde cette apparition décisive ? Elle doit auparavant être préparée et motivée. C’est là le but de tout le contenu du ch. 12. Une femme enceinte apparaît ; le fils qu’elle va mettre au monde sera celui qui doit paître les nations avec une verge de fer (v. 5). Resplendissante de l’éclat du soleil, portant une couronne d’étoiles, ayant la lune sous ses pieds, la femme est caractérisée par ces traits glorieux comme la βασιλεία τῶν οὐρανῶν, le Royaume des cieux, comprenant à la fois l’ancienne théocratie et l’Église chrétienne dans leur profonde unité, — il faut remarquer que le terme de royaume en grec est féminin. — Le fils qu’elle met au monde est le Messie, non en tant que le faible et pauvre Jésus, mais comme le roi et juge des peuples de l’univers. Satan, qui occupe encore dans les lieux célestes une position élevée, voit le royaume divin prêt à se réaliser et le Christ prêt à reparaître. Le moment est proche ; il s’apprête à déjouer l’œuvre divine : Dieu semble reculer ; pour un temps encore, l’acte suprême est, non pas supprimé, mais suspendu. Ce temps d’arrêt est destiné à laisser la place à l’explosion finale du mal, au règne de l’Antéchrist.

En attendant, un premier coup frappe l’adversaire de Dieu. Michaël, l’archange dont le nom signifie : Qui est comme Dieu ? et que ce nom signale comme le champion du monothéisme, attaque Satan, l’auteur du paganisme, et lui ôte le reste de pouvoir qu’il possédait encore dans les régions supérieures. Il le précipite de cette position élevée et le jette sur la terre. Celui-ci, ne respirant que vengeance, évoque alors du sein des mers, c’est-à-dire du sein de la masse mobile de l’humanité, l’instrument entre les mains duquel il consent à abdiquer son pouvoir, afin de livrer à l’Église, avec son concours, la lutte suprême ; ainsi est motivée l’apparition de l’Antéchriste.

e – La vraie leçon 12.18 paraît être : Et il se tint (et non pas : je me tins) sur le sable de la mer. »

L’Antéchrist est décrit au ch. 13 ; c’est le dominateur universel. La Bête, qui le représente dans le tableau, réunit les caractères de tous les animaux décrits par Daniel (ch. 7), c’est-à-dire de tous les grands empires qui ont précédé le sien. Elle représente donc d’une manière complète et absolue le pouvoir terrestre, hostile à Dieu, rival de la royauté du Christ ; elle réalise enfin cette monarchie universelle à laquelle un instinct secret a poussé dès le commencement l’humanité (Genèse 11.3 et suiv.)

Nous avons constaté par le tableau renfermé dans le petit livre, au ch. 11, que la Bête exercera son pouvoir à Jérusalem ; mais le ch. 17, où sa capitale est caractérisée par les sept collines, montre que c’est à Rome que sera le siège de son empire : « Les sept têtes [de la bête] sont sept montagnes » (v. 9).

Et comme il est dit aussi (v. 10) que les sept têtes sont sept rois, c’est-à-dire, d’après la manière d’écrire de Daniel, sept royaumes, il résulte de là que cette puissance dont Rome sera le berceau, réunira sous son sceptre tous les domaines qu’ont possédés les empires qui se sont succédé dans l’histoire.

L’une des têtes a été blessée à mort (d’après 17.10, on peut supposer que c’est la cinquième) ; mais cette plaie, contre toute attente, a été subitement guérie ; et ce prodige, qui étonne toute la terre, en amène tous les habitants aux pieds de la Bête. Il arrivera donc d’après la vision qu’un des pouvoirs antidivins qui se sont succédé sur la terre, après avoir été abattu par la puissance divine, reparaîtra tout à coup restauré en la personne de l’Antéchrist, tellement que le règne de celui-ci ne paraîtra être que cette ancienne puissance rétablie. C’est l’un des traits les plus importants du tableau apocalyptique. Il doit nous suffire ici de l’avoir signalé.

L’objet de l’inimitié de la Bête, c’est Dieu et son tabernacle (13.6), puis tous les habitants de la terre qui ne veulent pas consentir à ployer le genou devant elle et à blasphémer le Dieu du ciel. L’Église est déclarée hors la loi (v. 16 et 17). C’est le temps des dernières persécutions annoncées dans le cinquième sceau. Remarquons la relation entre ce tableau et la prophétie de Jésus, Matthieu 24.24 :

« Et il s’élèvera de faux Christs. » C’est ici le principal et le dernier d’entre eux.

L’Antéchrist a pour auxiliaire un personnage représenté sous l’image d’une bête aux cornes d’agneau et qui parle comme le dragon. D’après 19.20, c’est le faux prophète. Si dans cette œuvre diabolique la Bête représente le pouvoir politique sans Dieu et contre Dieu, la bête aux cornes d’agneau est le symbole de la puissance spirituelle qui concourra à l’établissement de ce pouvoir impie. Ici encore nous nous retrouvons en face du texte du discours de Jésus, Matthieu 24.24. Car après les mots : « Il s’élèvera de faux Christs, » nous lisons ceux-ci : « et de faux prophètes. » Le Seigneur ajoute : « Et ils feront des miracles et de grands prodiges, de manière à séduire même les élus. » Ces expressions sont en quelque sorte identiques à celles dans lesquelles l’auteur de l’Apocalypse décrit l’activité séductrice du faux prophète (13.13-14).

Ce tableau sinistre du règne de l’Antéchrist est suivi, comme cela arrive à chaque fois dans l’Apocalypse, d’une scène propre à fortifier les croyants que pourraient ébranler de si terribles perspectives. Au ch. 24, l’Agneau passe en revue sur la montagne de Sion, évidemment en raison de la lutte suprême actuellement engagée, une troupe de cent quarante-quatre mille fidèles qui doivent être la force de l’Église. Il est impossible de ne pas reconnaître ici les 144 000 du ch. 7 qui avaient été scellés, c’est-à-dire mis en réserve comme destinés de Dieu à une œuvre spéciale. C’étaient alors de simples serviteurs de Dieu, aux fronts desquels était imprimé le nom de leur Maître (7.3). Ils représentaient comme nous l’avons vu, l’élite fidèle qui se trouvera en Israël jusqu’à la fin, même dans son état de réjection. Maintenant ils font partie du peuple de Dieu et de l’Agneau ; ils portent gravé sur leur front le nom de leur Père (14.1). Ils chantent un cantique nouveau ; car Dieu a fait en eux une œuvre nouvelle ; ils sont devenus les rachetés de Christ (v. 3). Ils ne sont pas seulement l’élite d’Israël, ils sont en même temps celle de l’humanité tout entière ; car tandis que les convertis d’entre les Gentils sont censés avoir passé par toutes les souillures qui étaient alors liées au paganisme, eux, gardés par la loi dès leur jeunesse, ils ont, même avant leur conversion, mené une vie exempte des impuretés vulgaires et forment maintenant, comme chrétiens, l’apparition la plus sainte qu’ait contemplée la terre (v. 4). Ce sont en quelque sorte les gardes-du-corps de l’Agneau dans cette lutte dernière, ou, comme dit saint Paul, les branches de l’olivier franc réintégrées sur leur propre tronc (Romains 11.16,24).

Dès le v. 6 une nouvelle vision annonce un développement tout nouveau de l’œuvre missionnaire chez les païens. L’Évangile éternel est annoncé à tous les peuples de la terre.

Puis, les hommes sont mis en garde contre les lâches concessions qu’ils pourraient être tentés de faire au pouvoir de la Bête actuellement régnante (v. 9 à12). Une autre voix céleste les encourage en leur ouvrant la perspective glorieuse d’un repos immédiate assuré à la fidélité (v. 13).

Enfin deux tableaux, l’un d’une moisson, l’autre d’une vendange, décrivent le moment qui approche où Dieu, d’une part, recueillera les siens dans ses greniers et, de l’autre, foulera ses adversaires dans la cuve de sa colère (v.  14-20).

Le ch. 15 se rattache immédiatement à ces manifestations consolantes ; il contient une vision analogue à celles qui avaient précédé les sept sceaux (ch. 5), et les sept trompettes (ch. 7). L’auteur entend l’Église qui traverse la mer de feu de la persécution chantant le cantique qu’Israël chanta après avoir traversé la mer Rouge. Ce spectacle de foi héroïque est suivi de la revanche divine contre l’empire persécuteur, l’effusion des coupes, c’est-à-dire des derniers châtiments de Dieu sur l’humanité soumise à l’empire de la Bête. L’Antéchrist avait fait espérer aux hommes un âge d’or sous son sceptre ; mais il promettait sans Dieu et contre Dieu. Le Christ frappe, et son sceptre de fer tombe à coups redoublés sur les peuples séduits. C’est l’histoire des plaies d’Egypte qui se renouvelle. Sept anges paraissent avec les sept coupes. Un ulcère malin ronge la chair des sujets de la Bête (première coupe). L’eau de la mer se corrompt et tous les êtres qui habitent l’océan périssent (seconde coupe ; c’est la seconde trompette aggravée). Un jugement semblable frappe les sources et les cours d’eau (troisième coupe ; comp. la troisième trompette). Un soleil ardent consume les habitants de la terre (quatrième coupe). Ces quatre coupes constituent une première série de plaies à la suite de laquelle, comme l’auteur le fait remarquer, les hommes ne font que blasphémer avec une rage de plus en plus violente le nom du Dieu qui leur envoie ces fléaux (16.9). Une obscurité épaisse envahit l’empire de la Bête, comme autrefois le royaume d’Egypte (cinquième coupe) ; mais les hommes se mordent la langue de fureur plutôt que de se repentir de leurs fautes (16.10-11). L’Euphrate est desséché, de manière à ouvrir la voie à une nouvelle invasion des peuples de l’Orient, que trois esprits immondes convoquent au dernier combat contre l’Éternel (sixième coupe ; comp. l’invasion décrite dans la sixième trompette). Enfin un tremblement de terre d’une violence incomparable atteint Babylone, la capitale de la Bête, et les autres villes de son empire (septième coupe ; comp. le phénomène semblable décrit au sixième sceau, 6.12).

Peut-être y a-t-il à faire ici un rapprochement qui, s’il est fondé, met en évidence la relation étroite entre les différentes parties du drame apocalyptique. Les fléaux représentés par ces sept coupes déversées sur le domaine de l’Antéchrist doivent probablement être identifiés avec ceux dont les deux témoins au ch. 11 frappent les habitants de la terre (11.5-6,10). Nous avons constaté, en étudiant ce chapitre, que le tableau de l’activité des deux témoins, comme tout le contenu du petit livre, est une anticipation dans la prophétie elle-même. Et nous arrivons maintenant avec les sept coupes au point où le drame général rejoint dans sa marche la scène des fléaux du ch. 11. Au v. 6 de ce chapitre, en effet, « toutes les eaux étaient changées en sang » ; il en est de même au v. 4 du ch. 16. Dans le même verset du ch. 11 l’auteur ajoutait : « Et toute autre espèce de fléaux. » C’était le résumé des six autres coupes ou plaies énumérées au chapitre 16. Il eût été fastidieux d’énumérer deux fois la même série. Le chap. 11 montre que l’Antéchrist, humilié par les fléaux qui désolent ses sujets, en a cherché et a fini par en découvrir la cause qui n’est autre que le pouvoir et la prière de ces deux prophètes exerçant leur ministère à Jérusalem au milieu du peuple juif restauré. C’est de là qu’ils frappent le monde, comme Moïse et Aaron frappaient autrefois l’Egypte. Voilà la raison pour laquelle la Bête paraît à Jérusalem dans la scène du ch. 11 ; elle y vient pour anéantir ce foyer de résistance qui menace son omnipotence. — Le dernier mot du ch. 16 proclame de nouveau le triste résultat de cette troisième série de fléaux : au lieu de se repentir sous la puissante main de Dieu, « les hommes blasphémèrent Dieu. » Il arrive un moment où ce qui devait servir à convertir l’homme, l’endurcit. C’est alors que et la société et l’individu sont mûrs pour le jugement.

Le premier acte de ce jugement est décrit dans les chapitres 17 et 18 ; il a trait au châtiment particulier de Babylone, la capitale de l’empire anti-chrétien. On remarque ici un changement inattendu dans la conduite de la Bête à l’égard de cette ville. Auparavant elle la portait sur ses sept têtes ; maintenant elle lui devient violemment hostile, au point de la livrer aux dix rois, ses auxiliaires, de la piller avec eux et de la livrer au feu (17.16-17). Pourquoi la Bête se retourne-t-elle ainsi contre son ancienne résidence, le berceau de sa puissance ? C’est là une énigme que nous ne pourrons tenter de résoudre qu’en interprétant l’ensemble du tableau apocalyptique.

Babylone vient de recevoir son salaire des mains de l’Antéchrist lui-même, qui en avait fait la capitale du monde. Le moment est venu où celui-ci à son tour va recevoir du Ciel, par l’apparition glorieuse du Christ, le salaire qu’il a mérité. Ce fait avec toutes ses conséquences est le dénouement du drame.

Troisième partie : 19.11 à ch. 22
L’arrivée

Au temps où subsiste encore la domination de la Bête, le ciel s’ouvre ; le Messie apparaît sur un cheval blanc, emblème de victoire. Il s’appelle le Verbe de Dieu ; les armées célestes le suivent ; ce sont les croyants, vêtus de blanc, symbole de sainteté. L’Antéchrist et le faux prophète sont jetés dans l’étang de feu ; ceux qu’ils ont entraînés dans leur révolte périssent. Puis Satan, le tentateur, est emprisonné dans l’abîme pendant mille ans. Cette période est le temps du règne de Christ au sein de l’humanité, non comme si Jésus devait régner visiblement sur la terre, (ainsi que l’a parfois compris le grossier chiliasme), — le tableau apocalyptique ne dit rien de semblable ; — il s’agit de la domination de son Esprit. L’Évangile déploie dans la société humaine tous ses effets bienfaisants ; les fidèles ressuscités prennent, des sphères supérieures où ils résident, une part active à ce parfait épanouissement du règne de Dieu sur la terre. La seconde demande de l’Oraison dominicale est accomplie : le règne de Dieu est venu.

Mais la réintégration de la terre dans l’organisme céleste n’a pas encore eu lieu. Au terme de cette période, Satan est délié ; une longue prospérité matérielle et sociale a préparé une nouvelle corruption et une dernière lutte. La crise éclate ; Satan encore une fois délié exerce ses séductions ; suit la complète défaite de l’esprit du mal. Satan est précipité cette fois dans l’étang de feu où l’attendaient la Bête et le faux prophète et d’où l’on ne ressort pas. La résurrection universelle et le jugement dernier ont lieu et sont suivis de l’apparition des cieux nouveaux et de la terre nouvelle. Au milieu de cet univers transformé apparaît la nouvelle Jérusalem, la société des élus, dont la perfection est magnifiquement décrite et admirablement caractérisée parce seul mot : « La longueur, la largeur et la hauteur de la ville sont égales. » C’est la forme d’un cube parfait. Que signifie cette image, qui, prise à la lettre, serait grotesque ? La forme cubique était, comme on sait, celle du Lieu très-saint dans le temple de Jérusalem. Le sens de cet emblème est donc que la ville entière est désormais ce qu’était le Lieu très-saint : le théâtre de la manifestation immédiate de Dieu. Voilà pourquoi Jean n’y voit pas de temple. Elle est elle-même tout entière la sainte demeure de Dieu dans la création renouvelée. Aussi toutes les créatures qui n’ont pas encore pris part à la rédemption viennent-elles y chercher leur guérison (22.2).

Dans la seconde partie du chapitre 22, dès le v. 8, l’ange, qui est l’interprète de la révélation, revient à Jean. Il invite par sa bouche l’Église à croître dans la sainteté jusqu’à la perfection, et le monde à mûrir, par une perversité toujours croissante, pour le jugement. Puis Jean somme les copistes qui reproduiront cette prophétie d’en respecter scrupuleusement le texte, en n’y ajoutant et n’en retranchant arbitrairement quoi que ce soit ; et, se faisant, en terminant, l’organe du soupir de l’Église, il supplie le Seigneur d’accélérer sa marche et de hâter son arrivée : « Seigneur, viens vite ! » Le Seigneur répond : « Oui, je viens. » Ce dernier mot exprime l’essence de l’histoire de l’Église depuis le moment de la vision jusqu’à celui de la Parousie.

Cette analyse du drame apocalyptique ne permet pas de n’y voir, comme on cherche à le faire aujourd’hui, qu’un composé de pièces rapportées. Une idée domine le tout, la lutte de Jésus glorifié avec le monde des Gentils et sa victoire finale. Cette lutte se déroule en un certain nombre de phases (sept sceaux, sept trompettes, sept coupes) ; ces séries de jugements se succèdent avec une gradation évidente et sont régulièrement entrecoupées de scènes rafraîchissantes et encourageantes pour la foi. Sans doute il n’est pas impossible que l’auteur ait employé des tableaux prophétiques déjà existants. Mais en tout cas il ne l’a pas fait servilement : il n’en a usé qu’en se les assimilant et en les faisant rentrer dans l’organisme de sa prophétie.

Mais, demandera quelqu’un, est-il possible d’admettre qu’un tableau aussi prolongé et composé avec tant d’art soit le résultat d’une révélation divine ? Ne doit-on pas y voir plutôt une composition humaine assez artificielle et de nature uniquement poétique ? Cette question se rattache étroitement à celle de savoir qui est l’auteur du livre. Mais rappelons avant tout quelques analogies dans l’Ancien Testament : la vision du 53e chapitre d’Esaïe, où tout le tableau des souffrances et du triomphe du Serviteur de Jéhovah passe sous les yeux du prophète ; puis les Psaumes 2 et 110, où le voyant contemple l’élévation du Messie sur le trône divin, sa lutte avec les peuples rassemblés et avec leurs rois qui complotent contre son pouvoir, et la victoire par laquelle ce roi-sacrificateur établit son règne sur la terre. L’exemple le plus frappant nous est offert par la série de visions par laquelle s’ouvre le livre de Zacharie. Dans neuf tableaux présentés à l’œil interne du prophète durant le cours d’une même nuit, il contemple la protection du Seigneur sur Jérusalem reconstruite, l’abaissement des monarchies païennes qui l’ont opprimée, l’assistance divine assurée aux travaux de Jéhosuah et de Zorobabel pour la pleine restauration du peuple de Dieu, une nouvelle corruption et une nouvelle captivité, enfin l’apparition du serviteur de Jéhovah, sur la tête duquel, contrairement à la loi de Moïse et à la charte fondamentale d’Israël, seront réunies la tiare sacerdotale et la couronne royale (Zacharie ch. 1 à 6). De tels antécédents nous conduisent bien près du grand tableau apocalyptique.

