Études de Théologie Moderne

Théologie et Philosophie

b« L’Église sera en danger aussi longtemps qu’elle n’aura pas montré que la foi a sa méthode propre et ses lumières spéciales. » Ainsi parlait Scherer dans ce premier dialogue avec Montaigu qui est resté si célèbrec.

b – A propos de la Leçon d’ouverture d’un cours donné à la Faculté de Montauban sur les rapports de l’hellénisme et du judaïsme, par Henri Bois. (Critique philosophique, 31 décembre 1888.)

cMélanges de critique religieuse, p. 184.

Trente-deux ans se sont écoulés depuis, mais le conseil n’a pas été vain. La nécessité des choses a forcé de le suivre. Ce qui n’était alors que la prophétie de quelques esprits clairvoyants est devenu l’évidence pour un grand nombre. Le développement inouï de la science expérimentale, faisant échec à la pensée religieuse sur presque tous les points, l’a dépossédée peu à peu de ses anciennes prérogatives. Traquée de toutes parts, ébranlée par de légitimes objections, parfois interdite et souvent hésitante, la foi s’est vue contrainte de revenir sur elle-même pour s’assurer à nouveau de sa raison d’être. Elle s’occupe aujourd’hui à formuler d’une manière plus rigoureuse son expérience fondamentale et à rendre compte plus exactement de sa nature essentielle. L’effort de la théologie contemporaine a cessé d’être extensif pour devenir intensif. Le problème de la certitude chrétienne, de ses raisons, de ses moyens et de ses preuves est, à l’heure présente, celui qui préoccupe le plus vivement le monde religieux.

C’est le mouvement inverse de celui du moyen âge. La théologie prétendait à cette époque diriger et dominer toutes les sciences en les pénétrant. Il était résulté de cette pénétration je ne sais quel amalgame équivoque qui faussait à la fois et la théologie et la science, chacune empruntant à l’autre des éléments hétérogènes. On put croire un instant que le xvie siècle, passant cet alliage au creuset ardent de sa foi et de sa pensée, en retirerait nets et purs les métaux primitifs. Il n’en fut rien. L’impulsion féconde de la Renaissance et de la Réformation, détournée de sa direction initiale, fut impuissante à faire cesser un compromis tant de fois séculaire. L’esprit humain retomba dans ses anciennes habitudes et la scolastique, un moment menacée, mais désormais atteinte dans sa racine, refleurit de plus belle. Elle devait vivre trois siècles encore. La foi, qui lui avait porté les premiers coups et qui eût recueilli de sa chute les avantages les plus certains, n’eut pas le courage d’achever son œuvre.

Ce fut à la science laïque que revint cet honneur. Mise en possession de sa vraie méthode, elle faisait ses premiers pas dans une voie qu’elle devait bientôt parcourir brillamment. Chacune de ses étapes était ou semblait être une plus directe menace à la conception religieuse du monde. Sa position devint si formidable qu’elle crut son triomphe accompli. Peut-être y croit-elle encore.

Cependant la pensée religieuse, forcée jusque dans ses derniers retranchements, n’abdiquait pas. Elle gagnait en profondeur ce qu’elle perdait en étendue. Repliée sur elle-même, elle prit conscience de sa force et, laissant de côté le bagage inutile qui l’avait trop longtemps entravée, concentra toute son attention sur son essence propre. Elle reconnut bientôt qu’elle reposait avant tout, non sur un dogme qu’il faut croire, mais sur un fait de vie dont la certitude est expérimentale au même titre que toute autre certitude, quoique dans une sphère différente.

Cette constatation, franchement acceptée, marque une période nouvelle dans l’histoire de la théologie. En lui empruntant sa méthode elle a dérobé ses armes à la science et s’en sert désormais pour se défendre contre ses envahissements. Elle avoue ses limites, mais ses limites mêmes lui servent de rempart ; elle s’y retranche comme dans une citadelle. Elle constate sans effroi les divergences qui existent entre ses propositions et celles de la science, parce qu’elle sait qu’une méthode identique, appliquée à des matières dissemblables, conduit nécessairement à des résultats dissemblables.

Parce que, au cours d’une même étude, nous employons le mot de méthode dans deux acceptions différentes — ce qui est d’ailleurs une distraction impardonnable de notre part, — en résulte-t-il une inconséquence dans notre pensée ? Nous ne le croyons pas. Éviter les incohérences de ce genre serait une chose excellente ; y attacher une autre importance qu’une importance formelle, serait un enfantillage. (Note extraite d’un article subséquent. Voir Revue de théologie et de philosophie de Lausanne, mai 1890.)

Elle voit sans crainte un abîme infranchissable se creuser entre deux théories contradictoires, parce qu’elle sait qu’à la base de ces théories se trouvent deux expériences également contradictoires : celle de la nature et celle de la grâce. Elle conçoit que sa philosophie — car le christianisme a sa philosophie, mais nous verrons tout à l’heure de quel nom il convient de l’appeler — ne corresponde à aucune autre, puisqu’elle repose sur des données dont elle a seule le privilège. Devenu conscient de soi comme d’un fait d’existence spirituelle qu’aucune négation ne saurait abroger, le chrétien professe avec saint Paul que ce l’homme psychique ne reçoit pas les choses de l’Esprit de Dieu, car elles sont une folie pour lui et il ne peut les connaître parce qu’elles demandent à être jugées spirituellement. L’homme spirituel, au contraire, juge de tout et n’est jugé lui-même par personne (1 Corinthiens 2.14-15. Comparez 1 Corinthiens 4.4-7) ». On le voit, la différence radicale qui sépare et doit séparer le chrétien de l’homme naturel a été de bonne heure posée en principe. Depuis que le Christ disait à ses apôtres : « Vous n’êtes pas du monde comme je ne suis pas du monde », l’Église en a toujours conservé le sentiment. Il n’y a rien de nouveau non plus dans l’idée d’une opposition entre la connaissance profane et la connaissance spécifiquement chrétienne. Saint Paul, dès le premier siècle, l’enseignait, et les grands mystiques, au moyen âge, l’ont proclamée avec beaucoup de force. Ce qui est nouveau et réjouissant, c’est l’approbation de plus en plus générale et l’assentiment que cette idée rencontre chez des penseurs de plus en plus nombreux. Tous ceux qu’ont inquiété les dures négations de notre âge et qui, sans cesser de croire, ont désiré pourtant se rendre compte de leur foi et la justifier devant la raison  ; tous ceux qui ont compris que si l’Évangile est « une folie pour ceux qui périssent », il doit être néanmoins « une sagesse parmi les parfaits », voient dans cette distinction la sauvegarde unique et la seule justification de leur croyance. Un courant irrésistible, issu d’un approfondissement théorique du phénomène chrétien en même temps que de la nécessité d’une apologétique efficace, entraîne dans cette direction. Les esprits s’orientent insensiblement de ce côté, et si quelques-uns des maîtres de la théologie moderne représentent cette tendance avec un éclat compromettant parce qu’il recouvre de grandes lacunes, on peut dire que ce mouvement se dessine un peu partout et que la question des rapports de la théologie avec la philosophie, c’est-à-dire du monde chrétien et sa théorie avec le monde naturel et sa théorie, est à l’ordre du jour.

Aussi n’avons-nous point été surpris de voir M. H. Bois la traiter par deux fois dans la Revue théologique de Montauban. Mais nous l’avons été de la voir résoudre par lui dans un sens contraire à celui que nous venons d’indiquer. A vrai dire, plusieurs fragments de son premier ouvraged laissaient entrevoir déjà quel parti prendrait l’auteur dans le débat qui nous occupe. Appelé depuis à donner, près la faculté de Montauban, un cours sur les rapports de l’hellénisme et du judaïsme, le distingué professeur a inauguré son enseignement par une leçon d’ouverture où il achève de prendre position.

dDe la certitude chrétienne, essai sur la théologie de Frank. — Paris, Fischbacher, 1887.

