Méditations sur la religion chrétienne

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le christianisme et la morale

Nous assistons à deux tentatives simultanées, de même origine et de même tendance quoique diverses. Des hommes sérieux, qui persistent à se croire et à se dire chrétiens, travaillent à séparer la morale chrétienne du dogme chrétien, et font de Jésus-Christ l’idéal moral de l’humanité, tout en lui retirant ses miracles et sa divinité. D’autres, qui se déclarent ouvertement non-chrétiens, entreprennent de séparer la morale en général de la religion en général, et placent la source comme l’autorité de la morale dans la nature humaine elle-même et elle seule. D’un côté, la morale chrétienne indépendante de la foi chrétienne ; de l’autre, la morale indépendante de toute croyance religieuse, naturelle ou révélée ; ces deux doctrines sont, de nos jours, proclamées et propagées avec ardeur.

Que leurs défenseurs les adoptent et les soutiennent sincèrement, au nom de la vérité seule, je l’admets sans peine. En philosophie comme en politique, je crois l’erreur et les intentions honnêtes plus communes que le mensonge et les mauvais desseins. On ne discute d’ailleurs que les convictions sérieuses et sincères. Aux opinions fondées sur des motifs intéressés ou hypocrites, l’honneur de la discussion n’est pas dû ; il n’y a qu’à attaquer et à démasquer. C’est aussi au nom de la vérité seule que je combats les deux doctrines qu’on tente de mettre en crédit.

La vraie cause de cette double tentative, c’est l’incrédulité et le scepticisme de notre temps en fait de religion. Les non-chrétiens sont nombreux ; la plupart des déistes ne sont pas bien sûrs de leur croyance et de son efficacité. On sent la nécessité de la morale ; on croit à son droit de régler les actions des hommes ; c’est pour la conserver intacte et puissante qu’on veut la séparer de la religion, de toutes les croyances religieuses, toutes, dit-on, ruinées ou chancelantes. La morale indépendante est un radeau qu’on offre à l’âme humaine et à la société humaine pour les sauver du naufrage de leur vieux navire.

L’idée est fausse et le travail funeste. Ceux qui se flattent de laisser debout la morale chrétienne en la déracinant du dogme chrétien, et ceux qui croient sauver la morale en la détachant de la religion, méconnaissent également les faits essentiels de la nature humaine et de la société humaine. C’est d’une observation inexacte et incomplète de ces faits que dérivent l’une et l’autre doctrine. J’ai déjà dit, dans ces Méditations, ce que je pense de la première et pourquoi je la repousse. C’est à la seconde, à l’idée de la morale indépendante que j’ai affaire aujourd’hui, et c’est au nom de la pure et sévère psychologie que je maintiens l’union intime, légitime et nécessaire de la morale avec la religion.

Une observation préliminaire me frappe. Les théoriciens de la morale indépendante partent de cette idée qu’il y a une loi morale étrangère et supérieure à toute vue d’intérêt, à toute passion personnelle ; ils placent le devoir en dehors et au-dessus de tout autre motif d’action. Je n’ai garde de leur contester ce principe ; mais ils oublient qu’il a été et qu’il est encore fort contesté parmi les philosophes, anciens et modernes. Les uns ont regardé le désir du bonheur, la satisfaction de l’intérêt personnel, comme le droit et le but légitime de la vie humaine. D’autres ont placé, non pas dans l’intérêt personnel, mais dans l’utilité générale, dans le bien de l’humanité tout entière, la règle de conduite des hommes. D’autres ont vu, dans la sympathie des sentiments, l’origine et le gage des notions morales. Il s’en faut beaucoup que la loi morale et obligatoire, le devoir, soit la base reconnue et généralement acceptée de la morale ; les systèmes les plus divers se sont produits et se renouvellent sans cesse sur le principe de la morale comme sur d’autres grandes questions de notre nature, et l’esprit humain n’est guère moins flottant dans ce coin de l’arène philosophique que dans les autres. Que les moralistes de la nouvelle école ne se fassent point d’illusion ; en proclamant la morale indépendante de la religion, ils veulent et croient lui donner une base fixe, et la même pour tous : ils s’abusent ; la morale ainsi isolée reste, au moins autant qu’auparavant, en proie aux disputes des hommes.

Je laisse là ce grave mécompte des défenseurs du système, et j’examine le système lui-même. Je recherche s’il est l’expression fidèle et complète de la moralité humaine, s’il contient tous les faits qui en sont les éléments naturels et essentiels.

Je résume ainsi ces faits : — la distinction du bien et du mal moral ; l’obligation de pratiquer le bien et de fuir le mal ; — la faculté d’accomplir ou non cette obligation. En termes courts et philosophiques, la loi morale, le devoir et la liberté. Ce sont là les faits naturels, primitifs et universels qui constituent la moralité humaine ; c’est à raison et en vertu de ces faits que l’homme est un être moral.

