Méditations sur la religion chrétienne

III
les rapports du christianisme avec l’esprit actuel

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le christianisme et la liberté

Que la liberté et l’égalité, tantôt ensemble, tantôt l’une sans l’autre, soient, de nos jours, la passion, tantôt intelligente et honnête, tantôt aveugle et déréglée, des esprits et des peuples, c’est le fait évident et souverain de la civilisation moderne. Tantôt ce fait éclate par des révolutions où il déploie sa puissance ; tantôt il s’obscurcit et s’affaisse dans les réactions que suscitent les excès et les malheurs des révolutions ; tantôt on se vante que le problème est résolu ; tantôt on s’en décourage et on le tient pour insoluble. A travers ces accès de vanterie ou de découragement, la passion subsiste toujours, le problème reparaît toujours. On peut s’applaudir ou se désoler de cet état des esprits et des sociétés humaines ; on peut l’encenser ou le maudire ; on n’y échappera point ; il y a là une épreuve que les hommes sont condamnés à subir, une œuvre qu’ils sont tenus d’accomplir.

A côté de ce fait et de ce problème, il y en a un autre qui n’est ni moins grave, ni moins absolument imposé à notre temps. Parmi les amis de la liberté et de l’égalité, beaucoup regardent le christianisme, et spécialement le catholicisme, comme leur plus grand ennemi. Dans ses boutades de colère étourdie, Voltaire l’a traité comme tel ; des milliers d’hommes, des hommes d’esprit, des foules obscures mais actives, parlent et agissent sous l’empire de cette idée ; tantôt brutale, tantôt hypocrite, la passion antichrétienne est ardente et fort répandue. Est-elle fondée ? Le christianisme est-il, en effet, l’obstacle aux progrès de la liberté et de l’égalité ? N’est-il pas vrai, au contraire, qu’elles lui doivent déjà beaucoup, et que, pour leur triomphe légitime et durable, elles ont besoin de son aveu et de son appui ? Tant que cette question ne sera pas vidée, la grande question du xixe siècle restera en suspens et l’ordre social en péril.

Dans les Évangiles, je rencontre à chaque pas ces paroles : « Que servirait-il à un homme de gagner tout le monde s’il perdait son âme, ou que donnerait l’homme en échange de son âme ? (Marc 7.36-37) — Ne craignez point ceux qui ôtent la vie du corps et qui ne peuvent faire mourir l’âme ; mais craignez plutôt celui qui peut perdre et l’âme et le corps dans la géhenne (Matthieu 10.28) » — « Allez-vous en partout le monde et prêchez l’Évangile à toute créature humaine. (Marc 16.15)

La valeur infinie de l’âme humaine, de toute âme humaine, telle est l’idée suprême de l’Évangile. Jésus-Christ est venu pour régler et sauver les âmes, toutes les âmes sans exception, puissantes ou obscures, riches ou pauvres, savantes ou ignorantes, contentes ou tristes. L’état et le salut des âmes, c’est le fond de la religion chrétienne.

L’âme humaine n’est pas un mot, une abstraction, une hypothèse ; c’est l’être humain lui-même, l’être individuel qui sent et pense, qui jouit et souffre, qui veut et agit, qui s’observe et se connaît lui-même dans la complexité de son état actuel, et qui se préoccupe de son sort dans le lointain avenir. A ceux qui confondent l’âme et le corps et ne voient dans l’homme qu’un produit et une forme éphémère de la matière, je n’ai rien à dire ; qu’ont-ils à faire des paroles de l’Évangile, et de ce prix immense attaché à une ombre fugitive qui se fait illusion sur sa réalité et qui n’apparaît que pour aller se perdre dans le néant ? C’est aux spiritualistes et aux chrétiens qu’il convient de parler magnifiquement de l’âme humaine, et ils en parlent ainsi, parce qu’ils voient dans toute âme humaine un être véritable, l’homme réel et individuel, avec la grandeur de sa nature et de sa destinée.

Ce qui fait la valeur de l’être humain, de tout être humain, c’est sa liberté et sa responsabilité morale ; c’est parce que l’homme croit essentiellement à la distinction du bien et du mal moral, à l’obligation qu’elle lui impose, à sa liberté d’accomplir ou de rejeter son obligation, et à sa responsabilité pour l’usage qu’il fait de sa liberté, c’est parce que telle est la nature de l’homme, soit qu’il s’en rende compte ou non, que l’Évangile place l’homme si haut et lui fait une si sublime destinée. Les philosophes, chrétiens ou non chrétiens, ont fait de grands efforts, mal conçus, à mon sens, pour résoudre le problème de la liberté humaine mise en regard de la prescience divine ; l’Évangile reconnaît et proclame la liberté humaine sans s’inquiéter du problème de la philosophie ; c’est sur le fait que l’homme est un être libre et responsable que repose la religion chrétienne tout entière : la liberté humaine est le point de départ de tout ce que le christianisme dit et ordonne à l’humanité.

Le christianisme est donc essentiellement libéral, au profit comme au nom de tout homme ; par sa notion première et fondamentale de la nature humaine, il donne à la liberté la base la plus solide et le droit le plus large que la pensée humaine puisse concevoir. Les plus hardis publicistes ne portent pas aussi haut que l’Évangile la dignité native et universelle de l’homme et ses conséquences.

Le christianisme ne s’en tient pas là : après avoir ainsi fondé en principe la liberté, il lui donne la sanction pratique dont elle a besoin ; il établit le droit de résistance à l’oppression. Les sacrificateurs et les chefs de la synagogue de Jérusalem « défendirent absolument aux apôtres Pierre et Jean de parler i d’enseigner en aucune manière au nom de Jésus ; » mais Pierre et Jean leur répondirent : « Jugez vous-mêmes s’il est juste devant Dieu de vous obéir plutôt qu’à Dieu. » (Actes 4.18-19) Les apôtres persistent dans la profession de leur foi ; rappelés devant le souverain sacrificateur qui leur dit : « Ne vous avons-nous pas défendu expressément d’enseigner en ce nom-là ? » Pierre répond : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » La multitude joint ses violences aux injonctions du pouvoir ; Étienne, le premier diacre chrétien, professe sa foi devant la multitude et tombe premier martyr de la résistance chrétienne. Le plus ardent des persécuteurs d’Étienne, Paul de Tarse, devenu chrétien, est, à son tour, lapidé et laissé pour mort par la multitude de Lystre et d’Iconie ; à son tour, il résiste à la multitude et revient à Lystre et à Iconie « fortifiant l’esprit des disciples, les exhortant à persévérer dans la foi, et leur représentant que c’est par plusieurs afflictions qu’il faut entrer dans le royaume de Dieu. (Actes 14.19-22) » La résistance à l’oppression est un principe essentiel au christianisme et la garantie définitive de la liberté.