Nous avons été surpris tout d’abord de la manière dont M. H. Bois raille les disputes théologiques qui se tiennent actuellement de l’autre côté du Rhin, qui passionnent une partie de l’Allemagne scientifique et qui se résument toutes dans la recherche d’une nouvelle et plus exacte formule du fait chrétien. On peut certes, comme nous le faisons, déplorer que les systèmes d’un Albert Ritschl, d’un Lipsius, d’un Herrmann, d’un Kaftan aient monopolisé, au profit d’une théologie incomplète à bien des égards, une tendance plus générale ; on ne peut leur dénier le mérite d’avoir répondu à des aspirations réelles. M. H. Bois ne semble guère se douter combien cela est considérable.

M. Bois objecte que la légitimité d’un mouvement d’idées ne découle pas nécessairement de son existence. A cela nous n’avons rien à dire, sinon qu’il y a un développement dans l’histoire à contre-sens duquel il est téméraire d’aller, et qu’on se prive de toute influence sur une époque dont on méconnaît les besoins (1890).

M. H. Bois nous accuse de revenir nous-même au moyen âge. Parce que nous avons présenté la nature et la grâce comme des quantités distinctes et même opposées à certains égards, il s’imagine que nous préconisons l’ascétisme monacal. Nous espérons que les pages suivantes, dont le sujet est justement la naturalisation de la grâce au sein du croyant, démontreront suffisamment le contraire. Certes, il y a un ascétisme dans la vie chrétienne, et malheur à ceux qui identifieraient tellement la nature et la grâce qu’ils feraient évanouir cet ascétisme : ils auraient du même coup volatilisé la vie chrétienne. Mais ce n’est pas l’ascèse ontologique et dualiste de l’Église romaine que nous retenons, c’est celle du Christ lui-même qui, étant mort au péché, nous a donné l’ordre et le pouvoir d’y mourir à notre tour (1890).

M. H. Bois s’étonne de ce qu’opposant ainsi la nature et la grâce, nous osons parler encore de « justifier la foi devant la raison ». Cet étonnement nous étonne. Car enfin, le croyant, pour être devenu croyant, ne cesse pas de penser, et la première question à laquelle il devra répondre sera : Quelle raison ai-je de croire et pour quelle raison ma pensée de croyant ne correspond-elle plus à ma pensée d’incroyant ? Et il justifiera sa foi devant la raison en attribuant une cause à cet effet et en disant : Parce que je suis devenu en Christ « une nouvelle création » et que cette nouveauté de vie me conduit à de nouvelles expériences, inconnues et parfois contradictoires aux expériences de la vie naturelle. Si M. H. Bois trouve qu’en raisonnant ainsi nous nous mettons en contradiction avec nous-même, c’est parce que, de son côté, il commet une confusion, en identifiant la raison avec la philosophie, c’est-à-dire la philosophie comme méthode avec la philosophie comme discipline.

Il s’étonne encore de la dualité que nous établissons entre la certitude naturelle et la certitude chrétienne spécifique. Nous lui répondrons en lui demandant ce qu’est donc la vie chrétienne, sinon l’expérience journalière de la lutte redoutable que se livrent entre elles, dans le monde et dans l’âme du fidèle, deux puissances opposées, dont l’une mène à la mort par l’asservissement au mal, et l’autre à la vie par la délivrance du péché ? L’apôtre est-il dans le vrai, oui ou non, lorsqu’il résume l’expérience de l’humanité naturelle dans cette parole : « Je ne fais pas le bien que je voudrais faire ; mais je fais le mal que je ne voudrais pas faire ; je suis captif sous la loi du péché qui domine dans mes membres » ? Est-il dans le vrai, oui ou non, lorsqu’il résume l’expérience de l’humanité chrétienne dans cette autre parole : « Je rends grâces à Dieu par Jésus-Christ, notre Seigneur !… Il n’y a donc maintenant aucune condamnation pour ceux qui sont cru en Jésus-Christ… parce que la loi de l’esprit de vie qui est en Jésus-Christ m’a affranchi de la loi du péché et de la mort » ?

Et l’on voudrait qu’un changement semblable, qu’un changement qui va jusqu’aux sources de la vie et aux racines de l’être restât sans influence sur la pensée ? Et l’on voudrait que deux expériences si contraires, de réalités diamétralement contradictoires, ne produisent pas deux certitudes intellectuelles différentes ? Il faudrait oser dire d’abord que la pensée ne dépend pas de la vie ; il faudrait effacer ensuite cette autre parole de l’apôtre : « Si donc quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle création ; les choses vieilles sont passées, voici toutes choses sont devenues nouvelles. » Pour nous, nous nous tenons à cette parole, non seulement comme à un état de fait pour le croyant, mais comme à l’attitude normale pour le chrétien (1890).

M. H. Bois demande comment, à notre point de vue, le penseur chrétien pourra être tour à tour théiste en théologie et matérialiste ou athée en philosophie. Nous répondrons hardiment qu’il ne le pourra pas, car on ne cesse pas à volonté d’être chrétien. Ce qu’il pourra, toutefois, c’est de comprendre les raisons pour lesquelles un homme se forme une conception matérialiste ou athée de l’univers ; ce qu’il pourra, c’est de comprendre la légitimité relative de ces raisons, en même temps que l’impossibilité où se trouve cet homme, s’il veut rester d’accord avec lui-même et fidèle aux certitudes expérimentales qui lui sont propres, d’arriver à une conception chrétienne de l’univers. « L’homme spirituel n’est jugé par personne », sinon par ses pairs, c’est là son privilège ; mais « il juge de toutes choses », et c’est encore son privilège.

Certes, M. H. Bois a raison d’affirmer « qu’en droit, la philosophie de tout le monde devrait être la chrétienne », et cela parce qu’en droit tout le monde devrait être chrétien. Mais il faut reconnaître que ce droit n’est pas un fait, et qu’il y a d’ailleurs dans la vie naturelle une logique interne et un organisme assez solide pour permettre d’en former une représentation philosophique, même en dehors de toute donnée chrétienne (1890).

Il termine son exposition par les lignes suivantes : « Pour ma part, Messieurs, si je me place en présence d’une théologie chrétienne achevée, je remarquerai tout de suite que, puisque dans la religion chrétienne Dieu, l’homme, le monde, sont compris, cette théologie doit forcément présenter dans son ensemble une explication universelle des choses, c’est-à-dire justement ce que poursuit la philosophie. J’affirmerai donc que cette théologie chrétienne est une philosophie.

Si je considère comment les diverses théologies se sont produites et développées, ou bien quel est leur structure intime et leur agencement secret, je ne pourrai pas oublier que l’intelligence du théologien a existé avant qu’il fût théologien, — ou chrétien, s’il l’est, — que cette intelligence a été appliquée à d’autres objets avant d’être appliquée au christianisme, qu’elle a été bon gré mal gré imprégnée de philosophie, et que, d’ailleurs, fût-elle absolument « table rase » au point de vue philosophique, la réflexion humaine, en certaines matières, ne peut pas ne pas être philosophique, à moins de cesser d’être. Et je poserai en fait que, depuis qu’il y a de la théologie chrétienne au monde, il n’y a jamais eu de théologie chrétienne qui n’ait été formée sous l’influence et comme du point de vue de quelque philosophie. »

A tout ceci, l’auteur avait déjà conclu précédemment  : « Il est sûr qu’il y a souvent, en fait, hostilité entre la théologie et la philosophie ; mais il y a en droit identité. » Et encore  : « La théologie et la philosophie ne sont pas distinctes en droit ; et, en fait, il n’y a d’autres distinctions entre la théologie et la philosophie que celle qui existe entre les diverses philosophies. »

Telles sont les conclusions de M. H. Bois. Il n’est personne, en les considérant, qui ne reste frappé de leur audace, du danger de leurs conséquences, et ne sente qu’une atteinte a été portée au caractère distinctif de la Révélation chrétienne.

