Études de Théologie Moderne

L’Histoire des Dogmes et son Critère

Quelque étrange que cela paraisse, la découverte de l’histoire est une des plus récentes qu’ait faites l’humanité. Avant le xixe siècle, il y avait des annales, des chroniques, il y avait çà et là des lueurs fugitives jetées sur le passé, une compréhension assez vive de certaines époques ; il n’y avait pas d’histoire. Le sens historique manquait à l’homme ; il fut une de ses plus tardives acquisitions. Il correspond au tempérament propre d’un âge où l’ouverture de l’esprit devient générale, où les renseignements abondent, où leur surcharge fatigue l’intelligence et, sans détruire sa curiosité, lui permet cette attitude objective qui est nécessaire à la contemplation directe et à la connaissance des faits pour eux-mêmes. Mais ce n’est là encore que la moitié du sens historique ou, si l’on préfère, l’une de ses conditions préalables. Il y faut ajouter la claire aperception de ce que les phénomènes ont de mouvant, de relatif quant à leur signification, de nécessaire quant à leur enchaînement ; l’intuition de la manière dont ils s’engendrent, se succèdent et se conditionnent, et pour tout dire, l’instinct des genèses, des développements, du progrès. Cette aptitude à découvrir l’histoire dans ce qu’elle a de vivant et de vrai dormit longtemps inutile au fond de notre nature ; l’expérience accumulée des générations l’a tirée peu à peu de son sommeil et l’a rendue, de nos jours, infiniment active, perspicace et clairvoyante.

Le romantisme en fut la première apparition distincte. La transposition philosophique que lui imprima Hegel, l’accentua et la précisa davantage. En fournissant à l’hypothèse rationnelle de son prédécesseur une vérification scientifique, Darwin en fit un des éléments constitutifs de la pensée moderne et l’y fixa définitivement. Quoi qu’il advienne du darwinisme et même s’il devait s’effondrer comme système, ce qui semble probable, son idée maîtresse, celle du devenir organique de l’être, nous resterait acquise. Extraordinairement simple et féconde, elle a renouvelé les sciences de la nature et s’apprête à renouveler toutes celles qui ont la vie pour objet.

La théologie n’a point échappé à ce renouvellement, mais elle y résiste avec une opiniâtreté qui n’est pas toujours à son honneur. La crise que fit subir à la science du Nouveau Testament la seconde école de Tubingue n’a pas d’autre cause que l’irruption de l’histoire dans un domaine qui lui avait été fermé jusque là. Nous lui devons une vue plus nette, une plus saine perspective du premier siècle chrétien. Celle par où passe actuellement le canon de l’Ancien Testament a les mêmes raisons et se terminera de la même manière. Après s’être emparée de l’Ecriture, après avoir restitué aux livres de la Bible le caractère historique qu’ils n’auraient jamais dû perdre, il était naturel que l’histoire ne se tînt pas pour satisfaite et poussât plus on avant. Le dogme lui présentait un terrain vierge encore et sévèrement gardé. Forte de ses victoires précédentes et d’un irrésistible élan, elle en franchit l’enceinte et le parcourt à l’heure qu’il est dans toute son étendue.

Cette entrée de l’histoire dans le dogme était inévitable. Est-elle légitime ? toute la question est là. Théoriquement, chacun l’accorde. En fait et dans la pratique, il n’en va plus de même et plusieurs de ceux qui admettent le principe repoussent encore ses applications.

Revue chrétienne, janvier 1899.

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Qu’est-ce que l’histoire ? Qu’est-ce que le dogme et quels sont leurs rapports réciproques ? Voilà, si je ne me trompe, les questions auxquelles on s’attend à me voir essayer de répondre à l’entrée de ce coursj. Cette attente est légitime et naturelle. Aussi la définition du dogme est-elle devenue l’introduction classique, la préface obligée des nombreux ouvrages qui traitent de son histoire. Il ne nous serait sans doute pas impossible de suivre l’exemple général. On réussit toujours à produire une formule plus ou moins adéquate à l’objet dont on se propose de parler. L’avantage ultérieur que l’on retire de cette définition est suffisant pour justifier l’entreprise.

j – Les pages suivantes reproduisent une leçon d’ouverture.

Mais cet avantage — quelque précieux qu’il soit au point de vue d’une certaine clarté — nous paraît racheté par trop d’inconvénients. En outre de ce que les définitions initiales — même justes — ont forcément de vague et d’abstrait ; en outre de ce qu’elles risquent d’avoir d’arbitraire et de borné, leur principal défaut nous paraît être de préjuger des questions indépendamment de l’étude et de la connaissance des questions, de mettre les idées à la place des faits. Or, ici comme ailleurs, les faits ont le pas sur les idées. C’est donc par les faits et non par les idées qu’il faut commencer ; c’est eux qu’il faut d’abord observer et saisir. Prenons ensemble une solide leçon de choses ; les définitions viendront ensuite. Au lieu de dominer notre étude, je voudrais qu’elles en découlassent, et qu’elles en découlassent si naturellement, c’est-à-dire qu’elles résultent tellement de l’impartial examen que nous aurons fait des choses elles-mêmes, que leurs formules jaillissent en quelque sorte spontanément. Alors seulement elles seront vraies d’une vérité vivante et recevront tout leur sens et toute leur portée.

Cet objet n’est autre que la vie intérieure du christianisme ecclésiastique, je veux dire : l’ensemble des idées, des croyances, des rites, des symboles qui ont manifesté la foi chrétienne et qui ont accompagné l’Eglise à travers les dix-huit siècles de son histoire ; les actes du culte qu’elle rend à Dieu dans ses sanctuaires autant que la pensée de ses docteurs, les témoignages de sa piété autant que la réflexion de ses philosophes ; en un mot, l’existence de la chrétienté conçue, non comme un fait extérieur, mais comme un fait interne de conscience morale et religieuse. Bien qu’infiniment complexe et difficile à connaître en sa totalité, ce fait serait néanmoins relativement simple s’il demeurait toujours et partout identique à lui-même. Mais l’identité ne lui appartient qu’en partie. Perpétuellement successif, il est de plus incessamment mobile. Selon les temps et les lieux, il se manifeste avec des différences qui vont jusqu’à la contradiction. En sorte que l’étude du fait se complique de la solution d’un problème, et non de l’un des moindres qui se puissent imaginer, puisqu’il engage directement, sinon la foi, du moins la conception qu’il convient d’en avoir. Là est le point délicat de notre enquête et son intérêt central. Il s’agit de comprendre comment une seule et même religion a pu revêtir, au cours des âges et sans cesser d’être, des formes si diverses. Il s’agit d’expliquer, par exemple, comment et pourquoi le christianisme primitif a pu devenir celui de l’orthodoxie grecque ; de quelle manière et pour quelle cause il a pris corps et figure dans la hiérarchie romaine ; quelles relations l’unissent au protestantisme réformé et quelles peut-être l’en séparent ? Encore ne sont-ce là que les données frappantes d’un problème dont l’inquiétante énigme reste partout sensible.

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