C’est le caractère propre et l’honneur du christianisme que ce n’est pas dans les intérêts temporels et passagers de la vie terrestre, mais dans l’intérêt moral et éternel de l’âme humaine, qu’il puise le droit de résistance à l’oppression comme le principe même de la liberté. Et en même temps qu’il affirme et proclame la liberté et ses conséquences, il affirme et proclame également l’autorité et ses droits. Je l’ai déjà rappelé ailleurs : quand Jésus-Christ répondait aux pharisiens qui lui demandaient s’il était permis, ou non, de payer le tribut à César : « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu, » — il établissait la distinction de la vie religieuse et de la vie civile, de l’Église et de l’État. César n’a nul droit d’intervenir, par ses lois et sa force, dans les rapports de l’âme humaine avec Dieu, et le fidèle adorateur de Dieu est tenu de remplir, envers César, les devoirs que le maintien de l’ordre civil lui impose. C’est par l’affirmation et la défense de la liberté religieuse, la plus haute et la plus pure de toutes, que la civilisation moderne a commencé : le principe et le droit de la liberté une fois placés dans les racines mêmes de l’âme, les fleurs et les fruits de ce germe puissant se sont développés et épanouis avec plus ou moins de promptitude et de fécondité, dans le cours des siècles et sous l’influence des bonnes ou des mauvaises saisons ; mais, à tout prendre, l’histoire a confirmé l’Évangile. De toutes les religions qui ont paru dans le monde, le christianisme est la seule qui ait vaincu et se soit fondée par la liberté, la seule qui ait su prendre et garder sa place dans les régimes sociaux les plus divers, et qui, dans tous ces régimes, ait, selon les nécessités des temps, accepté et soutenu tour à tour tantôt l’autorité, tantôt la liberté.

Je ne puis et ne veux rappeler ici que les faits généraux et évidents de l’histoire. Si je remonte à l’origine des religions diverses, le christianisme est la seule qui n’ait fait, pour sortir et grandir hors de son berceau, aucun appel à la force, aucun usage de la force. Pendant plus de trois siècles il n’a lutté, il n’a vaincu ses adversaires qu’en conquérant les âmes au nom de la vérité et par les armes de la vérité. Si j’interroge les résultats, trois grands établissements religieux, le paganisme, le bouddhisme et le mahométisme, ont tenu et tiennent encore, avec le christianisme, une grande place dans le monde. Le paganisme, après de beaux et courts élans, n’a abouti qu’à l’anarchie des républiques grecque et romaine et à la décadence despotique de l’empire romain. Le bouddhisme n’a enfanté que les superstitions fantastiques et les abstractions énervantes d’un panthéisme mythologique, sous le régime de l’immobilité des castes et du pouvoir absolu. Le mahométisme n’a porté, partout où il a pénétré, que le joug de la force, l’incurable inimitié des races et la stérilité de la conquête. Le christianisme seul a suscité ou accepté, dans les âmes et dans les sociétés humaines, la liberté et le progrès.

Qu’on ne m’accuse pas d’oublier que, depuis son triomphe, de pesantes tyrannies et d’odieuses persécutions ont été exercées, dans les diverses sociétés chrétiennes, au nom de la foi chrétienne. Autant que personne, je connais, je déplore, je déteste ces faits. Ils ont été l’œuvre des vices des hommes, non des principes du christianisme qui les condamne, bien loin de les autoriser. La source la plus pure s’altère et se souille en coulant sur le sol de la terre et sous les orages de l’air. Quand il a créé l’homme libre, Dieu lui a laissé un rôle et une part dans son propre sort et dans les événements qui en décident. Venue de Dieu, la religion chrétienne signale et combat imperturbablement les mauvais désirs, les mauvais intérêts, tous les emportements et toutes les faiblesses de l’égoïsme humain ; mais elle ne les a pas supprimés : elle n’a pas, d’un coup, rendu à l’homme l’innocence ni donné la vertu ; il est tenu de travailler lui-même à se régler et à se réformer ; l’Évangile est un miroir dans lequel, s’il y regarde, il peut voir, au vrai, les taches de son âme et de sa vie, mais c’est de lui-même que ces taches proviennent, non du miroir qui les lui montre. Quand on s’en prend à la religion chrétienne des erreurs funestes, des passions et des actions illégitimes qui se rencontrent sous son nom dans l’histoire des sociétés chrétiennes, on décharge à tort les hommes, princes ou peuples, savants ou ignorants, de la responsabilité qui pèse sur eux ; on méconnaît ce qu’ordonne ou ce qu’interdit le christianisme ; on lui demande ce qu’il n’a pas promis.

Je laisse là l’histoire, et je me renferme dans le temps présent et dans le problème des rapports actuels du christianisme avec la liberté. Quels sont les principaux obstacles que rencontre de nos jours l’établissement vrai et durable de la liberté, et quels moyens possédons-nous pour les surmonter ? En d’autres termes qui expriment plus précisément ma pensée, quelles sont nos maladies et nos forces dans notre travail pour la fondation d’un régime libre ? Le christianisme est-il pour nous, dans ce travail, un obstacle ou un moyen, un mal ou un remède ?