Nous avons cependant, avec M. H. Bois, un point de rencontre. Nous reconnaissons avec lui que « la théologie n’est pas autre chose qu’une conception philosophique de la religion. » Nous affirmons avec lui que « la théologie chrétienne est une philosophie chrétienne »e. Nous lui accordons même que, hors la théologie apostolique et quelques autres tentatives isolées et fragmentaires, « il n’y a jamais eu de théologie chrétienne qui n’ait été formée sous l’influence et comme du point de vue de quelque philosophie. »

e – Parce que, dans une première étude, nous avons nié la possibilité d’une philosophie chrétienne au sens où l’entend M. E. Naville, et que, dans une seconde étude, nous accordons la légitimité de la philosophie chrétienne au sens où la prend M. H. Bois, s’ensuit-il que nous nous soyons contredit ? Nous ne le croyons pas. La contradiction dans les mots n’implique pas nécessairement la contradiction dans les idées (1890).

Ce que nous contestons, c’est qu’il doive en être ainsi. Nous accordons le fait ; mais nous nions qu’il soit normal, à plus forte raison normatif. Nous pensons que construire « une théologie du point de vue d’une philosophie » est le propre de la scolastique et que l’ère de la scolastique est définitivement passée. Nous estimons que la théologie chrétienne doit être formée du point de vue de la religion chrétienne et non d’une philosophie quelconque, parfois, hostile, toujours étrangère à l’idée chrétienne, même quand elle semble lui être le plus apparentée. Nous nous assurons que si le christianisme est une vie, il se produira sur le prolongement de cette vie une pensée, comme il se produit une pensée sur le prolongement de la vie naturelle, que cette pensée sera la pensée chrétienne ou théologique et qu’elle recevra de la vie dont elle procède et sa forme et son contenu, comme la pensée naturelle reçoit de la vie naturelle et sa forme et son contenu. Nous croyons même que si la vie chrétienne est une vie supérieure à la vie naturelle, inaccessible à l’homme en dehors de la régénération, la pensée chrétienne, issue de la vie chrétienne, offrira les mêmes caractères et sera pareillement inaccessible à la pensée naturelle.

Non qu’il ne soit possible de considérer le christianisme d’une manière objective, du dehors pour ainsi dire, et de l’envisager comme un des nombreux faits constitutifs du fait cosmique universel. Un historien des religions étudiera de la sorte le bouddhisme ou le mahométisme et nous ne saurions refuser à cette étude la qualification de philosophique. Mais autre sera la philosophie de cet homme et celle du mahométan ou du bouddhiste lui-même qui, partant du centre de sa religion, verra le monde et l’interprétera du point de vue de sa propre conception religieuse. De même, et bien plus encore pour le christianisme, si du moins on lui concède d’être, non seulement une doctrine, comme sont les autres religions, mais une énergie spirituelle régénérant les sources mêmes de la vie. Il est impossible de le connaître pour ce qu’il se donne, impossible d’en fournir une juste interprétation en l’abordant de l’extérieur par l’un quelconque de ses côtés. L’avoir devant soi comme un fait n’est point encore le comprendre, et, pour l’expliquer, il faut le posséder comme une vie. On ne saurait certainement interdire à personne l’accès de la théologie ; mais il est évident que le seul chrétien est qualifié pour en faire.

M. H. Bois définit la philosophie très sommairement. Elle est, dit-il, « l’explication universelle ». Soit. Mais « cette explication », pour être « universelle », n’en a pas moins un point de départ très particulier, savoir la personne même du philosophe. Quoi qu’on en ait, la pensée, pour prendre possession de l’univers, doit s’appuyer sur une certitude originelle et cette certitude ne saurait provenir que d’une expérience subjective.

M. H. Bois approuve le point de départ subjectif que nous donnons ici à la pensée philosophique. Mais, citant un passage tiré de notre précédente étude, où nous parlons de la philosophie comme « fondée sur l’expérience universelle de l’humanité », laquelle expérience lui donne « sa valeur probante générale », il conclût à la contradiction. Or la seconde affirmation ne va point à contre-fin de la première ; en parlant de « l’expérience universelle de l’humanité », nous entendions une expérience assez largement humaine pour que tout homme, par le seul fait de son humanité et en dehors de la régénération chrétienne, pût en contrôler subjectivement la certitude (1890).

Or l’expérience, qui détermine ainsi tout le cours de la pensée puisqu’elle préside à son origine, est infiniment variable. Elle peut être cherchée dans la nature morale, dans la nature intellectuelle ou dans la nature psychique du sujet pensant, et, à chaque fois, elle engendre une philosophie différente. Différente, non parce que la réalité objective aurait changé, mais parce que la pensée, réfléchissant le monde sous un angle différent, en reçoit, sur un miroir différent, une image forcément différente. Descartes disait : « Je pense, donc je suis ; » Maine de Biran : « Je veux, donc je suis » ; un moderne néo-kantien pourrait dire : « Je suis obligé, donc je suis » ; et chacun tire à bon droit de cette constatation primordiale une autre explication universelle, c’est-à-dire une philosophie spéciale. Car c’est de l’être que se déduit tout le connaître, et le principium cognoscendi est en tout et partout égal au principium essendi.

Or, s’il est une telle distance entre des systèmes élaborés pourtant par des sujets identiquement conditionnés et qui ne diffèrent entre eux que pour avoir accentué l’une de leurs communes expériences au détriment de toutes les autres, combien cette distance sera-t-elle plus considérable encore lorsque le sujet, étant devenu chrétien, entré par là même dans des conditions d’existence toutes nouvelles, formulera une théorie de l’univers basée sur l’expérience chrétienne spécifique ! Cette théorie, issue d’un centre de vie nouveau, inaccessible à l’expérience de la vie naturelle, expliquera nécessairement des choses semblables d’une façon nouvelle et parfaitement inaccessible à la raison profane.

Notre but n’est pas ici de parler des éléments moraux qui conduisent à la conversion, mais des éléments de vie nouvelle qui en résultent ; notre intention n’est pas ici de signaler les analogies de la conscience naturelle et de la conscience chrétienne, mais les divergences apportées par le fait de la régénération entre la conscience naturelle et la conscience chrétienne. Ce dessein exclut entièrement les considérations morales qu’on ne pourrait sans injustice nous reprocher d’omettre. Le silence est-il nécessairement de l’oubli ? Surtout lorsqu’il est commandé par le sujet dont on traite !

Il serait également injuste d’opposer notre apologétique à celle des Pascal, des Vinet, des Neander, des Secrétan, c’est-à-dire à celle de nos propres maîtres. Ce qui nous distingue en effet de ces apologètes, ce n’est pas de proposer une apologétique nouvelle du christianisme, mais d’appuyer en raison même du sujet que nous traitons, sur l’une des faces de l’apologétique. Car toute apologétique est double. Elle consiste, d’une part, à prévenir les âmes en faveur de l’Évangile, à le leur présenter comme l’apaisement de leurs plus nobles besoins et la réponse à leurs meilleures aspirations ; et, de l’autre, à défendre ce même Évangile une fois acquis contre les attaques de la science incrédule ou de la philosophie profane. N’est-ce donc rien de fermer la bouche aux adversaires en dévoilant leur incompétence ? N’est-ce rien de pouvoir dire au sceptique ou à l’incrédule : Mon ami, vous parlez du christianisme comme un aveugle de la lumière. Venez au jour et ouvrez les yeux. La puissance de l’Évangile est une réalité, et, comme toutes les réalités, on n’en acquiert la certitude que par l’expérience. Consentez d’abord à vous soumettre à l’expérience chrétienne, consentez à vous mettre en contact avec Celui qui fait les chrétiens, vous en parlerez alors, mais alors seulement, en connaissance de cause.

Certes, toute vie morale tend à la vie chrétienne : il reste cependant un abîme entre l’homme moral et l’enfant de Dieu, entre l’humanité, même religieuse, et le peuple de l’Église invisible. « Un très grand changement doit survenir », comme le dit trop vaguement la liturgie des Églises réformées de France ; ce changement est la régénération. La régénération est le commencement nouveau d’une vie nouvelle : il ne suffit pas de la réaliser pratiquement, il faut en tenir compte dans la théorie. Identifier la théologie et la philosophie, c’est nier en principe la régénération, c’est-à-dire un des faits chrétiens par excellence (1890).