Quoi, nous, faibles humains, nous pouvons, par la magie de la parole, éveiller dans l’esprit d’un interlocuteur ou de milliers d’auditeurs tout un monde de pensées ou d’images qui un instant auparavant leur était complètement étranger, et Dieu, le Père des esprits de toute chair, ne pourrait pas évoquer, quand il le veut, dans les profondeurs de l’âme humaine une série de tableaux qui soient l’expression de sa propre pensée ? Naturellement, un pareil fait ne peut être conçu comme acte isolé ; il doit faire partie d’un grand ensemble de même nature, d’une œuvre générale d’éducation et de révélation divine ; mais n’est-ce pas ainsi que la chose se présente dans l’histoire du règne de Dieu, telle que la retracent les Écritures ? Le tableau apocalyptique que nous venons de parcourir est le couronnement du long développement des révélations divines.

Mais ce qui nous autorise surtout à attribuer le caractère d’une révélation à la vision que nous étudions, c’est que, dans notre conviction, le livre où elle est transmise provient du disciple que Jésus avait fait pénétrer le plus avant dans l’intimité de sa pensée.

II
L’auteur

Quel est le personnage du nom de Jean qui deux fois se désigne comme l’auteur de l’Apocalypse (1.4 ; 22.8) ? Serait-ce un croyant quelconque d’Asie-Mineure, un des presbytes, par exemple, de l’église d’Ephèse, comme on l’a quelquefois supposé ; ainsi un tout autre homme que Jean l’apôtre ? Mais ne se serait-il pas désigné d’une manière plus claire, surtout puisqu’il est constant par les rapports des Pères que Jean, le disciple bien-aimé de Jésus, a terminé son ministère et sa vie au milieu des églises d’Asie-Mineure, et qu’ainsi une confusion eût été inévitable ? L’auteur qui, en s’adressant à ces églises, dans ces circonstances-là se désignait par le nom de Jean tout court et s’attribuait une si grande autorité sur elles et sur leurs conducteurs spirituels, ne pouvait donc ou qu’être Jean l’apôtre ou qu’avoir l’intention de se faire passer pour lui. Or, nous croyons pouvoir écarter la supposition d’une imposture. L’esprit de mensonge est incompatible avec le souffle divin de sainteté et de vérité qui pénètre toutes les pages de l’Apocalypse.

Cette conclusion tirée du livre est confirmée par la conviction unanime des églises du iie siècle et de leurs principaux docteurs. Nous ne relèverons ici que deux témoignages plus particulièrement importants. Le premier est celui de Justin Martyr. Dans une discussion publique avec un Juif, nommé Typhon, qu’il a soutenue à Ephèse moins de cinquante ans après la mort de saint Jean, et dont il a rendu compte dans un ouvrage qui nous a été conservéf, il dit : « L’un des nôtres, nommé Jean, l’un des douze apôtres de notre Christ, dans la révélation qui lui a été donnée, a prédit que les fidèles passeraient mille ans à Jérusalem. » Justin avait visité un grand nombre d’églises ; et dans ce passage il exprime leur sentiment, et non point seulement le sien propre.

fDialogue avec le Juif Tryphon.

L’autre témoignage que nous devons citer, qui est postérieur au précédent d’une trentaine d’années, mais qui a néanmoins une valeur plus considérable encore par les circonstances de la vie de l’homme qui l’a rendu, est celui d’Irénée. « Jean, disciple du Seigneur, dit-il, a contemplé dans la vision apocalyptique l’arrivée sacerdotale et glorieuse du règne de Christ. » Et à l’occasion du nombre de la Bête (13.18), il dit : « Ce nombre se trouve dans tous les anciens et exacts manuscrits, et ceux-là même qui ont vu Jean déclarent que ce nombre est celui du nom de la Bête. » Irénée avait participé dans son enfance à l’instruction chrétienne du vénérable évêque de Smyrne, Polycarpe, qui était lui-même le disciple de saint Jean. Le témoignage d’un tel homme, dont la probité est d’ailleurs hors de doute, a une valeur que nul ne peut méconnaître.

Nous n’ignorons pas les objections élevées contre l’opinion que nous énonçons.

Jean ne se nomme pas dans l’évangile ; pourquoi se nommerait-il dans l’Apocalypse ? — Parce que l’évangile est une histoire, et l’Apocalypse une prophétie. Les historiens hébreux ne se nomment point, le contenu de leur récit étant de notoriété publique ; mais tous les prophètes hébreux se nomment, parce que leur nom est la seule garantie de la réalité de la révélation qu’ils s’attribuent.

Autre objection : Jean, s’il était le fils de Zébédée, pourrait-il parler comme l’auteur le fait au 21.14, où il raconte que les noms des douze apôtres de l’Agneau étaient gravés sur les fondements de la nouvelle Jérusalem ? — Oui, parce que cette dignité d’apôtre, il ne la devait pas à son propre mérite, mais au don gratuit de son Seigneur et Sauveur.

Mais l’esprit de l’Apocalypse n’est-il pas aussi grossièrement judéo-chrétien que celui de l’évangile de Jean l’est peu ? — La différence est dans la forme, non dans le fond. L’Apocalypse parle un langage d’images et de figures. Pour en faire un écrit grossièrement judaïsant, il faut méconnaître le sens figuré de ce langage et prendre à la lettre toutes ces images. Or on ne saurait imaginer rien de plus absurde que les conséquences de ce procédé. Nous venons de voir que la nouvelle Jérusalem avait une hauteur égale à sa longueur et à sa largeur ; et nous n’avons pas eu de peine à découvrir la pensée renfermée sous cette image. Mais autant, prise allégoriquement, elle renferme une idée sublime, autant, littéralement comprise, elle est choquante, grotesque, absurde : — une muraille de ville de douze mille stades, c’est-à-dire de 450 lieues, de hauteur ! Baur, grand adversaire de l’authenticité de l’évangile, mais défenseur non moins zélé de celle de l’Apocalypse, a dit que l’évangile n’était tout entier « qu’une Apocalypse spiritualisée. » On ne saurait mieux rendre hommage, sans le vouloir, à l’accord foncier des deux écrits. L’Apocalypse entendue spirituellement (comme elle doit l’être, d’après le caractère prophétique de ce livre) est donc identique à l’évangile.

On dit encore : Toutes les colères de Jean l’évangéliste sont pour les Juifs, — qu’on se rappelle les luttes entre Jésus et les habitants de Jérusalem dans le quatrième évangile, — tandis que toutes celles de Jean, l’auteur de l’Apocalypse, tombent sur les Gentils. Mais ce contraste résulte précisément de ce que les deux écrits ne sont que comme les deux moitiés d’un seul et même tout. L’idée de l’ouvrage entier est : la lutte du Messie avec le monde. L’évangile retrace le premier acte de ce drame : la lutte du Messie, durant son ministère terrestre, avec Israël. L’Apocalypse décrit prophétiquement le second acte du même drame : la lutte de Jésus glorifié avec les peuples païens. Ces deux sujets, au point de vue logique, s’excluent, justement parce qu’ils se complètent et ne forment réellement qu’un tout.

Mais Jean était un homme doux et débonnaire ; comment lui attribuer les menaces sanguinaires et les tableaux épouvantables de l’Apocalypse ? L’apôtre Jean, tel que se le représente l’imagination vulgaire, est une pure fiction ; nous l’avons montré dans notre étude précédente. Le Seigneur a caractérisé tout différemment son disciple préféré, quand il l’a appelé fils du tonnerre ; et c’est à ce surnom que nous devons penser quand nous nous représentons l’auteur de l’Apocalypse. Il nous rappelle ce Jean qui, selon Polycarpe, entrant dans une maison de bains à Ephèse, et apprenant qu’un faux docteur, nommé Cérinthe, s’y trouve en ce moment même, s’écrie soudain : « Sortons d’ici, de peur que la maison ne s’écroule sur l’hérétique et sur nousg. C’est bien là l’homme qui dans l’Apocalypse voit en esprit s’écrouler notre vieil univers sur l’humanité rebelle. Sa charité n’est pas de la mollesse ; selon expression scripturaire, elle a la vérité pour ceinture.

g – Irénée, Adv. Hær. III.3-4.

La seule objection sérieuse contre l’authenticité de l’Apocalypse est la différence que l’on remarque entre le style de cet écrit et celui du quatrième évangile. Celui-ci est pur d’araméismes, celui-là en est saturé. — Mais cette différence s’explique par celle du genre narratif et du genre prophétique. Dans l’évangile, Jean parle simplement la langue qui lui est propre, un grec dans lequel on reconnaît sans peine le vêtement hellénique d’une pensée juive. Dans l’Apocalypse, où il imite et copie, pour ainsi dire, les prophètes de l’Ancien Testament, il s’approprie leur style, sans pouvoir ou sans vouloir peut-être le plier entièrement au génie de la langue grecque à laquelle ce genre littéraire était complètement étranger. Du reste, une étude approfondie des deux écrits découvre dans le style de l’un et de l’autre des analogies tellement intimes et significatives, que des hommes appartenant au parti critique le plus opposé à l’orthodoxe ont essayé de prouver par cette raison même l’identité d’auteur des deux écrits.

Nous avons répondu aux principales objections ; voici maintenant quelques-uns des indices auxquels on peut reconnaître que les deux écrits émanent réellement d’un seul et même esprit :

Corrélation entre les personnages qui jouent un rôle dans les deux tableaux ; dans l’évangile, Jésus, les Juifs, les disciples ; dans l’Apocalypse, Jésus, les Gentils, l’Église (ou l’Épouse). Dans les deux cas, d’abord, l’objet de la foi (Christ), puis la personnification de l’incrédulité (là les Juifs, ici les Gentils), enfin celle de la foi (là les disciples, ici l’Église).

Correspondance dans la marche des deux récits ; dans tous les deux, une lutte de plus en plus intense aboutissant à la défaite extérieure de la cause de Dieu, et, par cette défaite même, à son triomphe. Dans tous les deux, la fin paraissant toujours imminente et pourtant s’éloignant toujours de nouveau. On se rappelle cette formule d’ajournement si fréquente dans l’évangile : « Car son heure n’était pas encore venue, » à laquelle correspondent si exactement les constants ajournements de la fin dans le drame apocalyptique.

Même loi du contraste dans les deux écrits ; alternance répétée des tableaux sombres et lumineux, des scènes de foi et d’incrédulité.

Remarquons encore deux détails : Jésus est désigné par deux noms dans l’Apocalypse : l’Agneau (dans tout le cours de la prophétie) et la Parole de Dieu (19.3). Or l’on sait que de ces deux noms le premier ne se retrouve que sous la plume de Pierre et du quatrième évangéliste, qui tous deux l’avaient entendu sortir de la bouche de leur maître, Jean-Baptiste ; et que le second n’est donné à Jésus, dans tout le Nouveau Testament, que dans deux autres écrits de saint Jean, l’évangile et la première épîtreh.

hJean 1.36 ; 1 Pierre 1.19 ; Jean 1.1 ; 1 Jean 1.1.

Nous ne croyons donc pas nous tromper, quand nous prétendons que la critique, en nous imposant, comme une sorte d’axiome, l’option entre Jean l’apôtre, auteur de l’évangile, ou Jean l’apôtre, auteur de l’Apocalypse, s’est méprise. Lors même que l’antiquité chrétienne n’attribuerait pas simultanément les deux écrits au même disciple bien-aimé, leur étude approfondie nous conduirait, me paraît-il, à cette conclusion.

III
La date de composition

La question de savoir à quel moment fut composée l’Apocalypse n’est pas en relation nécessaire avec celle de savoir qui en est l’auteur ; car les trois principales dates entre lesquelles on peut hésiter, sont comprises toutes trois dans les limites de la vie de l’apôtre Jean. Ce sont, comme nous le verrons le temps du court règne de Galba, en 68, ou bien, le temps du règne de Vespasien, 69-79, ou enfin l’époque du règne de Domitien, de 81 à 96.

Cette dernière date est celle qu’indique l’antiquité chrétienne. Voici ce que dit Irénée en parlant du nombre 666, qui est la marque de la Bête : « Si le nom du personnage désigné par ce chiffre avait dû être révélé clairement pour le temps présent il aurait été indiqué par celui qui a contemplé la révélation. Car la vision n’a pas été vue il y a bien longtemps, mais presque tous les jours de la présente génération, vers la fin du règne de Domitien. » Voilà un témoignage net et précis ; il n’a rien qui sente le vague de l’hypothèse ni l’incertitude d’un calcul exégétique. Irénée déclare, du reste, en plus d’un endroit, tenir ses enseignements de la bouche « des presbytres qui ont vécu avec Jean en Asie-Mineure jusqu’aux temps de Trajan. » Il pense tout particulièrement, en parlant ainsi, à Polycarpe et à Papias.

La date la plus ancienne, celle de l’an 68, résulterait de l’explication que la plupart des critiques modernes donnent aujourd’hui de l’Apocalypse. La Bête ou l’Antéchrist représenterait, selon eux, l’empereur romain dans le sens collectif du mot. Les sept têtes seraient les sept premiers empereurs ; et comme l’auteur dit, 17.10, que « le sixième est maintenant, » il faudrait conclure de là qu’il écrit sous Galba, c’est-à-dire dans la seconde moitié de l’an 68, puisqu’au point de vue des historiens romains la série des empereurs est celle-ci : Auguste, Tibère, Caligula, Claude, Néron, Galba. Néron, le cinquième, serait la tête qui a reçu une plaie mortelle (allusion à sa fin tragique). Le sixième serait Galba ; il serait fait abstraction d’Othon et de Vitellius, qui n’ont pas proprement régné. La septième tête serait le successeur attendu de Galba, et la huitième, qui est identifiée avec la Bête elle-même, ne serait autre que Néron ressuscité, dont l’auteur annoncerait la réapparition, conformément à une légende qui eut cours à cette époque et dont se prévalurent même quelques ambitieux qui essayèrent de jouer le rôle de faux Nérons.

La date intermédiaire entre les deux précédentes résulte de l’interprétation qui envisage Vespasien comme la sixième tête, en passant sous silence Othon, Galba et Vitellius, réservant le rôle de la septième à Tite et celui de la huitième, qui sera la Bête elle-même, à Domitien. L’Apocalypse aurait été composée, dans ce cas, sous Vespasien, en prévision d’événements attendus comme très prochains.

Nous examinerons plus tard ces interprétations. Pour le moment, nous ne nous occupons que de l’époque où le livre a été composé : et nous recherchons laquelle des trois dates proposées est la plus vraisemblable, celle qu’indique la tradition ou l’une de celles que pense avoir constatées la science moderne.

1. Considérons d’abord l’état des églises d’Asie-Mineure. Elles avaient été fondées par saint Paul, de l’an 55 à l’an 58, ainsi dix ans avant le moment, où, d’après l’interprétation qui prévaut aujourd’hui, l’Apocalypse aurait été écrite. Or, que l’on pèse bien les reproches qui leur sont adressés dans les sept messages des chapitres 1 et 3. Ephèse est déchue de ses premières œuvres. Sardes a le bruit de vivre, mais est morte. Laodicée est tiède et prête à être vomie de la bouche du Seigneur. Aucun répit n’est annoncé ; si elles ne se repentent pas, le Seigneur va venir et renversera leur chandelier. Serait-il possible que ce fût là l’état auquel était réduites les églises fondées par saint Paul, dix ans après leur fondation ? S’il ne s’agissait que de l’irruption d’une fausse doctrine, comme chez les Galates, ou d’une rechute dans certaines habitudes païennes, comme à Corinthe, il n’y aurait là rien de bien difficile à comprendre. Mais ce qui est signalé, c’est un déclin si complet que le mal paraît être arrivé à son terme, la mort. Luther doit avoir dit qu’un réveil religieux dure trente ans. Le réveil qui a eu lieu de nos jours a commencé vers 1820 et n’a pas encore, après plus de cinquante ans, épuisé sa force ; et en dix ans ces puissances du siècle à venir, ces vertus du premier amour, que le ministère d’un saint Paul avait évoquées au sein des églises les plus florissantes du monde, auraient épuisé leur force ! Que dis-je ? en dix ans ! En 63, Paul écrit aux Ephésiens et aux Colossiens ; en 63 ou 64, Pierre écrit à ces mêmes églises d’Asie, de Bithynie, etc. Pas un mot échappé à la plume de l’un ou de l’autre apôtre ne laisse supposer le moindre relâchement dans la vie religieuse ou morale de ces églises. Et, en 68, quatre à cinq ans plus tard seulement, Jean leur parlerait le langage que nous lisons ! on aura beau affirmer le contraire : c’est là une complète impossibilité morale ; et si l’une ou l’autre de ces interprétations modernes ne peut se défendre qu’au prix de cette colossale invraisemblance, elle est par ce fait seul condamnée.

2. L’organisation ecclésiastique supposée par l’Apocalypse n’est pas moins incompatible avec une date aussi prématurée que celle de l’an 68. On sait que, dans la constitution des églises apostoliques, les communautés étaient dirigées par des collègues de presbytres qui avaient aussi le nom d’évêques. Ces deux titres, dont l’un provenait de la Synagogue et dont l’autre étaient d’origine grecque, désignaient exactement la même charge.

[Comparez Actes 20.17 : « Il fit venir auprès de lui, les presbytres de l’église avec, v. 28, « Prenez garde au troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques. » — Tite 1.5 : « Je t’ai laissé pour établir des presbytres…, » avec v. 7, « Car l’évêque doit être… etc. » — Enfin Actes 14.23 avec Philippiens 1.1.]

Mais vers la fin du siècle apostolique, l’autorité administrative de l’Église commença, au moins en Asie-Mineure, à se concentrer dans la personne d’un chef de troupeau, qui prit spécialement le nom d’évêque. La lettre de Clément Romain, écrite probablement sous Domitien à la fin du premier siècle, et les épîtres d’Ignace, qui datent du règne de Trajan, au commencement du deuxième, sont les premiers monuments patristiques de cette transformation graduelle dans le ministère ecclésiastique. Et cette transformation, nous la constatons précisément dans l’Apocalypse : « Ecris à l’ange de l’église de… » Nous l’avons vu, ce terme de nature toute personnelle : l’ange, aussi bien que la responsabilité que font peser sur le fonctionnaire ainsi désigné les reproches et les louanges du Seigneur, ne permettent pas plus de voir en lui un être collectif ou abstrait qu’un ange proprement dit, patron invisible du troupeau. Ce ne peut être que l’évêque, tel que nous le rencontrons dans certaines églises du commencement du second siècle. Nous constatons dans ce livre la transition qui s’opérait déjà en Asie mineure, de la constitution presbytérienne primitive à l’organisation monarchique universellement admise dès la seconde moitié de ce siècle. Ce fait exclut donc aussi positivement les dates de 60-70 que de 70-80, et ne concorde qu’avec celle qu’indique la tradition conservée par Irénée.

