Méditations sur la religion chrétienne

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le surnaturel

Contre ce système si grand et en si profonde harmonie avec la nature humaine, on élève une objection qu’on croit décisive : il proclame le surnaturel ; il a le surnaturel pour principe et pour base. Or, dit-on, il n’y a point de surnaturel.

L’objection n’est pas nouvelle ; mais elle est aujourd’hui plus sérieuse et plus forte en apparence qu’elle ne l’a encore été. C’est au nom de la science, de toutes les sciences humaines, des sciences physiques, des sciences historiques, des sciences philosophiques, qu’on prétend réduire le surnaturel à néant et le bannir du monde et de l’homme.

J’honore infiniment la science, et je la veux libre autant qu’honorée. Mais je la voudrais aussi un peu plus difficile avec elle-même, moins exclusivement préoccupée de ses travaux spéciaux et de ses succès du moment, plus attentive à n’oublier et à n’omettre aucune des idées, aucun des faits qui se rattachent aux questions qu’elle traite, et dont elle doit tenir compte dans les solutions qu’elle en donne.

Quel que semble le vent du jour, c’est une rude entreprise que l’abolition du surnaturel, car la croyance au surnaturel est un fait naturel, primitif, universel, permanent dans la vie et l’histoire du genre humain. On peut interroger le genre humain en tous temps, en tous lieux, dans tous les états de la société, à tous les degrés de la civilisation ; on le trouvera toujours et partout croyant spontanément à des faits, à des causes en dehors de ce monde sensible, de cette mécanique vivante qu’on appelle la nature. On a eu beau étendre, expliquer, magnifier la nature ; l’instinct de l’homme, l’instinct des masses humaines ne s’y est jamais enfermé ; il a toujours cherché et vu quelque chose au delà. C’est cette croyance instinctive et jusqu’ici indestructible de l’humanité que l’on qualifie de radicale erreur ; c’est ce fait général et constant dans l’histoire humaine qu’on entreprend d’abolir.

On va bien plus loin ; on dit que ce fait est déjà aboli, que le peuple ne croit plus au surnaturel et qu’on essayerait vainement de l’y ramener. Incroyable fatuité humaine ! Parce que, dans un coin du monde, dans un jour des siècles, on a fait, dans les sciences naturelles et historiques, de brillants progrès, parce qu’on a, au nom de ces sciences, combattu le surnaturel dans de brillants livres, on le proclame vaincu, aboli ! Et ce n’est pas seulement au nom des savants, c’est au nom du peuple qu’on prononce cet arrêt ! Vous avez donc complètement oublié, ou vous n’avez jamais compris l’humanité et son histoire ! Vous ignorez donc absolument ce que c’est que le peuple, ce que sont tous ces peuples qui couvrent la face de la terre ! Vous n’avez donc jamais pénétré dans ces millions d’âmes où la croyance au surnaturel est et demeure présente et active, même quand les paroles qui passent sur leurs lèvres semblent la désavouer ! Vous ne savez donc pas quelle distance immense existe entre le fond et la surface de ces âmes, entre les souffles changeants qui agitent l’esprit des hommes et les instincts immuables qui président à leur vie ! Il est vrai ; il y a, de nos jours, dans le peuple, bien

des pères, des mères, des enfants qui se croient incrédules et se moquent fièrement des miracles : suivez-les dans l’intimité de leur demeure, dans les épreuves de leur vie ; que font ces parents quand leur enfant est malade, ces cultivateurs quand leurs récoltes sont menacées, ces matelots quand ils flottent sur les mers en proie aux tempêtes ? Ils lèvent les yeux au ciel, ils prient, ils invoquent cette puissance surnaturelle que vous dites abolie dans leur pensée. Par leurs actes spontanés et irrésistibles, ils donnent à vos paroles, et à leurs propres paroles, un éclatant démenti.

