Théologie de l’Ancien Testament

§ 210. Suite. La prophétie, une vue intérieure.

Ceux qui cherchent à expliquer d’une manière naturelle l’état dans lequel se trouvent les prophètes lorsque Dieu leur adresse la parole, y voient ordinairement, l’effet d’émotions puissantes. Et effectivement, les prophètes, avant de recevoir la révélation qui leur est destinée, sont souvent fort ébranlés ; ils ont recours à la musique pour produire en eux cette émotion (2 Rois 3.15), et, comme le remarque Hengstenberg (Christologie, seconde édition 3.2, p. 163), le puissant, murmure des grands fleuves semble avoir quelquefois favorisé l’inspiration (Ézéchiel 1.3 ; Daniel 10.4). Mais cela ne prouve encore aucunement que la prophétie doive être considérée comme une affaire d’émotion et de sentiment. Bruno Bauer, dans sa Religion de l’A. T. n. p. 306, fait même une remarque qui prouve absolument le contraire : Le sujet qui sent n’a pas encore réussi à se distinguer de l’objet de ses sentiments. Voilà, pour l’émotion. Dans la prophétie, au contraire, l’objet est tout à fait indépendant du sujet qui le perçoit.

Il est vrai que les prophètes, au moment même où ils prophétisent, sont souvent dans un état de forte excitation ; ils s’intéressent aux choses qu’ils annoncent ; leur passivité n’est certes pas de l’indifférence, ils éprouvent de vives craintes, ils sont pleins de vives espérances ; on dirait, à la force de leurs impressions, que c’est de leur propre cœur que jaillit la révélation… Mais ce qui montre que toutes ces émotions sont quelque chose de secondaire, et qu’il y a dans la prophétie quelque chose d’objectif qui les produit, c’est qu’elles sont dans certains cas diamétralement opposées aux impressions qu’éprouverait le prophète livré à lui-même. Ainsi, par exemple, quand un prophète reçoit l’avis que Dieu va punir tel ou tel des ennemis de son peuple, s’il était seul, il se réjouirait. Eh bien ! il lui arrive au contraire de se laisser tellement transporter par son imagination au sein même des jugements qu’il annonce, qu’il éclate en chants plaintifs et en pleurs. Quand on lit Ésaïe 16.9-11, ne semble-t-il pas vraiment que le prophète soit un moabite ? Voyez aussi Ésaïe 21.1-10 : un devin de Babylone ne sentirait pas plus vivement.

[« C’est une vision pesante, accablante que celle-là ! » Esaïe voit d’abord l’armée médo-perse monter à l’assaut de Babylone ; puis il est lui-même entraîné dans la nuit où la grande cité vient d’être précipitée. Il est Israélite : il se réjouirait volontiers de cette ruine : l’heure de la délivrance a sonné pour son peuple. Mais les scènes épouvantables dont il vient d’être le témoin en esprit, font sur lui une telle impression que, voyez, il se lamente, il éclate en cris d’angoisse, comme le ferait un ami de Babylone ! « Mes reins sont remplis de douleur !… »]

En revanche, le prophète ne doit se laisser aucunement influencer par ses sentiments naturels. Voyez, par exemple, Jérémie 17.16, que nous avons déjà souvent cité, Ézéchiel 3.1 ; 2.10 ; 3.14 ; Apocalypse 10.9. Quel que soit le message dont il se trouve chargé, que ce soit même un message pénible à délivrer, il doit l’agréer, il doit le recevoir avec joie : « Dès que j’ai trouvé tes paroles, je les ai aussitôt mangées et ta parole a été la joie et l’allégresse de mon cœur ! » (Jérémie 15.16.)

La vue, une contemplation intérieure, voilà ce qui nous semble devoir être mis à la place des émotions et des sentiments. Qui dit vue, dit un objet indépendant du sens qui le perçoit. Or, les prophètes sont unanimes à présenter le contenu de leurs prophéties comme quelque chose qu’ils ont reçu, et non point inventé. Ce sont des voyants (ראה), des gens qui ont des visions (חזה). De ces deux termes, celui de voyant était primitivement le plus usité (1 Samuel 9.9). Plus tard, et surtout dans les Chroniques, on se servit de préférence du mot mn. On a souvent cherché à déterminer la différence qu’il peut y avoir entre les « voyants », et « ceux qui ont des visions. » Vitringa pense que la première de ces expressions a un sens plus général, et la seconde un sens plus spécial ; il y aurait de l’extase chez les חזה. La chose serait difficile à prouver. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le verbe Chaza, mn, est volontiers en hébreu une expression poétiquec.

c – En araméen, ce n’est pas le cas.

