La Vérité Humaine – III. Les problèmes intellectuels

Le problème du mal

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Les données du problème.

1.1 — Position générale du problème.

On entre dans le problème du mal en entrant dans la vie. Avant même d’être réfléchi dans l’intelligence, il est inscrit dans les âmes. Il atteste son existence par deux dispositions adverses, auxquelles personne n’échappe, que tout le monde connaît et qui se disputent en quelque sorte l’âme de chacun : la disposition à l’optimisme, c’est-à-dire à la reconnaissance du bien qu’il y a dans l’être et dans la vie : la vie est bonne ; la disposition au pessimisme, c’est-à-dire la reconnaissance du mal qu’il y a dans la vie et dans l’être : la vie est mauvaise. C’est la coexistence ou l’alternance de ces deux dispositions, qui jettent dans la pensée les données primitives du problème. Je dis leur coexistence, je ne dis pas leur existence. Car il est clair que si tout était bien, ou si tout était mal, il n’y aurait pas de problème. Dans un cas le bien se confondrait avec l’être, et dans l’autre, l’être se confondrait avec le mal. Mais précisément l’optimisme ou le pessimisme intégral sont insoutenables. La signification de ces termes est donc toujours relative. On dit d’une doctrine, d’un tempérament ou d’un caractère qu’ils sont pessimistes ou optimistes ; mais cette qualification n’est jamais absolue. Elle désigne la suprématie d’une tendance, d’une manière de voir et de sentir, sur l’autre tendance, sur l’autre manière de voir et de sentir. La doctrine et par suite la sensibilité la plus optimiste ne saurait l’être tellement qu’elle puisse se refuser à concéder l’existence du mal (au sens le plus général du mot). Tout ce qu’elle peut faire, c’est de l’expliquer de telle sorte qu’il soit compris comme condition du bien. De même la doctrine (et par conséquent la sensibilité) la plus pessimiste ne saurait l’être tellement qu’elle puisse refuser l’existence du bien, si ce n’est à titre d’expérience actuelle, au moins à titre de destination future.

[Je le voudrais montrer par le pessimisme le plus avéré qui soit : celui du bouddhisme primitif. Il part de la thèse initiale : l’être, c’est le désir ; le désir, c’est la souffrance ; donc l’être (désir et souffrance), c’est le mal. Et il conclut au nirvana, c’est-à-dire à la cessation de l’être par cessation du désir. Au premier abord, le pessimisme paraît intégral. En y réfléchissant, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Le mal, si complet qu’il soit, puisqu’il absorbe l’être même, reste relatif au bien, puisque le bouddhisme est une morale, c’est-à-dire une doctrine relative au bien de l’homme. Le mal, c’est d’être, soit ; le bien sera, fût-ce aux dépens de l’être, et il prendra par l’extinction de l’être une revanche d’autant plus éclatante qu’il aura été dans l’être plus insolemment nié. Le pessimisme le plus rigoureux trahit donc un optimisme primitif irréductible. Il trahit autre chose encore et c’est la prééminence absolue, dans l’esprit humain, des jugements de valeur sur les jugements existentiels. Périsse l’être, et tout être, pourvu que soit sauvegardé le bien ou le bonheur !]

Il n’y a donc pas que du bien, et il n’y a pas que du mal dans la vie, dans l’être et dans le monde : il y a du bien et du mal. Dès lors le problème se pose de leur nature essentielle, de leur origine et de leurs relations réciproques. Or, dès que le problème cesse d’être seulement et inconsciemment vécu ; dès que le sourd malaise et la vague inquiétude dans lesquels l’homme vit se traduisent devant la réflexion, ils le sont sous trois formes principales qui sont les formes mêmes de notre activité consciente : devant la conscience intellectuelle, la question se pose comme l’antithèse entre la vérité et l’erreur ; devant la conscience sensible, la question se pose comme l’antithèse entre la souffrance et le bonheur ; devant la conscience morale, la question se pose comme l’antithèse entre le mal et le bien moral.

Y a-t-il maintenant entre ces trois manières d’envisager le problème, entre ces trois manières d’en percevoir les données, quelque relation commune, quelque rapport de coordination ou de subordination ? Y a-t-il quelque principe fondamental auquel on puisse les ramener, par lequel on puisse les expliquer ? C’est ce que nous allons examiner, en commençant par la définition des termes.

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