Je veux faire un pas vers vous ; je vous accorde que la foi au surnaturel est abolie ; j’entre avec vous dans les sociétés, dans les classes qui se vantent de cette ruine morale. Qu’y arrive-t-il alors ? A la place des miracles divins, les miracles humains apparaissent ; on en cherche, on en demande, et on trouve des gens qui en inventent, et qui les font accueillir par des milliers de spectateurs. Il ne faut pas remonter bien loin dans le temps et dans l’espace pour voir le surnaturel de la superstition s’élevant sur les ruines du surnaturel de la religion, et la crédulité s’empressant au-devant du mensonge.

Sortons de ces crises malsaines de l’humanité ; rentrons dans sa permanente et sérieuse histoire. Nous reconnaîtrons que la croyance instinctive au surnaturel a été la source et demeure le fond de toutes les religions, de la religion en général et en soi. Le plus sérieux, et aussi le plus perplexe des penseurs qui, de nos jours, ont abordé ce sujet, M. Edmond Scherer, a bien vu que là était la question, et c’est ainsi qu’il l’a posée dans la troisième de ses Conversations théologiques, belle et douloureuse image de la fermentation de ses idées et des combats qu’elles se livrent dans son âme : « Le surnaturel n’est pas quelque chose d’extérieur à la religion, dit l’un des deux interlocuteurs entre lesquels M. Scherer établit le débat ; il est la religion même. — Non, dit l’autre, le surnaturel n’est pas l’élément propre de la religion, mais plutôt l’élément propre de la superstition ; le fait surnaturel n’a point de rapport avec l’âme humaine, car le propre du surnaturel, c’est de sortir de cet ensemble de conditions qui forment la crédibilité ; c’est d’être antihumain. » La discussion continue et s’anime ; les troubles contraires des deux interlocuteurs se révèlent : « Peut-être, dit le rationaliste, le surnaturel était-il une forme nécessaire de la religion pour des esprits peu cultivés ; mais, à tort ou à raison, notre culture moderne repousse le miracle ; elle ne le nie pas précisément, elle y est indifférente. Le prédicateur même ne sait qu’en faire ; plus il est sérieux, plus son christianisme a d’intimité et de vie, plus aussi le miracle disparaît de son enseignement. Le miracle était jadis la force du discours religieux ; il en est aujourd’hui l’embarras secret. Chacun sent vaguement, en face des récits merveilleux de nos saints Livres, ce que l’on sent en face des légendes des saints ; ce ne peut être là la religion, ce n’en est que la superfétation. — Il est vrai, s’écrie avec douleur le chrétien chancelant, nous ne croyons plus au miracle ; vous auriez pu ajouter que nous ne croyons guère à Dieu non plus ; et les deux choses se tiennent. On parle beaucoup aujourd’hui de spiritualisme chrétien, de religion de la conscience ; et vous-même, vous semblez voir, dans l’abandon des miracles, un progrès de la religion. Ah ! que ne puis-je dire avec assez de force combien l’expérience intime de mon cœur proteste contre une pareille opinion. Quand je sens vaciller en moi la foi au miracle, je vois aussi l’image de mon Dieu s’affaiblir à mes regards ; il cesse peu à peu d’être pour moi le Dieu libre, vivant, le Dieu personnel, le Dieu avec lequel l’âme converse comme avec un maître et un ami ; et ce saint dialogue interrompu, que nous reste-t-il ? Combien la vie paraît triste alors et désenchantée ! Réduits à manger, dormir et gagner de l’argent, privés de tout horizon, combien notre âge mûr paraît puéril, combien notre vieillesse triste, combien nos agitations insensées ! Plus de mystère, c’est-à-dire plus d’innocence, plus d’infini, plus de ciel au-dessus de nos têtes, plus de poésie. Ah ! soyez-en sûr, l’incrédulité qui rejette le miracle tend à dépeupler le ciel et à désenchanter la terre. Le surnaturel est la sphère naturelle de l’âme. C’est l’essence de sa foi, de son espérance, de son amour. Je sais bien que la critique est spécieuse, que ses arguments paraissent, souvent victorieux ; mais je sais une chose encore, et peut-être pourrais-je en appeler ici à votre propre témoignage ; en cessant de croire au miracle, l’âme se trouve avoir perdu le secret de la vie divine ; elle est désormais sollicitée par l’abîme… bientôt elle gît à terre, oui, et parfois dans la boue. »