Comme on ne voit pas la parole, mais qu’on l’entend, les prophètes, pour faire comprendre ce qu’ils ont éprouvé quand Dieu leur a parlé, ont tout naturellement recours aux expressions fournies par le sens de l’ouïe, et ils ne s’en tiennent pas aux figures tirées du sens de la vue. Balaam entend les paroles du Dieu fort (Nom.24.4,16) ; Jérémie déclare aux Israélites qu’il leur a annoncé ce qu’il a ouï de l’Éternel des armées (Ésaïe 21.10 ; 28.22 ; 5.9 ; 22.14).

[Nous ne citons pas Ésaïe 50.4 : « Il m’excite tous les matins, il m’excite l’oreille, afin que j’écoute comme un élève », car il n’est pas question ici de révélations accordées au prophète, mais bien de forces spirituelles, que Dieu lui donne jour après jour pour qu’il soit capable de marcher patiemment dansîe sentier de l’obéissance.]

Mais, même quand c’est sous la forme de la parole, et non pas de la vision, que Dieu leur fait connaître sa volonté, les prophètes n’en racontent pas moins qu’ils ont vu. « Paroles d’Amos, lesquelles il a vues… » (Amos 1.1) « Je regardais pour voir ce qui me serait dit (Habakuk 2.1 ; 1.1 ; Ésaïe 2.1)d. Des hommes qui regardent pour voir ce qui va être dit, n’était-il pas bien naturel qu’on les appelât des sentinelles ? C’est aussi ce qui a eu lieu : les prophètes sont des צפים et des מצפים, des sentinelles, des espions, ou des שמרים, des gardiens. Comme un soldat qui, du sommet de la tour ou de la colline où il est posté, voit venir l’ennemi et sonne de la trompette pour avertir l’armée, ainsi le prophète, de la position élevée où le transporte l’Esprit de Dieu, voit tout ce qu’un horizon plus borné cache à ses concitoyens, et le leur annonce pour qu’ils ne soient pas pris à l’improviste (Jérémie 6.17 ; Amos 3.6 ; Ésaïe 52.8 ; Ézéchiel 33.2). Les prophètes sont les yeux du peuple (Ésaïe 29.10). Un passage particulièrement frappant à cet égard, c’est Habakuk 2.1. Il règne quelque obscurité, il s’élève quelque doute dans le cœur du prophète ; il voudrait recevoir quelque lumière ; de quoi l’avenir est-il gros ? « Je veux me tenir en sentinelle, s’écrie-t-il, et me placer sur la tour, pour voir ce qu’il me dira. » Ésaïe 21.6-8 est un passage tout à fait analogue, à cette seule différence près que le prophète s’y distingue de son propre esprit prophétique. L’Éternel dit à Esaïe : Va et pose la sentinelle. Au v. 11, c’est de nouveau Esaïe lui-même qui est la sentinelle. Ce que les prophètes perçoivent du haut de leur poste d’observation, c’est une parole de l’Éternel : דבר, debar, c’est tout simplement une parole. נאם, neoum, c’est la voix divine dans ce qu’elle a de mystérieux. משא, massa, est une parole élevée contre tel ou tel pays ou personnage.

d – Augustin (De Genesi XII, 25), appelle cette vue la vision intellectuelle par opposition à la vision spirituelle.

[Hengstenberg veut que Massa soit toujours une charge, que ce mot annonce toujours des discours menaçants. C’est inexact. Dans Lamentations 2.14, il est parlé des משאות שנא prophéties de mensonge, que prononcent lus taux prophètes. Or, ces flatteurs ne chargeaient guère leurs partisans.]

Il y a une certaine emphase dans cette expression. Mais les diverses espèces de paroles n’en rentrent pas moins toutes dans la catégorie des visions, dans le sens le plus général de ce mot. Il n’y a vision à proprement parler que lorsque les images éveillées par la révélation prennent devant l’âme du prophète une forme plastique avec signification symbolique. Les symboles sont plus simples chez les anciens prophètes et. plus faciles à comprendre. Ainsi Amos ch. 7 et 8. Chez Ezéchiel, Zacharie et Daniel, ils sont beaucoup plus compliqués ; il arrive même au prophète de ne pas comprendre les images qui viennent de lui être présentées, et d’être obligé d’en demander le sens (Zacharie 4.4 ; Daniel 8.15). Quelquefois encore, les prophètes pour frapper davantage les esprits ont recours à des actions symboliques ; mais il y en a quelques-unes, comme par exemple, le mariage d’Osée, dont on peut se demander si elles se sont accomplies réellement, ou si elles ne sont pas plutôt demeurées elles-mêmes dans le domaine de la vision…

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant