Méditations sur la religion chrétienne

3
le rationalisme

Un homme d’un esprit aussi libre que rare, et qu’on ne soupçonnera pas de complaisance chrétienne, M. Sainte-Beuve, en me parlant naguère avec une haute estime de M. Alexandre Vinet et de sa foi religieuse, me disait avec Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne comprend pasa. »

a – Il y a, entre cette phrase et le texte de Pascal, une légère différence ; Pascal dit : « Le cœur a des raisons que la raison ne connaît point. » (Pensées de Pascal, édition de M. Faugère, 1844, t. II, pag. 172.)

Je n’accepte qu’à moitié cette parole conciliante, et voici sur quoi se fondent à la fois mon adhésion et ma réserve.

Il est vrai, la foi religieuse, et pour appeler les choses par leur nom, la foi chrétienne se fonde sur des instincts et des sentiments en même temps que sur des raisonnements. Quand la raison n’accepte pas les sentiments du cœur, à qui la faute ? Est-ce le cœur qui a tort de les éprouver, ou la raison de ne pas les comprendre ?

Ma réponse à cette question sera facile. Je repousse la distinction qu’elle pose. Je n’admets pas ces deux personnes qu’on appelle l’une le cœur, l’autre la raison. C’est là de l’anatomie psychologique, non l’expression vraie d’un fait réel. L’homme, l’être humain, est essentiellement un et simple ; il a la faculté de s’observer et de s’étudier lui-même, mais, quand il s’observe et s’étudie, il ne détruit pas son unité ; ce n’est pas sa raison seule, c’est lui-même, et lui-même tout entier qui s’observe et s’étudie, et qui ne peut pas se dispenser de se reconnaître et de s’accepter tout entier. Il n’a pas le droit de dire, avec une sorte de dédain scientifique : « Ma raison ne comprend pas les raisons de mon cœur. » Il faut qu’il dise : « Je ne me comprends pas moi-même, » et qu’il proclame, non pas l’incohérence de son être, mais l’insuffisance ou l’incompétence de ce qu’il appelle sa raison.

La philosophie, comme la poésie, est pleine de personnifications trompeuses ; l’une personnifie par des images, l’autre par des abstractions. Elles en ont besoin l’une et l’autre, l’une pour ses études, l’autre pour ses créations, et je n’ai garde de les leur interdire. Mais il ne faut pas qu’on s’abuse sur la valeur de ces œuvres du langage humain, et qu’en les prenant pour des réalités on méconnaisse ou l’on détruise les réalités véritables, les êtres de création divine.

J’insiste d’autant plus sur cette erreur qu’elle est, dans la philosophie contemporaine, commune et puissante, et la source d’autres erreurs déplorables au point de vue scientifique aussi bien qu’au point de vue moral et pratique. Condillac et ses disciples avaient mis à part et spécialement étudié dans l’homme la faculté de sentir, et ils avaient été conduits par là à faire, de cette seule faculté, l’homme lui-même et tout l’homme. Kant et sont école ont particulièrement considéré dans l’homme la faculté de raisonner et de juger, et bientôt tout l’homme a consisté dans la raison. Je n’ai garde d’examiner ici au fond et dans son ensemble le système de Kant, la plus grande œuvre philosophique de l’esprit humain depuis Platon ; je n’en relève que ce fait, la raison prise pour l’objet propre, spécial et dominant de la philosophie. Averti par son profond et scrupuleux génie, Kant est sorti de ce point de vue étroit bien qu’élevé ; il a étudié la raison humaine sous divers aspects ; il a fait la critique de la raison pure, la critique de la raison pratique, la critique de la raison esthétique, c’est-à-dire appliquée à la perception du beau ; il a décomposé, pour ainsi dire, la raison elle-même en autant de facultés diverses qu’il trouvait de faces diverses dans la vie intellectuelle et morale de l’homme ; mais la faculté qu’il a appelée la raison est restée le fond de son étude et de son système. Elle est devenue, dans son école et dans les écoles voisines, la substance intellectuelle par excellence, le fond de l’homme comme de la philosophie ; et l’être humain lui-même, dans son unité personnelle, libre et vivante, a disparu.

Parmi les résultats de ce système, je ne citerai que deux faits, très différents l’un de l’autre, très étrangers l’un et l’autre au fondateur du système et à ses disciples, mais qui en révèlent d’autant mieux le vice qu’ils en sont des conséquences indirectes, lointaines, involontaires, et pourtant incontestables.

Lorsque, en 1793, les maîtres frénétiques de la France, en abolissant la religion chrétienne et son culte, voulurent pourtant donner aux hommes quelque chose à adorer, ils instituèrent le culte de la Raison. L’église de Notre-Dame de Paris fut transformée en temple de la Raison ; une jeune femme y figura la déesse de la Raison ; et l’orateur de la Convention nationale, Chaumette, s’écriait en la montrant au peuple : « Voilà la Raison vivante ; nous célébrons aujourd’hui ici le seul vrai culte, le culte de la liberté et de la Raison. »

A trois quarts de siècle de cette orgie révolutionnaire, en 1865, non pas en France mais en Angleterre, un homme sérieux, d’un esprit distingué, d’un vaste savoir, évidemment sincère, moral et modéré dans sa pensée, M. Lecky écrit un livre intitulé : le Rationalisme en Europe, et l’objet de ce livre est d’établir que tout le bien qui s’est fait en Europe depuis la chute de l’Empire romain, tous les progrès des sociétés européennes en justice, en humanité, en liberté, en bien-être général, dans la sphère de la science comme dans celle de l’industrie pratique, sont les résultats du rationalisme, de ses développements et de ses conquêtes. M. Lecky n’est pas un métaphysicien ; il n’attache pas au mot rationalisme un sens précis et philosophique ; il ne se préoccupe pas du système de Kant, ni de la place qu’y tient la raison pure, pratique, esthétique ; il ne fait que retracer l’histoire intellectuelle et sociale de l’Europe ; et tous les bonheurs de cette histoire, toutes les conséquences salutaires de l’activité de l’esprit humain, de la liberté de la pensée humaine, de l’amélioration des institutions et des mœurs humaines, il réunit tous ces faits sous un seul nom, les attribue à une seule cause, et c’est au progrès du rationalisme qu’il en fait honneur.

Pourtant, arrivé au terme de son ouvrage, une inquiétude saisit M. Lecky ; il se demande si, en célébrant à ce point les bienfaits de ce qu’il appelle le rationalisme, il n’en a pas trop dit et trop espéré : « L’utilité est peut-être, dit-il, le motif le plus élevé auquel la raison puisse atteindre ; mais c’est de notre seule faculté morale ou religieuse que nous vient la conception du désintéressement complet et pur ; sans doute, la conception philosophique de la vérité pour elle-même, substituée à la conception théologique du péché de l’erreur, est un gain considérable, et le mouvement politique qu’a suscité l’introduction du rationalisme dans les questions sociales a produit et produit encore quelques beaux exemples de dévouement et de sacrifice. A tout prendre cependant, la tendance générale des influences rationalistes est peu favorable à l’enthousiasme, et de nos jours, soit dans la spéculation, soit dans l’action, cette tendance est tristement visible. A côté d’un niveau moyen plus élevé qu’il n’était jadis dans l’état social, notre temps offre une décadence marquée dans l’esprit de dévouement, de sacrifice, et dans l’estime du côté poétique ou religieux de notre nature. Depuis dix-huit siècles, l’histoire du désintéressement et du sacrifice de soi-même est l’histoire de l’influence du christianisme sur le monde. L’ignorance et l’erreur ont sans nul doute poussé souvent dans de mauvaises voies cet héroïque esprit, et attiré par là de grands maux sur l’humanité ; mais c’est le beau type moral, ce sont les hautes conceptions et la puissance persuasive de la foi chrétienne qui ont développé ce grand côté de notre nature, et ce n’est que par leur influence que le même effet peut être maintenu. C’est là le nuage qui s’élève sur le brillant tableau qu’offre l’histoire du rationalisme. La disparition de la croyance à la sorcellerie et de la persécution religieuse, le déclin de ces hideuses notions de châtiments futurs qui, pendant des siècles, ont troublé les imaginations et endurci le caractère de l’humanité, l’émancipation des nationalités opprimées, l’abolition de cette haine tyrannique qui, en considérant et traitant l’erreur comme un crime, paralysait le développement intellectuel, et de cet esprit d’ascétisme qui paralysait le développement matériel du genre humain, ce sont là, à coup sûr, de glorieux et heureux triomphes de la civilisation ; mais quand nous reportons nos regards sur le joyeux dévouement avec lequel les hommes sacrifiaient jadis à leur foi leurs intérêts matériels et intellectuels, quand nous considérons la parfaite confiance et sécurité d’âme qui était, pour eux la récompense du sacrifice, il est impossible de nier que nous avons perdu quelque chose dans notre progrèsb. »