A son tour, l’incrédule au surnaturel se trouble et s’attriste : « Tenez, dit-il, l’histoire de l’humanité me paraît quelquefois se mouvoir entre les termes suivants. Le monde commence par la religion, et, rapportant directement les phénomènes à une cause première, il voit partout un Dieu. Vient la philosophie qui, ayant découvert l’enchaînement des causes secondes et les lois de leur action, réduit d’autant l’intervention directe de la divinité, et qui, s’appuyant sur l’idée de la nécessité (car la nécessité seule tombe dans le domaine de la science, et la science n’est que la connaissance du nécessaire), tend, par ses données fondamentales, à exclure Dieu du monde. Elle fait plus ; elle arrive à nier la liberté humaine comme elle a nié Dieu. On comprend pourquoi : la liberté est une cause en dehors de l’enchaînement des causes, une cause première, une cause qui est cause de soi ; et dès lors la philosophie, ne pouvant l’expliquer, se trouve portée à la nier.

Une philosophie rigoureuse sera toujours fataliste. Mais par là même la philosophie se corrompt et se détruit. Quand elle n’a d’autre Dieu que l’univers et d’autre homme que le premier des mammifères, elle n’est plus que de l’histoire naturelle. L’histoire naturelle est toute la science des époques matérialistes, et pour le dire en passant, c’est là que nous en sommes. Mais le matérialisme n’est pas le dernier mot du genre humain. Corrompue et affaiblie, la société s’écroule dans d’immenses catastrophes ; la herse de fer des révolutions brise les hommes comme les mottes d’un champ ; dans les sillons sanglants germent des générations nouvelles ; l’âme éplorée croit de nouveau ; elle reprend foi à la vertu, elle retrouve le langage de la prière. Au siècle de la Renaissance a succédé celui de la Réformation ; à l’Allemagne de Frédéric le Grand l’Allemagne de 1812. C’est ainsi que la foi renaît à jamais de ses cendres. Hélas ! l’humanité se relève pour recommencer la marche que je viens de décrire. Comme notre globe, avance-t-elle au moins dans l’espace en tournant sur elle-même, et si elle avance, vers quel but gravite-t-elle ?

Où va, Seigneur, où va la terre dans les cieuxa ?

aMélanges de critique religieuse, par Edmond Scherer ; Conversations théologiques, p. 169-187.

Ce n’est pas vers le ciel qu’irait la terre si elle suivait la voie où les adversaires du surnaturel la poussent. C’est, disent-ils, le propre du surnaturel qu’étant incroyable il est essentiellement antihumain. C’est précisément à quelque chose, non pas d’antihumain, mais de surhumain que l’âme humaine aspire, et c’est du surnaturel qu’elle l’espère. Il ne faut pas se lasser de le redire : le monde fini tout entier, avec tous ses faits et toutes ses lois, y compris l’homme lui-même, ne suffit point à l’âme de l’homme ; elle veut avoir quelque chose de plus grand et de plus parfait à contempler et à aimer ; elle veut se confier dans quelque chose de plus stable et s’appuyer sur quelque chose de plus fort. C’est de cette ambition suprême et sublime que naît et se nourrit la religion en général, et c’est à cette ambition suprême et sublime que répond et satisfait en particulier la religion chrétienne. Que ceux-là donc se désabusent qui se flattent de laisser encore des chrétiens quand ils abolissent la croyance au surnaturel ; c’est la religion même en général et la chrétienne en particulier qu’ils abolissent. Il se peut qu’ils ne se fassent pas à eux-mêmes tout ce mal, et que, conservant un sincère sentiment religieux, ils se croient encore à peu près chrétiens ; l’âme lutte contre les erreurs de la pensée, et le suicide moral est infiniment rare. Mais le mal se dévoile et s’exaspère en se répandant, et les hommes en masse tirent les conséquences de l’erreur bien plus rigoureusement que ne fait celui dans l’esprit duquel l’erreur est née. Les peuples ne sont ni des savants, ni des philosophes, et si vous parveniez à détruire en eux toute foi au surnaturel, tenez pour certain que la foi chrétienne aurait disparu.

