Méditations sur la religion chrétienne

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la révélation

Quand on disait à Leibnitz : « Il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait été d’abord dans la sensation, » Leibnitz répondait : « Si ce n’est l’intelligence elle-mêmea. »

aNihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. — Nisi intellectus ipse.

Je ne changerai à la réponse de Leibnitz qu’un mot ; à l’intelligence je substituerai l’âme. L’âme est un terme plus compréhensif et plus complet que celui d’intelligence ; il embrasse tout ce qui, dans l’être humain, n’est pas corps et matière ; ce n’est pas l’intelligence seule, une faculté spéciale de l’homme ; c’est l’homme intellectuel et moral tout entier.

L’âme possède en elle-même et porte dans la vie des facultés et des lumières natives qui se manifestent et se développent à mesure qu’elle entre en rapport avec le monde extérieur, mais qui préexistent à ces rapports et tiennent une grande place dans leurs résultats. Le monde extérieur ne crée ni ne change essentiellement l’être intellectuel et moral qui vient de naître ; il lui ouvre un théâtre où l’être agit, à la fois selon sa nature propre et selon les conditions et les influences au milieu desquelles il agit. L’hypothèse de la statue sentante est un mensonge ; elle supprime l’être intellectuel et moral lui-même pour expliquer ses premiers pas.

Je l’ai déjà dit : quand l’homme est entré pour la première fois dans le monde, il n’y est pas entré, il n’a pu y entrer enfant nouveau-né et avec le seul souffle de la vie ; il a été créé grand, avec ses instincts et ses facultés complètes en puissance et capables de l’action immédiate. Il faut nier la création et tomber dans des hypothèses chimériques, ou reconnaître que l’être humain, qui maintenant se développe lentement et laborieusement, a été, à son premier jour, tout entier et prêt à tout.

La création implique donc la révélation, une révélation qui a éclairé l’homme a son entrée dans le monde, et l’a mis en état de déployer, dès les premiers jours, ses facultés et ses instincts. Se figure-t-on, peut-on se figurer le premier homme, le premier couple humain doué de son complet développement physique et dépourvu des conditions essentielles de son activité intellectuelle, matériellement fort et moralement nul, le corps à vingt ans et l’âme à la première heure de l’enfance ? Un tel fait est contradictoire en soi et impossible à concevoir.

Quelle a été l’étendue de cette révélation première, compagne nécessaire de la création et accomplie dans les premiers rapports de Dieu avec l’homme ? Nul ne peut le dire. J’ouvre la Genèse et j’y lis :

« L’Éternel Dieu prit donc l’homme et le plaça dans le jardin d’Éden, pour le cultiver et le garder. — Puis l’Éternel Dieu commanda à l’homme, disant : Tu mangeras librement de tout arbre du jardin. — Toutefois, pour ce qui est de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras point, car au jour que tu en mangeras, tu mourras de mort. — Or l’Éternel Dieu avait dit : Il n’est pas bien que l’homme soit seul ; je lui ferai une aide semblable à lui. » — Car l’Éternel Dieu avait formé de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux des cieux ; puis il les avait fait venir vers Adam, afin qu’il vît comment il les nommerait, et que le nom qu’Adam donnerait à tout animal vivant fût son nom. — Et Adam donna les noms à tous les animaux domestiques, et aux oiseaux des cieux, et à toutes les bêtes des champs ; mais il ne se trouvait point d’aide pour Adam qui fût semblable à lui. — Et l’Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur Adam, et il s’endormit ; et Dieu prit une de ses côtes, et il resserra la chair à la place. — Et l’Éternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise d’Adam, et la fit venir vers Adam. — Et Adam dit : Cette fois, celle-ci est l’os de mes os et la chair de ma chair… — C’est pourquoi l’homme laissera son père et sa mère, et il se joindra à sa femme, et ils seront une même chair. » (Genèse 2.15-24)

