Méditations sur la religion chrétienne

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l’inspiration des livres saints

J’ai lu et relu les livres saints ; je les ai lus dans des dispositions d’esprit très diverses, tantôt en les étudiant comme de grands monuments historiques, tantôt en les admirant comme de sublimes œuvres poétiques. J’ai toujours été saisi, en les lisant, d’une impression tout autre que celle de la curiosité ou de l’admiration ; je me suis senti en présence d’une parole autre que celle du chroniqueur ou du poète, et sous l’empire d’un souffle venu d’ailleurs que de l’homme. Non que l’homme ne tienne pas une grande place dans les livres saints ; il s’y déploie au contraire avec ses passions, ses vices, ses faiblesses, ses ignorances et ses erreurs ; le peuple hébreu s’y montre grossier, barbare, mobile, superstitieux, accessible à toutes les imperfections, à tous les égarements des autres peuples. Mais le peuple hébreu n’est pas seul acteur dans son histoire ; il a un allié, un protecteur, un maître qui intervient sans cesse, commande, inspire, dirige, frappe ou sauve. Dieu est là, toujours présent et agissant :

Et ce n’est pas un Dieu comme vos dieux frivoles,
Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,
De bois, de marbre ou d’or, comme vous le voulezc.

c – Corneille, Polyeucte, acte IV, scène iii.

C’est le Dieu unique et suprême, le Tout-Puissant, le Créateur, l’Éternel. Et même quand il l’oublie, quand il viole ses commandements, le peuple hébreu croit toujours en Dieu ; c’est lui qu’il craint ; c’est en lui qu’il espère ; sa foi persiste au milieu des infidélités de sa vie. La Bible n’est pas un poème où l’homme raconte et chante les aventures de ses dieux, mêlées à ses propres aventures ; c’est un drame réel, un dialogue continu entre Dieu et l’homme personnifié dans le peuple hébreu ; c’est d’une part la volonté et l’action divine, de l’autre la liberté et la foi humaine, tantôt dans une pieuse union, tantôt dans un fatal désaccord.

Plus j’ai lu les livres saints, plus je suis demeuré surpris que les lecteurs sérieux n’en reçussent pas tous la même impression que moi et que plusieurs méconnussent ce caractère d’inspiration divine, si étranger à tout autre livre, si éclatant dans celui-là. Que les hommes qui nient absolument toute action surnaturelle de Dieu dans le monde ne l’admettent pas plus dans les origines de la Bible qu’ailleurs, cela se comprend ; mais les attaques contre l’inspiration divine des livres saints ont encore une autre cause plus spécieuse et plus contagieuse. Ce n’est pas sans un profond regret que je viens ici contredire des traditions anciennes, respectées et respectables, et peut-être blesser des convictions sérieuses et sincères. Mais ma propre conviction est plus forte que mon regret. D’autant plus forte que j’ai en même temps une autre conviction ; c’est que le système que je veux combattre a fait, fait toujours et peut faire encore, à la religion chrétienne, un mal immense.

Quiconque lit, sans parti pris d’avance, les textes originaux, hébreux et grecs, des livres saints, soit de l’Ancien soit du Nouveau Testament, y rencontre souvent, à travers leurs beautés sublimes, je ne dis pas seulement des défauts de style, mais des fautes de grammaire, la violation des règles logiques et naturelles du langage dans toutes les langues. Est-ce à dire que ces fautes sont de même origine que les doctrines auxquelles elles se mêlent, et que les unes aussi bien que les autres ont été divinement inspirées ?

C’est pourtant ce que prétendent de pieux et savants hommes qui soutiennent que tout, absolument tout, dans les livres saints, est d’inspiration divine, aussi bien les paroles que les idées, toutes les paroles sur toutes choses, le matériel du langage comme le fond de la doctrine.

Je ne puis voir, dans cette assertion, qu’une confusion déplorable par laquelle le sens et le but de l’inspiration des livres saints sont profondément méconnus et leur autorité est gravement compromise. Dieu n’a point voulu, par cette voie surnaturelle, enseigner aux hommes la grammaire, et pas plus la géologie, l’astronomie, la géographie ou la chronologie que la grammaire. C’est sur leurs rapports avec leur Créateur, sur leurs devoirs envers lui et entre eux, sur la règle de leur foi et de leur vie qu’il les a éclairés d’un divin flambeau. C’est sur la religion et la morale, sur la religion et la morale seules, non sur aucune science humaine, que porte l’inspiration des livres saints.

Parmi les principaux arguments qu’on a allégués pour soutenir que tout, dans les livres saints, est d’inspiration divine, on s’est surtout prévalu de la seconde Épître de saint Paul à Timothée qui porte en effet : « Toute l’Écriture est divinement inspirée » ; mais saint Paul ajoute à l’instant : « et utile pour enseigner, pour convaincre, pour corriger, pour instruire dans la justice, afin que l’homme de Dieu soit accompli et parfaitement propre pour toute bonne œuvre. » (2 Timothée 3.16-17) Est-il possible de déterminer plus nettement l’objet religieux et moral de l’inspiration ?