Si le christianisme est essentiellement une vie — non une pratique, un sentiment ou une idée, — le chrétien est essentiellement un être ; et si le chrétien est un être, il sera justifié à dire : « Je suis chrétien, donc je suis. » L’expérience chrétienne, primant en lui toutes les autres expériences, la certitude chrétienne primera toutes les autres certitudes. Placée dès lors, à la source même de son être, de son développement et de son activité, elle le sera aussi de son activité intellectuelle et fera de la connaissance chrétienne une philosophie particulière, appelée théologie ou plus spécialement dogmatique, dont les conclusions seront aussi étrangères aux conclusions d’une philosophie quelconque, que ses prémisses lui étaient inabordables.

Si le christianisme est une vie, disons-nous, le chrétien est un être. Cette proposition, malgré son évidence, pourrait nous être contestée, sinon par les prédicateurs et dans son sens général, du moins par quelques théologiens et au sens précis que nous lui donnons.

Nous entendons, en effet, par vie chrétienne, non pas seulement une modification ou une variété de la vie naturelle, mais une espèce de vie dont le type nouveau est en Christ, dont la condition est la communion de Christ, et dont l’origine est la nouvelle naissance, c’est-à-dire une incarnation de Christ en l’homme. Nous nous trompons fort, ou c’est là le point qui domine toute la discussion. La cause qui sépare notre théorie de la connaissance chrétienne de celle de M. H. Bois nous paraît être surtout dans une doctrine différente de la régénération. (Septembre 1889.)

*

Non que M. Bois ait exposé quelque part d’une manière complète ou scientifique, une doctrine particulière de la régénération, mais il en a posé les principes et fixé les lignes. Pour saisir toute sa pensée, pour comprendre ses raisons et pour apprécier leur valeur, nous devrons reproduire ici quelques-uns des arguments qu’il fait valoir dans sa critique de la théologie de Frank.

M. H. Bois conteste au théologien d’Erlangen que la nouvelle naissance soit une « création au sens propre du mot ». Il s’oppose à ce qu’on parle d’un « nouveau moi » dans le fait de la régénération. Il remarque qu’une telle affirmation est « contradictoire dans les termes ». En effet, « le nouveau moi doit être à côté de l’ancien et pourtant il faut qu’il soit dans l’ancien. Il faut que les deux moi soient distincts, et pourtant ils doivent faire partie l’un de l’autre. Il faut qu’ils soient deux, et pourtant il faut qu’ils ne soient qu’un. »

« Il y a plus. Ou ce nouveau moi est libre, ou il ne l’est pas. » S’il n’est pas libre, il faut bien admettre qu’il diffère en nature de l’ancien moi ; « mais alors ce n’est pas seulement la nouvelle naissance qui cesse d’être morale, c’est aussi la conversion. Le nouveau moi se convertit parce qu’il ne peut pas ne pas se convertir. » Que si néanmoins il ne se convertit pas, c’est que dans la lutte avec le moi naturel il a été « trop faible, il a succombé. » Or, « pourquoi était-il trop faible ? Ce n’est pas sa faute, il a été créé ainsi ; c’est donc la faute de Dieu… La prédestination reparaît, sous une forme particulièrement déplaisante et irrationnelle. » — « Au contraire, le nouveau moi est-il libre, alors il peut pécher ; mais s’il pèche, le voilà qui, de moi spirituel, devient un moi naturel. » Il faudra donc qu’à son tour il soit sauvé. De quelle façon ? Par simple repentance ou conversion ? Mais cela est contraire à la doctrine et l’on ne saisit pour quelle cause le premier moi ne pouvait être sauvé directement lui aussi par simple repentance et conversion. Par la création d’un troisième moi ? « Et si le troisième tombe ? On en créera, un quatrième… et ainsi de suite, usque ad consummationem sæculorum. Et l’auteur continue plaisamment, car c’est l’esprit qui lui manque le moins : « Il y en aura qui seront sauvés à leur sixième moi, — assez peu sans doute. D’autres seront sauvés à leur quinzième, quelques-uns à leur centième… Et pourquoi tous les hommes ne seraient-ils pas sauvés ? Le temps ici,

Le temps fait beaucoup à l’affaire.

Dieu peut créer dans un individu une série indéfinie de moi, jusqu’à ce que, dans le nombre, il s’en trouve un qui tourne bien. A vrai dire, comme tous les moi sont créés libres, ils pourraient tous tourner mal : cette triste réflexion rabat les espérances universalistes. »

Abandonnant l’idée de la position du moi spirituel, l’auteur passe à la critique de la « seconde création », plutôt en tant que « seconde » qu’en tant que « création ». Il déclare que cette « création seconde « est condamnée, non seulement par la logique, comme il vient d’être démontré, et par la conscience naturelle, parce qu’elle rompt l’identité de la personne et qu’elle annule la possibilité de la vie morale dans la conversion ; mais encore et surtout par la conscience chrétienne elle-même, qui ne reconnaît pas dans cette théorie « le christianisme dont elle se nourrit… lequel est d’un bout à l’autre rédemption. » Le passage vaut d’être cité tout entier ; c’est un modèle d’abstraction dialectique :

« S’il s’agit de créer directement en l’homme soit un nouveau moi tout entier, soit n’importe quels éléments de n’importe quelle qualité, à quoi bon le sacrifice de Jésus-Christ ?… Il ne faut pas dire que c’est le moyen dont Dieu se sert pour créer. Qu’est-ce qu’une création pour l’accomplissement de laquelle Dieu a besoin de moyens ? A-t-il eu besoin de moyens pour la première création ? Lors de la première création le Fils de Dieu ne s’est pas immolé, et la création n’en a pas moins eu lieu : pourquoi le Fils de Dieu devrait-il s’immoler pour la seconde création ? Un Père de l’Eglise disait : « Dieu nous a créés sans nous, mais il ne peut, ni ne veut nous sauver sans nous. » Il se trompait si la rédemption est une création. Dieu nous a créés la première fois sans nous, c’est aussi sans nous, — et sans quoi que ce soit, — qu’il nous créera la seconde. Que venez-vous donc me parler de l’incarnation, des souffrances, de la mort de Jésus-Christ ? Ils ne sont pas réellement nécessaires à mon salut. Une seule parole de Dieu, un unique Fiat lux ! feraient tout aussi bien l’affaire, — et plus économiquement. Dès lors le christianisme n’est plus pour moi un mystère, ce n’est plus qu’une mystification. »

Je ne sais pas si le plus mystifié dans tout ceci n’est pas plutôt le lecteur candide qui, s’attendant à une discussion sérieuse, reste stupéfait devant un raisonnement de pareille nature. L’auteur joue évidemment ici avec les idées abstraites du moi psychologique, de l’identité personnelle, de la création, de la liberté, etc., comme un jongleur avec ses boules. Le jeu est accompli dans la perfection, il en faut convenir, mais ce n’est qu’un jeu et ce ne sont que des idées.

Plus loin, M. H. Bois, poursuivant la même méthode, applique les notions de repentir et de foi à la doctrine de la nouvelle naissance et constate, tout ensemble, leur inutilité et leur impossibilité : « Qui se repentira ? Si vous admettez la création d’un moi spirituel, ce moi ne peut se repentir de péchés qu’il n’a pas commis. Que si vous admettez seulement la création de quelques éléments spirituels, la repentance est tout aussi impossible. Il faut être quelqu’un pour se repentir. » D’ailleurs ce quelqu’un, nous venons de le voir, ne pourrait être que le moi naturel, ce qui est contraire à l’hypothèse. « Donc plus de repentance. Et, par suite, plus de foi. Car qui croirait ? Le moi naturel ? C’est impossible par supposition ; un moi spirituel ? Mais il est innocent, plus que l’enfant qui vient de naître. A quelqu’un qui n’a pas péché demanderez-vous d’accepter le pardon ?… Que si Dieu voulait créer un sentiment de foi et l’introduire dans l’homme naturel, il faudrait de nouveau que l’homme naturel fût capable de croire ; — ce qui est contraire à l’hypothèse. Sans foi ni repentance, il n’y a pas de conversion. Une théorie de la conversion qui ne l’explique qu’en la détruisant, se détruit elle-même. »