Y a-t-on bien pensé ? Se figure-t-on ce que deviendraient l’homme, les hommes, l’âme humaine et les sociétés humaines, si la religion y était effectivement abolie, si la foi religieuse en disparaissait réellement ? Je ne veux pas me répandre en complaintes morales et en pressentiments sinistres ; mais je n’hésite pas à affirmer qu’il n’y a point d’imagination qui puisse se représenter avec une vérité suffisante ce qui arriverait en nous et autour de nous si la place qu’y tiennent les croyances chrétiennes se trouvait tout à coup vide et leur empire anéanti. Personne ne saurait dire à quel degré d’abaissement et de dérèglement tomberait l’humanité. C’est pourtant là ce qui serait si toute foi au surnaturel s’éteignait dans les âmes, si les hommes n’avaient plus, dans l’ordre surnaturel, ni confiance ni espérance.

Je n’ai point dessein de me renfermer ici dans la question morale et pratique, et j’aborde celle du surnaturel considéré au point de vue de la raison spéculative et libre.

On le condamne en vertu de son nom seul. Rien, dit-on, n’est ou ne peut être en dehors et au-dessus de la nature. Elle est une et complète ; tout y est renfermé, et toutes choses s’y tiennent, s’y enchaînent et s’y développent nécessairement.

Nous voici en plein panthéisme, c’est-à-dire en plein athéisme. Je donne sur-le-champ au panthéisme son vrai nom. Parmi les hommes qui se déclarent aujourd’hui les adversaires du surnaturel, la plupart, à coup sûr, ne croient pas et ne veulent pas être athées. Je les avertis qu’ils mènent les autres là où eux-mêmes ne croient pas et ne veulent pas aller. La négation du surnaturel, au nom de l’unité et de l’universalité de la nature, c’est le panthéisme, et le panthéisme, c’est l’athéisme. Dans le cours de ces méditations, quand je parlerai spécialement de l’état actuel de la religion chrétienne et des divers systèmes qui la combattent, je justifierai, à cet égard, mon assertion ; pour le moment, j’ai à repousser des coups plus directs contre le surnaturel ; coups moins profonds que ceux du panthéisme, mais aussi graves, car, à vrai dire, qu’on le sache ou non, qu’on le veuille ou non, tous les coups, dans ce combat, vont à la même fin, et dès qu’ils s’adressent au surnaturel, c’est la religion qui les reçoit.

On invoque la fixité des lois de la nature ; c’est là, dit-on, le fait palpable et incontestable qu’établit l’expérience du genre humain, et sur lequel repose la conduite de la vie humaine. En présence de l’ordre permanent de la nature et de ses lois, nous n’y pouvons admettre des infractions partielles et momentanées ; nous ne pouvons croire au surnaturel, au miracle.