Je n’ai pas à entrer ici dans la discussion de ces faits mêmes : je ne m’occupe pas en ce moment des systèmes qui les méconnaissent ou les nient, soit tous les trois, soit tel ou tel des trois. Les partisans du système de la morale indépendante les admettent tous, comme moi ; la question entre eux et moi est de savoir si, en rendant hommage au vrai principe de la morale, ils en comprennent bien le sens et s’ils en acceptent les conséquences. C’est le propre et l’honneur de l’être humain que, sur lui-même comme sur le monde extérieur, il ne se contente pas de recueillir des faits ; il veut en connaître l’origine et le but, le sens et la portée. Dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel, la statistique n’est que le point de départ, le début de la science ; après les faits bien observés et constatés, viennent les questions qu’ils soulèvent et les faits ultérieurs que les premiers faits connus contiennent et révèlent. Le fait de la moralité humaine, tel que je viens de le décrire dans ses trois éléments constitutifs, la loi morale, le devoir et la liberté, soulève inévitablement ces deux questions : D’où provient la loi morale et d’où lui vient son autorité ? Qu’implique et à quoi aboutit, pour l’être moral lui-même, l’accomplissement ou la violation du devoir, c’est-à-dire l’usage qu’il fait de sa liberté ? Il n’y a point de système philosophique qui puisse supprimer ou éluder ces questions ; elles s’imposent à l’esprit humain dès qu’il porte son attention sur le caractère moral de la nature humaine.

Je considère successivement les trois éléments constitutifs de ce grand fait pour en bien déterminer la source et la portée.

La loi morale n’est pas d’invention ni de convention humaine ; en la reconnaissant, l’homme reconnaît qu’il ne l’a pas faite, et qu’il ne peut ni l’abolir, ni la changer. Les lois politiques et les lois civiles sont diverses et mobiles ; elles dépendent, dans une large mesure, des temps, des lieux, des circonstances sociales, des volontés humaines, et les hommes les adoptent ou les repoussent avec le sentiment qu’ils en disposent eux-mêmes selon leur intérêt ou leur gré. Mais quand une loi se présente à eux comme une loi morale, ils sentent qu’elle ne dépend pas d’eux, qu’elle prend sa source et puise son autorité ailleurs que dans leur opinion et leur volonté. Ils peuvent se tromper dans l’hommage qu’ils rendent ou qu’ils refusent à tel ou tel précepte de conduite ; ils peuvent attribuer une valeur morale à des lois qui ne la possèdent pas intrinsèquement, ou méconnaître le caractère vraiment moral de telle ou telle loi et l’obligation qu’elle leur impose ; mais partout où ils croient voir le caractère de loi morale, ils s’inclinent devant un fait qui n’est pas de leur fait, devant un pouvoir autre que leur propre pouvoir.

La loi morale n’appartient pas plus au mécanisme général du monde qu’à l’invention humaine ; elle n’a aucun des caractères ni des effets des lois de l’ordre physique ; elle n’est point inhérente aux formes et aux combinaisons de la matière ; elle ne gouverne point les relations et les mouvements des corps ; obligatoire et point fatale, elle s’adresse et s’applique uniquement à cet être intelligent et libre de qui Pascal dit, dans son grand langage : « Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. » L’homme fait bien plus que de savoir qu’il meurt ; il lui arrive de mourir volontairement et par choix, pour obéir à la loi morale. C’est la loi de la liberté.

Que signifient ces mots, la loi de la liberté ? Comment cette loi, qui s’appelle le devoir, s’établit-elle dans l’esprit humain et s’impose-t-elle à la liberté humaine ?

On essaye aujourd’hui de fonder le devoir sur le droit, et de puiser uniquement son autorité dans l’indépendance et la dignité de la personne humaine. L’homme, dit-on, se sent et se sait un être libre ; à ce titre, c’est son droit que nul autre être humain ne porte atteinte à son indépendance et à sa dignité. Il retrouve, dans tout autre être humain, la même nature, par conséquent le même droit qui lui appartient à lui-même. Du droit personnel dérive ainsi le droit mutuel, « et le devoir n’est autre que le droit reconnu en autruia. »

aLa Morale indépendante ; journal hebdomadaire, n° 1, 6 août 1865.

Il y a ici d’abord une méprise profonde, puis un oubli étrange. Pourquoi l’homme, quand il se trouve en rapport avec ses pareils, leur attribue-t-il le même droit qu’il se reconnaît à lui-même et qu’il leur demande de lui reconnaître ? Si c’est là un calcul de prudence, la sagesse de l’intérêt bien entendu, n’en parlons plus ; il n’y a là point de fait moral. Si, indépendamment de la prudence et de l’intérêt, l’homme se tient pour obligé de porter à l’indépendance et à la dignité personnelle de ses semblables le même respect et de leur attribuer les mêmes droits qu’il réclame pour lui-même, si la réciprocité devient ainsi le principe fondamental du fait moral, que deviendra l’obligation quand la réciprocité manquera ? L’homme sera-t-il tenu de respecter dans les autres, le droit qu’ils ne respecteront pas en lui ? S’il y est tenu en tout cas et quand même, le devoir a donc une autre source que le respect mutuel des personnes. S’il n’y est pas tenu en tout cas, que devient le caractère supérieur et absolu du devoir, c’est-à-dire de la loi morale ? Elle n’est plus loi qu’à condition.