Nous nous arrêterons ici. Nous estimons avoir suffisamment caractérisé la nature et la portée des objections de M. H. Bois. Nous ne le suivrons, non plus que Frank son adversaire, dans la discussion des textes bibliques. Ce procédé nous paraît oiseux, chacun tirant à soi, le plus sincèrement du monde, les passages qui semblent convenir, et l’interprétation des passages eux-mêmes variant avec les points de vue et les points de départ. Nous tenons d’ailleurs la Révélation pour une chose organique et spirituelle, nous ne saurions l’abaisser au rang- d’un recueil de dicta probantia. La Bible n’est pas un code de doctrine où nous ayons à puiser des formules toutes faites ; nous n’avons pas le droit de l’employer comme un avocat consultant son Corpus juris. Le temps est passé des catéchismes d’Ostervald et des Sommes du moyen âge où les versets comparaissent à titre de preuves. Non, les preuves bibliques sont internes et générales ; elles se tirent de l’esprit même de la Révélation. L’Ecriture n’est pas une dogmatique, comme le croient quelques-uns, mais un livre d’histoire religieuse. Pleine de contradictions apparentes, semée d’antithèses, complexe comme la vie, les vérités complémentaires s’y heurtent de toutes parts ; mais son ensemble, harmonieux et paisible, se dresse devant tout œil sincère comme le temple même de la vérité. Il serait puéril de se tenir à quelque fragment de l’édifice sous prétexte d’en étudier l’architecture. Celle-ci se révèle seulement au regard synthétique qui embrasse sa totalité. Nous nous réservons d’en user de la sorte tout à l’heure, et nous espérons échapper ainsi à toutes les subtilités exégétiques auxquelles nous n’avons ni le goût, ni les loisirs de nous livrer.

Quant à la théorie de la conversion qu’adopte pour lui-même et qu’expose M. H. Bois, nous avouons qu’elle est aussi sérieuse et aussi radicale qu’elle peut l’être dans un système qui supprime la nouvelle naissance et qui traite de métaphores les expressions de Jésus et des apôtres relatives à la régénération. Son moindre défaut est d’exiger du vieil homme plus qu’il ne saurait donner. Ce qui lui manque avant tout, c’est de correspondre à quelque chose, soit dans l’homme, soit dans la révélation. Cette théorie est un pur philosophème, une abstraction, car tout devient abstrait qui s’éloigne des lois et des conditions de la vie.

En voici les données principales : « Il s’en faut, écrit M. H. Bois, que la conversion soit volatilisée dans notre théorie. Elle reste toujours un changement d’une incomparable profondeur. Naître de nouveau, c’est opérer sur soi-même et laisser opérer par Dieu en soi le changement le plus grand qui puisse s’accomplir sans détruire la personnalité. Celle-ci est reconstruite, refondue, refaite, mais elle consent à se refaire, elle concourt à se refondre, elle contribue à se reconstruire. A considérer l’homme naturel dans sa totalité, il s’agit toujours d’un changement et non d’un développement. Il ne suffit pas de prolonger la ligne suivie ; on doit la rompre. Ce n’est pas une évolution, mais une révolution, et une révolution qui porte, non sur une partie de l’être et de la vie, mais surtout l’être et sur toute la vie, sur l’homme tout entier, une révolution, non pas superficielle, mais radicale. Car jusqu’alors c’était vers le mal que l’homme était orientéf, maintenant c’est vers le bien. La direction est diamétralement opposée. Le moi naturel n’est donc pas éliminé et remplacé, il est redressé, corrigé, illuminé, agrandi, et surtout, c’est là le point capital, employé et consacré à un but nouveau. »

f – Était-ce vraiment et uniquement vers le mal ? Et cette formule de la vie naturelle est-elle acceptable ? — Nous retrouvons ici cette simplification conventionnelle qui est un moyen facile d’obtenir des idées claires ; mais au prix de l’exactitude et de la vérité.

*

Tout cela est fort net. Cette « conduction » du moi naturel, pour employer un mot dont l’auteur se sert quelque part, et qui résume assez bien le sens de ce fragment, ne manque ni de grandeur, ni de force. On peut se demander néanmoins si elle épuise la totalité du fait rédempteur. Va-t-elle au delà du côté purement moral de la religion ? Exprime-t-elle ce qu’il y a de profond et d’intime, c’est-à-dire d’ontologique dans la vie chrétienne ? Il y a « révolution », je le veux, mais à quoi se rattache-t-elle, sur quoi repose-t-elle, quel est son lieu d’entrée, sa prise effective et son point d’appui au sein même de l’individu ? Il est impossible de le dire. Sur quoi se fonde ce « changement » qui n’est pas un « développement », cette rupture de la « ligne » suivie par l’ancienne individualité, ce « redressement », cette « correction », cette « illumination », cet « agrandissement », et, pour tout dire, cette « consécration à un but nouveau » ? Cela n’est point indiqué.

« La vie chrétienne n’est pas un effort vague vers la justice, dit excellemment Drummondg, une lutte sans but, mal définie, pour une fin sans but, mal définie. La religion n’est pas une masse échevelée d’aspiration, de prière et de foi. » Nous en dirions autant de la régénération, elle est un mystère sans doute, mais l’ordre est dans ce mystère puisqu’il est un fait de vie et que la vie est toujours organique. Ce phénomène s’accomplit selon des analogies certaines, selon des lois fixes qui découlent du rapport qu’il soutient avec la vie naturelle d’une part, et de l’autre, avec la vie spirituelle. M. Bois n’a pas l’air de s’en apercevoir. Sa théorie manque de bases psychologiques ; elle est uniquement abstraite et résulte de quelques postulats moraux, considérés en eux-mêmes et violemment séparés de la vie qui les porte.

gLes lois de la nature dans le monde spirituel, trad. franc, p. 310.

L’auteur cite à propos de Drummondh la parole de Hamilton : « L’étude des sciences naturelles détourne l’esprit des phénomènes de la liberté morale, et le rend incapable d’apprécier leur importance. » A notre tour, nous dirions volontiers à M. H. Bois : l’étude exclusive des lois de la pensée et leur exclusive application détourne l’esprit des lois de la vie, et le rend incapable d’apprécier l’importance des faits ontologiques.

hScience, théologie et religion. Revue théologique de Montauban, juillet-septembre 1888, p. 265.

« La grande faiblesse et la grande injustice de notre esprit, s’écrie M. Melchior de Vogué, c’est de voir dans la contradiction un signe d’erreur. Aussi bien la loi fondamentale de l’univers est une : dans le monde moral, comme dans le monde physique, la vie n’est que le résultat d’une lutte intime et perpétuelle entre des éléments qui cherchent leur équilibre. Dans le corps, cette lutte s’appelle le choc des forces contraires ; dans les idées, elle s’appelle la contradiction apparente des vérités, vérités dont nous n’apercevons pas la racine commune, parce qu’elle est trop haut. »

Avant lui, et sur un sujet qui nous ramène au nôtre. Vinet avait écrit  : « Le christianisme qui est une doctrine de conciliation, puisqu’il est une doctrine de vérité, a dû signaler dans le monde, dans la vie et dans le cœur humain, autant de contrastes qu’il en a aplani. On peut obtenir une espèce d’unité, et on l’a tenté mille fois, en faisant disparaître un des termes du rapport ; le combat cesse alors faute de combattants ; l’Evangile, sans balancer, met en présence les vérités contradictoires, et les concilie en les absorbant dans une plus haute vérité. »

Dans le domaine théorique, n’est-ce pas vers cette simplicité obtenue par simplification artificielle que tend M. H. Bois ? N’est-ce pas à ces antithèses, à ces « vérités contradictoires » de la pensée chrétienne qu’il se heurte, et qu’il cherche à échapper ? Comme tendance générale, il oublie que les corps sont pleins, que tout être a deux faces et que l’intelligence, réduite au procédé discursif, disjoint nécessairement et trop souvent oppose ce que la vie réunit ; il oublie qu’affirmer au nom de la logique, même la plus impeccable, n’est pas encore prouver et qu’il s’agit avant tout de mettre ses affirmations d’accord avec les faits ; il oublie les exigences du savoir moderne et la transformation que l’étude de la réalité opère dans la conduite de la pensée. Au cas particulier, son erreur consiste à vouloir ramener un fait complexe à un fait simple ; son erreur est d’arrêter la régénération à la conversion et de méconnaître que, si l’homme se convertit, c’est Dieu qui régénère. Pour n’avoir considéré dans l’homme que la liberté morale et l’intégrité individuelle, il fait tort à d’autres besoins de la nature humaine, non moins qu’au caractère le plus profond de l’œuvre rédemptrice, et place aux origines de la vie chrétienne une formule théologique également incapable de rien produire et de rien expliquer.