3. Un usage ecclésiastique auquel fait allusion un autre passage conduit au même résultat. Il est dit (1.3) : « Heureux celui qui lit et ceux qui écoutent la parole de cette prophétie. » Ces expressions supposent deux choses : la première, qu’il s’agit ici d’une lecture publique, officielle, en pleine assemblée de culte, et non pas seulement d’une lecture privée et individuelle. C’est ce qu’indique l’opposition entre le singulier : celui qui lit, et le pluriel : ceux qui écoutent. De plus, le participe présent : celui qui lit (le lecteur), suppose, surtout en grec, un acte habituel, répété. Or, la lecture régulière des écrits apostoliques dans le culte ne saurait avoir commencé déjà au milieu du premier siècle. J’en appelle à M. Reuss, l’un des inventeurs de l’explication moderne : « Pendant tout le reste du premier siècle, dit-il, et pendant au moins le tiers du second, les écrits apostoliques n’étaient point encore l’objet d’une lecture officielle, réitérée et pour ainsi dire liturgiquei. » Cette assertion dépasse, je crois, la vérité ; on n’a pas attendu l’an 130 pour lire publiquement les écrits des apôtres et combler ainsi le vide que laissait dans l’Église la privation de leur ministère personnel. Mais nous avons dans tous les cas le droit d’admettre que cet usage n’existait pas, comme forme reçue, à l’époque de Galba ou de Vespasien, et un peu après le milieu du premier siècle ; que par conséquent l’Apocalypse, qui implique cette coutume, ne peut avoir été composée de si bonne heurej.

iHistoire du canon des Saintes-Écritures.

j – M. Renan, autre défenseur de l’interprétation moderne, entend ce passage exactement comme nous : « Il s’agit de la lecture dans l’église par l’Agnanoste. » (L’Antéchrist, p. 360).

4. Nous rencontrons dans cet écrit une expression tellement étrangère au style des autres écrits du Nouveau Testament qu’elle conduirait à elle seule à la même conclusion ; c’est le terme de jour du Seigneur, appliqué (1.10) au jour du dimanche. Il est connu que les écrits apostoliques antérieurs à la ruine de Jérusalem ne désignent jamais ce jour que par l’expression (d’origine juive) de premier jour de la semainek. Le nom de jour du Seigneur est un terme de création purement chrétienne, qui appartient à la langue ecclésiastique et technique des derniers temps de l’âge apostolique, lorsque l’Église avait rompu tout lien avec la Synagogue. Aussi ne le trouvons-nous que dans les écrits du second siècle. La date indiquée par Irénée est seule compatible avec l’emploi de cette expression pour désigner le jour du dimanchel.

k1 Corinthiens 16.2 (de l’an 58) ; Actes 20.7 (de quelques années plus tard, au moins).

l – La comparaison de 4.2 ne permet pas d’expliquer 1.10 dans ce sens qui a été proposé : « Je fus transporté en esprit au jour du Seigneur, » c’est-à-dire à son avènement.

5. La manière dont sont désignés les Juifs dans l’Apocalypse exclut aussi la supposition que ce livre ait été écrit avant le grand jugement de Dieu sur Jérusalem. Ils sont appelés, 2.9 et 3.9, la synagogue de Satan. Quel auteur chrétien, quel écrivain judéo-chrétien surtout, comme doit l’avoir été l’auteur de l’Apocalypse, se fût permis de flétrir par une telle expression le peuple élu, avant que Dieu eût définitivement rompu avec lui ? Qu’on se rappelle comment l’Église judéo-chrétienne tout entière, d’après les Actes, participait encore en l’an 59 au culte du temple ; qu’on relise l’épître aux Hébreux, écrite en 67 ou 68 dans le but de consoler les chrétiens d’origine juive de la privation du culte du sanctuaire, privation si poignante qu’elle devenait même pour eux une tentation d’apostasie… et ce serait l’un de ces mêmes chrétiens hébreux qui précisément à la même époque aurait désigné ses compatriotes d’assemblée satanique ! Non ; un jugement divin tel que la destruction de Jérusalem et du peuple juif permet seul d’expliquer cette manière si nouvelle de s’exprimer sur le compte de l’ancien peuple de Dieu. Il ressort du Talmud que la prompte reconstitution du judaïsme sous Gamaliel II en l’an 80, dix ans après la ruine de Jérusalem, fut provoquée par la crainte d’une fusion avec l’église chrétienne. Cet acte décisif, qui consomma le divorce officiel entre la Synagogue et l’Église, fait comprendre l’attitude de l’Apocalypse à l’égard du judaïsme.

6. Remarquons enfin une coïncidence frappante entre un trait du tableau apocalyptique et la forme spéciale que revêtit la persécution exercée par Domitien. Dans la persécution de Néron, les chrétiens avaient été livrés aux derniers supplices. Il n’en fut pas de même sous Domitien. Plusieurs personnages éminents furent, selon les historiens du temps, déportés dans les îlesm. Or le bannissement de l’auteur de l’Apocalypse à Patmos rentre précisément dans ce genre de châtiment.

m – Eusèbe cite en particulier, d’après les historiens païens, l’exemple d’une dame chrétienne, Domitillia, qui fut reléguée dans l’île de Pontia (d’après Dion Cassius, à Pandateria).

D’après tous ces indices, nous n’hésitons pas à le dire, l’Apocalypse doit appartenir à la fin du premier siècle de l’Église. Par les divers traits que nous venons d’indiquer, elle caractérise la transition de l’état des églises primitives, telles que les avaient fondées les apôtres, à celui des églises du second sièclen.

n – Il est remarquable que dans toutes les récentes hypothèses sur la composition de l’Apocalypse, le remaniement final doit avoir eu lieu sous Domitien ou plus ou moins longtemps après lui ; ce qui donne jusqu’à un certain point gain de cause à la tradition d’Irénée.

IV
L’interprétation

Nous arrivons à la partie la plus importante et la plus difficile de notre tâche, l’interprétation du livre. Le nombre d’explications de l’Apocalypse est presque incalculable, et il n’est pas aisé de classer tous ces essais partant des points de vue les plus opposés et aboutissant aux résultats les plus divers. D’une manière générale on peut dire que ces explications se rapportent à trois systèmes principaux :

  1. L’interprétation que l’on peut appeler moderne, lors même qu’on en trouve déjà des traces dans les temps anciens, mais qui n’a prévalu décidément que depuis 1836, où quatre savants découvrirent simultanément l’explication du nombre 666, en identifiant la Bête avec la personne de Néron. Cette explication en effet établirait définitivement la vérité de cette interprétation. A ce point de vue la pensée du livre serait complètement déterminée par les circonstances passagères du moment où il parut.
  2. L’explication traditionnelle, qui trouve dans la vision apocalyptique, d’une manière plus ou moins générale ou détaillée, le tableau des destinées de l’Église jusqu’au retour de Christ.
  3. Un système intermédiaire, d’après lequel le tableau de la guérison de la Bête ne serait point en rapport avec l’idée fantastique du retour sur la scène de Néron ressuscité, mais reposerait sur le fait de la restauration de la puissance impériale (après l’espèce d’interrègne sous Othon, Galba et Vitellius) par l’avènement de Vespasien et de ses fils.

L’assurance avec laquelle la première de ces interprétations s’est longtemps décerné les honneurs du triomphe, nous force à l’examiner de très près. Si nous venons à découvrir la fausseté de sa donnée première, c’est-à-dire de l’application du tableau de l’Antéchrist à Néron dont aurait attendu la réapparition, elle tombe toute entière par ce fait seul.

Voici nos objections principales contre cette interprétation qui prétend que le tableau apocalyptique n’est que l’amplification de la légende populaire alors répandue en Orient, d’après laquelle Néron, que l’on croyait mort, devait revenir comme persécuteur de l’Église, en même temps que comme exterminateur de l’antique Rome.

1) Cette explication suppose que l’Apocalypse aurait été composée sous le sixième empereur, successeur de Néron, par conséquent sous Galba, dans la seconde moitié de l’an 68o. Or, nous croyons avoir reconnu à des signes certains que l’Apocalypse ne peut dater que d’une époque beaucoup plus avancée, de la fin du premier siècle.

oApocalypse 17.10 : « Cinq sont tombés, l’un est (le sixième) ; l’autre n’est pas encore venu. »

2) L’existence de la légende du retour de Néron est constatée sans doute par les tentatives de quelques faux Nérons qui cherchèrent à cette époque à séduire les provinces et à s’emparer du pouvoir. On en trouve aussi des traces dans les livres Sibyllins, la plus ancienne dans le livre IV, qui paraît avoir été composé peu après l’éruption du Vésuve, en 79. Il est aussi question de cette réapparition de Néron dans les livres V et VIII. Mais il n’est parlé que d’un retour de Néron du fond de l’Orient où on le croyait caché, et non d’une guérison miraculeuse comme celle que suppose le ch. 13 de l’Apocalypse ou même d’une sortie de l’abîme ou du Schéol (17.8), ce qui ne serait rien moins qu’une résurrection proprement dite.

Il faudrait donc admettre que c’est l’auteur de l’Apocalypse qui aurait inventé lui-même et mis en cours l’idée fantastique d’une résurrection de ce monstre à la suite de son suicide. Cette supposition est-elle compatible avec l’esprit élevé et saint dont est pénétré ce livre entier, qui deviendrait ainsi l’œuvre d’un faux prophète ? Augustin et Lactance traitent cette attente de folie à laquelle des hommes en délire (deliri) peuvent seuls se livrer ; et ce serait là l’idée centrale de l’Apocalypse !

3) Si c’était là le sens du tableau de la Bête, il aurait suffi de quelques années pour convaincre de fausseté toute cette prophétie. D’après elle, en effet, le successeur du sixième, de Galba, ne doit régner que peu de temps ; comp. 17.10 où il est dit : « Les cinq sont tombés, l’un est (le sixième) ; le suivant n’est pas encore venu, et quand il sera venu, il ne doit rester que peu de temps. » Et c’est après lui seulement que Néron doit reparaître, comme huitième (v. 11), pour jouer le rôle de la Bête, montant de l’abîme et s’en allant à la perdition (v. 8). Mais comme chacun put le voir à cette époque, et comme nous le savons certainement par l’histoire, rien de tout cela n’arriva. Vespasien succéda à Galba ; il eut un règne glorieux de dix ans. L’Église n’eut à subir sous son sceptre aucune persécution ; Tite lui succéda, qui certes ne ressembla en rien à un Néron. Quant à ce Néron, revenant à la vie et à la puissance, qui devait régner trois ans et demi et dans cet espace de temps persécuter et disperser l’Église, établir sa domination anti-chrétienne sur le monde entier, tuer les deux témoins dans Jérusalem rétablie, se retourner contre l’empire et brûler Rome, ce ne sont pas trois ans et demi qui se sont écoulés sans que ces rêves se soient accomplis ; jusqu’à cette heure personne n’a vu arriver rien de semblable. Rome et l’empire sont restés debout durant des siècles, le peuple juif n’a pas encore été restauré, deux ou trois faux Nérons se sont présentés, mais ils ont été immédiatement supprimés, — et cette Apocalypse, qui, peu d’années après sa publication, aurait été si cruellement démentie par les faits, n’en aurait pas moins conservé tout son crédit ! Bien plus, elle aurait toujours plus gagné en autorité, au point d’être attribuée, dès le siècle suivant, non à quelque chrétien en délire, mais à l’apôtre Jean lui-même, le plus considéré des apôtres ! Cette prophétie aurait été canonisée au moment même où les faits les plus patents en démontraient à tous les yeux l’absurdité ! Est-ce là une histoire facile à croire ?

4) Nous possédons une preuve frappante de l’idée que l’apôtre Jean se faisait de l’Antéchrist, et cette idée n’a rien de commun avec le personnage de Néron. Dans sa première épître (1 Jean 4.2-3) l’apôtre caractérise l’esprit dont l’Antéchrist sera le principal représentant, comme niant Jésus-Christ venu en chair. Peut-on se figurer l’empereur Néron reparaissant pour jouer le rôle d’un faux docteur ? Il aurait certes, en cas du rétablissement de sa puissance, d’autres armes à sa disposition contre l’Église !

5) L’auteur de l’Apocalypse nous dit lui-même que l’Antéchrist portera un nom blasphématoire (ὄνομα βλασφημίας), 13.1. A supposer que l’explication du nombre 666 fût réellement la somme des lettres prises comme chiffres des mots César Néron (ou Néro), on ne voit pas ce qu’il y aurait de blasphématoire dans ce nom-là.

6) La preuve la plus plausible alléguée en faveur de l’application de la Bête à Néron est certainement celle qui se tire du nombre 666 (Apocalypse 13.17). On sait que les chiffres hébreux sont les lettres mêmes de l’alphabet auxquelles est attachée une valeur numérale. Or, l’addition des lettres hébraïques formant les deux mots César, Néron, prises comme chiffres, donne pour somme le nombre 666p. Il y a même ici une particularité très remarquable. Irénée parle de manuscrits dans lesquels on lisait 616 au lieu de 666. Or si l’on prend le nom de César Néron sous sa forme latine (Cæsar Nero, sans n final), on arrive précisément au nombre de 616, puisqu’en hébreu la lettre n retranchée équivaut à 50. — Cette découverte a produit au premier moment une sorte d’éblouissement. Après cela on a généralement envisagé pendant un temps le mystère comme définitivement résolu.

p – N, 50 ; R, 200 ; O, 6 ; N, 50 ; K, 100 ; S, 60 ; R, 200 = 666.

[Cette explication serait en tout cas plus admissible que celle de M. Bruston, qui, par un calcul semblable, trouve le chiffre 666 en additionnant les lettres du nom du fondateur de Babylone : Nemrod, fils de Cush. Völter propose Trajan Hadrien dont les lettres hébraïques font aussi 666. Nombreuses sont les explications du même genre.]

Peu à peu cependant on s’est ravisé. On s’est demandé comment dans un livre écrit en grec l’auteur emploierait tout à coup l’alphabet hébreu. On a remarqué que la vraie traduction du texte grec (Apocalypse 13.18) était, non pas : « le nombre d’un homme », mais « un nombre d’homme, » c’est-à-dire d’après 21.17 et Ésaïe 8.1, un nombre humain, humainement calculable. Puis, ce qui est plus important, on a fait remarquer que l’on n’arrivait à la somme 666 qu’au moyen de la suppression de la seconde lettre du nom de César. Cette lettre (é) ne devrait pas être comptée sans doute si dans la langue hébraïque, dans laquelle les consonnes seules valent comme chiffres, la voyelle é n’était pas en même temps une consonne, et une consonne qui vaut 10 ; et par conséquent cette lettre, qui ne peut être omise sans arbitraire, fait monter la vraie somme des lettres du nom César Néron de 666 à 676. On a allégué, il est vrai, le nom de la ville de Césarée dans le Talmud, où le é disparaît comme consonne, mais ce fait est parfaitement régulier ; car dans ce cas l’abréviation du é résulte de l’allongement du mot, comme quand en français de « suprême » nous tirons le mot « suprématie » ou d’« arôme » le mot « aromatique. » On cite encore une ou deux inscriptions orientales présentant la forme abrégée du nom de César (kesar au lieu de kaisar). Mais cette forme n’est point conforme à l’orthographe ordinaire et régulière. M. de Vogüé constate dans une inscription nabatéenne de l’an 47 la forme complète du é hébreu valant 10, ce qui donne 676. On allègue sans doute des inscriptions palmyriennes qui présentent la forme abrégée de l’é ; mais elles sont selon lui d’une époque plus tardive, du iiie siècle. Renan a trouvé pour résoudre cette difficulté un étrange expédient. Il suppose que l’econsonne a été retranché à dessein dans le nom de César « pour avoir un chiffre symétrique, 676 ayant moins de physionomie que 666 » ! La preuve subsidiaire tirée de la variante du nombre 616, examinée de plus près, se change en une grave objection contre cette interprétation. Elle suppose que cette explication du nombre de la Bête par le nom de Néron était, déjà avant Irénée qui la cite, tellement un secret public, que les copistes latins avaient à dessein modifié le chiffre pour l’adapter à la manière d’écrire le nom de Néron dans leur propre langue. Mais dans ce cas la fausseté des prophéties renfermées dans ce livre n’eût pu manquer de sauter à tous les yeux, après trois ou quatre ans écoulés, et leur crédit n’eût pu survivre à un démenti si manifeste donné par les faits. Et surtout, si le nom de Néron eût été un secret public, comment Irénée, le plus savant des Pères de cette époque, élevé en Asie-Mineure, qui s’est occupé tout spécialement de cette question, qui énumère les divers essais faits jusqu’à lui pour éclaircir ce mystèreq, ne paraît-il pas avoir la moindre connaissance de l’explication que nous combattons ?

q – On sait qu’il mentionne comme suppositions les noms Teitan, Lateinos et d’autres, et ne parle pas de celui de Néron.

Ainsi donc la preuve irréfragable que l’on pensait avoir trouvée dans le calcul des lettres du nom de Néron est loin d’être aussi solide qu’on le prétendait. Aussi des savants tels que de Wette, Lücke, Bunsen, qui ne sont pas suspects de parti pris, et qui ont adopté en général l’application de la Bête à l’empereur Néron, rejettent-ils cette explication du nombre de la Bête et préfèrent-ils l’une de celles que mentionne Irénée, Lateinos, par exemple.

M. Düsterdieckr a tenté une nouvelle manière d’appliquer le tableau apocalyptique aux circonstances du premier siècle de l’Église. Suivant lui, la tête frappée à mort, puis miraculeusement guérie, désigne, non pas Néron personnellement, mais le pouvoir impérial romain qui, après la mort de Néron, paraissait près de périr, jusqu’à ce que Vespasien l’eût restauré en retirant le monde de l’anarchie et en substituant la famille des Flaviens à celle des Césars qui venait de s’éteindre. La sixième tête dont l’Apocalypse dit qu’elle est là, ne serait pas dans ce cas Galba ; la vision prophétique omettrait cet empereur d’un jour, ainsi qu’Otbon et Vitellius ; ce serait Vespasien lui-même, sous le règne duquel l’Apocalypse aurait été composée, au commencement de l’an 70. Vespasien étant la sixième tête, la septième tête, qui ne doit régner qu’un peu de temps, serait Tite, dont on aurait prévu la mort prochaine et violente, grâce au noir caractère de Domitien, son frère et successeur. La huitième, enfin, qui est en même temps la Bête elle-même, serait Domitien, ce nouveau Néron, dont les chrétiens prévoyaient avec effroi l’avènement. Le nombre 666 répondrait, selon ce commentateur, au terme de Lateinos, désignant l’empereur romain in abstracto, et non point un empereur particulier. — Cette interprétation a été admise, comme nous l’avons dit, par des hommes tels que B. Weiss et E. de Pressensé (dans la nouvelle édition de son livre sur le Siècle apostolique). Plus plausible à certains égards que la précédente, elle l’est beaucoup moins à d’autres. Comment admettre en effet que cette parole, 17.10 : « Quand elle viendra (la septième tête), elle ne restera que peu de temps, » repose uniquement sur un calcul de probabilité morale, d’après lequel on aurait supposé que le cruel Domitien ne tarderait pas à mettre fin criminellement à la vie de son frère ? A ce nom de Lateinos s’applique d’ailleurs, plus fortement encore qu’à celui de César Néron, la raison qui s’oppose à ce dernier, c’est qu’il ne renferme aucun sens blasphématoire. Il serait enfin superflu de répéter ici, les raisons multiples qui prouvent, selon nous, d’une manière décisive, que l’Apocalypse a été composée non vers l’an 70, époque de l’avènement de Vespasien (en 69), mais seulement dans les derniers temps du siècle apostolique.

r – Dans son beau Commentaire sur l’Apocalypse, qui fait partie du grand ouvrage exégétique de Meyer sur le Nouveau Testament. — 4e édition, 1887.

La critique à laquelle nous venons de nous livrer nous conduit par ses résultats négatifs à un troisième mode d’interprétation, celui qui reconnaît dans l’Apocalypse une vue générale des destinées de l’Église jusqu’au retour du Seigneur et à l’établissement complet de son règne. Mais ici s’ouvrent de nouveau trois voies qui aboutissent à des résultats assez différents.

D’après l’une de ces formes d’interprétation, l’Apocalypse serait le tableau plus ou moins détaillé de l’histoire du monde depuis Jésus-Christ, non seulement au point de vue religieux, mais aussi quant au développement politique et social. C’est ainsi que Bossuet voit dans la Bête l’Empire romain, païen et persécuteur des saints, et dans ses sept têtes, dont l’une revit après avoir été mortellement blessée, les derniers empereurs païens, Dioclétien, Maximien, Constance Chlore, Galère, Maxence, Maximin, Licinius, et enfin une seconde fois Maximien, qui après avoir abdiqué prit la fantaisie de gouverner de nouveau ! — Hengstenberg voit dans la Bête, non l’Empire romain, mais le pouvoir terrestre en général, dont la sixième tête est l’Empire romain. Le coup d’épée qui l’a frappé à mort est l’œuvre rédemptrice accomplie par Christ sur la croix. Par là le pouvoir terrestre anti-divin a été virtuellement abattu, quoiqu’il subsiste encore extérieurement ; mais la souveraineté réelle appartient au Christ et la puissance terrestre ne possède plus qu’une existence de pure apparence. La septième tête, qui est identifiée avec les dix rois dont parle le ch. 17, représente les peuples germains qui détruiront la Rome païenne, puis se soumettront eux-mêmes à l’Évangile (« l’Agneau les vaincra, » 17.14). Quant à la huitième tête, elle n’est qu’une invention des interprètes. Le texte montre que c’est la Bête elle-même qui périt en la personne de la septième. Et c’est ainsi qu’en fin de compte le catholique Bossuet et le protestant Hengstenberg arrivent à ce résultat commun : que le règne de mille ans n’est autre que la domination officielle du christianisme dans notre Europe, dès le sacre de Charlemagne en l’an 800 (Hengstenberg). Si cette interprétation pouvait se justifier, l’Église romaine n’aurait pas à s’en plaindre. Mais comment admettre avec Bossuet que la Bête blessée à mort et dont la guérison étonne tout le monde, soit Maximien reprenant le sceptre ! Comment prétendre avec Hengstenberg que la rédemption soit le coup d’épée qui a frappé mortellement le pouvoir terrestre ! Celui-ci ne pousse-t-il pas une nouvelle tête, d’après Hengstenberg lui-même, par l’apparition des peuples germains ? Et que faire de la première résurrection que l’Apocalypse place immédiatement avant le règne de mille ans ? ce qui signifierait au commencement du moyen âge ! Comment reconnaître d’ailleurs dans l’état de l’Église et du monde durant tout le moyen âge la réalisation du tableau que l’Apocalypse trace du règne de mille ans ? Satan a-t-il été réellement lié et privé d’action ici-bas pendant tout ce temps ? Enfin il est absolument impossible de supprimer, comme essaie de le faire Hengstenberg, la huitième tête si expressément signalée 17.11 comme devant être l’Antéchrist lui-même. On se tire de toutes les difficultés par des explications subtiles, cela va sans dire ; mais le sens du vrai proteste.

Au même système d’explication appartiennent l’interprétation des évêques du moyen âge qui appliquaient l’image de la Bête à Mahomet, celle des sectes persécutées qui, à la même époque, croyaient y reconnaître la papauté, celle enfin des écrivains papistes qui prenaient la Bête pour la représentation de l’Empire dans ses luttes acharnées avec l’autorité papale. Toutes ces explications établissent des rapprochements plus ou moins ingénieux entre certains traits du tableau apocalyptique et les phénomènes historiques, dont la pensée prévenue de leurs auteurs fait son point de mire. Mais l’impossibilité d’appliquer une foule d’autres traits fait bientôt comprendre au lecteur impartial que ces explications ne sont qu’un jeu d’esprit et qu’elles ne répondent en aucune façon à la vraie pensée renfermée dans la vision.

Il faut en dire autant des applications très détaillées aux moindres circonstances de l’histoire de l’Église jusqu’à nos jours, qui ont été tentées par des écrivains protestants, surtout ceux de l’école anglo- française. Les représentants les plus distingués de cette méthode sont Faber et Elliot, en Angleterre, Bengel en Allemagne, Gaussen et F. de Rougemont dans la Suisse française. Mais comment prendre confiance dans ce mode d’interprétation, quand on voit, par exemple, une seule et même vision, celle des sauterelles à queue de scorpion (ch. 9), appliquée par les uns à l’invasion arabe au septième siècle, par d’autres aux incursions des Perses sous Chosroës, par des troisièmes à l’introduction du Talmud chez les Juifs, par des quatrièmes enfin à l’invasion du monachisme ? L’arbitraire qui fait le fond d’un pareil système d’interprétation saute aux yeux, et l’on ne peut s’empêcher de demander dans quel but l’Esprit saint se serait proposé d’écrire, selon l’expression de M. Réville, « cette histoire de l’Église en logogriphes » d’autant plus inutile qu’elle était plus inintelligible. Si ce tableau est destiné à servir de guide à la caravane pendant sa marche, ne devrait-il pas être plus clair ? S’il ne doit être compris qu’à la fin et quand le but sera atteint, à quoi servira-t-il alors ?

M. Darby l’a bien senti ; et il a proposé une tout autre méthode ; c’est la seconde. Selon lui, l’Église ayant apostasié dès les temps apostoliques et ne devant être relevée qu’au retour du Seigneur, tout ce temps d’infidélité est omis dans la prophétie, et le tableau apocalyptique commençant au ch. 4 s’applique uniquement à la fin des temps ; mais en vertu de cette omission, il se trouve être rattaché immédiatement au tableau de l’Église apostolique renfermé dans les chapitres 2 et 3. Voilà comment il se fait que les dernières luttes et les dernières victoires de l’Église semblent placées à l’issue du siècle apostolique. Bien loin par conséquent d’avoir à chercher l’accomplissement des sceaux et des trompettes dans le passé, comme dans la méthode précédente, nous devons plutôt y voir l’image des crises encore à venir, qui précéderont immédiatement l’avènement de l’Antéchrist. — Cette méthode a quelque chose de séduisant. Elle se rattache bien aux passages du Nouveau Testament qui paraissent exprimer l’imminence de la Parousie. Et surtout, en plaçant la réalisation de ces tableaux dans l’avenir, elle a l’avantage de faciliter singulièrement la tâche de l’interprète. Mais est-ce là vraiment la pensée du livre, et lorsqu’au ch. 4 il est dit : « Après ces choses je regardai, et voici une porte fut ouverte air ciel, » n’est-il pas naturel de penser que le tableau céleste qui va se dérouler aux regards du Voyant se rattache sans interruption au tableau des sept églises, qu’il vient de contempler ? L’idée d’une apostasie de l’Église, au moyen de laquelle M. Darby écarte cette conséquence, est une fiction de son auteur.

Entre ceux qui voient dans l’Apocalypse une photographie détaillée de l’histoire de l’Église et de la chrétienté européenne depuis Jésus-Christ, et ceux qui admettent dans ce tableau un blanc complet entre les premiers siècles et la fin du monde, il y a donc lieu de prendre une voie moyenne. Nous ne connaissons guère qu’Auberlen, ce pieux savant enlevé de si bonne heure à l’Église dont il eût été l’une des lumières, qui se soit rapproché de cette méthode ; et encore nous paraît-il avoir incliné beaucoup trop du côté de ceux qui découvrent dans le tableau apocalyptique plus d’indications historiques qu’il n’en renferme réellement. Nous sommes persuadé, quant à nous, que les intuitions du prophète ne se sont pas égarées un seul instant dans le domaine de l’histoire politique et qu’elles se rapportent uniquement aux grandes luttes qui constituent la marche religieuse de l’humanité. Si, pour rendre compte d’un détail apocalyptique, il faut employer une autre source de connaissances que la Bible elle-même, posséder, par exemple, des données étrangères aux prophéties de Jésus et de ses apôtres relatives à la fin des temps, il me paraît que l’on peut affirmer à l’avance que la méthode suivie est erronée et qu’elle n’aboutira qu’à d’ingénieux, mais arbitraires rapprochements. Il en est de l’Apocalypse comme du Cantique des cantiques. Elle n’est et ne peut rester canonique qu’à la condition d’appartenir uniquement, par ses idées fondamentales et par ses détails, à la sphère du règne de Dieu.

Essayons d’esquisser à ce point de vue une rapide explication des principaux tableaux apocalyptiques.

Le point de départ est, comme nous l’avons vu, le tableau moral de sept églises d’Asie Mineure qui, dans leur ensemble, offrent le type complet de l’Église chrétienne au moment de la vision. La chrétienté représentée avec toutes ses nuances d’états spirituels dans ces sept églises est l’auditoire auquel s’adresse l’auteur. Les six sceaux (car le septième a une place à part) représentent, non des événements historiques déterminés, mais des groupes de châtiments par lesquels Dieu appuie en tout temps la prédication de l’Évangile. C’est ce que fait comprendre clairement la parole de Jésus à laquelle ces sceaux font allusion et dont ils ne sont que la paraphrase : « Il y aura des guerres, des famines, des pestes, des tremblements de terre en divers lieux ; mais ce ne sera pas encore la fin. » De chaque terme de cette parole, la vision fait un tableau. M. Darby a parfaitement désigné ces fléaux de divers genres, comme « les mesures gouvernementales » de la Providence pour ramener les hommes à Dieus.

s – L’Ancien Testament énumérait déjà ces fléaux, dans le même sens, Ézéchiel 5.12 ; 6.11-12, etc.

L’application de ces mesures disciplinaires dure jusqu’au moment où commence à retentir le son des trompettes. Le tableau des sceaux s’applique donc à toute la période de l’histoire de l’Église qui peut être appelée préparatoire ; ce sont les temps des appels de Dieu aux Gentils, durant lesquels la parole leur est annoncée. Le premier sceau désigne toutes les prédications de l’Évangile, le second toutes les guerres, le troisième toutes les famines, le quatrième toutes les maladies contagieuses, le cinquième toutes les persécutions, le sixième enfin tous les tremblements de terre qu’a vus et que verra la terre jusqu’à la phase dernière dont les trompettes doivent donner le signal. C’est donc dans ce tableau des sceaux qu’il faut placer toute l’histoire de l’Église jusqu’à nos jours, histoire qui ne pouvait être complètement omise, mais dont on ne doit nullement cependant rechercher les phases et les événements dans cette série des six sceaux. L’application pratique de tous ces tableaux est donc très aisée à faire, et l’usage édifiant de l’Apocalypse gagne infiniment à l’emploi de cette méthode. La curiosité seule est déçue.

Les deux tableaux du chapitre 7 qui précède l’ouverture du septième sceau, représentent deux faits importants appartenant à l’histoire religieuse de l’humanité, l’un à celle du peuple d’Israël, l’autre à celle de la chrétienté d’origine païenne, et par lesquels le Voyant soutient l’espérance de l’Église qui est à la veille de sa dernière et sanglante lutte.

Le premier de ces deux faits, l’acte par lequel un ange scelle cent quarante-quatre mille Juifs, douze mille de chacune des douze tribus, est ordinairement fort mal compris. Les uns l’appliquent à l’Église chrétienne en général, les autres à l’Église judéochrétienne en particulier. Ces deux sens ne s’accordent ni l’un ni l’autre avec l’énumération expresse et détaillée des douze tribus d’Israël et surtout avec le contraste que l’auteur établit entre ce tableau et le suivant. Dans celui-ci le Voyant contemple une multitude que nul ne peut compter (ce qui l’oppose au nombre précis des membres du groupe précédent). De plus le second groupe se compose de fidèles de toutes nations, de toutes tribus et de toutes langues, ce qui l’oppose expressément au premier qui est purement juif. Si le second tableau représente, comme cela est évident, les innombrables chrétiens d’origine païenne, la multitude des 144 000 ne peut se rapporter qu’à un nombre déterminé de Juifs que rien ne qualifie comme déjà convertis au christianisme. Car le sceau de Dieu dont ils sont marqués peut signifier simplement que Dieu les met à part et comme en réserve pour une destination future. Et en effet, quand nous les retrouverons au 14.1 et suiv., ils seront là tout prêts à combattre au service de l’Agneau qui les passe en revue sur la colline de Sion.

La comparaison entre ces deux tableaux paraît donc prouver qu’au chapitre 7 ce sont encore de simples Juifs, mais que, dans l’intervalle entre le chapitre 7 et le chapitre 14, ils ont reconnu Jésus pour le Messie. Et c’est là aussi ce qui explique le mieux l’énumération nominale si étrange des douze tribus juives au chapitre 7. Renan a déclaré ne rien comprendre à l’existence prolongée du peuple juif après l’apparition du christianisme. « C’est, dit-il, un spectre ambulant qui survit à l’arrêt qui l’a frappé… L’histoire n’a pas de spectacle plus étrange. » Il est vrai : l’existence persistante de ce peuple errant et sans patrie depuis deux mille ans, est un grand problème que pose l’histoire à celui qui ne croit pas à la Providence. Mais Dieu tient en main la clef de cette énigme, et il la fait briller à nos yeux dans l’Apocalypse. Ce n’est pas pour rien, ni même pour peu de chose, que ce peuple subsiste et que se perpétue à nos regards étonnés le miracle de son histoire. Comme il y avait autrefois en Israël sept mille hommes qui n’avaient pas fléchi le genou devant Baal. il y en a actuellement dans l’Israël rejeté jusqu’à 144 000 que Dieu tient en réserve pour un grand et sublime dessein, qui s’accomplira à la fin des temps. Voilà ce que me paraît signifier le premier de ces deux tableaux.

Le second tableau n’est pas moins consolant et encourageant pour l’Église au moment où elle voit s’approcher la lutte finale. Elle contemple par l’œil du prophète un cortège innombrable composé de vainqueurs appartenant à toutes les nations et à toutes les langues du monde, qui entrent en triomphateurs dans le séjour céleste et se tiennent devant le trône de l’Agneau. On a prétendu que ces chrétiens d’origine païenne n’étaient présentés là que comme une vile plebs, comparés aux cent quarante-quatre mille Israélites divinement scellés. Comme si ces païens rachetés n’étaient pas vêtus de robes blanches ! Comme s’ils ne portaient pas dans leurs mains les palmes de la victoire ! Comme si l’Agneau lui-même ne les conduisait pas aux sources d’eau vive ! Comme si Dieu n’essuyait pas de sa propre main toute larme de leurs yeux (v. 17) ! Dieu fera-t-il davantage pour les croyants d’origine juive ? Ce qu’un esprit partial peut faire voir à des yeux complaisants ! Le fait est que ce tableau témoigne chez celui qui l’a tracé de la plus vive sympathie et du plus ardent enthousiasme pour les résultats de l’œuvre de saint Paul dans le monde païen.

Comme par le tableau précédent l’auteur avait voulu faire comprendre à l’Église qu’il restait, même dans l’Israël rejeté, un noyau de juifs fidèles que Dieu maintenait et se proposait d’employer à la fin des temps, ainsi dans cette seconde scène il fait contempler d’avance à l’Église le triomphe magnifique qui attend les fidèles après la victoire. Après cela l’Église peut marcher en avant, quelles que soient les crises qui l’attendent, avec la double assurance de l’appui qu’elle trouvera dans la partie fidèle de l’ancien peuple de Dieu et du glorieux repos qui l’attend après l’épreuve subie. Et de son côté l’Agneau peut ouvrir le septième sceau qui renferme les secrets redoutables de l’avenir.

Cette ouverture a lieu au chapitre 8. On voit clairement par le v. 2 que le contenu du septième sceau n’est autre que la série des sept trompettes. Celles-ci (en exceptant la septième qui a, comme le septième sceau, sa place à part), amènent une aggravation plus terrible des fléaux décrits dans les sceaux. Ce sont de nouvelles « mesures disciplinaires, » mais plus décisives que les précédentes et que l’on pourrait appeler la dernière sommation adressée au monde incrédule de la part de Dieu pour l’inviter à la repentance et à la conversion, avant que sonne la dernière heure. Les trompettes font penser aux trompettes sacerdotales qui, après avoir ébranlé pendant six jours les murailles de Jéricho, les firent crouler au septième. Les calamités qui succèdent coup sur coup à ces appels divins sont comme les symptômes de la dissolution physique et morale du monde actuel. Convulsions accumulées dans les quatre domaines que réunissait souvent la prophétie antique, la terre, la mer, les fleuves et l’air (les 4 premières trompettes) ; puis convulsions dans la société humaine que tourmente une épidémie d’origine diabolique, une contagion de noire mélancolie poussant les hommes au suicide (5me trompette) ; enfin une invasion de peuples barbares, cruels et innombrables, qui bouleversent l’ordre de choses existant, comme qui dirait ces hordes tartares au fond de l’Asie qui n’attendent que la réapparition de leur grand Timour pour envahir sous sa conduite ce le ciel d’Occident » (6me trompette) : voilà les jugements qui précèdent immédiatement l’apparition du grand et dernier adversaire, l’Antéchrist, qu’évoquera la 7me trompette.

C’est sur les débris de l’ordre ancien qu’il édifiera son trône. Ne disons pas qu’une telle accumulation de fléaux, d’accidents physiques et de catastrophes sociales, est quelque chose d’invraisemblable, d’inouï. J’en appelle au tableau saisissantt qu’a tracé Renan de l’état du monde au moment auquel il rapporte la composition de l’Apocalypse, vers l’an 70 de notre ère :

tL’Antéchrist, p. 326 et suiv.

« Jamais le monde n’avait été pris d’un tel tremblement… ; la terre elle-même était en proie aux convulsions les plus violentes ; tout le monde avait le vertige… La lutte des légions (entre elles) était effroyable… ; la famine se joignait aux massacres… ; la misère était extrême… En l’an 65 une peste horrible affligea Rome ; durant l’automne on compta trente mille morts… La Campanie fut ravagée par des trombes et des cyclones ; l’ordre de la nature paraissait renversé ; des orages affreux répandaient la terreur de toutes parts. Mais ce qui frappait le plus, c’étaient les tremblements de terre. Le globe traversait une convulsion pareille à celle du monde moral ; il semblait que la terre et l’humanité eussent la fièvre à la fois… Le Vésuve préparait son effroyable irruption de 79 … L’Asie-Mineure était dans un ébranlement perpétuel. Les villes étaient sans cesse occupées à se reconstruire. A partir de l’an 59, il n’y a presque plus d’année qui ne soit marquée par un désastre. La vallée du Lycus, en particulier, avec ses villes chrétiennes de Laodicée, de Colosses, fût abîmée en l’an 60… »

Et pourquoi, demanderai-je, des temps pareils ne pourraient-ils pas revenir, et avec un redoublement d’intensité, à mesure que s’approcheront la dissolution de notre vieux monde et les crises d’enfantement d’une terre nouvelle ? Comme on le voit, il n’y a pas lieu de séparer dans une telle commotion le monde physique et le monde moral ; les deux domaines sont liés par de mystérieuses affinités. De même que la Palestine a suivi, dans ses péripéties de désolation et de fertilité, le sort d’Israël, il en est ainsi de la terre par rapport à l’homme. L’humanité n’est-elle pas cette âme du monde que rêvaient les anciens ? Et dans ce grand tout, aussi bien que dans notre propre personne, rien se passe-t il dans l’âme qui n’ait son contre-coup dans le corps, ou rien dans le corps qui ne réagisse aussitôt sur l’âme ?