Non seulement la religion chrétienne, mais toutes les grandes doctrines du monde, religieuses ou philosophiques, se refusent péremptoirement à attribuer à la loi morale ce caractère conditionnel de la réciprocité ; elles maintiennent toutes le devoir comme absolu et impératif en tout cas, indépendamment de la conduite d’autrui : « Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, dit Jésus-Christ à ses disciples, quel gré vous en saura-t-on, puisque les gens de mauvaise vie aiment aussi ceux qui les aiment ? Et si vous ne faites du bien qu’à ceux qui vous font du bien, quel gré vous en saura-t-on, puisque les gens de mauvaise vie font la même chose ? — Aimez vos ennemis ; faites du bien sans en rien espérer ; et votre récompense sera grande, et vous serez les enfants du Très-Haut, parce qu’il est bon envers les ingrats et les méchants (Luc 6.32-35). » — « Soyez comme le bois de santal, disent aux Hindous les lois de Manou, qui embaume la hache qui le frappe. On peut interroger Platon, Aristote, Zénon, Kant ; quelles que soient d’ailleurs leurs dissidences, ils pensent, sur ce point fondamental, comme l’Évangile et les lois de Manou.

C’est dans la confusion du devoir et du droit et dans l’interversion de leur ordre naturel et vrai, que réside l’erreur des théoriciens de la morale indépendante. Le devoir est la loi morale, intime et personnelle, des actions de l’homme ; le droit dérive de l’application de la loi morale aux relations des hommes. Je ne me refuserai pas le profond quoique mélancolique plaisir de citer, à ce sujet, quelques paroles d’une personne dont l’âme, comme la vie, a été unie à la mienne, et qui, dans un modeste essai, a répandu, sur cette grave question, des clartés aussi vives que pures : « Le mot de droit emporte l’idée d’une relation. Tout droit étant une application de la loi morale aux diverses relations sociales, il n’existe point de droit dont la société ne soit l’occasion. Un droit n’est que le pouvoir moral d’un individu sur la liberté d’un autre. Ce pouvoir lui est attribué en vertu de la loi morale qui règle les relations des hommes entre eux. Le devoir est l’unique base du droit. S’il n’existait pas de devoirs, il n’existerait pas de droits. Nul droit ne se prononce jamais qu’en réclamant le devoir comme sa source. Le devoir de chaque, homme, appliqué à ses relations avec ses semblables, est la justice ; or la justice ne peut exister sans le devoir ; il n’y a ni juste, ni injuste pour celui à qui n’a pas été prescrit le devoir de les distinguer. Il faut à la société des idées de droit comme des idées de devoir ; car si l’idée de devoir est le lien social, le moyen de paix et d’union entre les hommes, l’idée de droit est l’arme sociale, le moyen de défense que donne aux hommes la société, les uns contre les autres. Chaque homme a la connaissance de ses droits qui l’aide à maintenir les autres dans la ligne de leurs devoirs ; mais les droits ne sont d’aucune aide qu’autant que le devoir sur lequel ils se fondent est connu et respecté, car, à l’égard de celui qui méconnaît son devoir, celui qui n’a qu’un droit n’a rien. Le droit est une puissance morale qui produit son effet sans le secours de la force ; si celui qui a le droit et la force est obligé d’employer la force pour faire triompher son droit, ce n’est plus son droit qui triomphe, c’est sa force ; son droit lui demeure pour légitimer l’emploi de la force, mais son droit n’a pas fait le triomphe de sa cause. Ainsi l’idée de devoir est la base de la société, la base même de l’idée de droit qui, à son tour, concourt au maintien de la société. Vouloir fonder une société sur la seule idée du devoir, ce serait ôter à la société un de ses plus puissants moyens de défense et de développement ; ce serait dépouiller l’arbre des bourgeons qui lui servent à s’étendre et à se fortifier. Vouloir fonder une société sur l’idée de droit sans l’idée de devoir, ce serait couper les racines de l’arbre. »

[Cet Essai sur les idées de droit et de devoir considérées comme fondement de la société, est inséré dans l’ouvrage intitulé : Conseils de morale ou Essais sur l’homme, les mœurs, les caractères, le monde, les femmes, l’éducation, etc., par Madame Guizot, née de Meulan (2 v. in-8°, 1828 ; t. II, p. 147-271).]

