Méditations sur la religion chrétienne

1.3 — La lutte avec l’esprit antichrétien

Mais le monde n’a pas changé depuis que Dieu, en le créant, l’a livré aux disputes des hommes ; la diversité et la lutte des idées et des passions y sont toujours la condition humaine. A côté du travail chrétien que je constate, un travail contraire éclate et poursuit son cours. Le christianisme, en se réveillant, est appelé aux plus rudes combats. La philosophie refuse de reconnaître à ses dogmes fondamentaux les caractères et les droits de la vérité rationnelle. La critique érudite lui conteste ses titres historiques.

Les sciences naturelles déclarent qu’elles n’ont pas besoin de lui pour expliquer l’homme et le monde. On pose en principe, on soutient dans de savants congrès que la morale est entièrement indépendante de la religion. L’esprit de liberté, cette généreuse passion de notre temps, garde une profonde rancune des chaînes et des douleurs qu’au nom usurpé de la foi chrétienne la conscience et la pensée humaines ont eu longtemps à subir. L’empire de ces amers souvenirs se manifeste, dans les diverses Églises chrétiennes, sous des traits et avec des effets divers. Beaucoup de libéraux redoutent tellement tout pouvoir de l’Église catholique sur la société civile, qu’ils ne lui accordent à elle-même qu’à grand-peine et à petite mesure les droits de la liberté commune. Parmi les protestants, quelques-uns poussent les prétentions de la liberté au point de vouloir que, dans la société religieuse, la communauté de foi ne compte pour rien, et que chacun puisse en rester membre, et même pasteur, en professant, sur les faits et les dogmes essentiels de l’Église, les opinions les plus diverses, les plus étrangères à ses traditions et à ses textes. Dans le catholicisme, c’est la question de liberté qui domine ; mettra-t-on en vigueur les libertés de la société civile envers l’Église, de l’Église au sein de la société civile ? Dans le protestantisme, la complète liberté religieuse au sein de la société civile, le droit de chacun à manifester sa croyance et à pratiquer son culte, sont pleinement acquis et incontestés, dans l’âme des plus orthodoxes croyants comme des plus libres penseurs ; c’est la question de foi et de discipline qui s’agite ; une foi commune et une discipline intérieure sont-elles essentielles à l’Église ? Là est le débat. Mais au-dessus de ces questions spéciales et de ces situations diverses des diverses Églises chrétiennes, pour la catholique comme pour la protestante, s’élève la question générale et la situation commune ; c’est le christianisme lui-même qui est engagé dans la lutte ; c’est avec le travail antichrétien que le réveil chrétien est aux prises.

Qu’on ne se fasse point d’illusion sur le caractère, ni sur la force, ni sur le danger du travail antichrétien ; ce n’est pas un simple accès de fièvre des esprits, une simple crise révolutionnaire dans l’ordre religieux ; il y a là des convictions sérieuses et la perspective d’une longue guerre. L’impatience d’un ancien joug, l’esprit de réaction, le goût de l’innovation, beaucoup d’instincts frivoles et de mauvaises passions ont, à coup sûr, leur part, et une large part, dans les attaques dont le christianisme est aujourd’hui l’objet ; mais un sentiment plus sérieux que ceux-là, un sentiment qui a fait des héros et des martyrs, l’amour de la vérité, pour elle-même et pour elle seule, quels que soient ses périls et ses résultats, c’est là le fait qui donne à ces attaques leur plus redoutable caractère. C’est l’honneur de l’homme d’avoir soif de la vérité, et quand il croit l’avoir trouvée, il se livre avec transport au plaisir de se désaltérer et même de s’enivrer à cette source pure. Mais il court alors un grand danger : l’homme n’est pas seulement un esprit appelé à étudier et à connaître pendant son court passage sur cette terre ; il est un être actif et responsable, engagé dans une vie pleine de travail et en perspective d’une vie future pleine de mystère, ouvrier dans un but qui lui est personnel et dans un dessein général qu’il lui est seulement donné d’entrevoir. L’homme est donc dans un état d’âme très incomplet et très imparfait quand il s’enferme dans la contemplation de ce qui lui apparaît comme la vérité scientifique, sans soumettre sa pensée à toutes les épreuves auxquelles il est lui-même appelé, sans rechercher si elle est en harmonie avec les lois de sa nature, et si elle respecte ou si elle dépasse les limites imposées à sa science. Le danger d’erreur est alors d’autant plus grand que cet état incomplet et imparfait est un état noble, qui satisfait de nobles penchants et procure de nobles joies. Parmi les adversaires actuels du christianisme, les plus éminents se croient les interprètes et les défenseurs de la vérité ; les uns, de la vérité philosophique ; les autres, de la vérité historique ; d’autres, de la vérité sur les faits et les lois du monde physique. Ils sont tous fiers d’appartenir à la science pure, de faire, de la vérité scientifique, l’unique but comme l’unique règle de leurs travaux, et ils oublient tous quelques-unes des conditions, et des plus impérieuses, auxquelles la science doit satisfaire, quelques-unes des épreuves, et des plus légitimes, qu’elle est tenue de subir.