C’est avec un profond sentiment de tristesse que je vois des hommes éminents, de vrais chrétiens, peindre sans cesse notre société actuelle sous les couleurs les plus sombres, et ne la représenter qu’en proie à des maladies politiques et morales, tantôt violentes, tantôt apathiques, qui lui enlèvent toute dignité comme tout avenir en la rendant incapable tantôt de l’ordre, tantôt de la liberté. Je ne me plains point des vives et honnêtes attaques contre nos vices et nos fautes, nos égarements et nos défaillances ; les peuples, comme les individus, ont besoin d’être souvent avertis avec une franchise sévère, et la rudesse qui les secoue leur est plus saine que la complaisance qui les endort. Ce que je regrette, ce que je déplore dans l’attitude et le langage de ces dignes censeurs chrétiens, ce n’est pas qu’ils signalent sans ménagement le mal de notre temps, nos mauvais penchants et nos prétentions insensées ; c’est qu’ils méconnaissent le bien, nos progrès et nos tendances légitimes et salutaires. La présence simultanée et le profond mélange du bien et du mal, de la vertu et du vice, de la sagesse et de la folie, c’est la plaie permanente de l’homme et des sociétés humaines ; mais ce n’est pas un fait nouveau et dont nous ayons les premiers à souffrir et à répondre ; c’est la vieille condition du monde, le constant témoignage de l’histoire ; tous les siècles ont encouru et mérité des reproches autres, mais au moins aussi graves que ceux que subit le nôtre ; et si nous étions tout à coup transportés à n’importe quelle époque du passé, je n’hésite pas à dire que nous n’accepterions pas l’échange et que nous n’en supporterions pas le spectacle. La sévérité est bonne, mais la justice est due aux divers temps et aux divers états de la société ; nous avons appris, depuis un siècle, autant et plus de morale et de raison que nous n’en avons oublié.

Il y a ici une question générale sur laquelle je m’expliquerai sans réserve et sans retard. La société française n’est arrivée à son état actuel que par un travail plus ou moins apparent, plus ou moins rapide, mais toujours poursuivi à travers beaucoup d’interruptions et de vicissitudes ; elle a voulu échapper tour à tour au régime féodal, aux prétentions et aux luttes égoïstes des grands seigneurs, à la prédominance de la cour, à l’arbitraire, à l’imprévoyance et aux fantaisies du pouvoir absolu. L’unité nationale, l’égalité civile et la liberté politique ont été, dans tout le cours de notre histoire, l’objet de nos désirs et de nos efforts. Nos plus grands penseurs et acteurs politiques, et la nation elle-même, dans sa tendance obscure mais puissante, ont constamment marché dans ce sens et vers ce but. La révolution de 1789 a été l’explosion la plus violente et la plus grave de cet assidu travail national. En a-t-elle été une issue funeste ou une crise féconde ? La France a cru remporter alors, non seulement pour elle-même mais pour l’humanité tout entière, une grande victoire. S’est-elle trompée ? Avons-nous marché, depuis tant de siècles, dans une bonne ou dans une mauvaise voie, vers le succès ou vers la déception ? Sommes-nous en cours de progrès ou à l’entrée de la décadence ? C’est là, à vrai dire, la question sur laquelle d’éminents et honnêtes esprits diffèrent aujourd’hui, et qui inspire à quelques-uns tant de sombres et alarmantes paroles, tandis que d’autres persistent dans des chants de triomphe.

J’ai quelque droit de dire que personne n’est plus frappé et plus choqué que moi des crimes, des fautes, des erreurs, des folies d’idée et d’action qui ont éclaté dans le cours de la révolution française ; je n’ai jamais hésité à en exprimer ma pensée, et ma franchise à ce sujet n’a peut-être pas été étrangère à l’ardeur des luttes que j’ai eu à soutenir dans ma carrière publique ; j’ai affronté par là bien des préjugés et froissé bien des amours-propres. Je ne retire rien de mes sentiments et de mon langage. Mais, malgré ce qu’on a appelé ma passion antirévolutionnaire, j’étais et je demeure convaincu qu’à tout prendre, et quel que soit le mal qu’elle a fait et qui en reste, la révolution française a servi la bonne cause nationale et humaine, que la France et le monde y gagneront plus qu’ils n’ont eu ou n’auront à en souffrir, et qu’à travers toutes nos épreuves nous sommes dans une ère de progrès, non dans un commencement de décadence. Je puise les motifs de mon optimisme à la fois dans la sphère des idées et dans celle des faits. Théoriquement, il y a dans les principes de 1789 une large et féconde part de vérité, supérieure à la part d’erreur qu’ils contiennent et qui pourtant est grande. Historiquement, la tendance et le travail qui, pendant des siècles, ont été pour la France une source d’incontestables progrès vers la justice, la liberté et le bien social, ne peuvent être devenus tout à coup une cause de décadence. Pratiquement, malgré tous ses maux et toutes ses lacunes, le siècle présent n’a pas à redouter la comparaison avec les siècles passés, il n’y a eu, dans l’histoire de la société française, point d’époque dans laquelle elle eût bien fait de s’arrêter et à laquelle elle doive souhaiter de revenir.

Je reviens à ma question : quels périls et quels obstacles rencontre aujourd’hui, dans notre état social et dans nos mœurs, l’établissement efficace et durable de la liberté ? Le christianisme est-il propre à nous servir ou à nous nuire dans ce travail ?