Avant de quitter ce tableau des fléaux amenés par les trompettes, l’auteur fait observer que malgré ces châtiments le monde païen ne se repentit point, mais persévéra dans son idolâtrie et dans ses crimes (9.20-21). Et cependant il semble que ce reproche ne correspond point à l’histoire, qui nous montre au contraire les Gentils entrant en masse dans l’Église et acceptant le baptême chrétien. Mais la vision apocalyptique ne connaît point ce grand fait de la christianisation officielle du monde païen. C’est que le christianisme n’a été chez la plupart qu’un vernis recouvrant un fond resté païen. Et lorsqu’au dernier jour l’ennemi lèvera l’étendard, alors toute cette masse chrétienne de nom se jettera de son côté et le paganisme toujours latent éclatera.

A ceux qui nient l’unité de plan de l’Apocalypse, nous ferons observer ici le fait suivant qui nous paraît décisif. De même que l’ouverture du septième sceau avait été précédée de la vision consolante des cent quarante-quatre mille Israélites fidèles et de la multitude innombrable de croyants païens triomphants, de même le retentissement des sept trompettes, expressément annoncé 8.2, est précédé d’une scène propre à encourager l’Église, un redoublement dans le ciel de sollicitude et d’intercession (8.3-5) ; enfin le son de la septième est préparé plus spécialement par une scène fortifiante qui, comme la première du chapitre 7, est relative aux destinées du peuple juif. Seulement cette scène est tellement importante aux yeux de l’auteur qu’il la place dans un petit livre particulier qui est comme enclavé dans le grand (11.1-13). Apres quoi il revient, v. 14 et 15, à la septième trompette déjà auparavant annoncée (8.6). Tout cela est si artistement agencé qu’il est impossible, lorsqu’on le comprend, de penser à un travail de compilation.

L’image d’un petit livre que l’auteur doit manger est empruntée par lui à Ezéchiel ; mais dans cette forme ancienne il introduit une pensée nouvelle. Cette image signifie chez lui que la scène qui va être décrite dans ce petit livre est un fait de nature spéciale et complètement à part de tout ce qui précède et suit immédiatement dans la vision. — L’acte de manger la prophétie est doux au premier moment ; puis amer : le but final est beau à contempler, mais le chemin qui doit y conduire est douloureux.

Jérusalem apparaît ; elle est occupée par les païens ; le parvis du temple leur a été livré. Mais l’édifice lui-même, avec l’autel des parfums et les adorateurs qui l’entourent, est soustrait à leur pouvoir. Cet état de choses dure pendant trois ans et demi ; c’est le chiffre du règne de la Bête (11.1-2).

Il n’y a pas dans l’Apocalypse un tableau qui ait été aussi mal compris que celui-là ; et ce malentendu a eu pour la critique et pour l’interprétation du livre entier les conséquences les plus funestes. On s’est figuré que l’auteur écrivait avant la prise de la ville, en l’an 70, et avait voulu dire par là, que lorsqu’elle tomberait aux mains des Romains, le temple échapperait à la destruction qui la frapperait : d’où l’on a naturellement conclu que l’Apocalypse, ou du moins cette partie du livre, avait réellement été composée avant cette année, où eut lieu la prise et la ruine de Jérusalem. La destruction du temple par les soldats de Tite aurait ainsi été un cruel démenti donné à cette espérance superstitieuse de l’auteur. Cette interprétation est tellement admise, dans la critique actuelle, qu’il est peu d’écrivains qui y échappent. Mais comment ne se rend-on pas compte de la somme d’absurdités qu’il faut attribuer à l’auteur, lorsqu’on prend le tableau tracé par lui au sens littéral ? Quoi ! il se serait représenté la ville et le parvis lui-même occupés par les Romains, et l’édifice du temple, situé au milieu du parvis, échappant à leur pouvoir, et cela durant plus de trois années ! Il aurait vu en pensée des adorateurs agenouillés pendant tout ce temps autour de l’autel d’or, sans boire ni manger sans doute, à moins que l’ennemi lui-même ne leur fît passer des vivres ! Il aurait vu cette ville, qui venait d’être prise d’assaut, toute remplie d’habitants (v. 9), et les maisons toutes encore demeurées debout, jusqu’à ce que la dixième partie d’entre elles croulât par l’effet d’un tremblement de terre qui n’aurait lieu qu’après ces trois ans et demi ! Et ce n’est rien encore que ces absurdités matérielles ; il y a dans un pareil sens donné à la vision une contradiction morale plus intolérable encore.

Nous avons vu que tout le tableau des sept sceaux, repose sur le discours dans lequel Jésus a annoncé la ruine de Jérusalem et la fin du monde actuel, Matth. 24. Ce fait est reconnu par des hommes tels que M. Vischer, d’une part, et M. de Pressensé, de l’autre. Et avec cela on pourrait croire que l’auteur de l’Apocalypse, chrétien selon le second de ces écrivains, s’est imaginé que le temple, malgré tout, échapperait à la destruction, quand même on lisait dans le même chapitre celte parole de Jésus : « Il ne restera de cet édifice pierre sur pierre qui ne soit démolie ! » Ou bien il faut nier, contre l’évidence, la relation entre les tableaux apocalyptiques et les expressions qui leur servent de thème dans le discours de Jésus ; ou bien il faut reconnaître que l’auteur de l’Apocalypse n’a pu espérer la conservation du temple dans la catastrophe qui approchait, et par conséquent il ne reste qu’à renoncer à l’explication absolument fausse que l’on donne du passage 11.1-2.

Tout, en échange, s’explique si, conformément à la nature d’un livre dans lequel le langage est constamment figuré, on prend le tableau 11.1-2 au sens moral. La mention de Jérusalem au sens propre du mot dans le tableau qui suit (comp. le v. 11) prouve qu’il s’agit du peuple juif. La ville et le parvis livrés aux Gentils ne peuvent représenter qu’une défection religieuse de la plus grande partie du peuple, ce même fait que saint Paul caractérise 2 Thessaloniciens 2.3, sous le nom de l’apostasie, et qui doit précéder l’apparition de l’Antéchrist, l’homme de péché, comme l’appelle cet apôtre. Le moment viendra où Israël lui-même reniera le principe divin de son existence, la foi en Jéhovah ; s’accommodant aux vices grossiers des nations au milieu desquelles il vivra disséminé, il ne sera lui-même qu’une nation moralement paganisée. A cet emblème de déchéance est opposé celui de la partie fidèle, le temple sauvegardé avec les adorateurs qu’il renferme et le saint reste qui doit échapper à la grande paganisation nationale. Nous retrouvons ici sous une nouvelle image cette élite des 144 000 dont le chapitre 7 avait annoncé la conservation.

Dans la suite du chapitre apparaissent tout à coup, au sein de ce peuple juif paganisé, deux hommes de Dieu, les témoins du Dieu d’Israël. Vêtus comme les anciens prophètes, ils prêchent la repentance au peuple infidèle. Semblables à Elie et à Elisée dans le royaume des dix tribus, à Moïse et à Aaron à la tête d’Israël captif en Egypte, ils déchaînent par leurs prières les jugements de Dieu sur le monde soumis alors à l’Antéchrist ; celui-ci vient les combattre dans Jérusalem, siège de leur activité. Ils succombent matériellement, comme Jésus ; mais au bout de trois jours et demi, ils ressuscitent et sont glorifiés comme lui. Un tremblement de terre accompagne leur ascension ; 7000 hommes périssent ; le reste donne gloire à Dieu. Comment ne pas voir ici, avec MM. Renan et Reuss, la conversion d’Israël, ou en tout cas sa repentance nationale et son retour à Jéhovah préparant chez lui la foi à Jésus-Christ ?

Cette mention de la Bête au chapitre 11 est remarquable ; car l’Antéchrist ne paraîtra sur la scène, dans le cours de la grande vision, qu’au ch. 13, quand aura retenti la septième trompette (11.15) et après les graves événements, précurseurs de son avènement, qui suivront ce signal (ch. 12). Mais c’est précisément là ce qui prouve que le contenu du petit livre, la lutte des deux témoins avec la Bête et le changement qui se produit dans le peuple juif, est une anticipation dans la vision générale, ou, comme on pourrait dire, une prophétie dans la prophétie. Cette conclusion est confirmée par le temps futur des verbes employé fréquemment dans ce chapitre. En général, dans le récit des visions apocalyptiques, les verbes sont au présent parce que l’auteur voit ce qu’il raconte. Mais ici il est dit : Je donnerai (v. 3) ; ils prophétiseront (ibid. ) ; la Bête combattravaincra … (v. 7) ; on regardera — on ne permettra pas (v. 9). L’auteur envisage donc lui-même les événements annoncés dans ce petit livre, au chapitre 11, comme appartenant à un avenir beaucoup plus éloigné que le moment de la prophétie auquel est présentement arrivée la vision générale. Voilà ce que les interprètes ont généralement méconnu et ce qui a jeté le trouble dans l’explication de ce morceau important.

Au chapitre 7, l’Église avait été fortifiée, avant l’ouverture du septième sceau, par l’assurance du maintien en Israël d’un reste fidèle dont Dieu se servirait dans les derniers temps. Elle vient de l’être de nouveau, avant le signal de la septième trompette, par la certitude de la conversion future d’une grande partie du peuple juif, envisagé comme habitant de nouveau Jérusalem rétablie. Maintenant la septième trompette, qui doit amener l’Antéchrist et son règne sur la scène du monde, peut retentir. Cet événement est appelé 11.14 « le troisième malheur ; » dans ce même verset est signalé comme accompli « le second malheur » qui avait été indiqué comme à venir 9.12 (l’invasion des Orientaux), et ce verset nous rappelle à son tour « le premier malheur » (l’invasion des sauterelles diaboliques), annoncé avec les deux autres, 8.13. Ce rapprochement montre clairement l’identité des « trois malheurs » avec la cinquième, la sixième et la septième trompettes ; tout cela est si artistement agencé que par là est exclue encore pour cette partie l’hypothèse d’une œuvre de compilation.

Aussitôt après que la septième trompette a sonné (11.15), commencent à se dérouler les événements préliminaires de la venue de l’Antéchrist. Ils sont décrits au chapitre 12. Il y en a deux principaux ; tous deux sont placés dans le ciel, parce que les événements terrestres qui y correspondent reposent sur des conditions supraterrestres : le premier est la femme enfantant le Christ, et le second Satan précipité du ciel sur la terre par l’archange Michaël.

Le premier de ces symboles est rapporté par presque tous les interprètes modernes au peuple juif mettant au monde le Messie Jésus. Cet enfant merveilleux serait ainsi transporté dans le ciel, sans même avoir vécu ici-bas, pour y être gardé jusqu’au moment où il reparaîtra comme Messie glorifié et roi de l’univers (ch. 19) ! On comprend que, si c’était là vraiment le sens de ce tableau, M. Vischer serait fondé à dire qu’il ne peut avoir été tracé que par une main juive, et que M. Schön, qui admet le caractère chrétien de l’auteur de l’Apocalyse, aurait raison de concéder ici un emprunt à une composition d’origine juive. Car enfin quel auteur chrétien pourrait représenter le Christ comme enlevé au ciel et arraché à Satan immédiatement après sa naissance, sans avoir vécu, ni passé par la mort ? Puis comment comprendre que le rédacteur de l’Apocalypse en vînt à raconter maintenant seulement la naissance terrestre du Messie, après l’avoir décrit au chapitre 5 comme l’agneau immolé assis sur le trône, adoré par les anges, prenant le livre des décrets divins et en brisant successivement les sceaux ? Il y a plus : la mère de cet enfant mystérieux, après l’avoir mis au monde, est miraculeusement nourrie au désert pendant 1260 jours (12.6) ou trois ans et demi (12.14), période qui équivaut précisément à celle de 42 mois, le temps accordé au règne de l’Antéchrist (13.5). Or comment le rédacteur de notre Apocalypse pourrait-il faire coïncider la naissance de Jésus à Bethléem avec l’avènement de l’Antéchrist et placer la fuite d’Israël au désert (sa dispersion) immédiatement après la naissance de Jésus, ainsi 70 ans avant la destruction de Jérusalem ? Comment lui prêter de semblables monstruosités, qui dépassent encore celles qu’on devait lui attribuer au chapitre 11 ? Si ce sont là des invraisemblances inadmissibles, il faut chercher un autre sens à cette vision de la femme enceinte.

La femme mystérieuse revêtue du soleil et couronnée de douze étoiles représente non la théocratie juive, mais le royaume de Dieu — en grec ce terme est féminin (βασιλεία τῶν οὐρανῶν) — apparu d’abord dans le peuple d’Israël, puis sous la forme de l’Église. L’enfantement du Christ n’est pas celui de Jésus à Bethléem ; comme il est dit au v. 5, c’est celui du Roi « qui doit paître les Gentils avec un sceptre de fer. » L’image de la femme enceinte et dans les douleurs de l’enfantement (v. 2), signifie que le moment est venu où le royaume de Dieu est sur le point de se réaliser enfin sous la forme de cet état visible dont l’Église porte en elle depuis si longtemps le principe et qui est personnifié dans l’apparition du Christ glorifié. Mais cette réalisation finale du règne de Dieu ne peut avoir lieu qu’à la suite de l’apparition terrible du règne du mal ici-bas. Le dernier mot de Dieu sur la terre doit être la négation du dernier mot de Satan. Voilà pourquoi, au moment où le règne visible du Christ semble mûr pour se réaliser, ce terme attendu et si longtemps espéré est tout à coup ajourné pour laisser la place au règne de l’Antéchrist. C’est cet ajournement qui est représenté sous l’image de l’enlèvement du Messie prêt à paraître ici-bas et transporté pour un temps dans le ciel où il est retenu jusqu’à ce que l’Antéchrist ait fait son œuvre. Cette période d’attente dure, comme nous l’avons vu, trois ans et demi, ou 1260 jours ou 42 mois ; expressions différentes pour désigner la même idée, le temps de désolation du règne de l’Antéchrist durant lequel le royaume de Dieu sera comme extérieurement supprimé aux yeux des hommes, mais miraculeusement entretenu ici-bas (v. 6). Cette image du Messie que doit enfanter l’Église, est hardie, sans doute ; mais elle se rapproche de l’expression du Psaume 2 que saint Paul applique à la résurrection du Christ : « Je t’ai engendré aujourd’hui, » et de cette autre expression du même apôtre : « Jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous » (Galates 4.19). Ce sens est d’ailleurs confirmé par le v. 17 où les croyants sont appelés « les autres enfants appartenant à la postérité de la femme. »

Le second événement précurseur de l’apparition de l’Antéchrist est décrit sous l’image d’une lutte dans le ciel, à la suite de l’enlèvement du Christ, entre Michaël et ses anges, d’une part, le Dragon avec ses anges, de l’autre. Celui-ci est précipité du ciel avec ses acolytes. En effet, comme le dit saint Paul, même depuis la venue de Christ, le diable a encore une place dans les lieux célestes, c’est-à-dire qu’il occupe encore une position élevée d’où il exerce sa puissance sur l’humanité (Éphésiens 6.12). Que signifie sa lutte avec l’archange Michaël, qui aboutit à sa chute ? Michaël, dont le nom signifie : « Qui est comme Dieu ? » est dans le livre de Daniel le champion du monothéisme. Satan, le séducteur des hommes, est au contraire celui qui les entraîne à l’idolâtrie en détournant sur lui-même le culte qui revient à Dieu. Toutes les divinités païennes devant lesquelles se prosternaient les peuples anciens, n’étaient qu’une vaine fantasmagorie derrière laquelle se cachaient Satan et ses anges : « Ce que les Gentils sacrifient, dit saint Paul, ils le sacrifient aux démons » (1 Corinthiens 10.20). Le combat entre Michaël et Satan ne peut donc signifier autre chose que la lutte du monothéisme, représenté par le judaïsme fidèle et le christianisme, contre le paganisme encore régnant. Même depuis la venue du Christ, l’idolâtrie est encore le culte de Satan régnant chez tant de peuples de la terre. La chute de Satan et de ses anges figure donc l’abolition graduelle des cultes idolâtres, là où ils se pratiquent encore, et cela avant l’ouverture de la période antichrétienne. C’est le grand fait dont Jésus contemplait le prélude dans les premières victoires des évangélistes envoyés par lui, lorsqu’il disait : « Je voyais Satan tombant du ciel comme un éclair » (Luc 10.18).

Par la chute progressive du paganisme, Satan perd le reste du pouvoir qu’il exerçait encore sur le cœur des Gentils ; il doit renoncer aux artifices par lesquels il séduisait l’imagination des nations. Tous ces cultes odieux dont il recueillait le sanglant hommage, disparaissent l’un après l’autre de la surface de la terre. De là chez lui une rage de vengeance. Il suscite ici-bas à Dieu et au règne du Christ un adversaire nouveau qui lui aidera à changer sa défaite en victoire. Ce dessein, il l’exécute par l’apparition de l’Antéchrist. Obligé de renoncer au pouvoir qu’il exerçait directement sur les hommes idolâtres, il se résigne à abdiquer sa puissance entre les mains d’un homme, d’un nouveau Judas, qu’il évoque du sein de l’humanité, qu’il revêt de forces surnaturelles et dont il fait le rival suprême du Christ. C’est comme le défi du désespoir qu’il jette à celui-ci : « De mes païens tu as fait des chrétiens ; de tes chrétiens je vais me refaire des païens ! »

Ce rival paraît au chapitre 13 ; c’est l’Antéchrist, dont le règne était prévu comme l’objet de la septième trompette. Il est évoqué par Satan qui, précipité du ciel, c’est-à-dire privé de la puissance qu’il exerçait encore sur la conscience de l’humanité idolâtre, suscite l’Antéchrist pour livrer le dernier combat à Dieu et au Christ. Il se tint, est-il dit 13.1, sur le sable de la mer. Satan se tient là sur le rivage pour faire surgir du sein de l’océan, c’est-à-dire de la masse mobile des peuples, le personnage dont il a besoin.

[La leçon il se tint, qui est celle du Sinaiticus et de quelques autres, est préférable à celle du Vaticanus : « Je me tins. » Pourquoi en effet la personne de Jean interviendrait-elle à ce moment de la vision, et à quoi bon dire qu’il se tenait sur le sable de la mer ? Cette leçon doit probablement son origine à une réminiscence de Daniel 7.1-2.]

Cet homme, que Jean lui-même appelle dans ses épîtres l’Antéchristu, porte dans le langage figuré de l’Apocalypse le nom de la Bête, la Bête féroce, nom qui fait évidemment antithèse à celui de l’Agneau, donné au Christ. Il est emprunté au livre de Daniel, où le pouvoir terrestre hostile à Dieu est représenté, dans ses diverses phases, sous l’image de bêtes féroces qui sortent successivement du sein des mers (Dan. ch. 7). Le terme à d’Antéchrist peut en grec signifier soit l’adversaire du Christ (en prenant la préposition anti dans le sens de contre), soit un faux Christ, un rival du Christ, qui prétend se substituer à lui (en prenant anti dans le sens de à la place de). Le second sens est certainement préférable, car il caractérise plus clairement la prétention de ce personnage de se donner lui-même pour le Messie, le grand Roi attendu depuis si longtemps et qui doit gratifier l’humanité de l’âge d’or tout terrestre auquel elle aspire. Si ce sens est le vrai, nous sommes dès l’abord amenés à supposer que le personnage qui jouera ce rôle d’Anti-Messie, sera lui-même un membre de la nation juive. L’idée, aussi bien que le terme de Messie sont essentiellement juifsv. Celui qui a vraiment réalisé cette idée et légitimement porté ce titre est sorti de ce peuple, au sein duquel les prophètes avaient annoncé sa venue ; il ne saurait en être autrement de son rival, le faux Christ. La nature des choses dit elle-même que, comme c’est par l’intermédiaire du peuple juif que l’humanité a produit ce qu’elle a enfanté de meilleur, c’est aussi par lui qu’elle mettra au monde ce qui se produira ici-bas de plus mauvais. Corruptio optimi pessima, dit le proverbe latin. Le peuple qui a pu enfanter le Christ est aussi le seul capable de donner le jour à l’Antichrist. M. Renan a dit avec raison : « Le peuple juif renferme en son sein les extrêmes. Rien n’égale en fait de méchanceté la méchanceté juive, et pourtant les meilleurs des hommes ont été des Juifs. On peut dire de cette race le bien, le mal qu’on voudra, sans cesser d’être dans le vrai. » S’agit-il de blasphémer, le Juif est le premier des hommes aussi bien que quand il s’agit d’adorer ; car l’une de ces capacités est le revers de l’autre. Pour blasphémer énergiquement, il faut avoir une nature foncièrement religieuse ; il faut être apostat. Le païen, à qui les choses de la foi sont naturellement étrangères, n’excellera pas dans cet art-là ; il ne blasphémera jamais à cœur joie. De là la supériorité incontestable du Juif sous ce rapport. Plus il est de race sainte, plus ses blasphèmes auront de ferveur et de verve. Celui qui n’a pas vu la haine du nom de Jésus éclater dans le regard d’un Juif, ne se fera jamais une idée du degré d’antipathie qu’un cœur humain peut éprouver pour l’Évangile. Il faut avoir entendu l’ironie profane déborder de la bouche d’un enfant d’Israël pour comprendre ce que signifient les deux mots : maudire, blasphémer. Nos Voltaires d’entre les Gentils, avec toute leur bonne volonté, ne sont toujours que des agneaux quand il s’agit de bafouer Christ et son Église. Comme Israël seul a pu enfanter le premier Judas, lui seul aussi produira le second, qui dans le temps marqué aura l’honneur de tenir sérieusement en échec le règne de Dieu sur cette terre.

u1 Jean 2.18, 22 ; 4.3 ; 2 Jean 1.7.

v – Messie, de Maschiach, qui signifie Oint, comme le mot Christ en grec.

L’histoire rend témoignage de ce que nous disons ici. Voici comment Justin décrit, au milieu du second siècle de notre ère, la haine persécutrice des Juifs de son temps, lorsqu’ils furent un moment libres d’y donner cours :

« Dès qu’ils en ont le pouvoir, ils nous emmènent et nous torturent. Dans la guerre que Barkochéba vient de faire à la tête du peuple juif, les chrétiens sont les seuls auxquels il ait infligé les derniers supplices quand ils ne voulaient pas renier et blasphémer Jésus-Christ. »

Dans le dialogue qu’il eut à Ephèse avec le Juif Tryphon, il lui dit en face :

« Vous nous maudissez dans vos synagogues, nous qui croyons en Christ. Seulement vous n’avez pas la puissance de mettre la main sur nous, parce que ceux qui nous gouvernent maintenant (les Romains) vous en empêchent. Mais toutes les fois que vous l’avez pu, vous n’avez pas manqué de le faire. »

Un siècle déjà avant Justin, saint Paul avait déclaré la même chose. Voici comment il décrit les dispositions du peuple juif rebelle à Dieu :

« Eux qui ont tué le Seigneur Jésus, ainsi que les prophètes, et qui ne cessent de nous poursuivre, déplaisant à Dieu et ennemis de tous les hommes, nous empêchant de prêcher aux Gentils pour qu’ils soient sauvés et comblant par là continuellement la mesure de leurs péchés. »

Les choses sont changées, sans doute, extérieurement parlant, depuis le jour où l’apôtre écrivait ces lignes ; mais au fond le cœur juif renferme aujourd’hui les mêmes trésors de haine contre Jésus-Christ et l’Évangile, dont il débordait alors. Nous avons vu plus haut quelle était l’idée que se faisait l’apôtre Jean de la personne et du caractère de l’Antéchrist. Ce n’était pas, selon lui, un personnage proprement politique, mais plutôt un génie religieux antichrétien. C’est également la pensée de Paul ; il s’exprime à ce sujet de la manière la plus détaillée dans la deuxième Epître aux Thessaloniciens, au ch. 2. Il l’appelle « l’homme de péché, le fils de perdition, l’opposant, celui qui s’élève sur tout ce qu’on appelle Dieu et qu’on adore, jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu en se proclamant Dieu » (v. 3 et 4). Au premier coup d’œil on est bien tenté d’appliquer cette description à l’empereur romain qui se faisait rendre les honneurs divins ; mais il ne méprisait ni les dieux, ni les idoles ; il les adorait tout comme le peuple. Puis l’apôtre dit de l’esprit de l’Antéchrist qu’il commençait seulement à agir, or il y avait longtemps que se déployait le pouvoir impérial. Et si l’Antéchrist avait été aux yeux de Paul l’empire et son représentant suprême, comment pourrait-il parler d’un pouvoir répressif qui empêche pour un temps encore sa manifestation ? Où y avait-il un pouvoir sur la terre qui pût comprimer celui de l’empereur ? Tout au contraire, on voit clairement que c’est le pouvoir romain qui est le retenant, l’empereur (ὁ κατέχων) ou l’empire (τὸ κάτεχον), v.  6-7, et que c’est là l’obstacle qui doit être enlevé ἐκ μέσου γενέσϑαι) pour que l’Antéchrist puisse apparaître. S’il en est ainsi, si c’était réellement, selon Paul, le pouvoir romain qui empêchait l’Antéchrist de surgir, nous ne pouvons plus douter de ce que devait dans sa pensée être l’Antéchrist. N’étaient-ce pas les légions romaines qui comprimaient incessamment les tentatives révolutionnaires partant d’Israël, tourmenté par son rêve d’omnipotence politique ? C’était là l’inspiration mystérieuse qui, encore cachée, agissait déjà, comme dit l’apôtre. Il la connaissait bien, lui qui l’avait sans doute un jour partagée avec le parti pharisien et zélote.

Il sort de là tout naturellement, comme l’a bien vu Reuss, que l’homme de péché, dans la pensée de saint Paul, ne pouvait être que le Messie juif, l’incarnation de l’esprit révolutionnaire qui déjà alors fermentait au sein du peuple et n’attendait pour éclater que le moment où la puissance romaine serait impuissante à le comprimer. Cette explication est confirmée par le caractère essentiellement religieux que Paul attribue à ce personnage, trait qui convient plus naturellement à un Juif qu’à un monarque païen. L’adoration que réclamait l’empereur romain restait bien au-dessous de la force des expressions employées par Paul, et le terme « s’asseoir dans le temple de Dieu » ne s’explique point appliqué à l’empereur. Que comprendre enfin par l’apostasie qui doit frayer la voie à l’Antéchrist et se concentrer dans sa personne ! Appliquée au Messie juif, cette expression désigne naturellement l’état général d’incrédulité (juive et chrétienne), d’où surgira le rival du vrai Messie.

Il est clair, sans doute, que la position religieuse tout à fait unique à laquelle parviendra ce personnage, porté par l’assentiment d’une foule incrédule et fascinée, aura pour piédestal une omnipotence politique semblable à celle du pouvoir impérial romain ; mais ces deux pouvoirs ne doivent pas être confondus, puisque dans la pensée de l’apôtre la chute de l’un est la condition de l’établissement de l’autre. La raison la plus décisive en faveur de l’origine juive de l’Antéchrist me parait être l’explication très simple du fameux passage Apocalypse 17.10-11, à laquelle nous sommes conduits par cette idée : « Et les sept têtes sont sept rois ; cinq sont tombés, et l’un est ; l’autre n’est pas encore venu, et quand il sera venu, il doit ne rester que peu de temps. Et la Bête qui était et qui n’est pas, c’est elle qui est le huitième, et elle est des sept, et elle va à la ruine. » Les mots : « Cinq sont tombés, » rappellent cette parole de 13.3 : « Et je vis une de ces têtes qui était comme égorgée mortellement, et sa plaie mortelle fut guérie. » D’après l’interprétation encore régnante il y a peu d’années, cette cinquième tête blessée à mort représenterait Néron, dont chacun connaissait le suicide ou le meurtre ; la guérison de sa plaie mortelle serait sa réapparition comme Antéchrist, qu’aurait prochainement attendue l’auteur de l’Apocalypse. Nous avons déjà réfuté cette interprétation, et elle nous paraît échouer plus spécialement encore contre la parole que nous venons de citer. En effet, si la cinquième tête désigne Néron, la sixième qui est actuellement doit désigner Galba, le successeur de Néron. Mais qui donc sera la septième que l’auteur intercale, sans raison imaginable, entre lui et Néron qui doit revenir ? — L’autre explication, qui tend à prévaloir actuellement et qui identifie la Bête, non plus avec Néron, mais avec l’Empire romain en général, applique ces mots énigmatiques à la puissance impériale, qui paraissait avoir reçu un coup mortel par le fait de la mort de Néron ; car cet événement fut suivi d’un temps d’anarchie durant lequel le pouvoir impérial (Othon, Galba et Vitellius) paraissait n’exister plus, jusqu’au moment où Vespasien saisit énergiquement les rênes du gouvernement et releva soudainement le prestige de l’Empire. L’État romain, avec ses huit premiers empereurs, les cinq de la maison de César et les trois Flaviens, — serait ainsi la Bête qui, après avoir été (jusqu’à Néron) et avoir, cessé d’être (depuis sa mort), reparaissait glorieuse dans une sixième tête, Vespasien. Après lui, dit-on dans cette explication, régnera Tite, son fils, qui sera le septième, mais dont on peut présumer qu’il passera promptement ; et enfin viendra le frère de Tite, Domitien, le huitième : c’est celui-ci qui persécutera l’Église avec la cruauté de Néron, achevant d’accomplir le rôle de l’Antéchrist. A ce que nous avons déjà dit pour réfuter cette interprétation, nous ajoutons, à l’occasion du passage qui nous occupe, ce qui suit. Quelle qu’ait été la ressemblance de caractère entre Domitien et Néron, il est impossible de les identifier personnellement au point de pouvoir dire que l’un sera la réapparition de l’autre, comme l’impliquerait cette parole : « Et celui-ci, le huitième, est des sept, » ce qui ne peut signifier que « l’un d’entre les sept. » Encore si les huit premiers empereurs étaient tous de la même famille, l’on pourrait à la rigueur supposer que Domitien est caractérisé ici comme le suprême descendant de toute cette race. Mais il n’en est rien. Domitien n’est le descendant que des Flaviens, mais non celui des Césars.

Ajoutons qu’il est difficile de comprendre comment, si la sixième tête était Vespasien, l’auteur pourrait dire à la fois que la Bête, l’Empire n’est pas (v. 11) et pourtant que la sixième tête est maintenant.

Nous ne saurions donc voir dans la Bête ni Néron, ni l’Empire romain et il ne nous reste qu’à lui donner un sens plus large encore et à la considérer comme l’emblème du pouvoir terrestre en général, servant ici d’instrument à celui que Jésus appelle le Prince de ce monde et qui lui délègue son pouvoir pour faire par son moyen la guerre à Dieu. L’État romain dans ce cas n’est plus que l’une des têtes de ce grand tout. Cette intuition, comme tant d’autres dans notre livre, repose sur la prophétie de Daniel au chap. VIL Le prophète voit se succéder, sous l’image de bêtes féroces, qui sortent successivement du sein de la grande mer, les monarchies qui ont occupé ou qui doivent occuper encore la scène du monde. Ce sont ces quatre : le lion babylonien ; l’ours médoperse, le léopard grec, enfin la Bête sans nom qui doit succéder à la puissance grecque, un État auquel rien ne ressemble et qui renfermera tous les précédents.

[Nous pensons avoir démontré, dans l’Appendice au prophète Daniel, que cette monarchie ne pouvait désigner, dans l’ensemble du tableau prophétique, que l’Empire romain encore sans nom pour le Voyant, et nullement la monarchie grecque.]

Ces empires qui, d’après Daniel, se sont succédé et se succéderont dans l’histoire de l’humanité, Jean les contemple comme les phases diverses d’un grand organisme dont il saisit l’unité profonde ; c’est le pouvoir politique insoumis à Dieu, qui doit finalement aboutir au Messie terrestre, l’idéal du peuple juif : ce pouvoir, dans son ensemble, est ce qu’il appelle la Bête. Il lui assigne, 13.1-2, tous les traits caractéristiques des Bêtes décrites par Daniel, le corps du léopard, les pieds de l’ours, la gueule du lion, ainsi que la force irrésistible de la quatrième bête sans nom. Il veut faire comprendre par là que la suprême apparition du pouvoir anti-divin réunira tous les attributs qu’avaient possédés les monarchies précédentes.

Il ne faudrait pas objecter ici qu’un si vaste coup d’œil sur l’ensemble de l’histoire du monde était encore étranger à l’esprit du temps où fut composé l’Apocalypse. Indépendamment du livre de Daniel, le livre d’Enoch, qui date sans doute d’un siècle et demi avant l’ère chrétienne, présente déjà une vue analogue des grandes phases de l’histoire de l’humanité, en rapport avec celle du peuple juifw. Nous pouvons constater également par le quatrième livre d’Esdras, composé à peu près dans le même temps que l’Apocalypse, qu’il était d’usage à cette époque de relier dans un plan unique le passé, le présent et l’avenir de l’humanité. Dans ce poème prophétique, destiné à soutenir la foi d’Israël après la grande catastrophe de l’an 70, l’auteur partage l’histoire de l’humanité en douze phases : six appartiennent à l’âge assyrien ; deux à l’âge médique ; deux à l’époque persane et grecque ; une à l’âge romain. La douzième est l’âge messianique. — C’était sans doute le livre de Daniel qui avait ouvert cette voie à la méditation religieuse et appris aux penseurs juifs à mettre les grandes phases de l’histoire du monde en relation avec le sort du peuple élu. Mais comment Jean arrive-t-il à faire de l’empire romain, non plus la quatrième tête, comme dans Daniel, mais la sixième ? Car c’est là ce qui ressort clairement de cette parole : « Le sixième est, » est présentement. Et comment se fait-il qu’il attribue à la Bête sept et même huit têtes, au lieu des quatre dont parlait Daniel ? C’est ici que nous rencontrons les intuitions propres à l’Apocalypse.

w – Voir l’application de la vision des 70 bergers dans le Livre d Hénoch (Dillmann, Das Buch Henoch, p. 268 et suiv.) : dominations chaldéenne, persane, égyptienne et syrienne, aboutissant aux temps messianiques.

Avant la monarchie assyrienne et babylonienne, qui chez Daniel joue le rôle de la première Bête et qui avait mis fin par deux coups terribles aux deux royaumes des Dix tribus et de Juda et placé le peuple de Dieu sous la dépendance du pouvoir païen, le règne de Dieu avait déjà eu un adversaire plus ancien, contre lequel Dieu avait dû lutter à main forte et à bras étendu : l’Egypte, au souverain de laquelle il avait arraché son peuple encore enfant ; c’est là dans le coup d’œil plus vaste de l’Apocalypse la première tête. Suit la grande monarchie mésopotamienne, qui est la seconde ; la troisième est par conséquent la Perse, et la quatrième la Grèce. Le pouvoir de celle-ci avait abouti au plus terrible persécuteur d’Israël, Antiochus Epiphane, que certains chapitres du livre de Daniel (ch. 8 et 10 à 12) représentent comme un Antéchrist anticipé, l’Antéchrist de l’ancienne alliancex. Telles furent les quatre formes du pouvoir terrestre hostile à Dieu dans les temps qui précédèrent la venue du Christ.

x – Sous l’image de la petite corne des ch. 8 et 10-11, qui est absolument différente de celle du ch. 7 : car elle sort de la troisième monarchie (grecque), tandis que celle du ch. 7 sort de la quatrième (romaine).

Après l’infructueuse tentative d’Antiochus Epiphane et l’expulsion des Syriens de la Palestine, le peuple juif recouvra son indépendance et redevint, dans une faible mesure, il est vrai, son propre maître, jouissant d’une royauté nationale et d’une sorte d’autonomie. Mais quel fut son rôle à ce moment décisif de son histoire, où il occupait une place modeste parmi les puissances terrestres ? Il prit à l’égard du Christ apparu dans son sein l’attitude la plus hostile. Le rôle de persécuteur qu’avaient joué envers lui- même les empires précédents, il le joue à son tour à l’égard de la nouvelle forme du règne de Dieu qui vient de surgir chez lui. Comme Pharaon avait cherché à étouffer Israël à son berceau, ainsi Hérode, le roi d’Israël, cherche à se défaire de Jésus qui vient de naître. Plus tard le Sanhédrin s’efforce de lui fermer la bouche. Enfin, avec ce cri blasphématoire : « Nous n’avons pas d’autre roi que César, » il le livre à l’autorité romaine pour le faire périr. Mais par ce mot fatal il s’inféode lui-même au pouvoir païen. Est-ce bien encore là un peuple de Dieu ? Non ; en parlant et agissant de la sorte, Israël a renié ouvertement sa position glorieuse, pour se ranger parmi les nations de la terre. Ne nous étonnons donc pas si Jean en fait une cinquième tête de la Bête, qu’il intercale entre la monarchie grecque et l’empire sans nom de Daniel. L’interprétation que nous donnons ici est bien conforme à l’intuition de l’auteur de l’Apocalypse ; car il nomme le peuple juif incrédule au Messie la Synagogue de Satan (2.9 ; 3.9).

