L’expérience chrétienne en tant que rédemption

Les docteurs scolastiques

Cette spéculation sereine ne se retrouve pas au même degré dans l’Eglise occidentale où tout en mettant la mort du Christ en rapport avec les exigences divines, on interprète l’idée dans un sens moins large et plus légal. Il est facile de se représenter l’action que l’esprit latin, avec sa tendance juridique, dut exercer sur le dogme. Les Orientaux en général, les Hébreux surtout, ont une notion plus flottante que les Romains sur la loi, la dette et le salaire. Volontiers ils raisonnent comme le chef de famille de la parabole (Matthieu 20.1-16) qui donne la même paie à tous ses ouvriers, quel que soit le nombre des heures de leur travail. Après tout n’est-il pas le maître d’agir comme il lui plaît ? L’idée de la justice, au sens strict, s’absorbe dans celle de la souveraineté.

Tout autre est l’esprit latin. L’idée courante dans le christianisme occidental qui précède le moyen âge, c’est que le chrétien doit subir des pénitences pour satisfaire son Dieu. L’influence du juridisme romain est indéniable. Elle s’applique, aussi à la mort de Christ. Le juge suprême (Dieu) étant irrité à cause de nos offenses, Christ l’apaise par le sacrifice de sa vie. De là la tendance — sensible déjà chez Tertullien, Cyprien, Augustin, mais vague encore, — à peser la valeur des souffrances de Jésus-Christ et à en relever le rôle méritoire. C’est sur cette tendance que vont s’élever les conceptions suivantes dont la première et la plus importante est celle d’Anselme, dans son Cur Deus homo ? Voici sa pensée ramenée ses éléments essentiels.

En transgressant la loi divine, l’homme a déshonoré Dieu. Ce déshonneur subsisterait si Dieu pardonnait tout simplement. Pour enlever l’offense, il faut donc : ou bien que Dieu punisse le coupable par une punition équivalente à l’offense ; ou bien que l’homme fournisse une satisfaction équivalente à l’offense. Le dernier terme de cette alternative, la satisfaction fournie par l’homme, est impossible puisque l’homme, devant toute son obéissance, tout ce qu’il fournira ne sera jamais que ce qu’il doit ; il ne réparera jamais ce qu’il à dû par ce qu’il doit, puisqu’à chaque moment il doit tout ce qu’il peut. Le premier terme de l’alternative s’impose donc Dieu vengera son honneur en punissant.

Mais ici une nouvelle alternative est possible : la punition simple du coupable, c’est-à-dire sa mort ; ou bien un moyen fourni à l’homme par Dieu lui-même de payer sa dette, c’est-à-dire le salut du coupable. Le premier terme de l’alternative est écarté, parce que, déclare Anselme, il ne convenait pas que Dieu fît périr la créature pensante. Le second terme s’impose dès lors et Dieu accorde miséricordieusement à l’homme ce qu’il lui faut pour réparer. Cette réparation dépassant ce que l’homme peut faire (puisqu’il se doit tout entier), Dieu donne à l’homme plus qu’un homme, plus même que l’univers dont l’humanité est la couronne. Dieu seul étant supérieur au monde et égal à la réparation requise, c’est donc Dieu seul qui la fournit, et il le fait par l’Homme-Dieu. D’où la nécessité de l’homme-Dieu. L’incarnation du Verbe, nécessitée par ce qu’on vient de voir, est la réponse à la question : Cur Deus homo ?

Et maintenant qu’offrira le Christ à son Père pour réparer son honneur outragé ? Son obéissance ? Il la doit tout entière, puisqu’il est homme. Il ne peut offrir que ce qu’il serait libre de refuser. Or ce dont il est libre, c’est la mort. Etant saint, il est dispensé de mourir. S’il meurt néanmoins, il rend à Dieu le plus grand honneur possible : « Nihil autem asperius aut difficilius potest homo ad honorem Dei sponte et non ex debito pati, quam mortem »1. La récompense que Dieu accorde au Christ, c’est la félicité des hommes, le salut de l’humanité en faveur de laquelle (mais non à la place de laquelle) ce sacrifice s’accomplit. Ainsi se concilient la miséricorde qui veut sauver (Dieu donnant par amour son fils au monde) et la justice, qui doit punir (puisque le Fils devenu homme, compense et rachète par sa mort la dette de l’homme).

1 – II, 1.

