Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE I

CHAPITRE XI
Comment Dieu anéantit la race des Sodomites, dont les péchés avaient excité sa colère.

Impiété des Sodomites.

1. A la même époque, les Sodomites, tout fiers de leur nombre et de l'étendue de leurs richesses, se montraient arrogants envers les hommes et impies à l'égard de la divinité[1], si bien qu'ils ne se souvenaient plus des bienfaits qu'ils en avaient reçus ; ils haïssaient les étrangers[2] et fuyaient toute relation avec autrui. Irrité de cette conduite[3] Dieu décida de châtier leur insolence, de détruire leur ville et d'anéantir le pays au point qu'aucune plante, aucun fruit n'en pût naître désormais.

[1] Cf. Gen. R., XLI. Selon le Midrash, les Sodomites péchaient envers eux-même par leurs infractions aux lois et envers Dieu par leur idolâtrie.

[2] Le Talmud (Sanhédrin, 109 a) rapporte aussi que les habitants de Sodome, orgueilleux de leur prospérité et de la richesse de leur pays, où « poussait le pain » selon le verset de Job (XXVIII, 5), décidèrent de ne plus accueillir les passants, les « ôberè derachim ».

[3] Genèse, XVIII, 20.

Abraham et les anges.

2.[4] Après que Dieu eut rendu ce jugement contre les Sodomites, Abram, étant assis auprès du chêne de Mambré, devant la porte de sa cour, aperçut un jour trois anges : s'imaginant que c'étaient des étrangers, il se leva, les salua, et les invita à entrer chez lui pour jouir de son hospitalité. Ceux-ci acceptèrent, et il fit préparer sur-le-champ du pain de fleur de farine ; il immola un veau, qu'il fit rôtir et porter à ses hôtes, attablés sous le chêne ; ceux-ci lui donnèrent à croire qu'ils mangeaient[5]. Ils s'informèrent aussi de sa femme et demandèrent où était Sarra ; comme il leur dit qu'elle était dans la maison, ils assurèrent qu'ils reviendraient un jour et la trouveraient mère. La femme sourit à ces mots[6] et se dit impropre à la maternité puisqu'elle avait quatre-vingt-dix ans et son mari cent ; alors ils cessèrent de dissimuler et révélèrent qu'ils étaient des messagers de Dieu, que l'un d'entre eux était envoyé pour annoncer l'enfant et les deux autres[7] pour anéantir les Sodomites.

[4] Genèse, XVIII, 2.

[5] Ce détail se lit aussi dans le Midrash (Gen. R., XLVIII). Le mot « et ils mangèrent » de la Genèse (XVIII, 8) est compris comme s'il y avait : « et ils firent semblant de manger ». Philon dit de même (De Abrah., § 23, M. II, p. 18) : τεράστιον δὲ καὶ τὸ μὴ πεινῶντας πεινώντων καὶ μὴ ἐσθίοντας ἐσθιόντων παρέχειν φαντασίαν « chose merveilleuse, quoique n'ayant pas faim, ils avaient l’air d'avoir faim, et, quoique ne mangeant pas, ils paraissaient manger ».

[6] Le texte est probablement altéré. Comment Sara peut-elle sourire d'un propos qu'elle n'a pas entendu ? [T. R.]

[7] La tradition assigne aussi une mission différente à chacun des anges. Voir Raba Meçia, 86 b ; Gen. R., L. Le verset XIX, 1, où il n'est plus question que de deux messagers, exerçait les commentateurs et leur faisait supposer que l'un des anges, le premier, était chargé d'annoncer à Sara la naissance d'un fils ; les deux autres devaient sauver Loth et détruire Sodome. Selon Philon aussi (De Abrah., 28, M. II, p. 22), deux des trois anges seulement étaient chargés d'aller à Sodome.

Les anges à Sodome.