Car M. Frank a raison contre M. Bois ; non dans la forme sans doute, mais dans le fond. Nous avouons que le terme de « seconde création », appliqué à la régénération chrétienne, laisse à désirer comme exactitude, et que la position ou l’existence d’un « moi spirituel » à côté du « moi naturel » n’est pas heureuse et satisfait mal l’esprit. La vérité est qu’il y a une différence fondamentale, essentielle, entre l’homme naturel et le chrétien. Nous ignorons si elle est de nature ou de degré seulement, parce que nous ignorons à quelle hauteur il faut prendre ces mots et quelle acception exacte il convient de leur donner.

Dans le fait, tout l’univers étant de Dieu, il ne saurait y avoir, au sein de cet univers, ni deux, ni plusieurs natures. Et, strictement parlant, le monde, qui est une création, c’est-à-dire qui est issu de Dieu par un acte de sa volonté, ne se distingue de la volonté divine (c’est-à-dire de Dieu lui-même qui est volonté, s’il est personnalité) que parce qu’il en est une réalisation objective, concrète et limitée. On voit que, menée jusqu’à son point extrême, la discussion tombe parce que les idées qui la portent s’évanouissent.

Ce que nous voulons dire, c’est que le chrétien diffère de l’homme naturel comme un vivant diffère d’un mort, ou pour parler d’une manière plus scientifique, comme l’embryon fécondé diffère de l’ovule resté stérile. Car la nouvelle naissance est essentiellement une naissance, et la régénération, essentiellement une génération.

C’est pour ne l’avoir pas compris que M. Frank emploie le terme de création, là où il fallait employer celui d’engendrement, et que M. H. Bois se sert d’une argumentation abstraite et purement dialectique. Il oppose quantité fixe à quantité fixe, là où est le devenir et la virtualité même. Il enferme le sujet dont il traite entre les alternatives d’un dilemme, il s’écrie : Tertium non datur ! et ne s’aperçoit pas qu’il n’a que des mots, que la réalité lui échappe, qu’elle est ailleurs, pleine, vivante et féconde. Car la réalité se laisse rarement étreindre par la logique. Il y a toujours un tiers parti. Traiter les êtres comme des formules d’algèbre ou comme des figures de géométrie est le fait d’un intellectualisme singulièrement présomptueux.

Or le tiers parti dans le problème qui nous occupe est fourni par la nature même de la régénération, qui est un phénomène de biologie spirituelle. Le tort de M. H. Bois est de la considérer en philosophe et non pas en savant, du point de vue d’une idée morte et non du point de vue d’un fait vivant. S’il est vrai que la théologie dans son ensemble peut être appelée une philosophie chrétienne, il ne l’est pas moins que certaines branches de théologie spéciale ressortissent à des sciences spéciales. Si hardi que cela paraisse, nous estimons que l’étude de la régénération chrétienne ressortit aux sciences biologiques et spécialement embryologiques. Nous inclinons à croire que là seulement on trouvera les analogies indispensables à sa compréhension, ou plutôt, les symboles et les prototypes dont elle est la fin dernière et le suprême accomplissement.

*

Sans suivre plus avant un parallélisme dont la démonstration revient à de mieux informés, nous voudrions esquisser à grands traits la doctrine de la régénération telle qu’elle nous paraît devoir être comprise.

Faisons une hypothèse, non pas gratuite, non pas arbitraire, mais conforme, tout ensemble, aux données de l’anthropologie moderne et à l’enseignement scripturaire. Supposons que le moi humain, par suite du péché autant que par sa nature propre, soit plutôt un fragment confus d’humanité vivante qu’un tout immuable et défini, plutôt un point de départ qu’un point d’arrivée, plutôt un commencement qu’un terme ; supposons qu’il ne soit ni si simple, ni si indivisible que Platon nous avait persuadé, mais au contraire organique et complexe infiniment ; plus solidaire qu’individuel, composé de parts inégales de conscience et d’inconscience, de détermination et de liberté ; un moi en formation plutôt qu’un moi formé, un être devenant plutôt qu’un être devenu, pour tout dire, une aptitude, une possibilité, dont la réalisation, incessamment relative, loin d’être un fait accompli, serait la tâche de l’individu et le but même de l’existence.

Cette hypothèse, à laquelle viennent aboutir toutes les analogies de la science et que confirment les découvertes les plus certaines de la physiologie contemporaine, nous éloigne considérablement de la conception psychologique d’où part M. H. Bois, lequel se rattache — ou semble se rattacher — à l’ancienne psychologie universitaire.

Voyez une exposition très bien informée de la psychologie contemporaine, très sobre, mais écrasante pour l’ancienne psychologie, dans la Revue scientifique, 31 août 1889 : L’activité inconsciente de l’esprit, par Jules Héricourt. — Nous en détachons le passage suivant : « La vaste synthèse des perceptions qui constitue la conscience personnelle est loin de comprendre la totalité des éléments psychiques en activité. Au-dessous ou à côté des phénomènes que nous connaissons, dont nous suivons l’enchaînement logique et qui nous apparaissent proprement comme le moi sentant, agissant et pensant, s’accomplissent d’autres opérations de même nature, c’est-à-dire intelligentes, que nous ne connaissons que par leurs résultats. »

Supposons encore que cette aptitude à la personnalité, par sa nature propre et par suite du péché, ne parvienne jamais à son effective réalisation ; supposons que l’homme manque des énergies de vie morale qu’il faudrait pour atteindre au type idéal de son humanité, qu’incessamment sollicité par des passions diverses, il laisse tour à tour à des facultés contraires le soin de diriger sa conduite, que dominé par ses convoitises, il ne réussisse jamais à les dominer, qu’étant ainsi l’arène où s’entre-déchirent les forces vives de son êtrei, sa vie se passe dans un long soupir et dans un vain effort vers une destinée meilleure — or cela est attesté par le témoignage des siècles ; — supposons que dans cet état, qui est l’état naturel, l’homme ait besoin pour se parfaire et se constituer en personnalité indépendante, de recevoir un principe de vie nouvelle, le pénétrant et le vivifiant de la même façon que le sperme pénètre et vivifie l’ovule infécond : l’importance et le rôle de l’incarnation du Christ s’imposent désormais et se légitiment comme un élément nécessaire de la régénération chrétienne, et le raisonnement de M. H. Bois subit un second échec. A moins qu’il ne lui plaise d’appliquer également sa dialectique — ce qu’il pourrait aussi bien faire — à la dualité des natures dans la personne de Jésus, et qu’il ne prouve par de fort bonnes raisons leur irréductible contradiction ; — auquel cas nous nous garderons de le suivre.

i – Comp. Jacques 4.1.

Supposons ensuite que ce principe de vie divine, naturalisé humain dans la personne humaine de Christ, et devenu principe spirituel de personnalité spirituelle, rencontre au sein de l’organisme où il est jeté, c’est-à-dire au sein de l’individualité psychique, une résistance à vaincre, soit qu’il se heurte contre le péché, soit qu’incapable de se servir de la nature humaine telle qu’il la trouve, il lui porte une atteinte mortelle et ne la sanctifie qu’en la transformant ; supposons que, semblable au germe vivant d’une graine, lequel ne croît et ne se développe qu’en s’assimilant toutes les matières contenues dans la graine, ce germe spirituel ne croisse et ne se développe lui même qu’en absorbant les facultés naturelles de l’homme, en les faisant passer dans sa propre substance, c’est-à-dire en faisant mourir ie vieil homme pour le reconstruire sur un type nouveau à la ressemblance de Christ son modèle : le raisonnement de M. H. Bois subit un troisième échec, car la mort du Christ, qu’il avait déclarée superflue dans l’hypothèse que nous présentons, apparaît au contraire comme le facteur initial de cette œuvre de dépouillement et de sacrifice à laquelle chaque croyant participe à son tour.