bHistory of the rise and influence of the spirit of rationalism in Europe, par W. E. H. Lecky ; t. II, pag. 403-409.

Je laisse là l’Angleterre et M. Lecky. Je rentre en France et j’ouvre les écrits d’un philosophe rationaliste plus profond et plus profondément agité dans sa pensée que M. Lecky. Voici ce que je lis dans un Essai de M. Edmond Scherer intitulé : la crise du Protestantismec :

cMélanges d’histoire religieuse ; pag. 240-244. (1864.)

« Ce qui est en péril au fond, ce n’est pas le protestantisme ; c’est le christianisme, c’est la religion même. La religion naturelle n’existe que dans les livres. Les religions qui vivent et qui agissent sont des religions positives, c’est-à-dire des religions qui ont une Église, des rites, des dogmes particuliers. Que sont ces dogmes ? Pris dans leur sens intime, ce sont autant de solutions des grands problèmes qui ont toujours inquiété l’esprit de l’homme, l’origine du monde, celle du mal, l’expiation des fautes, l’avenir de l’humanité. Les doctrines d’une religion sont une métaphysique révélée.

Considéré dans sa forme, le dogme, c’est le surnaturel ; — non seulement parce que les religions sont nées dans un temps où l’imagination, avide de merveilles, se mêlait naïvement à tout, mais, on le comprend assez, une religion positive n’a pas d’autre origine possible qu’une révélation ; elle est nécessairement une histoire de l’intervention de Dieu dans les destinées humaines, le récit des actes par lesquels Dieu a créé et sauvé le monde ; elle est cela, ou elle n’est rien. On voit déjà que tout, dans la religion, n’est pas religieux. Il y a, dans toute religion, une foule d’éléments historiques, physiques et métaphysiques, au sujet desquels le dogme pourra entrer en conflit avec la science. Toutefois, ce n’est plus de cet antagonisme que je veux parler ici. Le sentiment religieux a aussi une action critique ; lui aussi, il peut entrer en lutte avec la religion.

Tant que l’autorité du prêtre ou du livre conserve son prestige, le fidèle reçoit sa religion toute faite et sans distinguer ; mais une fois que l’autorité a été ébranlée, l’homme, s’il ne rejette entièrement ses premières croyances, ne veut plus du moins les accepter que sous bénéfice d’inventaire. Il ne conserve que celles qui l’éclairent ou le touchent, celles qui se recommandent à son esprit ou à son cœur, celles, en un mot, qui donnent une satisfaction à ses besoins religieux.

Le sentiment religieux devient ainsi la mesure de la vérité religieuse. Il accueille tout ce qui, dans la religion, s’adresse à l’âme, tout ce qui la nourrit et la fortifie, tout ce qui l’enlève vers l’infini et l’idéal, tout ce qui l’unit à Dieu. Il s’approprie tout cela, mais cela seulement. Ce qui le laisse indifférent lui devient importun. Il y voit un élément étranger, inutile, arbitraire. Il rejette, à ce titre, les doctrines purement spéculatives aussi bien que les faits purement merveilleux. L’homme veut que sa religion soit tout entière religieuse, c’est-à-dire qu’elle se trouve tout entière en rapport direct avec la piété, et, pour ainsi parler, qu’elle porte à plomb sur la conscience. Plus sa foi va se purifiant, plus aussi il élimine de sa croyance les dogmes qui, n’ayant de racine ni dans la nature divine, ni dans la nature humaine, semblent, par cela même, n’avoir pas de raison d’être.