Selon la Bible, la révélation primitive a donc porté essentiellement sur trois points, le devoir d’obéissance de l’homme envers Dieu son créateur, le mariage et le langage ; Adam a reçu de Dieu la loi morale de sa liberté, la compagne de sa vie, et le don de nommer les créatures qui l’entouraient ; c’est-à-dire que les trois sources de la religion, de la famille et de la science lui ont été immédiatement ouvertes. Je n’ai à entrer ici dans aucune des questions élevées, soit sur les origines humaines des langues et la langue primitive, soit sur la constitution de la famille et son influence dans la grande organisation sociale ; les limites de la révélation primitive sont impossibles à déterminer scientifiquement ; le fait même de cette révélation est certain. C’est la lumière qui a éclairé le premier homme dès ses premiers pas dans la vie, et sans laquelle nous ne saurions concevoir qu’il eût pu vivre.

Quand le genre humain s’est développé et dispersé, la révélation primitive ne l’a point abandonné ; elle l’a partout accompagné, comme une révélation générale et permanente. La lumière qui avait éclairé le premier homme s’est répandue sur tous les peuples et dans tous les siècles, transformée en notions universelles et incontestées, en instincts spontanés et indestructibles. Aucune nation n’a été privée de ce flambeau, et livrée à ses propres et seuls tâtonnements dans les ténèbres de la vie. Que l’esprit humain ne s’enorgueillisse pas trop de ses œuvres ; elles ne lui appartiennent pas à lui seul ; il les a faites avec l’aide des données premières qu’il a reçues de Dieu ; dans tous ses travaux et tous ses progrès, il a eu pour point de départ et d’appui la révélation primitive. Toutes les grandes doctrines, toutes les grandes institutions qui ont gouverné le monde, quelques monstrueuses et fatales erreurs qui s’y soient mêlées, ont conservé la trace des vérités fondamentales qui ont été la dotation de l’humanité naissante. Dieu n’a délaissé aucune portion de la race humaine ; et à travers les égarements où elle est tombée comme dans les beaux développements qui font sa gloire, on reconnaît les enseignements primitifs qu’elle lient de son divin auteur.

Après la révélation donnée au premier homme et au milieu de la révélation générale répandue sur tous les hommes, un grand fait se présente dans l’histoire, le fait d’une révélation spéciale placée au sein d’un petit peuple, renfermée pendant seize siècles dans un petit coin de la terre, et partie de ce coin, il y a bientôt dix-neuf siècles, pour éclairer et conquérir, comme l’avait annoncé son auteur, tout le genre humain. Un homme d’une imagination aussi féconde que sa science est profonde, et qui, dans ses ouvrages, a mêlé, avec une belle sincérité, l’hypothèse à la foi, M. Ewald, professeur à l’université de Gœttingen, a exprimé naguère ce fait en ces termes : « L’histoire du vieux peuple juif est au fond l’histoire de la vraie religion marchant, de degré en degré, à son complet développement, s’élevant, à travers toute sorte de luttes, jusqu’à la victoire suprême, et se manifestant enfin, dans toute sa majesté et sa puissance, pour se répandre irrésistiblement et par sa propre force, de façon à devenir la possession et la bénédiction éternelles de tous les peuplesb. »

b – H. Ewald, Histoire du peuple d’Israël jusqu’à Christ (en allemand) ; 2e édition, t. I, p. 9, Gœttingen, 1851.

Comment se prouve ce grand fait ainsi résumé par M. Ewald ? A quels caractères se fait reconnaître la divine origine de cette révélation spéciale devenue la religion chrétienne ? Que dit-elle elle-même pour établir son droit à la conquête morale du genre humain ?

De prime abord, et tout en établissant ses dogmes et ses préceptes comme venus de Dieu, la révélation chrétienne affirme que les documents où elle est écrite sont eux-mêmes de source divine. L’inspiration divine des livres saints est la première base de la foi chrétienne, le titre extérieur de la religion chrétienne à l’autorité sur les âmes. Quelle est la portée de ce titre ? Que signifie l’inspiration des livres saints ?

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