Supposons enfin que, semblable à l’ovule dont l’aptitude à la fécondation exige un état de développement physiologique avant lequel il n’est pas encore mûr ou passé lequel il s’atrophie et dégénère, l’âme humaine également exige pour être régénérée un certain état de moralité en dehors duquel elle serait inapte à recevoir le Saint-Esprit ; supposons que ces conditions de vie morale soient celles d’une conscience avide de sainteté, troublée par le sentiment de ses fautes, qu’inquiètent peut-être le spectacle du monde et le sens de la destinée : le raisonnement de M. H. Bois subit un dernier échec, car, quoi qu’il en ait dit, la repentance et la conversion ne sont point exclues par notre théorie de la régénération, et la vie morale continue d’être à la racine du fait rédempteur.

On le voit, ces hypothèses dérivent organiquement l’une de l’autre et sont portées par une même conception fondamentale. Elles nous paraissent conformes aux données physiologiques de la science actuelle, non moins qu’aux constatations psychologiques et morales de tous les siècles. Nous trompons-nous beaucoup en pensant que, conformes à l’expérience de la sanctification chrétienne, elles le sont encore à l’esprit de Celui qui trouvait dans les analogies de la nature la raison profonde et l’explication de son œuvre, qui enseignait par des paraboles et se comparait lui-même au grain de blé qui doit mourir sous terre avant de porter du fruit ?

*

Si maintenant nous laissons de côté les inductions des sciences biologiques pour interroger la Révélation, elle nous répondra tout d’abord en affirmant un fait capital, auquel viennent aboutir et d’où procèdent toutes les doctrines chrétiennes : celui de la paternité de Dieu en Jésus-Christ. Vaguement pressentie par le peuple de la promesse, mystérieusement annoncée par ses prophètes, la paternité divine est mise en pleine lumière dans les Évangiles dont elle constitue la révélation fondamentale. La bonne nouvelle, la nouvelle par excellence, celle qui implique et qui prime toutes les autres, c’est que Dieu nous est Père et que nous lui sommes enfants. Confiée à Jésus-Christ, parce que lui seul, Fils de Dieu et Fils de l’homme, réalisait en soi la filiation divine et pouvait un témoigner sans mentir, cette nouvelle fait la substance de son enseignement. Explicite ou sous-entendue, elle est partout présente et se retrouve partout comme la raison même de son ministère et de sa vie, de son œuvre et de sa personne. Depuis qu’enseignant ses disciples à prier il leur apprenait à dire : « Notre Père qui es aux cieux », jusqu’à la parole qu’il adressait, au jour de sa résurrection, à Marie de Magdala : « Va trouver mes frères et dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père », Jésus n’a pas cessé d’annoncer aux hommes que Dieu veut être leur Père et de leur représenter que le but de sa mission rédemptrice est de rendre cette paternité possible, efficace et réelle.

Cette grande notion, réalisée pour la première fois dans l’Eglise de la Pentecôte, est reprise par les apôtres et fait le fond de leur témoignage, comme elle faisait le fond du témoignage de Jésus. On en retrouve chez Paul, chez Pierre, chez Jean, chez Jacques, chez l’auteur de l’épître aux Hébreux, l’incessante et commune expression.

Nous n’insistons pas. La paternité de Dieu manifestée en Jésus-Christ « afin qu’il fût le premier-né entre plusieurs frères », trop longtemps tenue dans l’ombre, nous semble désormais définitivement acquise à la théologie. Il nous reste à examiner la conception que le Christ et les apôtres s’en sont formée et la manière dont ils en ont rendu compte. Nous avouerons ici le sentiment de profonde surprise qui nous a rempli lorsque, pour la première fois, notre attention fut attirée sur ce point. Nous savions certes que l’Evangile est la « sagesse de Dieu », mais nous avons été confondu d’admiration de le trouver plus sage encore que nous n’avions su le voir jusque-là, plus sage et plus simple que ne se figure la majorité des chrétiens. L’Evangile, en effet, ne se borne pas à dire que Dieu est notre Père et que nous sommes ses enfants ; il ne se contente pas d’affirmer la paternité de Dieu et la filiation divine des croyants, il en explique encore le mode et la nature. Il n’en met pas l’origine dans une affection du sentiment ; il n’en fait pas consister l’essence dans l’argumentation intellectuelle ou la certitude logique, ni dans l’accord semi-pélagien des volontés humaines et divines, que préconise M. H. Bois ; l’Evangile ne nous dit pas : « Dieu est ton Père, reconnais-le et agis en conséquence », car il sait bien qu’un raisonnement ne change pas une vie ; il ne dit pas : « Dieu t’aime comme un père aime son enfant, réponds à son amour et que tes œuvres prouvent ta reconnaissance », car il sait bien que l’amour ne se commande pas et que la reconnaissance est un levier trop faible ; il ne dit pas non plus : « te convertir, c’est opérer sur toi-même et laisser opérer par Dieu en toi le changement le plus grand qui puisse s’accomplir sans détruire ta personnalité », car il sait bien que toute opération de cette sorte serait une œuvre impossible ou bâtarde.

Non, l’Évangile abandonne toutes les théories d’amélioration, de correction et de redressement qui ont eu cours si longtemps et qui ont encore si souvent cours dans nos églises ; il va droit au fait, le saisit dans son essence intime et prononce la parole la plus étonnante, la plus hardie et la plus conforme à la nature humaine qui ait été prononcée : « Il faut que vous naissiez de nouveau. » Il dit : Dieu est devenu ton Père en Jésus-Christ et t’offre en Lui le pouvoir de devenir son enfant, et, comme tout enfant devient à son père par la naissance, de même il faut que tu deviennes enfant de Dieu par la naissance.

L’Évangile, qui est une vie, avait à se faire comprendre comme un fait de vie, c’est pourquoi il se sert des termes biologiques correspondant le plus exactement à sa nature : engendrement, régénération, nouvelle naissance. L’Evangile est une vie ; soumis comme tel à la loi de toute vie qui est la transmission vivante, il écarte les hypothèses de génération spontanée et proclame, d’accord avec la science et toute la nature : « Ce qui est né de la chair est chair et ce qui est né de l’esprit est esprit. » Sans hésitation, sans tâtonnement, du premier coup, par la seule force de son génie, et parce que, descendant jusqu’au fond des choses, il y rencontre la vérité, l’Evangile formule la règle biogénétique laborieusement établie par la science moderne. Lorsqu’on y songe, cela est véritablement merveilleux !

D’autant plus merveilleux que l’Évangile ne se contente pas de statuer à sa base la régénération par voie de nouvelle naissance, ni d’en énoncer les conditions ; il en indique encore la norme, les moyens et le terme. Ce n’est pas au hasard qu’il faut naître de nouveau ; l’existence de ce germe spirituel au sein de l’ancienne individualité n’est pas chose arbitraire ou magique. Le nouvel homme est « engendré de Dieu ». Il ne sort pas tout fait des mains divines, ce n’est pas un produit manufacturé, une création de toutes pièces : c’est un être en puissance, un « petit enfant », qui grandit et se développe par le jeu d’énergies spontanées, comme tout organisme vivant, mais d’après un type immuable qui est Christ, — « jusqu’à ce que Christ soit formé en vous », dit l’apôtre, et il commande de revêtir le « nouvel homme qui se renouvelle par la connaissance à l’image de Celui qui l’a créé ». Et la fin de tout ceci, le dernier mot de l’Evangile, c’est « la pleine stature de Christ », la conformité parfaite au prototype de la vie nouvelle : « Ceux qu’il avait préconnus, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils », car « lorsque Christ paraîtra vous lui serez rendus semblables, parce que vous le verrez tel qu’il est ».