Ce n’est pas tout. A côté de la méprise qu’ils commettent en ne considérant le devoir que comme une conséquence du droit puisé dans l’indépendance et la dignité de la personne humaine, les théoriciens de la morale indépendante oublient tout un ordre de faits moraux qui tiennent dans notre nature une grande place, les sentiments instinctifs intimement liés à la loi morale, et auxquels la notion du droit fondé sur l’indépendance et la dignité de la personne humaine est complètement étrangère. Est-ce à raison de l’indépendance et de la dignité de la personne humaine que les pères et les mères regardent comme leur devoir d’aimer leurs enfants, d’en prendre soin, de travailler et de se dévouer pour eux ? Est-ce au nom de ce même principe et du droit qui en découle que les enfants sont tenus d’honorer leur père et leur mère ? L’âme et la vie humaine sont pleines de relations et d’actions morales dans lesquelles la notion du droit, tel que le conçoivent les théoriciens de la morale indépendante, n’a aucune part ; leur système n’explique pas plus la sympathie que le devoir.

Je touche à la source de leur erreur. S’ils placent le principe de la moralité humaine dans le droit tiré du fait de l’intelligence et de la liberté humaine, c’est parce qu’ils ne voient, dans l’homme, qu’un être intelligent et libre. C’est là méconnaître et mutiler étrangement la nature humaine. En même temps qu’il est un être intelligent et libre, l’homme est un être dépendant et soumis : dépendant, dans l’ordre matériel, d’un pouvoir supérieur au sien ; soumis, dans l’ordre moral, à une loi qu’il n’a point faite, qu’il ne saurait changer, qu’il est forcé de reconnaître en restant libre de ne pas lui obéir, et à laquelle il ne peut se soustraire sans trouble dans son âme et sans péril dans sa destinée. La morale est indépendante, en effet, mais c’est de l’homme qu’elle est essentiellement indépendante ; l’homme libre est son sujet. C’est vraiment la loi de la liberté.

La liberté n’est pas un fait isolé, qui s’épuise, pour ainsi dire, en s’accomplissant, et qui, une fois accompli, reste sans conséquences. A la liberté s’attache la responsabilité. Quand l’être humain, usant de son libre arbitre, prend une résolution et fait un acte, il se sent responsable de ce qu’il a voulu et fait. Les lois sociales le lui déclarent expressément, car elles le punissent si elles jugent l’acte coupable. Et il faut qu’elles trouvent l’acte non seulement nuisible, mais moralement coupable, car si son auteur est reconnu fou, si l’intelligence et le libre arbitre lui ont manqué, les lois ne le punissent point. Et si le coupable échappe à la punition légale, il n’échappe pas à la punition intérieure du remords. En dehors des lois pénales, le remords est la preuve et la sanction de la responsabilité morale. Il se peut que l’endurcissement du coupable soit tel que le remords soit assoupi ; mille exemples prouvent qu’il peut toujours être réveillé. Ni en bien, ni en mal, la nature humaine n’est jamais complètement abolie.

Le repentir se cache quelquefois dans des replis si profonds que personne n’y pénètre, excepté l’âme même qui le sent, en le repoussant.

Comme la liberté a sa conséquence dans la responsabilité, de même la responsabilité a la sienne dans l’idée de mérite et de démérite qui s’y attache naturellement. J’écarte ici toutes les questions, selon moi mal posées et mal résolues, que la théologie a élevées à propos de cette idée. Selon la conscience et le bon sens du genre humain, il y a mérite, pour l’homme, dans l’accomplissement de la loi morale et démérite dans sa violation. Ce fait est reconnu et proclamé dans les plus simples relations et les plus quotidiens incidents de la vie humaine, comme dans l’organisation politique des sociétés et dans les problèmes de l’avenir éternel. Quelles que soient la promptitude ou la lenteur, la nature et la mesure de la récompense ou de la peine, la carrière morale n’est parcourue et l’ordre moral n’est établi que lorsque la responsabilité inhérente à la liberté a reçu, dans la juste appréciation et l’équitable retour du mérite ou du démérite de la personne humaine, son complément et sa fin.

J’ai fait, jusqu’ici, de la morale indépendante ; je me suis scrupuleusement renfermé dans l’étude des faits moraux tels que les donne la nature et la seule nature de l’homme ; je les ai observés et décrits en eux-mêmes, abstraction faite de tout autre élément, de toute autre considération. Ils se résument en ces termes :

Ce sont là, j’en suis d’accord, des faits que l’homme reconnaît en lui-même, comme des caractères propres et intimes de sa nature. Mais ainsi reconnus et déterminés, que signifient ces faits ? Sont-ils isolés dans la nature humaine comme dans le travail de la psychologie, ou bien ont-ils des causes antérieures et des conséquences nécessaires ? Se suffisent-ils par eux-mêmes, ou bien contiennent-ils et révèlent-ils d’autres faits qui en sont le complément et la sanction ? L’esprit humain ne peut échapper à cette question.