A première vue, cette émancipation graduelle de la foi et ce progrès correspondant de la religion dans les voies du spiritualisme paraissent constituer un procédé naturel, au moyen duquel les croyances et l’esprit humain pourraient se maintenir dans un constant équilibre. On s’imagine que toutes les difficultés sont résolues, et l’on croit entrevoir l’avenir religieux de l’humanité dans une espèce de rationalisme chrétien ou de christianisme rationnel qui, sans exclure la ferveur, laisserait à la pensée toute sa liberté.

Je ne demande pas mieux, pour ma part ; mais je ne puis m’empêcher de demander avec quelque inquiétude si le rationalisme chrétien est bien une religion. Ce qui reste dans le creuset, après l’opération que l’on a vue, est-ce bien l’essence des dogmes positifs, ou n’en serait-ce que le caput mortuum ? Le christianisme rendu transparent pour l’esprit, conforme à la raison et à la conscience, possède-t-il encore une grande vertu ? Ne ressemble-t-il pas beaucoup au déisme, et n’en a-t-il point la maigreur et la stérilité ? La puissance que les croyances exercent ne réside-t-elle pas dans les formules dogmatiques et les légendes merveilleuses tout autant que dans leur contenu proprement religieux ? N’y a-t-il pas toujours un peu de superstition dans la vraie piété, et celle-ci peut-elle se passer de cette métaphysique populaire, de cette brillante mythologie qu’il s’agit d’en éliminer ? Les éléments dont vous prétendez dégager la religion ne sont-ils pas l’alliage sans lequel le métal précieux devient impropre aux rudes usages de la vie ? Enfin, quand la critique aura renversé le surnaturel comme inutile et les dogmes comme irrationnels, quand le sentiment religieux d’une part, et, de l’autre, une raison exigeante auront pénétré la croyance et l’auront transformée en se l’assimilant, quand il n’y aura plus d’autorité debout, si ce n’est la conscience personnelle de chacun, quand l’homme, en un mot, ayant déchiré tous les voiles et pénétré tous les mystères, contemplera face à face le Dieu auquel il aspire, ne se trouvera-t-il pas que ce Dieu n’est autre chose que l’homme lui-même, la conscience et la raison de l’humanité personnifiée ? Et la religion, sous prétexte de devenir plus religieuse, n’aura-t-elle pas cessé d’exister ? »

Voilà où en sont, sur l’influence et l’avenir du rationalisme, ses plus éminents représentants. Après lui avoir confusément attribué tous les progrès de la pensée et de la civilisation humaines, M. Lecky exprime la crainte qu’il n’ait abaissé la nature humaine en lui enlevant (ce sont ses propres paroles) « notre plus noble qualité, l’étincelle divine qui est en nous le principe de tout héroïsme, » le complet et pur dévouement de la foi chrétienne. M. Edmond Scherer se demande avec tristesse si, en repoussant tout dogme et toute révélation positive, et en obligeant le sentiment religieux à se suffire et à s’alimenter par sa propre et seule vertu, la critique rationnelle ne frappe pas à mort la religion elle-même. Et M. Sainte-Beuve, saisi du même embarras, se contente de dire, avec une résignation plus froide : « Le cœur a ses raisons que la raison ne comprend pas. »

Rien ne m’émeut, et rien aussi ne m’éclaire davantage que ces involontaires et invincibles sollicitudes d’esprits élevés et profondément convaincus en présence des lacunes et des inconséquences de leur conviction. Quelque profonde et différente que soit la mienne, je n’ai nul goût à engager, avec eux et contre eux, une polémique directe et prolongée. J’ai beaucoup et ardemment discuté dans ma vie : il le faut bien quand on est aux prises, non seulement avec les idées, mais avec les affaires humaines, et quand on est appelé à résoudre immédiatement des questions pratiques et urgentes ; mais en m’imposant la nécessité de ces luttes précipitées et imprévues, l’expérience m’en a appris les inconvénients et les périls ; on est, de part et d’autre, entraîné à se servir d’armes excessives ; au nom des intérêts et de l’honneur de parti, on s’engage et l’on s’entête au delà de la stricte vérité et quelquefois même de sa propre pensée. Je ne veux pas, dans l’arène philosophique, courir le risque de donner sur cet écueil, et j’écarte toute polémique détaillée et personnelle pour exprimer, sur le fond même du rationalisme et d’une façon générale, ma pure et intime conviction.