Nous pourrions multiplier les citations, discuter les textes. Ils sont d’ailleurs dans toutes les mémoires. On demanderait seulement au lecteur assez de hardiesse pour s’affranchir de l’interprétation traditionnelle qu’une dogmatique séculaire leur inflige et pour oser les rendre à leur sens primitif et naturel. Nous avons dit plus haut pourquoi nous nous en abstenons. La scolastique seule pouvait prétendre appuyer ses dogmes, « formés du point de vue de quelque philosophie », sur des passages isolés de leur contexte, mais dont l’autorité était garantie par la dictée littérale du Saint-Esprit. La vraie théologie marche sur un autre chemin. Elle s’inspire de l’esprit même de la Révélation, pose ses fondements sur le sien, tire ses matériaux de la substance des faits rédempteurs et construit son édifice selon le plan de l’Évangile. Elle ne veut d’autres preuves que celles de l’Evangile lui-même : l’évidence, c’est-à-dire le rapport organique des doctrines entre elles et l’accord des doctrines avec la nature des choses.

Nous mettant à ce point de vue, nous résumerons ce que nous venons d’exposer tout à l’heure en disant : que le Fils de l’Homme, en qui s’est réalisée, pour la première fois la paternité divine d’une manière effective, est aussi le premier qui la dévoile et qui l’affirme ; que, pour la faire connaître et pour la présenter d’une manière à la fois concrète et conforme à sa nature, il part du fait correspondant et qu’il affirme la filiation divine par voie de nouvelle naissance ; que les apôtres après avoir expérimenté cette nouvelle naissance au jour de la Pentecôte, la présentent à l’Eglise primitive comme un engendrement divin dont la source est en Christ, le Verbe créateur ; comme une vie nouvelle dont le type est en Christ, Fils de l’Homme, et dont l’achèvement est la conformité à Christ, Fils de Dieu.

On nous représentera, sans doute, le caractère métaphorique des expressions scripturaires ; on nous dira que ce sont des images employées par les apôtres, par Jésus-Christ lui-même, afin de rendre plus plastique une grande idée morale, des paraboles analogues à toutes les autres, dont il faut prendre l’esprit et laisser la lettre.

Mais d’abord, sur quoi repose la parabole, sinon sur l’identité de la loi dans la diversité des phénomènes ? Lorsque Jésus se compare au grain de blé qui doit mourir pour porter du fruit, que fait-il autre chose, sinon d’exprimer d’une façon concrète et frappante la loi suprême de l’univers moral qui régit également l’univers physique ? — Mais, lorsque, au lieu de prendre son point de comparaison dans un ordre de choses étranger à la vie humaine, il le prend en l’homme lui-même, que devient alors la comparaison ? Lorsque les phénomènes mis en parallèle, loin de s’accomplir sur des lignes différentes, s’accomplissent au contraire sur le prolongement d’une seule et même ligne, que devient alors la parabole ? Elle le tombe et laisse place au fait directement observé.

Il y a une grande distance entre les images tirées de la nature en général, ou de l’ordre social, et les images tirées de la nature propre de l’homme. Les unes sont nécessairement des symboles, les autres ne peuvent être que l’expression même de la réalité ; les unes expriment une vérité qui s’applique à l’homme, les autres, une vérité qui lui est essentielle.

Nous n’avons plus le droit de traiter ces dernières de métaphores ; il les faut prendre au mot et à la lettre, comme des formules scientifiques. Or tel est précisément le langage du Maître et des premiers disciples lorsqu’ils parlent de la régénération. Les termes biologiques dont ils se servent cessent en quelque sorte d’être des termes de comparaison pour devenir des termes d’identité ; non point, il est vrai, d’identité absolue, car la vie naturelle ne saurait jamais être que l’ombre et la figure de la vie spirituelle, mais de cette identité analogique qui résulte de la répétition du même phénomène, selon les mêmes lois, au sein du même sujet, dans des sphères distinctes, mais intimement unies.

Si l’on nous objecte la rareté relative, dans le Nouveau Testament, des termes biologiques dont nous nous prévalons, la présence d’autres termes en plus grand nombre qu’il faudrait également prendre en considération ; si l’on nous reproche d’opérer sur une base trop étroite, nous répondrons que les paroles ne se comptent pas seulement mais qu’elles se pèsent. Et pour les peser à leur juste poids, il importe de se souvenir, d’une part, que les écrivains sacrés sont obligés d’insister beaucoup et de s’étendre largement sur les conditions préalables de la régénération, je veux dire sur l’œuvre du Christ pour nous, avant d’en arriver à la personne de Christ en nous, terme et but de la rédemption ; — et de l’autre, que le Nouveau Testament est un livre religieux avant d’être un livre théologique. Il s’ensuit que la conception de la régénération, telle que nous venons de la dégager, n’y peut tenir qu’une place restreinte, car, bien que pratique dans une certaine mesure, elle est d’une portée surtout théorique et rend compte à la pensée d’un fait de vie, plutôt qu’elle ne sollicite la volonté et qu’elle ne parle au cœur. Cachée sous la multitude des détails secondaires, elle n’en reste pas moins une des grandes idées directrices qui président à la genèse et à la compréhension de la réalité chrétienne. Elle joue dans l’organisme de l’être spirituel le même rôle que jouent dans l’organisme de l’être physique les quelques lois fondamentales qui règlent ses fonctions et en dehors de la connaissance desquelles toute science est impossible ou stérile.

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A la lumière de cette conception, se rattachant elle-même à l’ensemble plus vaste des conceptions analogues, l’Évangile entier s’éclaire d’un nouveau jour. Nous avons indiqué déjà le rapport étroit qui s’établit entre l’incarnation de Christ, sa mort et la régénération du fidèle. Un rapport identique s’accentue entre la personne du Christ et l’existence de l’Eglise. La notion de celle-ci, plus conforme aux enseignements apostoliques, se précise et s’approfondit. En devenant plus réaliste, elle devient plus scripturaire et répond plus complètement aux impérieuses exigences de la mystique chrétienne. Le simplisme individualiste, si contraire aux grandes indications de la nature et de la Bible et qui fut trop longtemps la faiblesse et l’erreur de la Réforme calviniste, est définitivement surmonté. L’idée d’espèce reprend ses droits et sa valeur jusque dans le domaine spirituel. Jésus se dresse au centre de l’histoire comme le premier homme se dressait à ses commencements : les mêmes relations l’unissent au croyant qui unissent chacun de nous au fondateur de la race. Comme le premier Adam engendre à son image l’ancienne humanité, le second Adam engendre à sa ressemblance une humanité nouvelle. Le royaume des cieux cesse d’être avant tout une prédication morale pour devenir un fait ontologique. La vérité ne se propose plus uniquement aux intelligences, elle vit au sein des êtres qui l’incarnent. Il y a désormais dans le monde deux hommes, deux races nettement séparées par leurs origines et leurs tendances, dont la lutte, constituant le drame religieux de l’univers, rentre dans le cadre général de la lutte pour l’existence et demeure soumise à ses conditions.

Tout prend corps dans la théorie du christianisme franchement accepté comme une vie, nous voulons dire comme la vie d’un être qui est. La théologie descend enfin des sommets glacés de l’abstraction dialectique ou de l’a priori pur, et se plonge dans la chaude et vivante réalité. Elle abandonne le jeu frivole des formules d’école tirées de « quelque philosophie », ou celui des textes, décrétés infaillibles, mais que chacun sollicite à sa guise, pour se livrer à l’observation sérieuse des faits.

Issue de la conscience intime du régénéré, la pensée religieuse trouve dans l’expérience chrétienne spécifique, non peut-être le contenu objectif de la doctrine, — il reste la part de la Révélation, — mais le seul principe autorisé de sa certitude et les linéaments de son système. Et, à l’heure même où les sciences expérimentales rassemblent leurs efforts pour l’exclure du milieu d’elles et récuser sa compétence, la théologie, mise en possession de la méthode commune à toutes les sciences, échappe à leur prise et fonde sa légitimité en statuant à sa base une expérience dont elle a seule le privilège et dont elle ne veut être que le témoignage scientifique.

Revue de théologie et de philosophie, mai 1890.

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