Ils réclament aussi l’honneur de porter le drapeau d’une grande et noble cause, la cause de la liberté. Que le christianisme seul ait rendu à l’homme, en tant qu’homme et à ce seul titre, ses droits à la liberté, c’est un fait que démontre jusqu’à l’évidence l’histoire comparée du monde chrétien et du monde non chrétien ; qu’on mette ces deux histoires en face l’une de l’autre, et qu’on dise quels sont les peuples chez qui l’idée de la dignité et de la liberté humaine est devenue générale, puissante et féconde. C’est un autre fait également historique et certain, que le christianisme a pu et su s’adapter aux divers états de la société, aux diverses formes de gouvernement ; il s’est établi et maintenu dans les républiques comme dans les monarchies, sous le régime constitutionnel comme sous le pouvoir absolu, au sein des sociétés démocratiques comme des aristocratiques ; et certes ce n’est pas dans les Etats libres qu’il a déployé le moins de vigueur et d’efficacité. On méconnaît de nos jours ces deux grands faits ; on accuse le christianisme d’être hostile à la liberté et incompatible avec l’esprit des sociétés modernes ; c’est là le grief suprême qu’on élève contre lui. Il est vrai que l’histoire moderne de l’Europe donne à ce grief quelque apparence ; il est vrai que des intérêts mondains, des passions égoïstes, des événements complexes et obscurs dans lesquels l’ordre moral et social a été compromis, ont comme suspendu, dans certains pays, l’action libérale du christianisme, et momentanément porté sous un autre drapeau que le sien la cause de la liberté. L’erreur est profonde et sera passagère ; les longues influences reprendront leur empire et les grands faits leur cours ; la religion chrétienne et la liberté humaine rapprendront l’une et l’autre qu’elles ont besoin l’une de l’autre, et que leur alliance au sein de l’ordre est leur état naturel et nécessaire. Leur mésintelligence actuelle est la plus grave épreuve que la société moderne ait à traverser.

C’est aussi le plus grave péril que, de nos jours, la religion chrétienne ait à surmonter. Appréciez la puissance des deux sentiments que je viens de rappeler, l’amour de la science et l’amour de la liberté ; prévoyez les dégénérations et les transformations trompeuses que, dans l’ardeur du travail et du combat, ces sentiments peuvent subir ; comptez, si vous le pouvez, les idées fausses et les espérances chimériques dont ils peuvent être la source ; placez à leur suite les passions immorales et anarchiques qui peuvent s’en faire un prétexte et un instrument : vous aurez passé en revue l’armée ennemie qui fait au christianisme une guerre acharnée et qu’il est appelé à vaincre.

Je ne dissimule point les forces de cette armée. Je n’en atténue pas plus la qualité que le nombre. Pour combattre dignement et efficacement, il faut, dès l’abord, reconnaître à ses adversaires leur part de mérite comme de puissance, et les attaquer dans leurs meilleurs retranchements. J’ai taxé les ennemis du christianisme d’une présomption frivole quand ils méconnaissent l’énergie et les progrès du réveil chrétien. Il importe infiniment aux chrétiens de ne pas s’aveugler à leur tour sur l’ardeur et l’effet du travail antichrétien auquel leur foi et leur Église sont en butte. J’ai la ferme confiance que, dans cette guerre, le christianisme vaincra ; mais il ne désarmera pas ses ennemis ; il ne remportera pas sur eux une victoire complète et définitive, pas plus qu’il ne fera avec eux une paix sérieuse et durable. Dans l’état actuel des esprits et des sociétés, la lutte durera entre les chrétiens et les non-chrétiens ; les deux armées se développeront l’une en face de l’autre, et la chrétienne, pour défendre et étendre ses domaines, sera incessamment obligée de veiller et de combattre. Elle sera obligée aussi, en combattant, de satisfaire aux exigences de la vérité et aux conditions de la liberté. De ces exigences et de ces conditions le christianisme n’a rien à redouter, pourvu qu’il les accepte hardiment et qu’à son tour il les impose sévèrement à ses adversaires. Que la science humaine, ses travaux et ses systèmes soient soumis aux mêmes épreuves et traités avec la même liberté que les fondements et les doctrines de la foi chrétienne, c’est là tout ce que les chrétiens ont droit et besoin de réclamer.

J’ai exposé l’état actuel de la religion chrétienne en France, ses forces et ses faiblesses, son réveil et ses périls. Je veux maintenant rechercher où en sont les doctrines et les systèmes qui n’acceptent pas, ou qui, à des degrés divers, nient et combattent le christianisme. Quand j’aurai passé ainsi en revue l’armée ennemie, je remettrai le christianisme en face de ses adversaires, et j’essayerai de reconnaître, dans ce rapprochement, de quel côté sont la vérité, le droit et l’avenir.

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