Conservateurs ou libéraux, chrétiens ou libres penseurs, catholiques ou protestants, tous les hommes sérieux et clairvoyants s’accordent aujourd’hui à déplorer la prépondérance des intérêts matériels, la soif des jouissances physiques et vulgaires, et les habitudes d’égoïsme et de mollesse qui en résultent. Ils ont raison ; de nos jours, avec la mission de notre temps, c’est là un mal plus grand que ne le croient peut-être ceux-là même qui le déplorent. Avec la vive et forte couleur de son langage, l’empereur Napoléon disait : « Je ne crains pas les conspirateurs qui se lèvent à dix heures du matin et qui ont besoin de mettre une chemise blanche. » Ce n’est pas de conspirateurs qu’il s’agit ici, et la vigueur de l’âme n’exige pas qu’on ne prenne nul soin de sa personne ; ce qui importe à quiconque veut être libre, individu ou peuple, c’est de n’être pas essentiellement préoccupé de son bien-être matériel et de ses petits désirs personnels ; c’est de l’égoïsme et de l’épicuréisme qu’il faut surtout se défendre. Grossier ou délicat, l’épicurien se résigne difficilement aux efforts ou aux sacrifices, et il se contente aisément pourvu que son plaisir ou son repos soient assurés. Même sage et doux, l’égoïsme est une passion froide et stérile, qui ne domine qu’en énervant et abaissant la nature humaine. La liberté veut des mœurs plus fortes, des aspirations plus hautes, des résistances plus fermes, un état d’âme dans lequel la sympathie morale et le désintéressement tiennent plus de place. Précisément en ceci, le christianisme a de quoi donner à la société moderne ce qui lui manque ; il apprend à tous, grands ou petits, riches ou pauvres, à ne pas placer dans les satisfactions matérielles toute leur vie il les appelle dans des régions plus élevées, et en même temps qu’il leur inspire des ambitions plus pures, il leur ouvre, pour le bonheur même, de plus belles espérances. Puissant ou humble, fier ou modeste, le chrétien ne saurait trouver, même dans l’intérêt bien entendu, cette vaine panacée des politiques, sa préoccupation exclusive et son unique mobile ; soit envers ses semblables, soit pour son propre compte, il a un autre but à poursuivre, d’autres lois à accomplir, d’autres sentiments à témoigner et à satisfaire ; il ne peut être ni épicurien, ni égoïste. C’est là le premier et le plus grand des services que la religion chrétienne peut et doit rendre, de nos jours, aux sociétés qui aspirent à la liberté.

Voici le second.

La liberté ne vient pas sans amener à sa suite une large mesure de licence. C’est un rêve d’espérer qu’on jouira des bienfaits de l’une sans courir les risques et subir les inconvénients de l’autre. C’est aussi un rêve de croire qu’avec des lois pénales, des tribunaux et des gendarmes, on réprimera efficacement la licence. La répression légale et matérielle est nécessaire, mais insuffisante ; il faut, dans cette lutte, autre chose que des procès et des peines ; la prévention morale et spontanée, cette influence du bon état des esprits et des mœurs, est indispensable contre la licence qu’entraîne inévitablement la liberté. Deux choses sont certaines : l’une, que dans un pays libre on ne saurait prétendre à réprimer complètement la licence ; l’autre, que les forces morales et préventives de la société elle-même mettent seules les gouvernements et les peuples en état de supporter la part de licence qu’on ne saurait supprimer. Le christianisme est la plus efficace, la plus populaire et la plus éprouvée de ces forces. Il est efficace contre la licence à deux titres et par deux moyens : en principe, il maintient à l’autorité son droit et son rang, et ne l’humilie jamais devant la liberté dont pourtant il reconnaît et réclame aussi le droit ; en fait, il inspire aux hommes un sentiment dont l’autorité ne saurait se passer, le respect. L’absence de respect est le plus grave danger de l’autorité ; elle souffre bien plus de l’insulte que de l’attaque ; et c’est précisément à l’insulter, à l’avilir systématiquement que ses plus ardents ennemis mettent de nos jours, leur passion et leur art. Il y a des licencieux, des turbulents et des insolents dans les sociétés chrétiennes comme dans les autres ; mais les croyances et les mœurs chrétiennes suscitent et maintiennent aussi, dans les masses populaires comme dans les régions hautes, de respectueux amis de l’ordre légal et moral, des hommes que la licence et l’insulte choquent autant qu’elles les effrayent, et qui, libres aussi, recourent alors, pour leur propre compte, aux maximes et aux armes de la liberté. L’histoire offre, à cet égard, de concluants exemples. Les peuples chrétiens sont les seuls chez qui la licence n’ait pas définitivement amené l’anarchie ou le despotisme, les seuls qui, à plusieurs reprises et par des réactions salutaires, aient traversé, sans y succomber moralement et politiquement, les excès du pouvoir et ceux de la liberté. Ni les États de l’antiquité païenne, ni ceux de l’Orient bouddhiste ou musulman n’ont pu soutenir de telles épreuves ; ils ont eu leurs jours de santé et de gloire ; mais quand le mal de la licence ou de la tyrannie les a une fois atteints, ils y sont tombés sans retour, et la décadence, prompte ou lente, orageuse ou apathique, est devenue toute leur histoire. C’est l’honneur de la religion chrétienne qu’elle a de quoi relever les sociétés de leurs maladies comme les individus de leurs égarements, et que, par ses croyances et ses sentiments, elle a, plus d’une fois déjà, fourni tantôt aux amis de l’ordre, tantôt aux amis de la liberté, des asiles dans leurs revers et des forces pour reprendre le terrain perdu.

Il y aurait aujourd’hui, pour les amis de la liberté, autant d’imprudence que d’ingratitude à méconnaître ce grand fait et ses salutaires avertissements. Ils sont appelés à une œuvre bien plus difficile que toutes celles que jusqu’ici ils ont eu à accomplir ; ils n’ont plus seulement à chercher, pour la liberté, des garanties contre les envahissements d’un pouvoir préexistant ou les emportements d’une licence accidentelle et passagère ; ils ont à concilier la domination déclarée et officielle de la démocratie avec la liberté, avec la liberté régulière et durable. Jusqu’aux temps modernes, partout où elle a existé, la liberté politique a été le résultat de la présence simultanée et de la lutte de diverses forces sociales, insuffisantes pour dominer seules, mais capables de se résister mutuellement ; tantôt la royauté, tantôt l’aristocratie, tantôt l’Église, puissantes d’avance et par elles-mêmes, ont vécu côte à côte avec la démocratie contenue et limitée dans son pouvoir et ses succès ; il n’y a maintenant, parmi nous, plus de forces diverses assez puissantes et assez indépendantes pour jouer, dans la société et dans son gouvernement, un tel rôle ; royauté, aristocratie, Église, ne sont plus que de fragiles débris du passé, ou des instruments que la démocratie crée elle-même et qui reçoivent d’elle une force empruntée. Est-ce là désormais l’état permanent des sociétés humaines, ou n’est-ce qu’un fait plus ou moins transitoire, amené par la série des siècles et des révolutions, et que d’autres siècles et d’autres révolutions viendront profondément modifier ? L’avenir en décidera. Quoi qu’il en soit, c’est sous la domination exclusive d’une force unique, la démocratie, que nous avons maintenant à fonder la liberté.

Que toute force unique et dominante soit tentée d’abuser et de devenir tyrannique, c’est une vérité d’expérience et de bon sens sur laquelle je n’ai pas besoin d’insister. Indépendamment de cette dangereuse pente sur laquelle elle est placée comme toutes les autres puissances, la force démocratique a deux caractères qui lui sont propres et qui appellent la sollicitude des amis de la liberté. C’est sur le droit de toute volonté humaine et sur le grand nombre des volontés humaines qu’elle fonde son origine et son pouvoir. La vérité et l’erreur se serrent de bien près dans ce système, et il fait à la liberté une situation pleine de péril. La volonté humaine est digne de respect ; mais elle n’est pas à elle-même toute sa loi ni une loi essentiellement légitime ; elle est obligée envers une autre loi qui n’est pas son ouvrage, qui lui vient de plus haut que l’homme et qu’elle ne peut pas plus abolir qu’elle ne l’a créée ; la loi morale est le droit supérieur, le droit divin auquel les volontés humaines sont tenues de se soumettre, quel que soit leur nombre. La démocratie est essentiellement préoccupée des volontés humaines et toujours portée à leur attribuer le caractère et les droits de la loi divine ; l’homme tient tant de place dans ce régime, et une place si haute, qu’il oublie aisément Dieu et se prend lui-même pour Dieu. De là résulte une sorte de polythéisme politique qui ne sait arriver à l’unité de loi et d’action, dont la société et son gouvernement ne peuvent se passer qu’en faisant appel à un grossier arbitrage matériel, au plus grand nombre des volontés humaines. L’individu et le nombre, ce sont là, je ne dis pas les seuls principes, mais deux principes caractéristiques de la démocratie ; et c’est contre la domination absolue de ces deux principes que, pour son propre honneur et son propre salut, elle a besoin d’être incessamment avertie et défendue. « Souviens-toi que tu es homme, » se faisait dire tous les matins un sage roi : ce sublime et prudent appel n’est pas moins nécessaire à la démocratie qu’à la royauté, et c’est précisément le salutaire office que lui rend la religion chrétienne ; il y a là une lumière, une voix, une loi, une histoire, qui ne viennent pas de l’homme et qui le mettent à sa place sans porter atteinte à sa liberté. Aucune croyance, aucune institution n’élève si haut la dignité humaine et ne réprime si puissamment l’arrogance humaine. Plus la société est démocratique, plus il lui importe que ce double effet soit incessamment produit dans son sein. Le christianisme seul a cette vertu.

Je sais l’objection capitale qui s’élève contre son empire : « Que la médecine vienne sans les médecins, » dit Rousseau dans une boutade contre les médecins, et tout en se souvenant qu’en soi la médecine peut être bonne et salutaire. Que de fois j’ai entendu des hommes d’esprit et de fort honnêtes gens s’écrier : « Que la religion vienne sans les prêtres ; je suis chrétien, mais non pas clérical. » Je n’ai garde de méconnaître et d’éluder cette difficulté, la plus grave peut-être, non dans le fond des questions, mais dans l’état actuel des faits et des esprits.

Comme protestant, je n’ai pas à m’en préoccuper ; le clergé n’est pas, chez les nations protestantes, l’objet d’une telle inquiétude. C’est, à mon sens, l’un des meilleurs résultats de la réforme du xvie siècle, luthérienne ou calviniste, anglicane ou dissidente, qu’elle a fortement rapproché et uni la société ecclésiastique et la société religieuse générale, le clergé et les fidèles ; elle a produit cet effet, d’abord en autorisant, pour le clergé, le mariage et la vie de famille, ensuite en faisant aux fidèles laïques une part dans le gouvernement de l’Église. Le partage n’a pas toujours été judicieux ni équitable ; tantôt le clergé, tantôt les fidèles laïques ont été mis hors de leur place naturelle et lésés dans leurs droits légitimes ; mais le pouvoir absolu et la complète subordination ont disparu de leurs rapports ; les laïques ont eu voix et influence dans les affaires du troupeau ; les prêtres ont été des pasteurs et des magistrats religieux, non plus des maîtres spirituels. Ce régime a abouti, entre les deux sociétés, à beaucoup de combinaisons diverses : tantôt le pouvoir civil a envahi le gouvernement de la société religieuse, et enlevé au clergé non seulement l’empire, mais l’indépendance ; tantôt les deux sociétés, l’État et l’Église, ont réglé par des traités les conditions de leurs rapports ; ailleurs, comme aux États-Unis d’Amérique, ces deux sociétés se sont complètement séparées et sont rentrées chacune dans leur mutuelle indépendance ; ailleurs encore, comme parmi les quakers et les moraves, toute autorité ecclésiastique, tout ordre de prêtres ont été abolis, et les laïques ont vécu dans l’isolement et le mouvement spontané de la conscience individuelle. Mais à travers toutes ces diversités, c’est le caractère fondamental des Églises et des sectes issues de la réforme du xvie siècle que les prêtres n’y sont pas les intermédiaires nécessaires et souverains entre Dieu et les âmes, et qu’ils ne gouvernent pas seuls la société religieuse. C’est surtout en vertu de ce principe que la distinction entre la vie civile et la vie religieuse a été efficacement consacrée, et que, dans la société religieuse elle-même, la liberté a repris son droit et son action.

C’est chez les nations catholiques que les prêtres sont l’objet de cette méfiance obstinée dont la religion chrétienne a tant à souffrir. L’histoire ne permet pas de s’en étonner. Que les ambitions, les passions, les intérêts temporels et personnels se soient souvent et profondément mêlés, dans le clergé catholique, à la foi et à la mission religieuse ; que des maux et des abus graves en soient résultés dans les rapports de l’Église avec l’État, des prêtres avec les fidèles et dans le sein du clergé lui-même, ce sont là des faits presque aussi incontestés qu’incontestables, et sur lesquels on pourrait invoquer le témoignage des plus saints hommes de l’Église catholique comme de ses adversaires. Que ces faits aient amené et maintiennent encore les malveillances et les attaques auxquelles les prêtres sont en butte, rien de plus naturel et de plus inévitable. Je n’en tiens pas moins pour certain que, de nos jours et dans l’état actuel de notre société, ces attaques sont injustes, inintelligentes, inopportunes et aussi nuisibles à l’État qu’à l’Église, à la liberté qu’à la religion. On peut être injuste et ingrat envers les institutions comme envers les personnes. Depuis la chute de l’empire romain, pendant les siècles les plus durs et les plus tristes de l’histoire moderne, à travers ses prétentions et ses usurpations égoïstes, le clergé catholique, papauté, épiscopat, ordres monastiques, simples prêtres, a déployé et dépensé, pour l’affirmation et la protection des intérêts moraux de l’humanité, des trésors d’intelligence, de courage et de persévérance. Il n’a pas toujours accepté et accompli sa mission dans toute son étendue ; il n’a pas maintenu la religion chrétienne dans toute sa largeur et son désintéressement évangélique ; il a eu sa part dans les violences, les iniquités et la tyrannie des divers maîtres de la société à cette époque ; il a souvent fait payer cher à la liberté les services qu’il rendait à la civilisation ; mais quand la liberté est devenue l’une des conquêtes de cette civilisation et la preuve comme le gage de ses progrès, il y a injustice et ingratitude à oublier ce qui a été l’œuvre du clergé catholique dans l’état social qui a abouti à ce glorieux résultat.

L’injustice est d’autant plus grande qu’elle est maintenant inopportune et inutile. A voir l’âpreté et le mélange de colère et d’alarme qui éclatent dans les attaques contre le catholicisme et ses prêtres, on dirait que l’inquisition est à nos portes, que nos libertés religieuses et civiles subissent en ce moment, de la part de l’Église catholique, un assaut plein de péril, que nous avons besoin de déployer toute notre force et toute notre passion pour repousser la domination de la cour de Rome et de son armée. Y eut-il jamais une plus étrange méconnaissance des faits ? De quel côté viennent donc, depuis un siècle, le mouvement et l’agression ? N’est-ce pas évidemment l’esprit de liberté, en religion comme en politique, qui a l’initiative, l’élan, le progrès ? Pour l’Église catholique la résistance est maintenant la situation naturelle et obligée ; le catholicisme est bien plus menacé, bien plus attaqué par l’esprit de notre temps qu’il ne menace et n’attaque nos libertés. Il est vrai, le pouvoir suprême de l’Église catholique, la papauté, maintient, en principe, certaines maximes et certaines traditions inconciliables avec l’état actuel de la pensée et de la vie humaine ; elle continue à condamner officiellement quelques-uns des principes essentiels de la société moderne. J’userai ici, avec un sérieux respect, mais sans détour, de mon droit et comme protestant et comme citoyen d’un pays libre ; je suis profondément convaincu qu’il y a dans cette persistance systématique, quelque consciencieuse et digne qu’elle soit, un grand manque de clairvoyance religieuse autant que de prudence politique ; je crois que le catholicisme pourrait, sans s’abdiquer lui-même, sans renoncer à ce qu’il a de vital, se mettre en harmonie avec les conditions, vitales aussi, de l’état moral et social de notre temps. J’ajoute que, tant que le gouvernement de l’Église catholique n’aura pas accepté et accompli cette œuvre de conciliation vraie et profonde, les amis de la liberté auront sujet et raison de se tenir, envers ce gouvernement, dans une réserve vigilante, au nom des principes moraux et libéraux qu’il désavoue. Mais qu’ils n’attribuent pas à ce désaveu plus d’importance qu’il n’en possède, et qu’ils surveillent, sans s’en alarmer, le pouvoir ecclésiastique qui le prononce ; il n’y a rien là de bien menaçant, rien qui arrête effectivement le cours des faits ; le système des institutions libérales n’en est pas moins vainqueur dans le présent et en progrès vers l’avenir. Bien des fautes ont été et probablement seront encore commises dans cette voie ; nous y avons subi et nous y subirons probablement encore bien des temps d’arrêt, bien des coups de réaction ; mais le mouvement général n’en restera pas moins le même, et le résultat définitif, la conquête de la liberté religieuse, civile et politique, n’en est pas moins assuré.

Ceci n’est pas une espérance philosophique ; c’est déjà de l’histoire. Il y a eu bien des vicissitudes, bien des crises diverses dans la lutte engagée, depuis un siècle, entre la France libérale et le catholicisme ; la France libérale s’est souvent trompée et égarée, et le catholicisme en a habilement profité ; mais à chaque retour de fortune, il a reconnu et accepté une partie des victoires qu’il avait subies. L’Assemblée constituante par la constitution civile du clergé, la Convention nationale par les proscriptions, avaient tenté, l’une d’asservir, l’autre d’abolir l’Église catholique ; le grand maître de la révolution, Napoléon, l’a relevée par le concordat de 1802 ; mais en même temps le concordat a consacré plusieurs des principes fondamentaux du régime libéral, et l’Église catholique a sacré Napoléon et signé le concordat, tout en protestant contre quelques-unes de ses conséquences. La restauration a voulu remettre en question le concordat et rétablir sur leurs anciennes bases les rapports entre l’État et l’Église ; elle a rencontré, dans les rangs mêmes du parti royaliste, une résistance décisive, et elle a échoué dans son dessein. Sous le gouvernement de 1830, c’est au nom de la liberté et en en réclamant les droits que le catholicisme a regagné du terrain et repris une vigueur nouvelle. Quand la république a reparu en 1848, le catholicisme l’a ménagée au moins autant qu’elle le ménageait ; d’une part, il lui a fait des concessions prudentes ; de l’autre, c’est de la liberté qu’il s’est servi pour défendre et affermir sa propre position. Je m’arrête devant les relations de l’Église catholique avec le nouvel empire ; elle a payé cher ce qu’elle en a reçu ; mais là encore elle s’est montrée et se montre résolue à une large mesure de patience et de résignation. Elle a raison.

Un fait me frappe dans tout le cours de cette orageuse histoire. Au milieu de ses revers et de ses concessions, le catholicisme a déployé une rare et énergique vertu de fidélité et d’indépendance. Aux sanglantes persécutions de la Terreur, il a opposé l’inépuisable sang de ses martyrs, évêques, prêtres, moines, hommes, femmes ; ce clergé français, naguère si chancelant dans sa foi et si mondain dans ses mœurs, a porté sa crois avec un indomptable sentiment d’honneur chrétien. Le despotisme de l’empereur Napoléon a rencontré, dans le pape Pie VII, dans quelques cardinaux et quelques évêques, une tranquille fermeté de résistance que ni la force du despote, ni la contagion de la servilité contemporaine n’ont pu vaincre. Et aujourd’hui encore, qui pourrait méconnaître avec quelle activité, quel dévouement, quels sacrifices et quelle efficacité le catholicisme, par sa seule énergie intérieure, soutient sa cause et son chef ? Si la société civile avait défendu ses libertés et sa dignité comme l’Église catholique défend les siennes, la France libérale serait plus avancée dans sa voie et vers son but.

Mais que les catholiques ne s’y trompent pas : on ne se sert pas de la liberté sans se compromettre et s’engager avec elle ; on ne lui fait pas appel sans lui rendre hommage, et elle met la main sur ceux à qui elle prête son appui. Le grand fait que j’invoquais tout à l’heure, le travail de conciliation entre la société moderne et le catholicisme est plus avancé que ne le croient ceux qui s’y refusent ou s’y opposent encore. Deux symptômes le prouvent. C’est dans le sein même du catholicisme et parmi ses plus zélés défenseurs que s’est formé ce groupe de catholiques libéraux qui a joué et qui continue de jouer, dans la lutte pour les libertés de leur Église et les droits de son chef, un rôle si actif ; certes, le talent ne leur manque pas plus que le zèle ; ils sont l’ornement de leur Église en même temps que son épée intellectuelle, et l’ouvrage qui soutient leurs idées, le Correspondant est, après la Revue des Deux-Mondes, le recueil périodique qui obtient le plus de succès et de publicité. Je passe de ce groupe brillant aux rangs les plus modestes du clergé catholique ; j’interroge les dispositions, l’attitude, la conduite de ces fidèles et humbles prêtres qui exercent, dans nos campagnes et dans les moindres quartiers de nos villes, leur ministère chrétien ; ils n’ont pas toujours toute la science, toute la culture d’esprit qu’on pourrait désirer ; mais tout en gardant la foi catholique, tout en donnant l’exemple des mœurs chrétiennes, ils vivent au milieu de la population ; ils la connaissent, ils la comprennent ; ils savent à quelles conditions on peut bien vivre avec elle et exercer sur elle quelque influence ; ils entrent peu à peu dans ses sentiments et ses instincts ; sans le préméditer, sans s’en rendre compte, ils deviennent de jour en jour plus hommes de leur pays et de leur temps, plus familiers avec les idées et les tendances libérales de la société moderne. Ainsi aux deux pôles du catholicisme, dans les rangs les plus élevés et dans sa milice populaire, d’une part les lumières et les talents supérieurs, d’autre part le bon sens et la droiture des âmes produisent les mêmes résultats ; ainsi fait son chemin, dans l’Église catholique, l’acceptation, explicite ou tacite, de ces principes moraux et politiques de 1789 sur lesquels se fondent le nouvel état social, ses lois et ses libertés.

Je ne discute point ; je ne sais point de polémique ; j’expose les faits tels que je les observe et les apprécie. Voici quelles sont, à mon sens, pour la société française, car c’est de la France seule que je m’occupe, les conséquences essentielles qui en découlent quant aux rapports du christianisme avec la liberté.

Je n’ai, sur ce point, rien à dire de l’Église protestante française ; les questions qui l’agitent depuis quelque temps sont des questions de foi et de discipline intérieure, étrangères à toute incertitude, à toute dissidence sur les droits de la conscience et de la société religieuse dans leurs rapports avec la société civile. Le protestantisme français, orthodoxe ou non, adopte et soutient les maximes les plus larges quant à la liberté religieuse et à sa garantie par la séparation de la vie religieuse et de la vie civile ; les plus zélés libéraux n’ont, à cet égard, rien à demander aux plus orthodoxes protestants ; ceux-ci sont même, dans leur Église, les plus exigeants quant aux droits de la société religieuse, à son autonomie intérieure et à son indépendance envers l’État. C’est entre le catholicisme et les principes essentiels de la société moderne que se débat la question générale de la liberté.

Plus j’y réfléchis, plus je demeure convaincu qu’il n’y a désormais, pour cette question, que deux solutions sérieuses et efficaces : l’une, l’alliance entre l’État et l’Église, à des conditions qui, en distinguant la vie civile et la vie religieuse, garantissent, pour les individus, la liberté religieuse dans la société civile, et pour l’Église elle-même, l’autonomie intérieure en matière de foi et de discipline religieuse. L’autre solution est la complète séparation de l’Église et de l’État et leur indépendance mutuelle.