J’ai constaté ce fait que la loi morale n’est ni d’invention et de convention humaine, ni une de ces lois fatales par lesquelles est régi le monde matériel. C’est la loi du monde intellectuel et libre, loi supérieure à ce monde qui, en la reconnaissant, se reconnaît à la fois libre et soumis. Qui est l’auteur de cette loi ? Qui l’impose à l’homme dont elle n’est point l’œuvre et qu’elle gouverne sans l’asservir ? Qui l’a placée au-dessus du monde où se passe la vie actuelle de l’homme ? Évidemment, il y a là un pouvoir supérieur de qui la loi morale émane et qu’elle révèle. Avec ce bon sens que sa frivolité et son cynisme lui faisaient si souvent oublier, Voltaire a dit, en parlant du monde matériel et de l’ordre qui y règne :

L’univers m’embarrasse et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger.

Il s’agit, dans le monde moral, de bien autre chose que d’une horloge ; nous ne sommes pas là en présence d’une machine construite et réglée une fois pour toutes ; la loi de l’ordre, c’est-à-dire la loi morale, est incessamment aux prises avec la liberté humaine ; la liberté rend hommage à la loi qu’elle peut accomplir ou violer ; la loi manifeste le législateur suprême dont elle est la pensée et la volonté. Dieu souverain moral et l’homme sujet libre sont contenus ensemble dans le fait de la loi morale. C’est dans ce fait seulement que Kant a trouvé Dieu ; il a eu tort de ne pas le trouver aussi ailleurs ; mais c’est, il est vrai, dans la loi morale, règle de la liberté humaine, que Dieu se montre à l’homme avec sa plus vive et plus directe clarté.

De même que la loi morale, sans le législateur souverain qui l’impose à l’homme, est un fait incomplet et inexplicable, un fleuve sans source, de même la responsabilité morale de l’homme libre, sans le juge suprême qui l’applique, est un fait incomplet et inexplicable, une source sans issue, qui coule et va se perdre on ne sait où. De même que la loi morale révèle le législateur moral, de même la responsabilité morale révèle le juge moral. De même que la loi morale n’est pas une loi d’invention humaine, de même les jugements humains, rendus au nom de la responsabilité morale, ne sont presque jamais le jugement parfaitement vrai et juste que cette responsabilité attend et appelle. Dieu est contenu dans la loi morale comme son auteur primitif, et dans la responsabilité morale comme son juge définitif. L’ordre moral, c’est-à-dire l’empire de la loi morale, est incompréhensible et impossible si Dieu n’est là pour l’établir au-dessus de la liberté de l’homme et pour le rétablir quand la liberté de l’homme l’a troublé.

Ainsi les faits moraux, inhérents et propres à la nature humaine, savoir : la distinction du bien et du mal moral, l’obligation morale, la liberté morale ; la responsabilité morale, le mérite et le démérite moral, sont intimement et nécessairement liés aux faits religieux, savoir : Dieu législateur moral, Dieu spectateur et juge moral. Ainsi la morale est naturellement et essentiellement liée à la religion. Elle est, il est vrai, un fait spécial et distinct dans l’ensemble de la nature et de la vie humaine ; mais ce fait n’est nullement indépendant de l’ensemble auquel il appartient. Il a sa place particulière dans cet ensemble ; mais c’est dans l’ensemble seulement qu’il a sa raison d’être et qu’il prend sa source avec son autorité. On peut observer et décrire séparément le fait moral dans l’ordre scientifique ; on ne peut, dans l’ordre réel, le séparer du fait religieux. Que dirait-on du physiologiste qui soutiendrait que le cœur est indépendant du cerveau parce que les deux organes sont distincts, quoique étroitement unis et indispensables l’un à l’autre dans l’unité de l’être humain ?

Le spectacle du monde nous conduit au même résultat et nous donne le même enseignement que l’étude de l’homme ; l’histoire confirme la psychologie. Quel est le grand fait qui éclate sur le théâtre des sociétés humaines ? La lutte constante du bien et du mal ; du juste et de l’injuste. Et dans cette lutte que de désordres choquants ! Que d’iniquités consommées ! Quelles lacunes, quelles tristes vicissitudes dans l’empire de la loi morale et de la justice ! Tantôt l’arrêt moral est vainement attendu, et la conscience humaine reste douloureusement troublée par les succès du vice et du crime ; tantôt l’arrêt moral est rendu contre toute attente, après les plus déplorables atteintes portées par les événements à la loi morale : « C’est en vain que Néron prospère, disait, il y a cinquante ans, M. de Chateaubriand ; Tacite est déjà né dans l’empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. » M. de Chateaubriand disait vrai ; Tacite a été le vengeur de la loi morale outragée par les maîtres de l’empire romain ; il a fait justice de leurs triomphes ; mais, dans ce même empire, le plus vertueux de ses maîtres, Marc-Aurèle, après avoir consacré sa vie à la recherche et à la pratique de la loi morale, meurt profondément triste sous sa tente, sur les bords du Danube, triste sur sa femme, sur son fils, sur le sort de ce monde qu’il a gouverné et qui ne doit être rajeuni et régénéré que par ces chrétiens qu’il a persécutés. Tout est incomplet, imparfait, incohérent, obscur, contradictoire, dans cette vaste mêlée des vies et des actions humaines qu’on appelle l’histoire ; et la Providence, cette personnification de la sagesse et de la justice éternelle, tantôt s’y manifeste avec éclat, tantôt y reste inerte et voilée sous les plus sombres mystères. Est-ce là l’état normal et définitif de l’ensemble des choses ? La vérité et la justice n’y prendront-elles jamais plus de place qu’elles n’en occupent maintenant ? D’où viendra le jour dans ces ténèbres ? Qui remettra l’ordre dans ce chaos ? Évidemment l’homme n’y suffit point ; dans le monde comme dans l’individu, le principe moral reste mutilé et trop faible pour sa mission s’il n’est intimement uni au principe religieux. Pas plus dans la vie du genre humain que dans celle de la personne humaine, la morale ne peut se passer de Dieu.

