L’expérience chrétienne en tant que rédemption

La Réformation et l’époque moderne

Le XVIe siècle apporte une transformation complète dans la notion du salut. L’ancienne idée d’une communication métaphysique de vie divine est écartée par la conception de la foi justifiante. (La régénération par le sacrement fait place à la justification par la foi.) La théorie catholique du mérite tombe de même pour faire place à la doctrine du pardon gratuit de Dieu. Il est singulier de voir dans cette transformation totale, la théorie juridique du salut, loin de disparaître, s’accentuer et se préciser au contraire. L’idée d’une compensation offerte par Jésus, ou d’une équivalence entre l’effusion de son sang et nos péchés s’organise maintenant autour d’une notion nouvelle jusqu’alors effacée derrière d’autres, celle de la coulpe. Et c’est précisément grâce à la notion rigoureuse de la coulpe que le juridisme devient à son tour plus rigoureux. En effet la théorie grecque accentuait surtout l’incarnation, la théologie romaine surtout le mérite (sainteté active et passive procurant le mérite). Ni dans l’une ni dans l’autre de ces théologies la croix ne prend, quoiqu’il semble la première place. Au contraire une théologie comme la protestante qui fait de la coulpe et non de la peine (pénitence) la notion centrale, et du salut un salut gratuit, ne peut qu’accentuer ces deux choses : la valeur de la mort de Christ et la rigueur de son équivalence juridique.

Calvin il est vrai, était un théologien de trop grande envergure pour réduire tout le salut à une équivalence juridique entre la coulpe de l’homme et la mort de Christ. Aussi voyons-nous le point de vue mystique atténuer chez lui et comme émousser les angles du point de vue juridique. Son point de départ pour l’explication du drame de Golgotha est dans la justice de Dieu et dans le décret éternel du salut5, deux choses identiques, puisque l’une n’est que l’explication de l’autre. La satisfaction fournie a donc bien été une peine un châtiment que Jésus a souffert à notre place. Mais ici déjà apparaît une notion jusqu’alors peu étudiée, celle du caractère volontaire, c’est-à-dire moral de cette œuvre juridique : « Le sacrifice, ajoute-t-il, n’eust rien proufité à la justice, s’il n’eust été offert d’une franche affection6 ». Christ sans doute, a subi une condamnation que la loi (justice de Dieu) porte sur le péché : « Néanmoins » explique Calvin, — et ceci n’est pas moins significatif — « néanmoins il ne faut pas entendre qu’il ait tellement reçu notre malédiction, qu’il en ait esté couvert et accablé ; mais au contraire, en la recevant, il l’a déprimée, rompue et dissipée »7. « Car, continue-t-il, comment se courroucerait le Père à son Fils bien-aimé, auquel il dit : qu’il a prins tout son plaisir ?8 » Le point de vue juridique de l’équivalence n’est point poussé à la rigueur, car il exigerait que l’équivalence soit complète entre notre coulpe, qui mérite le courroux de Dieu, et la malédiction de Christ subissant pleinement ce courroux, c’est-à-dire l’enfer. Cette espèce de protestation morale, qui assouplit chez Calvin les dures exigences du juridisme, se complique chez lui d’une conception mystique. Car, en tout cela, le Rédempteur « s’étant fait un avec nous »9 c’est l’humanité qui meurt et se sacrifie en sa personne, « à laquelle fin tend aussi la sépulture de Jésus-Christ à sçavoir qu’ayant la société d’icelle, nous soyons ensevelis à péché »10.

5Institution II, XII, 1 et 3 : « Ainsi nostre Seigneur Jésus est apparu ayant vestu la personne d’Adam, et prins son nom pour se mettre en son lieu, afin d’obéir au Père, et présenter au juste jugement d’iceluy son corps pour pris de satisfaction, et souffrir la peine que nous avions méritée, en la chair en laquelle la faute avait esté commise. »

6Institution II, XVI, 5.

7 – II, XVI, 6.

8 – II, XVI, 11.

9 – II, XII, 2-3.

10 – II, XVI, 7.