Il y a, dans le rationalisme, deux erreurs fondamentales. D’une part, il mutile l’homme en l’étudiant, ne tient pas compte de plusieurs des éléments constitutifs et des faits essentiels de la nature humaine, et en méconnaît le sens et la portée. D’autre part, il étend les prétentions de la science humaine au delà de son droit et des limites de sa puissance.

Les instincts et les sentiments humains ne sont certainement pas des raisons suffisantes de conviction scientifique, ni des preuves déterminantes à l’appui de tel ou tel système. La croyance instinctive du genre humain à une ou à des puissances surnaturelles ne démontre pas la réalité du surnaturel, et l’aspiration de l’âme humaine au delà de la vie terrestre ne prouve pas rationnellement son immortalité. Il peut y avoir de l’erreur dans les instincts et les sentiments de l’homme comme dans ses idées. Mais quand ces instincts et ces sentiments sont universels, permanents, indestructibles, quand ils se retrouvent dans tous les pays et dans tous les siècles, quand ils résistent et survivent à toutes les attaques, à tous les doutes du raisonnement et de la science, ils sont, à coup sûr, des faits considérables que l’esprit humain ne peut se dispenser de reconnaître et de respecter. S’ils ne résolvent pas les problèmes dont l’esprit humain est travaillé, du moins ils les lui posent impérieusement ; s’ils n’éclairent pas sa route vers la science, ils lui en entr’ouvrent les mystères. Le rationalisme mutile l’être humain quand il ne tient pas compte de ces faits, et les regarde comme de vaines illusions, parce qu’il ne peut pas les expliquer. Et quand, après cette mutilation, il attribue tout l’empire à une seule portion de la nature humaine, à une seule faculté qu’il appelle la raison, comme si elle était l’homme tout entier, il fait, dans le monde intellectuel, ce qu’il ferait dans le monde physique s’il niait la réalité de la nuit parce qu’il ne voit clair que le jour.

Le rationalisme a d’autant plus tort d’écarter ainsi les faits qu’il n’explique pas que, dans son propre domaine, il rencontre des faits semblables, et que sa science de la raison elle-même aboutit aussi à des mystères. Je l’ai déjà dit : c’est une vérité acquise à la philosophie, qu’il y a, dans l’esprit humain, des principes universels et nécessaires que les impressions qu’il reçoit du monde extérieur ne lui fournissent point, qu’il ne crée point lui-même, qui sont inhérents à sa nature et lui viennent d’une autre source que ses sensations ou l’invention de sa propre pensée. C’est là un fait psychologique qu’après les profondes études de l’école spiritualiste, depuis Platon jusqu’à M. Cousin, le rationalisme est obligé d’admettre. A quoi donc aboutit et tient ce fait, sinon à Dieu, à la création, à la révélation et aux rapports de Dieu avec l’homme ? Le rationalisme expliquera-t-il mieux ces lois divines de l’esprit humain qu’il n’explique les instincts et les sentiments du cœur humain, ou n’en tiendra-t-il pas plus de compte ?

Je touche ici à l’erreur radicale et permanente du rationalisme ; il croit toutes choses accessibles aux recherches et aux méthodes de la science humaine. Quand le spiritualisme a reconnu et proclamé les faits essentiels et nécessaires qui constituent l’être intellectuel et moral qu’on appelle l’homme, il s’arrête ; il hésite à reconnaître et à proclamer aussi les faits mystérieux que contient le sanctuaire dont il a atteint la porte ; il ne se résigne pas à adorer sous le voile ; il est inconséquent et timide, mais respectueux et modeste. Le rationalisme est présomptueux et hardi ; il aspire à voir clair et à toucher dans le sein du sanctuaire comme en dehors ; il prétend à étudier et à connaître, par ses procédés ordinaires, le monde invisible, son souverain et ses lois, comme le monde visible dans lequel l’homme est maintenant placé, et il fait la guerre au christianisme qui n’admet pas une telle prétention. Mais il rencontre ici un autre adversaire, le positivisme, qui l’arrête et lui dit : « Je ne sais et personne ne sait s’il y a ou s’il n’y a pas un monde invisible ; on perd son temps à y penser, car on n’en peut rien connaître ; toute religion, toute métaphysique est chimérique et vaine ; il n’y a de science que celle du monde physique, de ses faits et de ses lois. »

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant