Méditations sur la religion chrétienne

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le panthéisme

Le panthéisme et le positivisme sont les deux tentatives philosophiques les plus dissemblables, je devrais dire les plus contraires. Ce que le positivisme déclare impossible, le panthéisme veut l’accomplir ; ce que le positivisme interdit à l’homme de chercher, le panthéisme promet de le lui donner. Le principe fondamental du positivisme est de renfermer l’esprit humain dans le monde fini, ses faits et ses lois. Le panthéisme aspire à connaître et à comprendre l’infini et le rapport du fini à l’infini. « J’ai expliqué Dieu, sa nature et ses propriétés, » dit Spinozaa.

aÉthique, 1re partie de Dieu ; appendice, t. I, p. 39. Traduction de M. Saisset.

Je me hâte de prévenir une méprise : c’est au panthéisme proprement dit, le seul qui mérite ce nom, que s’applique ce que je viens de dire : « Il faut distinguer, ce semble, dit M. Cousin, deux sortes de panthéisme. Affirmer que cet univers visible, indéfini ou infini, se suffit à lui-même, et qu’il n’y a rien à chercher au delà, c’est le panthéisme de Diderot, d’Helvétius, de la Mettrie, d’Holbach ; ce panthéisme-là est bien l’athéisme, et on ne comprendrait pas par quelle complaisance on lui ôterait son nom, malheureusement très ancien, qui dès lors n’aurait plus d’objet et devrait être rayé du dictionnaire. Mais un tel panthéisme peut-il être imputé à Spinoza ? Chez les encyclopédistes français, les choses particulières, les individus seuls existent ; l’univers est la collection des individus ; collection sans unité, ou dont la seule unité est une matière première hypothétique que le philosophe admet ou n’admet pas, mais qui ne doit pas occuper sa pensée. Au contraire, dans Spinoza, la substance unique est tout, et les individus ne sont rien. Cette substance n’est pas l’unité nominale de la collection des individus qui seuls existent ; c’est elle qui est seule véritablement existante, et devant elle le monde et l’homme ne sont que des ombres ; en sorte qu’on pourrait trouver dans l’Éthique un théisme excessif qui écrase les individus. A la rigueur et dans le fin fond des choses, il n’y a peut-être là qu’un seul et même système, mais avec deux formes bien différentes, l’une où Dieu n’est que l’univers, l’autre où l’univers n’existe qu’en Dieub. »

bHistoire générale de la philosophie, p. 433, édit. de 1863.

Je pense, avec M. Cousin, qu’à la rigueur et dans le fin fond des choses, il n’y a là qu’un seul et même système ; mais dans l’apparence, et je dis plus, dans la pensée des auteurs, la différence est grande et mérite qu’on en tienne compte. Je renvoie au matérialisme ce que j’ai à dire du prétendu panthéisme qui ne reconnaît point d’autre existence que celle des individus qui peuplent l’univers visible et de la matière primitive dont ils sont issus. C’est du seul panthéisme idéaliste que je m’occupe en ce moment.

Si on veut se donner le spectacle de l’impuissance de l’esprit humain au sein de sa grandeur, et des limites contre lesquelles il se heurte, quelque haut qu’il s’élève, il faut lire Plotin, Spinoza et Hegel, trois martyrs de l’ambition intellectuelle, très divers entre eux selon les temps et les peuples auxquels ils appartiennent, mais semblables en ce point qu’ils méconnaissent et délaissent le monde visible pour entrer dans celui qui éblouit leur vue, et qu’ils se plongent dans le néant pour saisir ce qu’ils appellent l’Être.

Deux passions ont jeté, jettent et jetteront probablement encore plus d’une fois dans le panthéisme des esprits éminents : la passion de la science universelle et la passion de l’unité universelle ; deux passions nobles, mais illégitimes et impuissantes à se satisfaire.

« J’ai pris la résolution, dit Spinoza, de rechercher s’il existe un bien véritable, un bien qui puisse remplir à lui seul l’âme tout entière après qu’elle a rejeté tout le reste ; en un mot, un bien qui donne à l’âme, quand elle le trouve et le possède, l’éternel et suprême bonheur… L’homme est essentiellement un être qui pense, et le plus haut degré de la connaissance humaine doit être le plus haut degré de l’humaine félicité… La raison fait ma jouissancec. »

cŒuvres de Spinoza, traduites par M. Émile Saisset, t. I, p. 15, 16.