On invoque une considération d’un autre ordre. Si l’on admet en même temps, dit-on, d’une part, l’inspiration des livres saints, de l’autre, que cette inspiration n’est pas universelle et absolue, qui fera le choix entre les deux parts ? Qui marquera la limite où l’inspiration s’arrête ? Qui dira quels textes, quels passages sont inspirés et quels ne le sont pas ? Diviser ainsi les livres saints, c’est leur enlever leur caractère surhumain ; c’est détruire leur autorité en les livrant à toutes les incertitudes, à toutes les disputes des hommes ; l’inspiration complète et permanente peut seule commander la foi.

Éternelle prétention de la faiblesse humaine ! Créé intelligent et libre, l’homme veut user, user largement de son intelligence et de sa liberté ; et en même temps, se sentant faible et insuffisant pour son ambition, il invoque un guide, un appui ; et dès qu’il l’espère, il le veut immuable, infaillible. Il cherche un point fixe auquel il se puisse attacher avec une absolue et permanente sécurité. Dieu, en créant l’homme, ne l’a pas laissé sans points fixes ; la révélation divine et l’inspiration des livres saints ont eu précisément pour objet et ont pour effet de lui en donner, mais non pas sur toutes choses également et indistinctement. Je reprends ici ce que j’ai dit naguère sur la séparation du fini et de l’infini, du monde créé et de son créateur. En même temps que les limites du monde fini sont celles de la science humaine, c’est à l’étude et à la science humaines que Dieu a livré le monde fini ; il n’a point porté là d’avance son divin flambeau ; il a dicté à Moïse les lois qui règlent les devoirs de l’homme envers Dieu et envers les hommes ; il a laissé à Newton la découverte des lois qui président à l’ordre des mondes. Les livres saints parlent de toutes choses ; les faits du monde fini y sont incessamment mêlés aux perspectives de l’infini ; mais c’est sur ces perspectives seules, sur l’avenir qu’elles entr’ouvrent comme sur les lois qu’elles imposent aux hommes, que porte l’inspiration divine ; Dieu ne répand sa lumière que là où l’œil et le travail humains ne sauraient atteindre ; sur tout le reste, les livres saints parlent selon ce que pensent et peuvent comprendre les générations auxquelles ils s’adressent. Dieu, même quand il les inspire, ne transporte pas dans les domaines futurs de la science les interprètes dont il se sert, ni les peuples auxquels il les envoie ; il les prend, les uns et les autres, tels qu’il les trouve, avec leurs traditions, leurs notions, leur degré de connaissance ou d’ignorance du monde fini, de ses phénomènes et de ses lois. Ce n’est point l’état et le progrès scientifique de l’esprit humain, c’est l’état et le progrès moral de l’âme humaine qui sont l’objet de l’action divine, et Dieu n’a pas besoin, pour exercer sur les âmes son pouvoir, que la science le précède ou l’accompagne ; il s’adresse aux instincts et aux désirs les plus intimes et les plus sublimes comme les plus universels de l’humanité, à des instincts et à des désirs dont la science n’est ni le but, ni la mesure, et qui puisent à d’autres sources leur satisfaction. Ce qu’il y a, dans les livres saints, de science vraie ou fausse du monde fini vient des hommes qui les ont écrits et de leurs contemporains ; ils y ont mis, à ce sujet, ce qu’ils en croyaient, ce qu’on en croyait autour d’eux quand ils ont parlé ; la lumière répandue sur la sphère de l’infini, la loi donnée et les perspectives ouvertes aux hommes par cette lumière, c’est là ce qui vient de Dieu, ce qu’il a inspiré dans les livres saints. Leur but est essentiellement, exclusivement moral et pratique ; ils expriment les idées, ils emploient les images, ils parlent le langage les plus propres à agir puissamment sur les âmes, à les régénérer et à les sauver. J’ouvre l’Évangile selon saint Luc, et j’y lis cette admirable parabole : « Il y avait un homme riche qui se vêtait de pourpre et de lin, et qui se traitait bien et magnifiquement tous les jours ; — il y avait aussi un pauvre, nommé Lazare, qui était couché à la porte de ce riche, et qui était couvert d’ulcères ; — il désirait se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche, et même les chiens venaient lécher ses ulcères. — Or il arriva que le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham ; le riche mourut aussi et fut enseveli ; — et étant en enfer et dans les tourments, il leva les yeux et vit de loin Abraham et Lazare dans son sein ; — et s’écriant, il dit : Père Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare afin qu’il trempe dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis extrêmement tourmenté dans cette flamme. — Mais Abraham lui répondit : Mon fils, souviens-toi que tu as eu des biens pendant ta vie, et que Lazare y a eu des maux ; et maintenant il est consolé et tu es dans les tourments ; — outre cela, il y a un grand abîme entre vous et nous, de sorte que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne le peuvent, non plus que ceux qui voudraient passer de là ici. — Et le riche dit : Je te prie donc, père Abraham, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, car j’ai cinq frères, afin qu’il les avertisse ; de peur qu’ils ne viennent eux-mêmes dans ce lieu de tourments. — Abraham lui répondit : Ils ont Moïse et les prophètes ; qu’ils les écoutent. — Le riche dit : Non, père Abraham ; mais si quelqu’un des morts va vers eux, ils s’amenderont. — Et Abraham lui dit : S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne seraient pas non plus persuadés, quand même quelqu’un des morts ressusciterait. » (Luc 16.19-31)