A ce point de vue l’on n’a pas de peine à comprendre ce que signifie le coup d’épée mortel dont la cinquième tête a été frappée (13.2). C’est le coup fatal dont le glaive romain a frappé Israël en l’an 70 ; c’est la disparition de ce peuple du nombre des États existant sur la scène du monde. Israël dispersé parmi les peuples, voilà la Bête qui était, qui n’est plus (comme peuple), mais qui pourtant sera de nouveau d’après 17.10-11. C’est « un squelette » que le peuple juif, a dit Renan ; mais ajouterons-nous, c’est un squelette sur lequel le temps n’a pas de prise, et qui est destiné à reprendre vie pour jouer encore le rôle décisif, en bien comme en mal, au terme de l’histoire de l’humanité.

On comprend par là ce que c’est que la guérison de cette tête dont parle 13.3 : « Sa plaie mortelle fut guérie et toute la terre étonnée suivit la Bête. » Ce ne peut être que la restauration, prochaine sans doute, d’Israël comme peuple ; c’est même son élévation future à la tête des peuples de la terre. Cet Israël restauré sera glorifié en la personne de son suprême représentant, le faux Messie, le huitième, qui est en même temps la Bête elle-même sortant tout entière du fond des eaux, c’est-à-dire des dernières profondeurs de l’humanité naturelle. A ce huitième s’applique on ne peut mieux ce qu’il était impossible de dire de Domitien : « Il est l’un des sept. » Comme cinquième tête, Israël a été abattu par la sixième, le pouvoir romain, « qui est maintenant, » au moment où l’auteur écrit sa vision. Mais avant qu’Israël règne, il doit y en avoir un septième, dont l’empire sera court. Qu’entendre par là ? Nous avons vu que dans la seconde aux Thessaloniciens Paul déclare que le pouvoir romain, qui comprimait de son temps l’explosion messianique juive, doit être ôté, pour que celle-ci puisse éclater. Oté, par qui ? Par un pouvoir quelconque qui lui-même tombera devant l’Antéchrist, après lui avoir frayé la voie. C’est là la septième tête de l’Apocalypse qui fait la transition entre le pouvoir romain (la sixième) et l’empire de l’Antéchrist (la huitième). Nous vivons encore aujourd’hui sous l’empire de lois et d’institutions que l’on peut envisager comme les derniers restes de la savante organisation romaine. Il faut que ces restes soient balayés pour que puisse surgir la monarchie dernière, celle du faux Messie, et c’est là la tâche de ce septième pouvoir dont parle l’Apocalypse. Cette œuvre de destruction achevée, l’Antéchrist se présentera à l’humanité désorganisée et désespérée comme le Sauveur de la société. Il ne demandera, pour accomplir l’œuvre de restauration devenue nécessaire, que d’être reconnu par les hommes comme l’incarnation de l’esprit infini et inconscient des choses, ce que dans son état d’apostasie et d’incrédulité l’humanité lui accordera aisément ; et alors, à la grande stupéfaction du monde entier, ce détenteur du pouvoir universel, cette incarnation de l’Etre, se trouvera être l’un des fils de cet Israël que l’on croyait rayé du nombre des nations. Sortant alors de sa tombe, en la personne de son illustre représentant, Israël montrera qu’il est bien le premier des peuples, fait pour tenir le sceptre du monde.

Ainsi quatre concentrations du pouvoir humain opposé à Dieu, dans le monde ancien ; la quatrième sous la forme d’un premier Antéchrist (Antiochus Epiphane) ; puis quatre concentrations de ce même pouvoir dans le monde nouveau, qui date de la venue de Christ ; la quatrième réalisant l’Antéchrist proprement dit et définitif : voilà l’intuition de Jean, qui se rattache à celle de Daniel ; seulement il a dû modifier et agrandir le cadre, afin d’y faire rentrer les phases nouvelles dues à l’incrédulité d’Israël envers le Messie divin.

Il y a dans le cœur d’Israël le gage d’un grand avenir : c’est le pressentiment indestructible, qu’il porte en lui, de sa destination à posséder le monde. N’allons donc pas demander à quelque circonstance extérieure le secret de l’étonnante vitalité de ce peuple. Il vit parce qu’il veut vivre, et il veut vivre parce qu’il veut régner et qu’il a conscience de sa mission. Il la réalisera, il est vrai, diaboliquement avant de la réaliser divinement. Il en est presque toujours ainsi dans l’histoire du monde. Les pensées divines ne parviennent à s’incarner dans les faits qu’après être apparues sous une forme caricaturée. Il semble que, devinant le programme divin, le diable se plaise à en prévenir à sa manière l’exécution. Il jette un singe sur la terre, au moment où Dieu va créer un homme. Ainsi, à la vue de la femme mystérieuse prête à enfanter le Christ comme Roi du monde, il se pose sur le rivage de la mer et il évoque l’Antéchrist ; il l’évoque du sein même du peuple d’où doit procéder le Christ ! Cette révélation était bien, comme me disent Paul et Jean, un μυστήριον, le plus imprévu des mystères !

Mais quoi ! dira quelqu’un, ce peuple méprisé, honni, cet Israël « au dos courbé, aux genoux tremblants, » comme le représentait déjà la prophétie, qui ne cherche qu’à se dissimuler aux yeux des Gentils, pour faire d’eux, il est vrai, plus sûrement sa proie, ce serait lui qui deviendrait un jour le chef des nations, le dominateur de la terre ! Peut-être cette objection eût-elle été plus en place il y a un demi- siècle qu’à cette heure. Aujourd’hui l’allure des Juifs s’est singulièrement transformée. Ils affectent déjà parfois des airs de souveraineté. Que sera-ce après un nouveau demi-siècley ? Je me permets de rappeler ici un souvenir personnel. Je m’entretenais un jour avec un rabbin de la plus violente espèce. Enfin je lui dis, pensant l’ébahir un peu : « Voulez-vous que je vous dise ma pensée ? C’est que c’est vous qui serez un jour notre verge. » Sur quoi il me répondit avec un froid sourire : « Et voulez-vous que je vous dise toute la mienne ? Nous la sommes déjà, cette verge. » Il avait raison, et il en savait évidemment plus que moi là-dessus. Un homme qui connaît bien le monde juif actuel, écrivait récemment : « Le trait distinctif des Juifs est la tendance à se mettre à la tête de la vie sociale moderne — Ce peuple semble obéir à un ordre, et pourtant il n’y a là personne qui commande. Ils agissent comme par instinct, et cela dans tous les domaines, même les plus relevés… Un journal juif appelle ouvertement le judaïsme le phare de l’avenir… Ils jubilent de voir déjà un si grand nombre de chrétiens (les membres du christianisme libéral) venir à eux. Bientôt ils proclameront la religion humanitairez. » Le tourbillon qui emporte aujourd’hui le monde, ne nous faisons pas d’illusion, c’est l’esprit juif. La finance juive domine la société, de l’Europe aux États-Unis. Comme le dit un fin observateura, « il n’est pas un de nous qui, à son su ou à son insu, ne paie déjà tribut à cette puissance. » Par ce sceptre doré, le Juif domine la situation politique. M. de Rothschild a été en tiers avec le président de la République française et l’empereur d’Allemagne dans la conclusion de la paix qui a mis fin à la guerre franco-allemande. C’est l’esprit juif qui dirige le mouvement religieux et moral de la société actuelle. Le journalisme et la petite littérature lui appartiennent à peu près entièrement en Allemagne. De concert avec les Voltairiens ou les matérialistes de tous les pays, — peu lui importent ces nuances, — le Juif, par les mille voix qui partout sont à sa disposition, crie à plein gosier : « Fraternité ! Tolérance ! » Et en secret il forge les chaînes dont il se prépare à charger ces misérables Gentils, qui dans leur sottise osent encore le regarder de haut. De plus en plus ce sont ses représentants qui brillent dans les arts, qui priment dans la science. Bientôt c’est lui qui offrira aux masses déchristianisées l’asile moral dont elles sentiront le besoin. Après avoir favorisé et fait triompher partout les tendances anti-chrétiennes, il proclamera hardiment la déchéance du Christ des Gentils. La mission de Jésus et du christianisme n’a-t-elle pas été uniquement de répandre chez les païens l’adoration du Dieu d’Abraham ? Eh bien ! cette œuvre est accomplie maintenant. L’Évangile a bien travaillé pour le compte du judaïsme. Sa tâche est achevée. Qu’il disparaisse donc et qu’Israël recueille les fruits de ce long travail ! La dernière concession de la Providence à l’ancienne idolâtrie des Gentils, l’adoration de Jésus, n’a plus qu’à disparaître ; et l’humanité touchera au but : elle sera israélite ! Voilà ce qu’espère le Juif et ce qui l’encourage au travail. Il faut être aveugle pour ne pas discerner l’œuvre déjà faite dans cette direction et celle qui se prépare. Comme le dit l’auteur que je viens de citer, « quoique invisible, le colosse n’en est pas moins réel, de même que l’air qui sait être partout et se soustraire aux regards. Il ne faut plus qu’un cataclysmeb, et alors il apparaîtra aux peuples, disant : Adorez-moi, et je vous rendrai heureux. » Le judaïsme, très conscient de sa haute mission, disait récemment par l’organe d’un de ses journaux : « Israël, c’est le peuple sacrificateur de la terre. Par l’ensemble de ses facultés et de ses qualités, il est supérieur à tous les autres. L’homme est un petit monde ; le Juif est un raccourci de l’humanité. Israël est appelé à apporter le salut au monde. Les temps s’approchent où la croix tombera, où le croissant disparaîtra et où les païens deviendront indifférents à leurs idoles. » Et la fin de tout cela sera le Messie israélite !

y – Ce qui se passe aujourd’hui en France n’est qu’un phénomène accidentel et passager. Son importance principale consiste dans l’accélération du Sionisme (le retour des Juifs dans leur patrie.)

z – M. Héman, 41e rapport présenté à la Société des Amis d’Israël, à Bâle.

a – Osman-Bey, La conquête du monde par les Juifs.

b – Précisément celui que paraît indiquer la septième tête qui ouvrira la voie à la Bête.

L’Antéchrist a un acolyte représenté sous l’image d’une seconde bête ayant des cornes d’agneau et appelée le faux prophète (Apocalypse 13.11 et suiv.). Renan renonce à expliquer ce personnage. On le comprend : ces cornes d’agneau sont évidemment le symbole d’une influence religieuse qui se met au service du pouvoir politique de l’Antéchrist. Or, quelle analogie découvrir, pour une apparition de ce genre, dans l’entourage d’un Néron ressuscité, ou — car c’est là la vraie pensée de Renan sur l’Antéchrist de saint Jean — dans la bande de soldats déserteurs qui entouraient le faux Néron dans l’île de l’Archipel où il avait établi son repaire ? Pour nous, il nous paraît clair qu’une monarchie juive ne saurait manquer d’un clergé à sa dévotion, et qu’à côté du nouveau Salomon se trouvera infailliblement le complaisant souverain sacrificateur qui mettra sa piété et sa sagesse panthéistiques, et même ses artifices et ses prétendus miracles, au service de ce faux Messie. Ne croit-on pas voir se préparer sans bruit ce pouvoir futur, quand on entend qu’à cette heure même les arrêts du grand-rabbin de Jérusalem tendent à obtenir une autorité universelle dans le judaïsme du monde entier ? Voilà la nouvelle infaillibilité qui se substitue silencieusement à celle qui siège aujourd’hui à Rome ! Tandis que le roi-Messie par ses légions exercera son empire absolu sur les corps, il l’exercera sur les esprits par le prêtre-prophète, le nouveau Caïphe, qui présidera aux mystères et au culte de la Bête.

Il est dit que la Bête commencera par porter en croupe Babylone ; puis, qu’elle la brûlera et la livrera au pillage des dix rois, ses alliés. — Babylone est assurément la capitale de la monarchie universelle fondée par l’Antéchrist. Comme l’auteur la décrit assise sur sept montagnes, il est certain que, selon lui, cette ville désigne Rome. Ce serait donc à Rome que prendrait naissance le pouvoir du monarque juif. Le grand chef de la civilisation humanitaire, le patron du cosmopolitisme social, choisirait au début la grande capitale religieuse des temps passés pour centre de son empire. Mais ce ne sera là qu’une tactique destinée à assurer ses premiers pas et à fonder son pouvoir. Comment un Juif oublierait-il le coup mortel que sa nation a jadis reçu de Rome, et négligerait-il l’occasion de la revanche ? L’heure de la vengeance, si longtemps attendue par Israël, a sonné. Dieu s’est servi de Rome pour châtier Israël ; à Israël maintenant de juger Rome ! L’antagonisme entre les Juifs et les païens est la plus profonde antithèse de l’histoire ; il en est la clé jusqu’à la fin. Il est arrivé maintenant à son paroxysme : Rome reçoit d’Israël triomphant le coup qui la réduit à l’état actuel de Ninive ou de Babylone. Après cet acte de rétribution, l’Antéchrist ira établir, comme on l’a vu au ch. 11, sa résidence à Jérusalem, sa capitale naturelle. C’est la répétition du sort qu’a subi Rome, lorsque Constantin, l’abandonnant pour Constantinople, transporta en Orient le centre de la monarchie. Ici se placent la lutte de la Bête avec les deux témoins et la conversion de la nation israélite déjà politiquement rétablie (le contenu du petit livre, ch. 11).

Les dix rois qui accompagnent l’Antéchrist sont représentés dans la vision de la statue chez Daniel par les dix doigts de ses pieds (Daniel 2.41), et dans celle des quatre animaux par les dix cornes de la quatrième Bête sans nom (Daniel 7.7, 20-24). Ce sont donc tous les royaumes formés des débris de l’Empire romain après sa destruction, par conséquent les États européens dont les chefs s’associent à la Bête et lui prêtent secours.

Le règne de l’Antéchrist dure trois ans et demi. On a cherché dans la chronologie l’interprétation de ce chiffre. C’est bien plutôt la symbolique des nombres qui en fournit l’explication. Sept représente un tout complet ; trois et demi désigne donc la moitié de ce tout. Ce nombre signifie par conséquent qu’au milieu de son développement, au fort de sa croissance, le pouvoir de l’Antéchrist sera subitement brisé. Au lieu d’achever son cycle, il restera là comme un arbre que l’éclair a foudroyé. « Le Seigneur Jésus, dit saint Paul, détruira l’impie par le souffle de sa bouche (2 Thessaloniciens 2.8). »

Reste l’explication du nombre 666, chiffre de l’Antéchrist. Remarquons d’abord qu’il est écrit en grec non avec le même chiffre trois fois répété, comme dans notre langue, mais avec trois lettres de figures différentes (χξς) et dont le rapport de valeur (six centaines, six dizaines, six unités) ne saute point aux yeux comme dans notre système numérique. Voilà pourquoi il y a un calcul à faire pour trouver la valeur, d’abord, puis le sens du nombre représenté par ces lettres.

[La leçon de certains manuscrits qui offrent in extenso le nombre six cent soixante-six n’est qu’une paraphrase de ce chiffre en trois lettres. Ce qui le prouve, c’est que les manuscrits qui lisent de la sorte, présentent cette leçon soit sous la forme masculine (Alexandrinus), soit sous la forme féminine (Sinaiticus) ou même neutre. La forme primitive, celle des trois lettres, employées comme chiffres, s’est conservée dans le Vaticanus, mais naturellement en lettres majuscules (ΧΞC) comme tout le reste du manuscrit.

On a essayé d’expliquer ainsi la valeur de cette expression : sept est le chiffre de la plénitude ; trois celui de la divinité (1.20). Si donc la plénitude divine doit être exprimée en chiffres, elle le sera par un 7 trois fois répété. D’après cela, 6, et 6 trois fois répété, doit être l’expression d’une aspiration intense, mais d’une aspiration impuissante à cette plénitude de la vie et de la force divines dont la figure serait 777. Le sens du nombre 666 serait que la trinité diabolique apparue en la personne de l’Antéchrist est une tentative destinée à ne pas aboutir. Ainsi une triple impuissance, celle de Satan à égaler Dieu, celle de l’Antéchrist à égaler Christ et celle du faux prophète à égaler le Saint-Esprit. Voilà ce que dirait le chiffre 666.

S’il en était ainsi, il n’y aurait donc aucun mesquin calcul à faire pour découvrir le sens de ce nombre. Nous aurions affaire ici au symbolisme pur, non à l’arithmétique ; ce qui est d’autant plus admissible que, comme l’observe Hengstenberg, s’il en était autrement, un Juif rusé réussirait plus sûrement dans l’explication de ce livre saint qu’un croyant éclairé de Dieu. Mais il y a une objection sans réplique à faire à cette solution : c’est que c’est la Bête elle-même qui impose ce signe à ses adhérents. Or elle n’a pu vouloir proclamer elle-même son impuissance.

Une autre explication qui paraît remonter à Herder est celle-ci : Les trois lettres grecques ΧΞC (χξς) offrent une particularité que ne reproduit pas notre mode d’écrire. La première lettre (Χ, ch) vaut 600, la seconde (Ξ, ks) vaut 60 ; et la troisième (C, final st) vaut 6 ; or, les copistes grecs se servent ordinairement de la première et de la troisième de ces lettres qui commencent et finissent le nom grec de Christ, en les liant par un trait superposé pour indiquer d’une manière abrégée le nom de Christ (XC), c’est sous cette forme qu’est ordinairement écrit ce nom, soit dans les anciens manuscrits, soit dans les anciennes inscriptions grecques qui emploient l’écriture majuscule. Satan étant appelé le serpent ancien et la lettre ξ (Ξ) étant un emblème des replis et du sifflement du serpent. il suffit d’introduire ce ξ (Ξ) entre les deux autres lettres qui représentent le nom de Christ pour obtenir l’emblème de l’Antéchrist, le Christ de Satan, du serpent ancien qui répète à l’homme par la bouche de l’Antéchrist l’ancien blasphème : « Vous serez comme des dieux, » et cela en se disant Dieu lui-même.

Que l’on veuille bien ne pas se hâter de taxer cette explication de puérilité. Nous avons ici, comme dit le texte, une marque, une sorte de décoration graphique destinée à servir d’armoirie, de sceau officiel sur les médailles ou les monnaies, peut-être même d’amulette, dans les États de l’Antéchrist, et que devront porter ostensiblement, sur le front ou sur la main droite, tous ceux qui adhéreront à son pouvoir. Une telle coutume cadrerait bien avec une observation faite par M. de Rémusat dans son intéressant travail sur le Musée chrétien à Rome : « Les imaginations asiatiques sont naturellement portées à aimer les images. La foi chez ces peuples a son dessin officiel, à peu près comme les modernes ont leur blason. »

Nous avons une preuve bien frappante de l’existence de l’usage signalé par cet écrivain dans les nombreuses gemmes, désignées sous le nom d’Abraxas, que l’on retrouve aujourd’hui et qui probablement servaient d’amulettes. Elles proviennent de partis chrétiens très anciens. Quelquefois elles portent une simple inscription. D’autre fois à l’inscription est jointe une figure symbolique, très fréquemment celle du serpent roulé sur lui-même. M. Didron en reproduit une qui représente le dominateur du monde, sous l’image d’un dragon à la queue repliée ; à sa droite est l’image du soleil, et à sa gauche celle de la lune ; ces deux types du ciel séparés par un ξ comme le sont dans le chiffre de l’Apocalypse les deux lettres, initiale et finale, désignant le nom du Christc.

cIconographie chrétienne.