Telle est cette conception célèbre qui domina longtemps la pensée chrétienne du salut. Elle est proprement juridique. D’abord par l’alternative, celle de la satisfaction à la peine (« aut pœna aut satisfactio ») et c’est la satisfaction qui est choisie pour l’homme, la peine pour Christ. Ensuite et surtout elle est juridique par la notion maîtresse de la compensation. Il y a une proportion rigoureuse et strictement judiciaire entre les exigences du Dieu souverain et l’œuvre accomplie sur le Calvaire. L’amour satisfait à la justice divine et la justice divine satisfaite laisse libre cours à l’amour. Mais cet amour lui-même est encore un amour légal, puisque le salut de l’homme est accordé à Jésus-Christ comme une récompense de son mérite. C’est donc cette double intention de compensation ou d’équivalence, de récompense et de mérite qui est proprement juridique dans ce système et qui va dominer tout le dogme du salut2.

2 – Plusieurs estiment que l’idée de substitution l’est également. Je ne suis pas de cet avis. La substitution (celle de l’innocent au coupable, par exemple) est expressément répudiée par la jurisprudence. Ne pas tenir l’innocent pour coupable, ni le coupable pour innocent ; déterminer exactement la part de culpabilité de chacun et le punir en conséquence, tel est le principe du droit pénal. Et là où néanmoins une certaine substitution est admise (comme dans les affaires d’honneur et d’argent, où le fils ou les héritiers se substituent au père), elle n’est-pas admise sur un principe de droit juridique, mais sur un principe de solidarité humaine qui est d’un ordre tout différent. Aussi ceux qui attaquent la substitution dans le salut et ailleurs, sous prétexte qu’elle est un vieux reste de juridisme, se trompent-ils du tout au tout ; et il ne serait pas difficile de leur montrer que c’est précisément eux, ceux qui attaquent et condamnent la substitution, qui s’inspirent d’un esprit juridique.

Thomas d’Aquin, dans son étude à la fois large et complète de la question qu’il traite sous ses aspects divers3 montre que les souffrances de Christ sont la cause de la rémission de nos péchés à un triple point de vue :

3Summa, III, 46-49.

Ce dernier point est chez lui le plus développé. Christ nous a sauvés en subissant, lui, juste, la peine de notre injustice, et sa justice étant infinie, couvre notre injustice. Il y a même un surplus, un reste, un mérite acquis, au bénéfice de l’Eglise, trésor d’autant plus abondant que c’est « une satisfaction surabondante » pour les fautes du monde entier.

Au fond, Thomas d’Aquin ramène toute l’activité rédemptrice du Sauveur à la notion catholique de la « satisfactio operis », c’est-à-dire que « l’obéissance passive » de Christ s’absorbe dans son « obéissance active », c’est-à-dire encore que la « satisfaction » (si soigneusement distinguée de la « peine » par Anselme) se confond avec la « peine ». L’idée juridique est toujours celle de l’équivalence et du mérite.

En contradiction directe avec le juridisme scolastique on trouve le grand adversaire de la théologie thomiste, Duns Scot. Il oppose la liberté souveraine de Dieu au système d’équivalence et la compensation nécessaire au mérite légal, sur lequel se fondent les théories précédentes du salut par Christ. Si, d’après celles-ci, la peine subie par Christ est d’une portée égale et même surabondante à celle de l’offense humaine, Duns Scot, lui, déclare qu’elle n’est telle que parce qu’il plaît à Dieu de la considérer ainsi. En elle-même l’immolation du Sauveur n’est point comparable au châtiment mérité par les rebelles. Si Dieu l’agrée, c’est dans la plénitude de sa libre volonté ; tout comme un créancier peut s’il le veut tenir un à compte pour une décharge complète de la dette qui lui est due. En d’autres termes : l’acceptatio proprement dite, arrangement sérieux pris en vertu d’une compensation à la fois réelle et nécessaire, fait place à l’accepti latio4, sorte de convention libre qui ne dépend que du caprice. A la compensation nécessaire, résultant de l’immutabilité des perfections divines succède donc l’arbitraire et le conventionnel. Le juridisme est vaincu, sans doute, mais la réaction va bien au-delà d’elle-même, puisque, si Dieu pardonne sans satisfaction, suffisante, on ne voit plus pourquoi il lui en faut encore une. Mieux vaudrait dès lors s’en passer complètement, et la mort du Christ, dépourvue de toute nécessité, n’offre plus aucune raison d’être. Il faudra porter le débat sur un tout autre terrain que celui du bon plaisir de Dieu pour vaincre le juridisme sans porter atteinte au caractère (à la nécessité) de la croix. En attendant, le scotisme ainsi compris engendre un scepticisme doctrinal qui, sur la fin du moyen âge, produit par réaction ce besoin de certitude dogmatique qui éclate dans les écrits des Réformateurs. C’est en effet dans le protestantisme réformé que va s’épanouir et s’affirmer le plus rigoureusement, avant de disparaître, la théorie juridique du salut chrétien ; et le scotisme ne doit pas être tenu pour innocent de ce dernier développement.

4 – Voir Münscher, Dogmengeschichte, II, 1, page 170.

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