Il est vrai, des lois générales et permanentes gouvernent la nature. Est-ce à dire que ces lois sont nécessaires et qu’aucune dérogation n’y est possible ? Il n’y a personne qui ne reconnaisse, entre ce qui est général et ce qui est nécessaire, une différence essentielle et absolue. La permanence des lois actuelles de la nature est un fait établi par l’expérience, mais non pas seul possible et seul concevable pour la raison ; ces lois auraient pu être autres ; elles pourraient changer. Il en est plusieurs qui n’ont pas toujours été ce qu’elles sont, car la science elle-même établit que l’état de la nature a été autre qu’il n’est maintenant ; l’ordre universel et permanent, auquel nous assistons et nous nous confions, n’a pas toujours été tel que nous le voyons ; il a commencé ; la création de l’ordre actuel de la nature et de ses lois est un fait aussi certain que cet ordre même. Et qu’est-ce que la création sinon un fait surnaturel, l’acte d’une puissance supérieure aux lois actuelles de la nature, et qui peut les modifier comme elle a pu les établir ? Le premier des miracles, c’est Dieu.

Il y en a un second, c’est l’homme. Je reprends ce que j’ai déjà dit : en tant qu’être moral et libre, l’homme vit en dehors et au-dessus des lois générales et permanentes de la nature ; il crée, par sa volonté, des faits qui ne sont point la conséquence nécessaire d’une loi préexistante ; et ces faits prennent place dans un ordre absolument distinct et indépendant de l’ordre visible qui régit l’univers. La liberté morale de l’homme est un fait aussi certain, aussi naturel que l’ordre de la nature, et elle est en même temps un fait surnaturel, c’est-à-dire essentiellement étranger à l’ordre de la nature et à ses lois.

Dieu est l’être moral et libre par excellence, c’est-à-dire l’être excellemment capable d’agir comme cause première, en dehors des causes qui s’enchaînent l’une à l’autre. En tant qu’être moral et libre, l’homme est en rapport intime avec Dieu. Qui définira les événements possibles et sondera les mystères de ce rapport ? Qui dira que Dieu ne peut pas modifier et ne modifie jamais, selon ses desseins dans l’ordre moral et sur l’homme, les lois qu’il a instituées et qu’il maintient dans l’ordre matériel de la nature ?

On a hésité à nier absolument la possibilité des faits surnaturels ; on a pris, pour les attaquer, une voie détournée. S’ils ne sont pas impossibles, a-t-on dit, ils sont incroyables, car aucun témoignage humain et spécial, en faveur d’un miracle, ne peut donner une certitude égale à celle qui résulte, contre tout miracle, de l’expérience qu’ont les hommes de la fixité des lois de la nature : « C’est l’expérience seule, dit Hume, qui donne autorité au témoignage humain, et c’est la même expérience qui nous atteste les lois de la nature. Quand donc ces deux sortes d’expérience sont en contradiction, nous n’avons autre chose à faire que de retrancher l’une de l’autre, et de nous faire une opinion, dans l’un ou l’autre sens, selon l’assurance que nous donne le restant de la soustraction. En vertu du principe que je viens de poser, cette opération, appliquée à toutes les religions populaires, aboutit à leur complète annulation. Nous pouvons donc établir en maxime qu’aucun témoignage humain ne peut valoir assez pour prouver un miracle, et pour en faire le fondement légitime d’aucun système de religionb. » C’est dans ce raisonnement de Hume que s’enferment, comme dans un fort inexpugnable, les adversaires des miracles, pour leur refuser toute croyance.

bEssais et traités sur divers sujets, par David Hume. — Essai sur les miracles, t. III, p. 119-145 (Bâle, 1793).

Quelle confusion dans les faits et dans les idées ! Quelle superficielle solution de l’un des plus grands problèmes de notre nature ! Quoi, ce serait une simple opération d’arithmétique, sur deux observations expérimentales évaluées en chiffres, qui viderait la question de savoir si la croyance universelle du genre humain au surnaturel est fondée ou absurde, et si Dieu n’agit sur le monde et sur l’homme que par des lois instituées une fois pour toutes, ou s’il continue encore à faire, dans l’exercice de sa puissance, usage de sa liberté ! Non seulement le sceptique Hume méconnaît ainsi la grandeur du problème ; il se trompe aussi dans les motifs sur lesquels il fonde son étroite idée : ce n’est point dans l’expérience seule que le témoignage humain puise son autorité ; cette autorité a des sources plus profondes et une valeur antérieure à l’expérience ; elle est l’un des liens naturels, l’une des sympathies spontanées qui unissent entre eux les hommes et entre elles les générations des hommes ; est-ce en vertu de l’expérience que l’enfant se confie aux paroles de sa mère et croit tout ce qu’elle lui raconte ? La confiance mutuelle des hommes dans ce qu’ils se disent ou se transmettent les uns aux autres est un instinct primitif, spontané, que l’expérience confirme ou ébranle, redresse ou limite, mais qu’elle ne fonde point.

Je trouve, dans le même Essai de Hume, cette autre phrase : « Comme la surprise mêlée d’admiration qu’excitent les miracles est une émotion agréable, de là naît une tendance sensible à croire aux événements d’où cette émotion dérive. » Ainsi, à en croire Hume, c’est uniquement pour son plaisir, c’est pour l’amusement de son imagination que l’homme croit au surnaturel ; et sous cette impression réelle mais secondaire, qui effleure la surface de l’âme humaine, le philosophe n’entrevoit pas les instincts profonds et les besoins supérieurs qui la dominent.

Pourquoi cette attaque indirecte et incomplète ? Pourquoi se borner à soutenir que les miracles ne sauraient être historiquement prouvés, au lieu d’affirmer nettement qu’il ne saurait y avoir des miracles ? C’est là ce que pensent au fond les adversaires du surnaturel ; c’est parce que d’avance ils tiennent les miracles pour impossibles qu’ils s’appliquent à détruire la valeur des témoignages qui les attestent. Si les témoignages qui entourent le berceau de la religion chrétienne, que dis-je ? si le quart, si la dixième partie de ces témoignages portait sur des faits extraordinaires, inattendus, inouïs, mais sans caractère surnaturel, on tiendrait l’attestation pour très valable et les faits pour certains. En apparence, c’est seulement la preuve testimoniale du surnaturel que l’on conteste ; en réalité, c’est la possibilité même du surnaturel que l’on nie. Il faut le dire et poser la question telle qu’elle est, au lieu de la résoudre en l’éludant.

Naguère, des esprits conséquents et hardis n’ont pas hésité à la poser nettement ainsi : « Le dogme nouveau, ont-ils dit, le principe fondamental de la critique, c’est la négation du surnaturel… Ceux qui refuseraient encore d’admettre ce principe n’ont rien à faire de nos livres, et nous, de notre côté, nous n’avons pas à nous inquiéter de leur opposition et de leur censure, car nous n’écrivons pas pour eux. Et si l’on n’entre pas dans cette discussion, c’est par l’impossibilité d’y entrer sans accepter une proposition inacceptable, c’est que le surnaturel soit seulement possiblec. »

cConservation, Révolution et Positivisme, par M. Littré, Préface, p. xxvi et suivantes. — M. Havet, dans la Revue des Deux Mondes du 1er août 1863.

Je ne reproche point aux incrédules de l’école de Hume d’avoir été plus timides ; ce n’est point avec intention et par artifice qu’ils ont attaqué le surnaturel par une voie détournée, non comme impossible en soi, mais comme impossible à prouver par le témoignage humain. Je leur rends plus de justice et je leur fais plus d’honneur. Un sage et honnête instinct les a retenus sur la pente où ils s’étaient placés ; ils ont pressenti que nier la possibilité même du surnaturel, c’était entrer à pleines voiles dans le panthéisme et le fatalisme, c’est-à-dire abolir Dieu et la liberté de l’homme. Leur sens moral et leur bon sens le leur ont interdit. L’erreur fondamentale des adversaires du surnaturel, c’est de le combattre au nom de la science humaine et en le rangeant parmi les faits de son domaine. Le surnaturel n’appartient pas à ce domaine, et c’est pour avoir voulu l’y comprendre qu’on a été conduit à le nier.

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