Quel oubli de la nature humaine et de la vie humaine ! L’homme n’est pas seulement un être qui pense ; c’est un être qui sent, veut et agit, un être moral et responsable de ses actes en même temps qu’un être intelligent et avide de connaître. C’est par la pensée qu’il se rend compte de ses sentiments et des motifs de ses actes ; mais ce n’est pas de la pensée que lui viennent ses sentiments ni sa liberté, et la connaissance ne fait pas toute sa jouissance. Spinoza mutile étrangement l’homme quand il place « dans le plus haut degré de la connaissance humaine le plus haut degré de l’humaine félicité. » L’homme est plus exigeant que le philosophe, et il faut infiniment plus pour suffire à la plus modeste âme humaine que pour contenter le plus superbe esprit.

Infiniment plus en fait de bonheur ; infiniment moins en fait de science. Je n’ai garde de reprocher aux philosophes leur ambition intellectuelle, même quand elle les égare ; c’est l’honneur de l’esprit humain d’aspirer plus haut qu’il ne peut atteindre, et de se tourmenter à porter sa science dans le monde invisible qu’il pressent comme dans le monde visible où il vit. Dieu a fait à l’homme ce privilège de lui implanter dans l’âme l’ardent désir de le connaître et de le posséder pleinement. Mais en même temps Dieu a donné aux hommes en général des instincts et des croyances spontanées qui satisfont à ce désir dans une mesure suffisante pour qu’ils n’aient pas besoin d’une profonde étude. Que serait devenu le genre humain si, pour croire en Dieu, pour espérer en lui et pour le prier, il avait été obligé d’attendre que les philosophes eussent résolu les problèmes qui pèsent encore sur leur génie ? De même que Dieu, en créant l’homme libre, a pris soin que le maintien de l’ordre général en ce monde ne fût pas complètement livré aux disputes des hommes, de même il a pourvu à la nourriture spirituelle de la race humaine, tout en permettant à ses grands ambitieux la perspective et la recherche d’une plus complète satisfaction.

Il ne faut pas se lasser de le dire : c’est ici le mystère de la nature mêlée de l’homme et la marque de sa destinée au-dessus de sa condition actuelle. Il porte en lui-même l’idée de l’infini, du parfait, et il n’est ici-bas qu’un être fini, imparfait, incapable à la fois de se suffire et de se satisfaire dans la région de la pensée comme dans celle de la vie. « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que la philosophie ne saurait en expliquer, fût-ce la philosophie de l’absolu… Pour comprendre Dieu, il faut être Dieu. Un enfant aurait pu dire cela à Hegel. » J’emprunte ces paroles à M. Edmond Scherer dans son exposition de la doctrine de Hegeld. Jésus-Christ en effet disait, il y a dix-neuf siècles : « Je te loue, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et que tu les as révélées aux enfants. »

dMélanges d’histoire religieuse, p. 366, 341 (1864).

Les panthéistes sont pleinement de l’avis de M. Scherer, car pour faire comprendre Dieu à l’homme, ils n’ont point trouvé d’autre moyen que de faire, de l’homme lui-même, le Dieu que l’homme veut comprendre. La passion de la science universelle a abouti à n’avoir que l’homme pour Dieu.

La passion de l’unité universelle a conduit au même résultat. Que la vérité soit une, c’est-à-dire que toutes les vérités, quel que soit leur objet, soient d’accord entre elles, le mot même de vérité l’implique et le proclame. De l’unité de la vérité, les panthéistes ont passé, d’un bond, à l’unité de l’être ; ils ont identifié l’idée et la réalité, la science et l’existence, confondant toutes choses pour les réduire à une seule, et abolissant tous les êtres pour les concentrer dans un seul et même être, lequel n’est plus qu’une notion impersonnelle, un nom stérile qui tombe à son tour dans le néant.

Par quelle voie les panthéistes sont-ils arrivés à cet abîme ? Comment ont procédé des esprits éminents pour construire un système à ce point factice et hypothétique sous un faux air d’exigence et de rigueur philosophique ?

Comme tant de grands esprits, dans l’antiquité, ont voulu expliquer la nature et le monde physique par des hypothèses et des systèmes incomplets et précipités, inventés en dehors de l’observation des faits et de leurs lois, de même ont procédé et procèdent encore les panthéistes pour expliquer l’homme, l’univers et Dieu, l’infini comme le fini. La méthode qui fait, depuis trois siècles, la gloire et le progrès soutenu des sciences naturelles, l’étude exacte des faits et de leurs rapports, cette méthode qui a été si longtemps étrangère non seulement à la philosophie générale, mais aux sciences spéciales elles-mêmes, la méthode scientifique, pour l’appeler par son nom, a été et reste, de nos jours comme jadis, étrangère aux panthéistes, à Spinoza comme à Plotin, à Hegel comme à Spinoza. Soit que Plotin se plonge dans l’extase pour atteindre et comprendre Dieu en unissant l’homme à Dieu par la vertu de la contemplation, soit que Spinoza pose en principe la définition de la substance pour en tirer l’explication et l’unité de l’univers, soit que Hegel parte de l’idée pour arriver au même résultat que Spinoza poursuit au nom de la substance, c’est du même vice que sont frappés, dès leur point de départ comme dans leur développement, les travaux de ces puissants génies : à la place de l’observation des faits et de leurs lois, ils mettent l’affirmation et la définition d’un axiome et la déduction logique de ses conséquences. Ils dédaignent et délaissent l’étude des réalités de l’univers, se croyant en possession d’une clef qui leur ouvre ses secrets.

Ils ne s’aperçoivent pas que leur clef est vaine, qu’à chaque pas les faits, des faits évidents et indestructibles, donnent à leurs assertions ou à leurs déductions un éclatant démenti, et que, pour maintenir leur arbitraire et insuffisant principe, ils sont contraints de méconnaître et de démentir des faits évidents et indestructibles.

Voici trois faits que constate et maintient invinciblement l’observation psychologique, à quelques questions et à quelques controverses qu’ils puissent donner lieu :

  1. L’homme croit à sa propre existence, à sa personnalité. Il se sent et se perçoit comme un être réel et distinct de tout autre être.
  2. L’homme se sent et se connaît un être libre. La liberté de ses résolutions, quels que soient les motifs et les délibérations qui les précèdent, est un fait de conscience intime et certaine.
  3. Il y a du bien et du mal dans l’homme et dans le monde, du bien et du mal moral comme du bien et du mal physique. Quoi qu’on puisse penser de leur origine, le mélange et la lutte du bien et du mal, dans l’ordre moral et dans l’ordre physique, sont des faits évidents par eux-mêmes et attestés par la conscience et l’expérience du genre humain.

Le panthéisme tantôt méconnaît et omet, tantôt nie formellement ces faits qu’atteste avec évidence la psychologie. Entre ses trois grands représentants, il y a, sur ce point, des différences notables. Grâce à son origine platonicienne, Plotin, en traitant les questions de la liberté humaine et de la réalité du bien et du mal, flotte dans une région élevée où la vérité tantôt brille avec éclat, tantôt s’obscurcit et disparaît dans le labyrinthe où s’engage le philosophe en essayant d’expliquer l’Être unique et infini et son rapport avec la nature et l’homme. Spinoza est plus conséquent et plus simple. Il nie formellement toute individualité, toute liberté humaine. La substance, l’Être est unique et universel. Tous les actes de l’homme, comme tous les faits de la nature, sont produits par des lois et des causes fatales : « Le libre arbitre est une chimère, flatteuse pour notre orgueil et en réalité fondée sur notre ignorance. Tout ce que je puis dire à ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, agir, en un mot, en vertu d’une libre décision de l’âme, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts… Rien, ajoute-t-il, n’est bien ni mal en soi. Le bien et le mal ne marquent rien de positif dans les choses considérées en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des façons de penser. Non seulement tout homme a le droit de chercher son bien, son plaisir, mais il ne peut faire autrement… La mesure du droit de chacun, c’est sa puissance… Celui qui ne connaît pas encore la raison, ou qui, n’ayant pas encore contracté l’habitude de la vertu, vit d’après les seules lois de ses appétits, a tout aussi bon droit que celui qui règle sa vie sur les lois de la raison. En d’autres termes, de même que le sage a le droit absolu de faire tout ce que sa raison lui dicte ou de vivre d’après les lois de la raison, de même aussi l’ignorant et l’insensé a droit sur tout ce que l’appétit lui conseille, ou le droit de vivre selon les lois de l’appétit… Et il n’est pas plus obligé de vivre selon les lois du bon sens qu’un chat ne peut l’être de vivre sous les lois de la nature du lion… D’où nous concluons qu’un pacte n’a de valeur qu’en raison de son utilité ; si l’utilité disparaît, le pacte s’évanouit avec elle et perd toute autorité. Il y a donc de la folie à prétendre enchaîner à tout jamais quelqu’un à sa parole ; à moins qu’on ne fasse en sorte que la rupture du pacte entraîne, pour le violateur de ses serments, plus de dommage que de profite. »

eŒuvres de Spinoza, t. I. introduction, p. clii, clix, clx.