Que l’Église préfère le régime de l’alliance avec l’État à celui de la liberté dans la séparation, je le comprends et elle a raison. L’alliance avec l’État est, pour elle, un témoignage de force, un moyen d’influence, un gage de dignité et de stabilité. La complète séparation des deux sociétés fait aux institutions religieuses, spécialement au clergé, une situation mobile et précaire ; c’est un régime essentiellement démocratique et qui place la magistrature ecclésiastique sous l’empire des idées et des volontés de son peuple, plus que le peuple sous l’influence de ses magistrats religieux. C’est surtout avec l’origine, le principe fondamental et l’organisation hiérarchique de l’Église catholique que ce régime ne s’accorde guère ; elle ne peut l’accepter que devant le plus pressant intérêt d’autorité morale, d’indépendance et de liberté. Mais que l’Église catholique ne s’y méprenne pas ; le régime de l’alliance avec l’État a aussi des conditions sans lesquelles elle ne saurait y trouver les avantages qu’elle en espère ; pour que l’alliance soit sérieuse et efficace, il faut qu’il y ait, entre l’Église et l’État, une large mesure d’accord quant aux principes essentiels de la société religieuse et de la société civile qu’ils représentent ; si les deux sociétés et leurs gouvernements n’admettaient pas leurs principes mutuels, s’ils se désavouaient sans cesse et se faisaient, au sein de leur alliance, une guerre ouverte ou cachée, les bons effets de l’alliance disparaîtraient, et l’alliance même serait bientôt compromise. Les traités conclus à diverses époques, sous le nom de concordats, entre l’État et l’Église, dans divers pays de l’Europe chrétienne, n’ont été possibles et efficaces que parce qu’il y avait un grand fond d’harmonie entre les institutions fondamentales des deux parties contractantes ; elles différaient sur certains points ; elles avaient réciproquement des concessions à se faire et des garanties à s’accorder ; mais, dans l’ensemble, elles s’approuvaient mutuellement et se soutenaient sincèrement ; la paix était le point de départ de leur alliance, et ni pour l’une, ni pour l’autre, les dissentiments ne portaient sur des questions vitales. Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire de l’Église catholique en France, de l’Église anglicane en Angleterre, de l’Église luthérienne en Allemagne et en Suède, pour reconnaître cette vérité ; et ce qui se passe, ce qui se traite de nos jours en Italie et en Autriche, quant aux relations de l’Église avec l’État, en est une éclatante confirmation. Dans un temps de liberté, de publicité et de discussion continuelle, quand toutes choses peuvent être pensées, dites, soutenues ou attaquées, il est plus que jamais indispensable qu’un traité entre l’État et l’Église soit sérieux et sincère, c’est-à-dire que les deux contractants se reconnaissent et s’acceptent tels qu’ils sont réellement, sans équivoque ni subterfuge. A cette condition seulement, l’alliance est vraie, digne et utile. En présence des mouvements à découvert et des hardiesses incessantes de la liberté, la politique de réticence, d’ajournement, de réserves obscures, d’expédients contradictoires et de lutte sourde n’est plus praticable ; elle déconsidère et affaiblit le pouvoir qui s’y confie, bien plus qu’elle ne le soutient. Je crois, pour mon compte, que l’Église catholique peut, sans péril, sinon pour ses habitudes, du moins pour ses principes essentiels, se mettre en paix avec les principes fondamentaux de la société moderne et de son gouvernement civil ; mais si elle ne voulait pas ou ne savait pas marcher vers ce but et l’atteindre, qu’elle ne se fasse point d’illusion ; le régime de l’alliance avec l’État lui apporterait plus de faiblesse et de péril que d’avantages, et elle n’aurait qu’à se réfugier dans celui de la séparation et de la complète indépendance.

Quant à l’État, le système de la séparation des deux sociétés le délivrerait de beaucoup de charges et d’embarras ; mais il lui en susciterait d’autres et il lui enlèverait bien des avantages. Il est commode de dire : « L’Église libre dans l’État libre ; » mais, après leur longue alliance, ce principe est plus facile à proclamer qu’à pratiquer ; non seulement un tel divorce ne se fait pas sans de grands déchirements ; il a de plus longs résultats ; une fois dégagés de tout lien avec le pouvoir civil, les ministres de la religion ne se préoccupent plus guère des intérêts de la société civile ; les questions et les affaires religieuses absorbent leurs pensées. Dans son alliance avec l’Église, le gouvernement de l’État a longtemps puisé et peut puiser encore une influence morale d’une grande valeur ; à une condition pourtant, nouvelle et capitale : dans l’état actuel des idées et des mœurs, les bons résultats politiques de cette alliance ne sont possibles que si le pouvoir civil demeure étranger à toute immixtion dans les questions purement religieuses ; la complète indépendance de l’Église et de ses chefs, en matière de foi et de discipline religieuse, autorise et épure seule leur appui indirect au gouvernement de l’État. L’alliance des deux pouvoirs a pu jadis se concilier, dans une certaine mesure, avec une assez grande confusion dans leurs attributions mutuelles et une assez vive prétention, de leur part, à se dominer l’un l’autre ; rien de semblable ne peut se reproduire aujourd’hui ; aucun des deux pouvoirs ne saurait être le maître ni le serviteur de l’autre. Que ni les princes ni les prêtres ne s’y trompent ; leur indépendance réciproque et leur empire incontesté, chacun dans son domaine, peuvent seuls donner à leur alliance la dignité nécessaire à sa réelle et durable efficacité.

Toutes les routes m’amènent au même point ; à toutes les questions les faits me font la même réponse. La liberté a besoin du christianisme, le christianisme a besoin de la liberté. La religion chrétienne est l’allié le plus nécessaire à la société moderne qui veut être libre. Le christianisme et la société moderne s’inspirent mutuellement, je le reconnais, des inquiétudes et des méfiances graves ; mais ces méfiances, ces inquiétudes ne sont point le résultat naturel et inévitable des principes essentiels à la société civile et à la société religieuse, ni de leurs rapports obligés ; elles sont nées des fautes que les deux sociétés ont commises l’une envers l’autre, et des luttes qu’elles se sont infligées l’une à l’autre ; la liberté seule peut combattre efficacement ces mauvaises routines et ces tristes souvenirs. Pour les dissiper définitivement, il faudra autre chose encore que la liberté ; mais sans liberté, ni la société religieuse ni la société civile n’atteindront leur but légitime qui est la paix dans leurs relations et le progrès moral de l’individu et de l’État, au sein soit de leur alliance, soit de leur mutuelle indépendance.

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