La conception calvinienne, faite à parties égales de juridisme, de réaction morale, et de mysticisme, ne réussit pas à se maintenir dans la théologie postérieure, soit qu’elle fût elle-même composée d’éléments disparates, incapables de s’unifier entre eux (ce dont nous doutons pour notre part), soit que les esprits n’y fussent point disposés et que le légalisme orthodoxe du XVIIe siècle (continuation directe du catholicisme en plein protestantisme) favorisât le développement du juridisme.

A mesure que les théologiens postérieurs cherchent à préciser leur pensée, l’idée de la compensation entre la coulpe humaine et la mort de Christ reprend la première place. Sans entrer dans aucun détail, j’ajoute seulement que pour établir cette équivalence on se sert du dogme trinitaire comme d’un argument décisif. Les souffrances du Fils unique, seconde personne de la Trinité, auxquelles sa divinité métaphysique donne une valeur infinie, équivalent à celle que méritait le genre humain tout entier. Ainsi comprise, la transaction légale est d’une correction qu’on déclare irréprochable. Dieu n’a rien retranché de sa justice ; il en a si bien maintenu les exigences que, pour acquitter notre dette, Christ a connu les douleurs de l’enfer, sinon en durée (d’une manière extensive), au moins en valeur (d’une manière intensive).

De nos jours encore cet enseignement a été donné par des hommes éminents, représentant la foi d’un grand nombre. On en trouve la trace dans nos catéchismes et dans nos cantiques. Et si l’on va au fond de ces indications plus ou moins nettes, elles se résolvent de la manière que Pozzy11 ne craint pas d’affirmer dans le passage suivant : « Reste toujours la question : Jésus a-t-il souffert, oui ou non, les effets du courroux de Dieu ? Et comme l’un des effets de ce courroux le plus terrible de tous, c’est l’abandon de Dieu, la malédiction, la mort seconde, Jésus-Christ a-t-il, oui ou non, connu cette mort ? Nous répondons : oui. »

11Histoire du dogme de la rédemption (1868), page 184.

De fait, quelque réserve qu’on y mette, et les plus forts, instruits par je ne sais quelle intuition, y mettent beaucoup de réserve, il est impossible d’échapper à cette conclusion lorsqu’on est dominé par le point de vue d’une compensation, d’une équivalence juridique entre notre coulpe et la souffrance de Jésus (et que d’ailleurs, la notion de coulpe est prise au sérieux comme il faut qu’elle le soit). Ce n’est pas la notion de coulpe qui est ici fautive (autrement il faut abolir la conscience qui nous l’impose), mais celle de compensation et d’équivalence.

Notre brève étude historique sur la naissance et le développement de l’expiation juridique dans la théologie ecclésiastique, peut se formuler dans les quelques thèses suivantes, qui en sont à la fois le résumé et la critique.

  1. L’idée de rançon juridiquement interprétée a d’abord conduit à celle d’un prix de rachat payé au Diable.
  2. Cette notion n’a pas tardé à se détruire elle-même pour les deux raisons suivantes :
    1. parce que la foi chrétienne ne peut admettre que Satan ait jamais tenu Jésus-Christ en son pouvoir, puisque l’asservissement au Prince de ce monde a pour condition le péché et que Jésus-Christ est sans péché ;
    2. parce que dès lors le Diable ayant été trompé par Dieu, la transaction supposée n’a plus sa valeur légale.
  3. On écarta donc cette solution pour chercher en Dieu lui-même la raison de la mort expiatoire et on la trouva dans la nécessité de la justice souveraine trouvant à se satisfaire dans l’amour rédempteur incarné en Jésus-Christ.
  4. L’inévitable résultat de cette seconde conception, c’est qu’en vertu des exigences de la justice divine Christ a dû subir la peine infernale.
  5. Cette hypothèse n’est pas moins inadmissible que celle d’une rançon payée au Diable, puisque d’une part il serait monstrueux que Dieu haïsse une conscience filiale et sainte au moment où elle s’offrirait par amour pour le salut du monde ; et de l’autre, puisque l’enfer consiste essentiellement dans l’état spirituel du coupable (le remords qui poursuit et tourmente le damné) alors que Jésus n’a pas connu le péché.
  6. La conception juridique se détruit donc d’elle-même parce qu’elle repose sur l’idée légale, moralement inacceptable, d’une compensation ou d’une équivalence entre la faute de l’humanité et les souffrances de Jésus-Christ.

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