Hegel est moins absolu et moins aveugle. D’un esprit étendu et naturellement juste par grandeur, il échappait par moments au joug de son système ; il était frappé des vérités particulières, morales, historiques, esthétiques, qui s’offraient à lui dans le spectacle de l’univers, et il les admettait sans bien savoir quelle place il pourrait leur faire. « Il était, dit l’un de ses plus intelligents disciples, un philosophe de conciliation ; sa philosophie balance entre le théisme et le panthéisme, entre le droit historique, comme étant l’expression de la raison actuelle, et le droit absolu à la liberté et à l’égalité, comme fin de l’histoire universelle. Elle paraît autoriser la piété la plus profonde et considérer le christianisme comme la religion véritable et absolue, en même temps qu’elle en semble être la négation ; ainsi qu’en politique elle est tout à la fois conservatrice et progressive, favorable aux droits acquis et révolutionnairef.

fHistoire de la philosophie allemande, depuis Kant jusqu’à Hegel ; par S. Willm ; ouvrage couronné par l’Institut ; t. IV. p. 337.

« On ne peut lire Hegel, dit M. Edmond Scherer, sans se demander s’il faut le prendre au sérieux. Il tombe sans cesse dans l’image, dans la personnification ; et l’on croirait, en le lisant, assister à la formation d’une mythologie, au développement d’un monde semblable à celui des anciens gnostiques, dans lequel les notions prenaient un corps, marchaient, passaient par toute sorte d’aventures. » M. Edmond Scherer est un esprit difficile que l’incohérence des tentatives, l’inanité des combinaisons artificielles et le vain jeu des mots frappent et offensent, même quand il reconnaît et admire le génie. La tourbe philosophique ne s’embarrasse pas pour si peu et va droit au but où la pousse l’idée dominante qu’elle a une fois adoptée. En dépit de ses complications et de ses désirs de conciliation religieuse et politique, le panthéisme de Hegel a porté ses fruits naturels ; une école en est sortie que, d’après ses propres et franches manifestations, un juge savant et modéré, M. Willm, caractérise en ces termes : « La nouvelle philosophie allemande, dont Feuerbach, Bruno Bauer et Arnold Rüge sont les principaux chefs, se rencontre dans ses derniers résultats avec l’humanisme de M. Pierre Leroux, le positivisme de M. Auguste Comte et l’athéisme de M. Proudhon. Elle tend à mettre à la place de l’ancien culte le culte de l’humanité, et à fonder ce nouveau culte sans Dieu et sans morale proprement dite… Il n’y a point de théologie, mais seulement une anthropologie, car l’esprit de l’humanité est l’esprit divin réalisé. Il n’y a plus d’autre piété que le dévouement aux fins de l’humanité, plus d’autre prière que la contemplation de l’esprit humain… L’homme accomplit toute fin raisonnable s’il accomplit la sienne propre, et il ne peut mieux faire que d’employer toutes ses facultés à réaliser sa propre fin… Que la volonté de l’homme soit faite ! tel est le principe de la nouvelle loig. »

gIbid. t. IV, p. 6234 et 626.

Tel est le terme inévitable auquel aboutit le panthéisme, même idéaliste, et quelles que soient l’élévation d’esprit et l’intention morale de ses premiers auteurs. Ce n’est point une doctrine scientifique, fondée sur l’observation des faits et de leurs lois ; c’est une hypothèse construite à grand effort d’abstraction, de transformations verbales et d’argumentation, dans l’aveuglement de la pensée ivre d’elle-même. Sous le souffle du panthéisme, tous les êtres réels et personnels disparaissent et sont remplacés par une abstraction qui devient à son tour un être, l’être par excellence, le seul être, mais sans personnalité et sans volonté, absorbant toutes choses dans un abîme sans fond où il est absorbé lui-même, et où vient s’anéantir tout ce qu’on a tenté d’expliquer. Y a-t-il dans les conceptions mythologiques et dans les rêves mystiques de l’imagination humaine rien d’aussi factice et d’aussi vain que cette hypothèse qui, dès ses premiers pas et dans tout son cours, méconnaît les faits les plus avérés de l’homme et du monde, s’écarte autant de la méthode philosophique que des instincts spontanés du genre humain, et choque également la science et le bon sens ?

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