La Vérité Humaine – I. Quel homme suis-je ?

4.4 La méthode psychologique et morale

On qualifie couramment cette méthode d’apologétique interne. On a raison si on l’oppose à la méthode d’autorité et à la méthode historique qui forment ensemble l’apologétique dite externe. On a tort si l’on pense à l’apologétique rationnelle, qui est interne au même titre. Il s’agit, en effet, dans les deux cas, d’une vérification immédiate de la vérité chrétienne par les facultés humaines naturelles (c’est-à-dire de la vérité intrinsèque par l’homme intérieur) ; seulement dans l’un des cas on met l’accent sur le côté intellectuel de la vérité et de la nature humaines ; dans l’autre, sur le côté moral de cette nature et de cette vérité. — La méthode consiste à établir un rapport de psychologie morale entre l’homme tel qu’il est donné par la nature, et la vérité chrétienne telle qu’elle est donnée par l’Évangile. Ce rapport est moral en tant qu’il est apprécié par des jugements de valeur ou de qualité ; il est psychologique en tant que ces jugements sont relatifs à des états de conscience.

[Ce rapport peut-être considéré à deux moments distincts. Premier moment : l’état de conscience morale du sujet humain en dehors du christianisme et avant qu’il soit devenu chrétien, comparé à ce qu’il devrait être à la lumière de l’idéal moral et religieux qui travaille sa conscience. Second moment : l’état de conscience morale du sujet humain dans le christianisme et une fois devenu chrétien, et les résultats pratiques ou les fruits de ce nouvel état, comparés eux-mêmes avec ceux de l’état antérieur.]

Il s’agit donc d’une vérification de la vérité du christianisme fondée, d’une part, sur les besoins moraux et religieux de la conscience humaine naturelle ; de l’autre sur la réponse à ces besoins donnée à la conscience humaine par la vérité chrétienne. La vérité ne se définit plus ici par une relation théorique de l’intelligence à l’idée, mais par une relation pratique de la volonté à sa loi. Le critère de cette vérité ne sera plus cherché ou posé dans l’évidence intellectuelle ou sensible, mais dans une autre évidence (elle-même inévidente aux sens et à la raison) : l’évidence morale et religieuse.

[Car il y a une évidence morale et religieuse, comme il y a une évidence intellectuelle et sensible. Elle se fonde dans les deux cas sur un jugement d’identité ou de contradiction, mais le jugement (base commune de toute certitude) intéresse deux activités différentes de l’être humain, et se prononce dans deux ordres distincts. De là vient que l’évidence morale et religieuse puisse être inévidente aux sens, et à la raison.]

Cette méthode sera la nôtre, et pour les raisons suivantes :

Négativement, parce qu’il ne nous en reste point d’autre à employer. — En éliminant les précédentes, nous nous sommes acculés à celle-ci. Si la vérité chrétienne ne se vérifie et ne s’accrédite essentiellement, ni par l’autorité, ni par le raisonnement, ni par l’histoire, je ne vois pas qu’elle puisse le faire autrement que par sa valeur morale et religieuse propre, par sa correspondance intime avec les besoins moraux et religieux de l’homme ; et puisqu’elle n’a pour organes essentiels, ni les sens, ni l’entendement, il ne lui reste donc que la conscience.

Parce que l’histoire de l’apologétique, qui nous détournait des autres méthodes, nous recommande celle-ci. — Si l’enseignement de l’histoire a, dans ce domaine, quelque valeur, il est entièrement favorable à l’apologétique interne et morale. Celle-ci, en effet, a toujours été employée (il ne faudrait pas croire que nous soyons ici en face d’une innovation ou d’une découverte moderne) ; toujours les chrétiens ont fait valoir comme argument décisif, l’excellence et la supériorité de la conscience chrétienne sur la conscience naturelle. L’histoire de l’apologétique en fait foi. Mais elle montre aussi, par la comparaison des différentes apologies entre elles et de leur efficacité respective, que les plus solides, les plus durables, les plus stables et les plus universelles sont celles qui ont fait de cet argument le meilleur usaged ; et qu’il y a dans l’emploi même de l’argument, un progrès et un développement qui répond au développement et au progrès de l’esprit humaine. — A nous mettre dans l’axe de l’histoire de notre discipline, à marcher dans la direction qu’elle a suivie, nous n’avons rien à perdre et tout à gagner.

d – Pascal et Vinet.

e – De Pascal à Vinet.