Aujourd’hui plus que jamais, la morale a besoin de Dieu. Je suis loin de mal penser de mon pays et de mon temps ; je crois à leurs progrès et à leur avenir ; mais l’être humain est mis de nos jours à une rude épreuve. D’une part, nous avons assisté aux événements les plus contradictoires ; tout a été mis en question dans les esprits ; tout, dans les faits, a été ébranlé, renversé, relevé, laissé chancelant ; sous le coup de tels spectacles, toutes les convictions sont restées faibles, toutes les espérances obscures. Et d’autre part, au milieu de ce tremblement général des âmes, la science et la puissance de l’homme dans le monde qui l’entoure se sont prodigieusement étendues et affermies ; la lumière a brillé de plus en plus sur l’ordre matériel en même temps qu’elle pâlissait et baissait dans l’ordre moral. Nous avons cueilli, nous cueillons plus activement que jamais les fruits de l’arbre de la science, et les règles de la vie, les lois du bien et du mal se sont obscurcies dans notre pensée. L’homme reste ainsi partagé entre l’orgueil et le doute, l’enivrement de sa puissance et l’inquiétude de sa faiblesse. Quel trouble dans l’âme humaine ! Quel péril pour la moralité humaine !

Jusqu’ici j’ai été réservé et complaisant fort au delà de ma pensée ; je me suis renfermé dans les limites que les théoriciens de la morale indépendante ont eux-mêmes assignées à la question ; je me suis borné à mettre en lumière l’intime, naturelle et nécessaire union de la morale avec la religion, de l’homme, être moral, avec Dieu, son souverain moral. Je ne suis qu’à la porte de la vérité. Ce n’est pas seulement à la religion en général que tient essentiellement la morale ; ce n’est pas seulement de l’idée de Dieu qu’elle a besoin ; il lui faut la constante présence de Dieu et son action continue sur l’âme humaine. C’est dans le christianisme seul que la morale peut puiser aujourd’hui la clarté, la force et la sécurité dont elle ne peut se passer pour exercer son empire. Et ce n’est pas au nom de sa seule utilité pratique, c’est à raison de sa vérité et de sa valeur intrinsèque que je tiens la religion chrétienne pour nécessaire aux âmes et aux sociétés humaines ; c’est parce qu’il est en parfaite harmonie avec la nature morale de l’homme, et parce qu’il a déjà fait ses preuves dans l’histoire des hommes, que le christianisme est la fidèle expression de la loi morale et le maître légitime de l’être moral.

Le premier et incomparable caractère du christianisme, c’est l’étendue, pour mieux dire, l’immensité de son ambition morale. On a souvent mis l’œuvre morale chrétienne en regard de celle des grands hommes qui ont aussi tenté de déterminer les lois morales de la vie humaine et d’assurer leur empire ; on a comparé Jésus-Christ à Confucius, à Zoroastre, à Socrate, à Çakya-Mouni, à Mahomet. La comparaison est singulièrement inintelligente et superficielle. Les plus sages, les plus illustres, les plus puissants des réformateurs moralistes n’ont entrepris et accompli que des œuvres très limitées et très incomplètes ; tantôt ils se sont seulement appliqués à mettre en lumière les principes rationnels de la morale ; tantôt ils ont donné à leurs seuls disciples des règles de conduite conformes à leurs principes rationnels ; ils ont enseigné une doctrine ou établi une discipline ; ils ont fondé des écoles ou des sectes. L’œuvre chrétienne a été tout autre. Jésus-Christ n’est pas un philosophe qui discute avec ses disciples et qui les instruise dans la science morale, ni un chef qui groupe autour de lui un certain nombre d’adeptes en les soumettant à certaines règles spéciales qui les distinguent, les séparent même de la masse des hommes ; Jésus-Christ n’expose pas une doctrine ; il n’institue pas une discipline et n’organise pas une société particulière ; il va droit au fond de l’âme humaine, de toute âme humaine ; il met à découvert le mal moral de l’homme, de tout homme, et il commande avec autorité à ses disciples de le guérir, d’abord en eux-mêmes, puis dans tous les hommes : « Sauvez votre âme, car que servirait-il à un homme de gagner tout le monde s’il perdait son âme ? » — « Allez et instruisez toutes les nations. »

Quel philosophe, quel réformateur a jamais conçu une ambition si vaste, et entrepris de résoudre si complètement, si universellement, le problème moral de la nature et de la destinée humaine ?