Cette lettre qui a la forme du serpent rappelle le nom de l’une des plus anciennes sectes chrétiennes, celle des Ophites ou adorateurs du serpent, qui remonte jusqu’au ier siècle de l’Église. Aux yeux de ces docteurs appartenant au groupe plus étendu appelé gnostiques (mot qui signifie « celui qui prétend connaître »), le serpent de la Genèse était précisément le bienfaiteur de l’humanité, celui qui l’avait délivrée du pouvoir d’un Dieu cruel et jaloux, du Jéhovah biblique. Jean lui-même paraît faire allusion à des enseignements de ce genre quand il parle, dans la lettre à l’église de Thyatire, « de la doctrine de ceux qui ont connu, comme ils disent, les profondeurs de Satan. » La marque choisie par la Bête ne serait par conséquent autre chose que le résumé graphique de tout cet ordre d’idées, historiquement constaté à l’époque de l’Apocalypse et dans les contrées où elle fut composée.

[D’anciens gnostiques distinguaient trois natures dans l’univers : 1° Ce qui n’a point été engendré, Dieu ; 2° ce qui s’est engendré soi-même, l’homme ; 3° ce qui a été engendré, le monde matériel. Le nombre 666 pourrait être envisagé comme ayant été l’emblème de ces trois éléments, dans l’un de ces systèmes anti-chrétiens.]

Par l’introduction du ξ entre les deux lettres qui désignaient le Christ, le nom de celui-ci se trouvait ainsi diaboliquement transfiguré en celui de son rival, le Christ véritable en Christ de Satan. Il existe une singulière variante dans un passage de la première épître de saint Jean, relatif à l’Antéchrist. Le texte ordinaire dit : « Tout esprit qui ne confesse pas Jésus venu en chair, est l’esprit de l’Antéchrist. » Mais cette parole est citée parfois aussi sous cette forme : « Tout esprit qui dissout (luei) Jésus est celui de l’Antéchrist. » Dissoudre le Christ, c’est précisément l’acte figuré dans ces trois lettres du nombre de la Bête, dont la moyenne brise en deux le nom abrégé résumé dans les deux extrêmes.

Malgré toutes ces analogies, nous sommes loin cependant de donner cette explication du chiffre 666 comme certaine. Mais ce dont nous sommes convaincu, c’est que les explications de César Néron et de Lateinos ne sont pas plus vraies l’une que l’autre.

Quant à l’opinion, encore répandue à cette heure, qui trouve le sens du chiffre 666 dans la chronologie, en le combinant avec celui des 1260 jours, dont on fait autant d’années, comment la mettre d’accord avec l’expression : « le chiffre du nom de la Bête ? »

Renan renonce à donner une explication quelconque du nom de Harmagueddon qui est celui du champ de bataille où l’apparition du Christ doit anéantir la Bête et son armée (16.16). Ce nom est celui d’une localité de Palestine, célèbre dans l’histoire du peuple juif ; il désigne la colline de Méguiddo, dans la vaste plaine située au pied de la chaîne du Carmel et où se sont livrées tant de batailles importantes dans les temps anciens et modernes. Si, comme l’a déclaré Jean, la monarchie juive, antichrétienne, après s’être établie à Rome, doit avoir son siège en Orient, à Jérusalem, le choix de ce champ de bataille n’a rien qui étonne. Ou bien le nom de cette localité ne serait-il qu’un symbole de la grande lutte religieuse définitive ?

Faut-il voir dans l’apparition victorieuse du Christ, décrite au chapitre 19, un fait purement spirituel ou un phénomène sensible ? Jésus a comparé sa Parousie à l’éclair qui resplendit instantanément d’un bout du ciel à l’autre (Luc 17.24). II me paraît que la seconde manière de voir est seule compatible avec cette expression. Mais d’autre part, il résulte de cette image même que Jésus n’a point voulu annoncer un règne permanent et visible de sa personne glorifiée sur la terre, soit à Jérusalem, soit ailleurs, ainsi que l’ont imaginé les chiliastesd de tous les temps. La Parousie peut n’être qu’un fait sensible, instantané, qui, semblable au contact subit du fer rouge qui fait tressaillir les chairs, secouera l’humanité plongée dans la vie des sens et décidera la puissante réaction morale que couronnera la plénitude des bénédictions spirituelles de l’époque millénaire. Vivant dans une sphère supérieure, mais rapprochée, les fidèles, qui seront ressuscités à l’avènement du Seigneur (1 Corinthiens 15.23), seront en communion avec la chrétienté terrestre, comme le Christ ressuscité fut en communion avec ses disciples jusqu’à l’Ascension. Ce sera le temps de la glorieuse efflorescence du culte spirituel et de la civilisation chrétienne, où, comme au moyen âge, mais sous un rayon de lumière plus intense et plus pur, la science, les arts, l’industrie, le commerce prêteront à l’esprit chrétien leurs ressources pour sa complète incarnation dans la vie humaine. Alors s’accomplira l’image du levain qui doit faire lever toute la pâte ; ce sera l’exaucement de la troisième demande de l’Oraison dominicale.

d – Partisans de l’idée d’un règne visible de Jésus sur la terre pendant mille ans.

Le terme mille ans est symbolique, comme tous les chiffres de l’Apocalypse. Il représente un développement complet que rien d’extérieur ne viendra entraver ni abréger, une époque qui s’étalera, comme à son aise, au terme de l’histoire, ainsi qu’un glorieux sabbat dans lequel la pensée de Dieu luira de tout son éclat.

Le tableau apocalyptique du règne de mille ans ne renferme pas un seul trait qui dépasse la conception que nous venons d’esquisser. Ce règne est l’ordre de choses parfait auquel aspire l’humanité et qu’Ezéchiel avait décrit, sous la forme d’un sanctuaire juif idéal, dans les neuf derniers chapitres de sa prophétie. Si l’on s’étonne qu’à la suite de cet état de choses pénétré de l’esprit chrétien, il puisse encore y avoir une lutte sur la terre, comme celle qui est décrite 20.7-8 (Gog et Magog), il faut penser au danger d’orgueil, de tiédeur et de charnelle sécurité que renferme une longue période de prospérité temporelle et spirituelle, durant laquelle l’humanité n’aura plus connu ni la souffrance ni la tentation diabolique ; à moins que quelqu’un ne veuille voir ici l’entrée en scène des habitants de sphères supérieures avec lesquels les progrès de la science auraient permis à l’homme d’entrer en relation.

Nous ne poursuivrons pas cette rapide et incomplète esquisse au delà de ce point, qui est le vrai dénouement du drame apocalyptique. Nous rappelons que, pour expliquer la vision jusqu’à ce moment, nous n’avons point été obligés de faire appel à d’autres données que celles de l’histoire sainte et de la révélation biblique. Le grand antagonisme posé par Dieu même, qui fait le fond du développement de son règne ici-bas, le contraste entre les Juifs et les Gentils, a été pour nous la clef de la prophétie, comme il est celle de l’histoire, ainsi que l’a montré saint Paul dans les chapitres 9 à 11 de l’épître aux Romains.

Résumons cette étude. Comment nous représenterons-nous le vieil apôtre Jean composant ce tableau prophétique à la fin du ier siècle d’existence de la chrétienté ?

Il est là dans l’île où il a été relégué, sur ce rocher de Patmos qui s’élève du sein de la mer Egée, entre l’Europe et l’Asie.

Séparé des églises qui déjà fleurissent dans ces deux continents, il vit au milieu d’elles par la pensée ; il s’associe à leurs luttes ; il connaît leurs infirmités, l’état de défaillance de plusieurs d’entre elles. L’époque de refroidissement qu’avait annoncée Jésus est arrivée pour un grand nombre de leurs membres ; et si chez quelques-unes « les dernières œuvres surpassent les premières, » il en est d’autres chez qui l’on discerne à peine encore quelques traces de leur premier amour ; elles ont la réputation de vivre, mais en réalité la mort règne chez elles. Des docteurs de mensonge ont surgi dans leur sein et y enseignent librement. Le grand fait de l’incarnation, l’objet suprême de la foi, le fondement de l’Église, est niée. Les mœurs païennes reprennent le dessus. Et pendant que l’ennemi travaille ainsi au dedans, il menace du dehors. Un tyran siège sur le trône du monde ; et avant que les traces sanglantes de la persécution de Néron soient séchées, déjà le glaive est suspendu sur la tête des chrétiens. L’Église a de nouveau la mer de feu devant elle (15.3).

e – Comp. 1 Jean 2.22 ; 4.3.

Sans doute le monde païen se montre assez disposé à recevoir le salut qui lui est offert. Les « temps des Gentils » dont avait parlé Jésus, ont commencé. Déjà l’Évangile a pris pied dans les principales capitales de l’Empire. De Jérusalem à Rome des phares lumineux sont allumés. Mais leur lumière n’éclaire qu’une bien petite partie de la population de ces grandes villes ; celle des campagnes est encore plongée dans les ténèbres ; et en dehors de l’Empire, quel immense domaine de contrées païennes, au sud, au nord et à l’est, qui sont à peine connues de nom, et qui restent encore inexplorées pour les prédicateurs du salut ! L’Évangile pénétrera-t-il jusqu’à ces myriades de Gentils ? L’Église saura-t-elle, voudra-t-elle remplir sa tâche envers eux ?

Enfin reste Israël, ce peuple qui a rompu avec son Christ et avec son Dieu, qui s’est constitué l’ennemi juré de la croix. Tout est-il fini pour lui à toujours ? Ou lui reste-t-il encore un rôle, malfaisant ou bienfaisant, à remplir dans les temps qui s’avancent, dans les luttes suprêmes qui doivent amener la fin ? Ce sont là sans doute les pensées qui s’agitent dans l’esprit du dernier représentant de l’apostolat, solitaire et recueilli, en ce jour de dimanche, qui lui rappelle ce matin unique où le tombeau vide s’offrit à ses regards. Il voit toutes les églises de Palestine et d’Asie-Mineure, de Grèce et d’Italie, prosternées en ce moment au pied du trône de l’Agneau. Il assiste en esprit à ces assemblées de ses frères, qui ne forment toutes pour lui qu’une seule assemblée ; il entend leurs chants, les lectures des anagnostes dans les Mémoires des apôtres, et les exhortations pieuses des anges ou évêques qui terminent le culte. Ce que chacun de ces anges est pour son église particulière, il sent qu’il l’est en ce moment, lui, le disciple bien-aimé du Seigneur, dernier survivant de l’apostolat, pour l’Église entière. Il voudrait pouvoir l’exhorter lui-même à la vigilance, à l’attente persévérante, à la fidélité à toute épreuve. Il lève ses yeux vers le Chef glorifié de ce corps spirituel ; la lumière l’environne, son recueillement devient extase ; le ciel s’ouvre ; le présent et l’avenir de l’Église se dévoilent à son regard. Les savants affirment que lorsque le frottement d’un archet sur le bord d’une plaque métallique la fait vibrer, la menue poussière répandue sur elle se meut et se groupe de manière à présenter bientôt des figures mathématiques régulières. Ainsi dans la pensée de Jean, qui vibre au souffle de l’Esprit, tous ces matériaux accumulés s’agitent et s’organisent en scènes distinctes qui réunies deviennent le tableau apocalyptique.

Une grande pensée plane sur ces éléments divers et constitue l’unité de tout ce tableau : Le Seigneur revient. Il revient pour vous, églises ; il revient pour toi, ô monde ; il revient pour toi aussi, ô Israël !

Jean voit le Seigneur revenant, d’abord, pour les églises ; et cela comme Époux et comme Juge ; comme Époux par les grâces qu’il leur accorde journellement, par la lumière dont il les fait briller comme des flambeaux au milieu du monde, par celle qu’il communique à leurs conducteurs semblables à autant d’étoiles resplendissantes dans sa main droite ; et en même temps comme Juge par le triage qu’il se prépare à opérer entre elles, par la sévérité avec laquelle il frappera les unes si elles persistent dans leur infidélité, et par les délivrances dont il couronnera la fidélité des autres.

Jean voit encore le Seigneur revenant pour le monde, comme Sauveur et comme Souverain. Comme Sauveur par la prédication évangélique, il le contemple sous l’image d’un vainqueur parcourant le monde sur un blanc coursier ou sous celle d’un ange qui traverse les airs portant en main l’Évangile éternel. Comme Souverain il le voit, le sceptre de fer à la main, appuyant par des fléaux divers et toujours plus meurtriers (sceaux, trompettes, coupes) l’appel au salut qu’il ne cesse d’adresser à un monde qui se plonge de plus en plus dans l’impénitence.

Jean voit enfin le Seigneur revenant pour Israël ; d’un côté marquant du sceau divin l’élite de ce peuple qui, durant la longue époque du rejet, doit rester fidèlement attachée à Jéhovah ; et de l’autre, livrant la masse de ce même peuple à la rébellion et à l’incrédulité des Gentils, avec lesquels il fait, comme autrefois, cause commune contre le Christ. Au terme de cette triple venue, dont il ne peut prévoir la durée, et dans l’attente de l’arrivée qu’il contemple comme l’épée suspendue sur la tête de l’humanité, il voit apparaître le rival du Christ, le faux Messie, dont le règne préparera le jugement de l’Église, d’Israël et du monde. Autour de lui et sous son influence se groupent tous les éléments hostiles à Dieu et à son Christ, d’où qu’ils proviennent, du monde païen ou mahométan, juif ou chrétien ; c’est l’apostasie, la défection en grand, à la tête de laquelle marchent la Bête, le représentant du pouvoir temporel, et son auxiliaire, le Faux Prophète, le représentant de la puissance spirituelle. Dès que la concentration de tous les ennemis de Dieu est opérée, apparaît le Seigneur, le Verbe de Dieu, entouré de ses serviteurs célestes, anges et hommes, ralliant autour de lui ici-bas tous les siens qui sont encore sur la terre, soit de l’Israël converti, soit d’entre les païens croyants ; Jean le voit remportant la victoire finale sur l’esprit du mal et son armée, et faisant enfin de cette terre souillée par les œuvres du diable le glorieux théâtre du règne de Dieu.

Voilà le sujet de la contemplation prophétique de Jean, le texte de son message final à l’Église de tous les temps. Dans ce canevas rentrent tous les détails de la vision que nous avons expliqués isolément. Ce message de Dieu à l’esprit de Jean est la réponse aux préoccupations de son cœur lorsque, semblable au gardien qui du haut de son phare interroge l’aspect de la vaste mer, il cherche à pénétrer l’avenir sombre de l’Église. Ce message est en même temps la réponse aux préoccupations de l’Église dans ce moment solennel où, après avoir achevé le premier cycle de son existence terrestre, le siècle apostolique, elle se remet en marche pour en commencer un nouveau au travers des hérésies qui surgissent sous mille formes et des persécutions sanglantes qui la menacent.

Cette réponse de Dieu à Jean et de Jean à l’Église de son temps est aussi celle dont nous avons nous-mêmes besoin, et toujours plus besoin, à mesure que la crise dernière se rapproche. C’est ici notre moyen d’orientation, notre boussole, au milieu des vents qui se déchaînent et des vagues qui se soulèvent.

Ce tableau renferme certainement bien des réminiscences, présentes à l’esprit de Jean, de scènes de l’Ancien Testament et de prophéties qu’il envisage comme non encore accomplies et que, prophète lui- même, il reproduit avec une grande liberté. Plusieurs pensent même qu’il a introduit dans son écrit des fragments prophétiques d’écrits extra-canoniques, d’origine juive, semblables au livre d’Enoch ou à l’Assomption de Moïse cités par Jude, et qui auraient circulé à cette époque dans l’Église. Cette hypothèse ne me paraît, quant à moi, ni prouvée, ni même vraisemblable, quoiqu’on ne puisse a priori la déclarer impossible. Mais en tout cas, si Jean a accueilli de pareils tableaux, il ne l’a fait qu’en les transformant profondément et en les adaptant à sa conception chrétienne.

On le voit, l’Apocalypse n’est point l’histoire de l’Église chrétienne dans tous ses détails, comme on l’a cru si souvent. Elle est mieux que cela. C’est la révélation de l’essence de cette histoire. Entre ces saintes et vastes intuitions et les grotesques puérilités des anciennes Apocalypses apocryphes que nous connaissons, il y a la même distance qu’entre les récits simples et sublimes de nos évangiles et les puérilités religieuses et morales des évangiles apocryphes.

Comme Daniel laissa aux Juifs, au moment où ils allaient être privés de l’esprit prophétique, la feuille de route qui devait les guider à travers les complications de l’histoire jusqu’à la venue du Messie, ainsi Jean a laissé au nouveau peuple de Dieu, qui allait être privé du gouvernement apostolique, les directions qui lui seraient nécessaires jusqu’à l’avènement de son Maître.

L’Apocalypse est la clôture du Nouveau Testament. Si les évangiles servent surtout à fonder la foi, les épîtres à développer l’amour, l’Apocalypse donne à l’espérance chrétienne son aliment. Sans ce livre l’Église ne se connaîtrait probablement elle- même que comme le milieu terrestre que doivent traverser individuellement les fidèles pour avoir l’occasion de saisir le salut. C’est surtout à l’Apocalypse que la foi doit de contempler dans l’Église un grand organisme historique qui se développe, qui lutte et qui doit vaincre, le corps de Christ qui grandit peu à peu, dans son ensemble et dans chacun de ses membres, jusqu’à la parfaite stature du Chef.

Mais l’Apocalypse n’est pas seulement le couronnement du Nouveau Testament ; elle est celui de la Bible entière. Elle forme en particulier le pendant de la Genèse. Celle-ci nous fait assister à l’enfantement de l’univers actuel. L’Apocalypse nous transporte à la fin de l’économie présente, aux crises d’enfantement d’où sortiront de nouveaux cieux et une nouvelle terre. La Genèse nous fait connaître les premières scènes de notre histoire, en particulier l’origine de la grande lutte qui se livre ici-bas et dans chacune de nos vies, entre Dieu et l’esprit du mal, et nous en annonce le dénouement : « La postérité de la femme écrasera la tête du serpent. » L’Apocalypse nous fait assister par avance à ce terme glorieux qui précédera l’épanouissement du règne de Dieu sur la terre. Elle ferme ainsi le protocole ouvert par la Genèse.

Quel volume que la Bible ! Quel tout incomparable ! C’est dans ce recueil que nous ont été conservées les révélations que Dieu a accordées à ses serviteurs sur sa pensée et sur ses desseins divers à l’égard de l’humanité. C’est par son moyen que nous pouvons en tout temps nous initier aux décrets de cette sagesse suprême. Le commencement, le milieu et la fin s’entre-répondent, et cet accord admirable nous dit : « C’est ici l’œuvre de Dieu ! » Chaque fois qu’après avoir médité dans le recueillement une page de ce volume, on le referme en élevant ses yeux vers Celui de qui il provient, on a le droit de s’approprier la parole hardie de saint Paul : « Nous connaissons, » plus littéralement : « Nous tenons la pensée du Seigneur ! » (1 Corinthiens 2.16)

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