Parce qu’elle nous parait correspondre mieux qu’une autre à la nature même de la vérité religieuse en général, et de la vérité chrétienne en particulier. Or, il est évident qu’une méthode sera d’autant meilleure, d’autant plus vraie qu’elle répond mieux à la nature de son objet. — On est généralement d’accord aujourd’hui pour faire de la religion une chose de conscience. On a cessé de la définir surtout par l’institution nationale et rituelle (comme le faisait le paganisme antique, comme le fait encore le catholicisme), ou surtout par le dogme (comme le faisaient les orthodoxies intellectualistes). On admet qu’elle ressortit personnellement à la conscience de chaque individu ; qu’elle est une vie intérieure du croyant. Or, si la religion placée dans l’institution (c’est-à-dire dans le fait social ou rituel, passé ou présent) appelait naturellement en apologétique la méthode d’histoire ou d’autorité ; si la religion placée dans le dogme appelait naturellement en apologétique la méthode rationnelle ; il nous paraît incontestable que la religion placée dans la conscience et dans la vie de la conscience du croyant lui-même, appelle naturellement, en apologétique, la méthode psychologique et morale, c’est-à-dire celle qui a pour objet propre de décrire et d’étudier la conscience et la vérité de conscience. Le rapport de la méthode à l’objet est ici aussi direct et étroit que possible. — Ce rapport, cette harmonie entre l’objet et la méthode nous paraît se resserrer encore davantage, si, quittant la religion et la vérité religieuse en général, nous considérons la religion et la vérité chrétienne en particulier. Et cela, non seulement parce que le christianisme est la plus morale des religions, mais parce qu’il en est la plus personnelle. De quelque côté qu’on l’aborde, elle se concentre et se résout en une personne : la personne de Jésus-Christ. Prise en soi, toute religion consiste en un double rapport : le rapport de l’homme à Dieu ; le rapport de Dieu à l’homme. Or je dis que dans la religion chrétienne, le point d’intersection de ce double rapport est la personne de Jésus-Christ. — : En lui s’incarne, s’accomplit et se consomme ce que l’homme doit être pour Dieu. Tous les élans, toutes les aspirations, toutes les obéissances, toute la foi et tout l’amour dont l’homme est susceptible à l’égard de Dieu, Jésus l’a rassemblé, l’a condensé, l’a réalisé dans sa personne. Il est le type insurpassable et universel de ce que l’homme peut être vis-à-vis de Dieu, parce qu’il en est la réalité parfaite. De ce côté, du côté de l’homme, a personne de Jésus-Christ couvre toute la vérité chrétienne, et non seulement la couvre, mais l’inaugure et l’engendre. — Il en est de même du côté de Dieu. Si l’homme, en sa personne, est devenu tout ce qu’il peut être pour Dieu ; Dieu à son tour est devenu en sa personne tout ce qu’il peut être pour l’homme. Qu’on définisse le christianisme plutôt par la révélation, ou plutôt par la rédemption, il n’importe pour le moment. Le terme commun de l’une et de l’autre, c’est l’action divine, et le porteur de cette action, c’est encore et toujours la personne de Jésus-Christ. Manifestement, tout le christianisme n’est que le déploiement de l’action personnelle, et donc de la personne de Jésus-Christ. Et si l’on va jusqu’au fond des choses, c’est-à-dire jusqu’à la mission divine qui explique seule cette personne, il faut ajouter que le christianisme est le déploiement, au sein de l’humanité, de l’action personnelle de Dieu dans la personne de Jésus-Christ.

[Cette affirmation que le christianisme, soit du côté de l’homme, soit du côté de Dieu, c’est la personne de Jésus-Christ, n’est pas vraie en psychologie seulement ; elle est vraie aussi en histoire, et actuellement vérifiée par la critique biblique dont les résultats concordent à nous montrer Jésus-Christ au centre et au point culminant de la révélation biblique.]

Les partisans de l’apologétique historique nous accorderont cela, mais ils s’en feront un argument en faveur de leur méthode. Ils diront que puisque la personne de Jésus-Christ résume tout le christianisme, et qu’elle ne nous est connue que dans et par l’histoire, il importe donc d’employer la méthode de l’histoire. — A quoi nous répondrons qu’ils n’ont pas tort, en un sens, mais que cependant nous avons raison dans un autre. — Qu’est-ce en effet que l’histoire évangélique, sinon le témoignage porté aux actes, aux paroles, à la vie de Jésus-Christ ? Et que sont les actes, les paroles, la conduite, la vie de Jésus-Christ, sinon les manifestations diverses de sa conscience ? Et où trouver l’unité de ces actes, de ces paroles, de cette vie, et leur principe d’interprétation, sinon dans la conscience personnelle dont ils sont la manifestation ? De telle sorte que, si l’histoire évangélique est en effet une histoire, c’est-à-dire une série de faits et d’actions et de paroles historiques, cette histoire, cet assemblage de faits historiques ne prend de sens et de portée, ne trouve sa synthèse et sa valeur que dans la conscience de celui qui a manifesté, dans ces faits, sa personne. Et c’est ainsi que la personne de Jésus-Christ, l’état de la conscience morale et religieuse de Jésus-Christ reste et demeure le véritable et central objet du christianisme, et donc de l’apologétique chrétienne. — L’histoire saisit le dehors, et elle a raison de s’y attacher ; la psychologie morale saisit le dedans, et elle a raison de passer de l’histoire à la personne, de la personne à la conscience.