3. A cette nouvelle, Abram plaignit les Sodomites ; il se leva et fit une prière à Dieu, le suppliant de ne point faire périr les justes et les bons avec les méchants. Dieu lui répondit qu'aucun Sodomite n'était bon, que, s'il s'en trouvait dix, il remettrait à tous le châtiment de leurs crimes. Là-dessus, Abram se tut. Les anges[8] arrivèrent dans la ville des Sodomites, et Lôt leur offrit l'hospitalité, car il était fort bienveillant pour les étrangers et avait pris pour exemple la bonté d'Abram[9]. Les Sodomites, ayant aperçu ces jeunes hommes d'une remarquable beauté que Lôt avait fait descendre chez lui, complotèrent de faire violence à leur jeunesse. Lôt les conjure de se contenir, de ne point déshonorer leurs hôtes, mais de respecter leur séjour chez lui ; s'ils ne pouvaient maîtriser leur passion, il leur livrerait plutôt ses propres filles, disait-il, pour racheter ces jeunes gens ; mais cela même ne les fit pas céder.

[8] Genèse, XIX, 1.

[9] Le Midrash (Gen. R., L, et Pirké R. Eliezer, XXV) explique que Loth avait appris l'hospitalité quand il demeurait avec Abraham.

Destruction de Sodome.

4.[10] Dieu, indigné de leur audace, aveugla les criminels de manière qu'ils ne purent trouver l'entrée de la demeure de Lôt, et il décida la perte de tout le peuple des Sodomites. Lôt, à qui Dieu annonce la ruine prochaine des Sodomites, part en emmenant sa femme et ses deux filles, qui étaient vierges ; quant à leurs prétendants, ils se moquaient de ce départ et traitaient de niaiserie ce que Lôt leur disait. Alors Dieu lance ses traits sur la ville et la brûle avec ses habitants, anéantissant tout le pays dans un même embrasement, comme je l'ai rapporté antérieurement dans mon récit de la guerre judaïque[11]. La femme de Lôt, pendant la fuite, ne cessant de se retourner vers la ville et de regarder indiscrètement ce qui s'y passait malgré la défense expresse de Dieu, fut changée en une colonne de sel ; j'ai vu cette colonne qui subsiste encore aujourd'hui[12]. Lôt s'enfuit seul avec ses filles et va occuper un petit endroit resté intact au milieu des ravages du feu ; il porte encore le nom de Zoôr[13] : les hébreux appellent ainsi ce qui est petit. Il y vécut misérablement par suite de l'absence d'habitants et du manque de ressources.

[10] Genèse, XIX, 11.

[11] Voir Bell. Jud. (liv. IV, XVIII, 4). Josèphe n'accepte pas l'opinion d'après la quelle Sodome aurait disparu dans la mer Morte.

[12] Il s'agit sans doute d'un bloc détaché de la chaîne de montagnes appelée aujourd'hui Djebel Ousdoum, vers l'extrémité sud-ouest de la mer Morte, et qui se compose en majeure partie de sel cristallisé. [T. R.]

[13] En hébreu : Çô'ar ; LXX : Σηγώρ.

Lôt et ses fils, Moab et Ammon.

5.[14] Ses filles, croyant que tout le genre humain avait péri, s'unissent à leur père en prenant garde de ne pas se laisser voir ; elles agissaient ainsi, afin que la race ne s'éteignit pas. Des enfants leur naissent : l'aînée eut Môab(os), qu'on pourrait traduire du père[15]. La seconde met au monde Amman(os) ; ce mot signifie fils de la race[16]. Le premier fonde les Moabites, qui forment aujourd'hui encore une très grande nation ; le second, les Ammanites. Ces deux peuples appartiennent à la Cœlé-Syrie. Telles furent les circonstances dans lesquelles Lôt se sépara des Sodomites.

[14] Genèse, XX, 1.

[15] Josèphe copie ici sans doute la glose que les LXX ajoutent au verset (Gen., XIX, 37) : καὶ ἐκάλεσε τὸ ὄνομα αὐτοῦ Μωάβ λέγουσα ἐκ τοῦ πατρός μου υἱὸς « et elle lui donna le nom de Moab, disant : “issu de mon père” ». Le mot hébreu moab est compris comme s'il y avait méab, du père.

[16] Même traduction que dans les LXX (Gen., XIX, 38) : γένους μου « fils de ma race ». L'hébreu Ben-Ammi est pris pour une glose, tandis que le nom véritable serait Ἀμμάν.

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