Et cette ambition n’a pas été chimérique ; l’œuvre chrétienne a été poursuivie et se poursuit dans le monde avec un progrès souvent traversé, interrompu, altéré, jamais arrêté sans retour. Et pendant les trois premiers siècles de l’entreprise, c’est au nom et avec les seules armes de la foi et de la liberté que l’œuvre chrétienne a commencé à conquérir l’homme et le monde. Et aujourd’hui, après dix-neuf siècles, en dépit des erreurs, des crimes et des maux qui s’y sont mêlés, c’est avec les mêmes armes et avec celles-là seulement, c’est au nom de la foi et de la liberté que, sous le coup de nouvelles et vives attaques, le christianisme reprend, dans l’ordre moral, le même travail et se promet de nouveaux succès.

Je voudrais, non pas sonder à fond, mais indiquer du moins les causes de cette indomptable vitalité de la religion chrétienne et de la légitimité de ses espérances au milieu de ses épreuves. Presque tous les philosophes moralistes sont ou des censeurs amers, ou de froids observateurs, ou des flatteurs de la nature humaine. Les uns proclament que l’homme est naturellement bon, et que les mauvaises institutions sociales sont seules la cause de ses vices. Les autres regardent l’intérêt et l’amour-propre comme les seuls mobiles des actions humaines. D’autres décrivent les égarements et les faiblesses de l’homme avec une sagacité curieuse et un peu moqueuse, en artistes qui s’amusent de ce spectacle et qui en amusent les spectateurs. Combien le regard et le sentiment de Jésus-Christ, en face de l’homme, sont autrement sérieux, profonds et efficaces ! Il n’a, pour la nature humaine, ni illusion ni indifférence ; il la sait pleine de mal en même temps que de bien, portée à se révolter contre la loi morale en même temps que capable de lui obéir ; il voit dans l’homme une plaie originaire, source des désordres et des périls de l’âme ; mais il ne croit pas le mal incurable ; il le contemple avec une émotion à la fois sévère et tendre, et il l’attaque avec une résolution supérieure à tout découragement et prête à tous les sacrifices. Pourquoi ne reproduirais-je pas simplement les expressions chrétiennes, les plus vraies de toutes comme les plus saisissantes ? Jésus-Christ dévoile sans réserve le péché et se dévoue sans réserve au salut du pécheur. Quel philosophe a si bien connu l’homme, et l’a autant aimé en portant sur lui un si libre et si ferme jugement ?

Jésus-Christ ne se préoccupe pas moins de la destinée humaine que de la nature humaine. En même temps qu’il pose, dans toute sa rigueur, le principe de la loi morale, le pur accomplissement du devoir, il n’oublie pas que l’homme a soif et besoin de bonheur, d’un bonheur pur et durable ; et il en ouvre à la vertu l’espérance, une espérance étrangère aux vues de ce monde, l’espérance d’un bonheur idéal, inabordable à la curiosité de l’esprit, mais qui satisfera aux aspirations de l’âme, et qui sera, non pas la conquête des seuls mérites de l’homme et comme l’acquittement d’une dette, mais une récompense accordée aux vertueux efforts de l’homme par l’équitable bonté de Dieu. En même temps que la religion chrétienne impose à l’homme, dans sa vie actuelle, un constant et rude travail, elle a pour lui, s’il travaille en effet selon la loi, « le royaume de Dieu et les promesses de la vie à venir. »

Ainsi Jésus-Christ connaît et satisfait la nature humaine tout entière ; il tient compte en même temps de ses devoirs et de ses besoins, de ses faiblesses et de ses mérites. Il ne laisse pas tomber la toile, sans dénouement, sur les rudes scènes de la vie et les tristes spectacles du monde ; il a, pour l’homme, des perspectives et des satisfactions supérieures à ses épreuves et à ses mécomptes. Et comment Jésus-Christ atteint-il ce but ? Comment touche-t-il à toutes les cordes, répond-il à tous les appels de l’âme humaine ? Par l’union intime de la morale avec la religion, de la loi morale avec la responsabilité morale : seule vue complète et définitive de la nature et de la destinée humaine, seule solution efficace des problèmes qui pèsent sur la pensée et sur la vie humaine.

Je dis seule solution efficace. L’efficacité, tel est, en effet, le caractère propre et essentiel du christianisme. Quelque haute qu’elle soit, l’ambition de la philosophie est infiniment moindre que celle de la religion ; c’est une ambition purement scientifique ; les philosophes étudient, observent, discutent ; leurs travaux produisent des systèmes, des écoles. La religion chrétienne est une œuvre pratique, non une étude scientifique ; au fond de ses dogmes et ses préceptes, il y a certainement une philosophie, et, dans ma conviction, celle-là est la vraie ; mais elle est le point de départ, non le but du christianisme ; son but, c’est d’amener l’âme humaine à se gouverner elle-même selon la loi divine ; et, pour atteindre à ce but, il prend la nature humaine telle qu’elle est et tout entière, avec ses éléments divers et ses aspirations suprêmes. C’est là, selon le langage des hommes de guerre, la base d’opération de la religion chrétienne ; c’est sur cette base qu’elle engage la lutte morale et qu’elle entreprend de faire triompher, dans l’homme, le bien sur le mal et de le sauver en le réformant.

Lorsque je publiai, il y a deux ans, le second volume de ces Méditations, celui qui a pour objet l’état actuel de la religion chrétienne, et où j’ai essayé de caractériser l’erreur fondamentale des divers systèmes philosophiques qui la combattent, j’envoyai, selon mon usage, ce volume à mon compagnon dans la vie et mon confrère à l’Institut, M. Cousin, avec qui j’ai toujours conservé, malgré nos dissentiments, des relations très amicales. Il m’écrivit, de la Sorbonne, le 1er juin 1866 :

« Mon cher ami,

Dès que j’eus reçu votre livre, je me suis hâté de le lire, et je vous dis très sincèrement que j’en suis fort content. Les petites dissidences que vous n’avez pas dissimulées sont inévitables parce qu’elles se rattachent à une différence générale sur la manière de concevoir la nature de la philosophie et celle de la religion. Ces deux grandes puissances peuvent et doivent s’accorder, mais elles diffèrent. A la religion la haute influence publique et universelle ; à la philosophie une influence plus restreinte, mais encore très élevée. L’une s’adresse à l’âme tout entière, y compris l’imagination. L’autre ne s’adresse qu’à la raison. La première part des mystères, sans lesquels il n’y a pas de religion ; la seconde part des idées claires et distinctes, comme disent à la fois Descartes et Bossuet. Cette distinction est le fond de ma philosophie et de ma religion, et cette distinction est aussi, pour moi, le principe de leur harmonie. Les confondre est, à mes yeux, un infaillible moyen de les embrouiller l’une par l’autre, comme a fait Malebranche. Absorber la philosophie dans la religion n’a donné à Pascal qu’une foi pleine de contradictions et d’angoisses ; absorber la religion dans la philosophie est une entreprise extravagante qu’une saine philosophie réprouve. Les admettre toutes deux, chacune à leur place, est la vérité, la grandeur et la paix.

De là vous apercevez la raison de nos dissidences qui ne nuisent pas plus à notre union qu’à notre vieille et sincère amitié. »

Je lui répondis le 13 juin :

« Je compte bien comme vous, mon cher ami, que nos dissidences ne nuiront pas à notre vieille et sincère amitié. Je me plais d’autant plus à y compter, qu’indépendamment de nos petites dissidences particulières, il y a en effet, entre nous, comme vous dites, une différence générale et profonde. Je pense, comme vous, qu’il ne faut confondre et absorber ni la philosophie dans la religion, ni la religion dans la philosophie. Je les veux libres l’une et l’autre dans leur manifestation et dans leur influence. Mais je ne fonde pas sur les mêmes bases que vous leur distinction ni leur accord. Pour moi, la philosophie n’est qu’une science, c’est-à-dire une œuvre d’homme, limitée, comme l’esprit humain lui-même, dans sa sphère et dans sa portée. La religion, dans son principe et dans son histoire, est d’origine et d’institution divine. L’une vient de l’homme avide de connaître ; l’autre est la lumière venue de Dieu, qui éclaire tout homme venant au monde, et que Dieu maintient et répand successivement dans le monde, selon ses impénétrables desseins, par l’acte, général ou spécial, de sa libre volonté. Je n’ai garde d’en dire davantage ; nous savons, l’un et l’autre, par où nous nous tenons et par où nous nous séparons. »

J’avais quitté Paris quand je reçus la lettre de M. Cousin. Il était à Cannes quand je rentrai à Paris. Nous ne nous sommes pas revus. Il m’a devancé dans la région de la lumière sur les mystères de la vie. Mais dans nos derniers rapports, nous avions, l’un et l’autre, touché, en quelques mots, au nœud de la question qui est celle-ci : par où se tiennent et en quoi diffèrent la religion et la science, le christianisme et la philosophie ? Quoique d’accord sur le droit mutuel de ces deux puissances à la liberté, nous pensions différemment, M. Cousin et moi, sur leur origine et leur nature, par conséquent sur les limites de leurs domaines et le caractère de leurs travaux.

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