Pense-t-on que Jésus-Christ et l’évangéliste qui a reproduit ses paroles aient voulu décrire, selon la réalité, l’état des personnes au sortir de la vie terrestre, leur situation locale après le jugement divin, et leurs relations, soit entre elles, soit avec le monde qu’elles ont quitté ? Certainement non ; les circonstances matérielles mêlées à ce dialogue ne sont que des images empruntées à la vie actuelle et commune ; mais quelles images plus frappantes, plus pénétrantes pour les âmes ? Quel plus solennel avertissement adressé aux vivants pour réveiller en eux le sentiment de leurs devoirs envers Dieu et envers leurs semblables, au nom de l’avenir mystérieux qui les attend ?

Rien n’est plus loin de ma pensée que de ne voir, dans les Livres Saints, que des images et des symboles poétiques : ces livres sont vraiment, sur les problèmes religieux qui assiègent l’homme, la lumière et la voix de Dieu ; mais cette lumière n’éclaire, cette voix ne révèle que les rapports de Dieu avec les hommes, les devoirs qu’il leur impose dans le cours de leur vie présente et les perspectives qu’il leur ouvre au delà du monde imparfait et borné où se passe cette vie. Quant à ce monde même et aux lois qui le régissent, c’est l’objet de l’étude et de la science humaines, non de l’inspiration des Livres Saints. Quand on a méconnu cette limite, quand on a prétendu attribuer, au langage des Livres Saints sur les phénomènes du monde fini, le caractère de l’inspiration divine, on est tombé dans des erreurs et des actes déplorables. De là sont venus le procès de Galilée et tant d’autres contestations, tant d’autres condamnations, plus absurdes et plus fâcheuses encore, dans lesquelles la religion chrétienne a été mise aux prises avec la science humaine, et contrainte soit de lui donner, soit de recevoir d’elle d’éclatants démentis. De là viennent encore aujourd’hui tant d’objections élevées, au nom des sciences naturelles, contre le christianisme, et qui, des cercles savants où elles naissent, se répandent dans le monde à la fois curieux et frivole où elles font considérer la foi chrétienne comme une ignorante crédulité. Rien de semblable ne serait possible, aucun conflit pareil n’atteindrait la religion chrétienne si, d’une part, les limites de la science humaine, de l’autre, celles de l’inspiration divine étaient reconnues selon la vérité et respectées selon le droit.

Je pourrais citer, à l’appui de l’opinion que je soutiens ici, de nombreuses et grandes autorités ; je n’en invoquerai que trois, que Galilée lui-même invoquait en 1615 dans sa lettre à la grande duchesse Christine de Lorrained ; qui en nommerait de plus augustes ? « Beaucoup de choses, dit saint Jérôme, sont racontées dans les Écritures selon le jugement des temps où elles se sont passées, et non selon ce que contenait la véritée. » — « L’intention de l’Écriture Sainte, dit le cardinal Baronius, est de nous apprendre comment on va au ciel, et non comment va le ciel. » — « Voici, dit Kepler, le conseil que je donne à l’homme assez peu instruit pour ne pas comprendre la science de l’astronomie, ou assez faible pour croire que c’est manquer à la piété que d’adhérer à Copernic. Qu’il laisse là l’étude de l’astronomie et l’examen des opinions des philosophes ; qu’au lieu de se livrer à ces difficiles recherches, il reste chez lui, cultive ses champs, s’occupe de ses propres affaires ; et que de là, élevant vers l’admirable voûte du ciel ses yeux qui sont, pour lui, le seul moyen de voir, il répande tout son cœur en actions de grâces et de louanges à Dieu son créateur ; il peut être assuré qu’il rend ainsi à Dieu un culte aussi parfait que celui de l’astronome lui-même à qui Dieu a accordé le don de voir plus clair avec les yeux de l’intelligence, mais qui, au-dessus de tous les mondes et de tous les cieux qu’il atteint, sait et veut toujours voir son Dieuf.

dOpere complete di Galileo-Galilei, t. II, p. 26-64. — Florence, 1843.

eŒuvres de saint Jérôme, Comment, in Jeremiam, édit. Vallars, t. IX, p. 1040.

f – Kepler, Nova Astronomia, introductio, page 9. — Prague, 1609.

J’écarte donc, comme absolument étrangères à la grande question qui m’occupe, toutes les difficultés élevées contre les Livres Saints, au nom des sciences de la nature finie. Je ne cherche et ne considère dans ces livres que ce qui est leur unique objet, les rapports de Dieu avec l’homme et la solution des problèmes que ces rapports font peser sur l’âme humaine. Plus on pénètre dans l’étude des Livres Saints rendus à leur but véritable, plus l’inspiration divine y devient manifeste et saisissante. C’est vraiment Dieu et l’homme toujours présents l’un à l’autre et acteurs ensemble dans la même histoire. J’essayerai d’en mettre en lumière les grands traits.

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