Une fois ces considérations admisesf, il devient clair que l’apologétique psychologique et morale est la seule qui soit en rapport organique et en harmonie avec l’objet même de l’apologétique.

f – J’admets qu’on ne les admette point. Il y aurait lieu ici à objections et à explications.

Cela devient plus clair encore, si, laissant de côté la nature du christianisme, nous observons l’homme appelé à devenir chrétien. Cette observation est légitime puisque l’apologétique se meut entre les deux termes : la vérité chrétienne, l’homme. — En face donc de la vérité chrétienne qui se propose à l’acceptation de l’homme, que va faire l’homme ? Se décider, choisir. Or, quels sont pour l’homme les motifs de décision et de choix ? Le cœur et la raisong. Et maintenant je demande, en matière morale et religieuse, lequel des deux ordres de motifs est le motif déterminant : les raisons de la raison ? ou les raisons du cœur ? — Si la vérité chrétienne était une vérité mathématique (ou scientifique, ou philosophique), impersonnelle (indifférente à la personne de l’homme), l’homme se déciderait peut-être d’une manière prépondérante par les raisons de la raison. Mais la vérité chrétienne n’est pas cela. Elle est une personne, la personne de Jésus-Christ, faisant appel à une personne, la personne de l’homme. C’est une vérité personnelle en ce sens qu’elle a une personne pour objet, et personnelle dans cet autre sens qu’elle fait appel à la personne du sujet. — Le centre de la personne est-il le cœur ou la raison  ? Nous répondons : le cœur, et nous en donnons pour preuves les exemples innombrables où la raison cède au cœur le choix des motifs de conduite. C’est donc, en face de la vérité chrétienne, c’est-à-dire en matière religieuse et morale, le cœur qui décidera, le cœur qui choisira. Il faut ici répéter avec Pascal : « Le cœur a ses raisons (ses motifs) que la raison ne connaît point », et ajouter avec lui : « C’est le cœur et non la raison qui donne le prix aux choses » ; aux choses, et aux personnes bien plus encore ; aux personnes, et donc par excellence à la personne de Jésus-Christ. — Or, qu’est-ce que le cœur dans l’ordre moral et religieux ? Bien des définitions sont possibles, qui toutes reviennent au même ou à peu près : « le sentiment guidé par la conscience », « l’être affectif en fonction morale », « la volonté morale affectée par le sentiment »… Retenez la définition qui vous plaira. Il reste ceci : que le cœur (l’état du cœur, l’attitude du cœur, c’est-à-dire le sentiment et la volonté morale du sujet dans leur connexion réciproque) est l’organe capital du choix de la vérité religieuse et morale. Il faut donc étudier le cœur, connaître le cœur, savoir ce que valent ses raisons, et pourquoi elles se forment, et comment. — Or, qu’est-ce que tout cela ? C’est appliquer à son objet propre la méthode psychologique et morale.

g – Il y en a un autre ; les sens. Mais je les laisse de côté, la vérité chrétienne n’ayant rien de sensible.

Parce que la méthode psychologique et morale, en apologétique chrétienne, nous permettra de répondre aux préoccupations les plus actuelles, et peut-être les plus décisives dans leurs résultats, de l’esprit humain. — Je n’ai pas l’intention de développer cette quatrième et dernière raison. Elle se légitimera devant vous, je l’espère, au fur et à mesure de notre exposé. J’indique seulement le double mouvement qui pousse nos contemporains, d’une part vers la psychologie scientifique (laquelle nous paraît destinée à un immense avenir parce qu’elle domine et conditionne presque toutes les autres sciences), et d’autre part vers l’étude critique de l’esprit humain et des facultés de connaître (laquelle domine à son tour et conditionne la philosophie et même la théologie). Or, adopter en apologétique la méthode psychologique et morale, c’est — ou du moins cela peut être — entrer dans ce mouvement, entrer dans les questions les plus vivement débattues par nos contemporains et nous rapprocher d’eux le plus possible, ce qui doit être à notre sens un des buts essentiels visés par toute apologétique.

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