À l’écoute du Réveil

2. Dans la « chambre haute »

Qui sont-ils ? Des théologiens ? Certainement pas. Ils sont en quête, pénétrés d’une inquiétude existentielle profonde, de vérité spirituelle, de paix, de salut. Ils ont soif de vie, et déjà, au point où ils en sont, ayant marché de découverte en découverte à partir de ce rationalisme qui les entoure, et dont ils ne veulent plus, ils voient s’ouvrir des horizons nouveaux...

Alexandre Vinet jugera lucidement de cette situation. « On dépouille, écrit-il, (Discours sur quelques sujets religieux, Paris, 1836, 3e éd., p.63.) le christianisme de ses rudesses, de ses mythes, comme on se plaît à les nommer ; on le rend presque raisonnable ; mais, chose singulière, quand il est raisonnable, il n’a plus de force (…) Au contraire, apprenez-vous que quelque part il y a un réveil, que le christianisme se ranime, que la foi devient vivante, que le zèle abonde ? Ne demandez pas sur quel terrain, ne demandez pas dans quel système croissent ces précieuses plantes. Vous pouvez répondre d’avance que c’est dans le sol rude et raboteux de l’orthodoxie, à l’ombre de ces mystères qui confondent la raison humaine, et qu’elle aimerait tant à écarter d’elle ».

Ceux qui feront pénétrer dans l’âme de ces étudiants tout l’Évangile, ce ne sont donc pas leurs professeurs, les spécialistes, de savants théologiens. Même pas des Genevois. Ce seront des étrangers, des laïques, comme au XVIe siècle. Non pas des Français toutefois. Ni de la même envergure. Le Réveil n’est pas la Réforme.

Mais ces Britanniques, un homme d’affaires, un ancien officier de marine, un rentier dans la trentaine joueront dans la destinée spirituelle de ces jeunes en recherche un rôle décisif.

Le premier, Richard Wilcox, au commencement de 1816, s’installe dans la maison bâtie sur les ruines de l’ancien couvent de Rive, là même où prêcha Farel. Méthodiste de l’école de Whitefield, et non de Wesley, calviniste par conséquent, et prédestinatien, il organise chez lui, dans la seconde moitié de l’année, des réunions où l’on retrouve Gonthier, Pyt, Guers, Bost, le régent d’Avully Antony Porchat, ancien tailleur, futur pasteur à Paris, en Beauce, en Picardie, dans l’Ouest... Le maître de céans, s’il parle mal le français, explique l’Écriture, chante, donne envie à ses auditeurs de jouir de la grâce dont il jouit lui-même. Mais il n’en montre pas le chemin. Il se contente de dégoûter ceux qui l’écoutent des prédications sociniennes des ministres de Genève où la propre justice se mêle à ce nationalisme étroit qui fait de la cité une Jérusalem que le Seigneur aurait choisie non par un effet de sa miséricorde, mais à cause de ses mérites. À l’automne, quand Ami Bost s’apprête à partir pour Moûtiers-Grandval, où il a obtenu un poste de suffragant, un repas, dit des « Douze », réunit chez Gonthier ceux qui tiennent à prendre congé de lui. On est en octobre. Wilcox est là. Il partira bientôt. Mais avant la fin de l’année, en novembre, une brochure, lancée d’Allemagne par Henri-Louis Empeytaz, éclate comme une bombe.

Intitulée Considérations sur la divinité de Jésus-Christ, elle ne répond manifestement pas à la question majeure des étudiants. Pour eux, à qui elle est adressée, « Que faut-il faire pour être sauvé ? » est plus important. Plus existentiel. Même s’ils comprennent bien que Jésus-Christ, s’il n’est pas Dieu, pratique l’obéissance pour lui-même, en tant que créature, et ne saurait par conséquent l’imputer aux autres pour leur salut. De là l’importance de cette doctrine.

Empeytaz, sans la trouver, examine dans son étude près de deux cents sermons de pasteurs genevois. Il relève aussi que la Vénérable Compagnie, quand elle a rompu son très prudent silence, l’a fait pour la combattre. Un si grave reproche est-il fondé ? Une partie de l’opinion s’émeut. Les étudiants en théologie, sous la présidence de leur préteur Jean-Henri Merle d’Aubigné, se réunissent dans la salle du Consistoire et protestent contre l’odieuse agression dont leurs aînés sont victimes. Reçus par la Compagnie, sur leur prière, ils sont félicités par elle pour leur vigilance. Elle ne doute pas qu’ils ne fassent un jour, ainsi préparés, « la gloire de notre Église ». Aussi verra-t-elle avec plaisir les ministres de l’Évangile recourir à leur zèle. Et elle prie le professeur Duby d’examiner s’il ne peut introduire dans son cours « quelques directions générales pour la conduite du pasteur, comme cela se fait dans d’autres académies. »

Pyt et Guers, qui jugent la Compagnie arienne, ne signent pas l’adresse de leurs condisciples. Ils sont d’accord avec Empeytaz. Ils veulent faire notifier leur position. Mais on n’entre pas dans leurs vues. (Guers, pp. 68 ss. Richard Wilcox offre en outre à Genève, en industriel éclairé, comme on peut l’être à cette époque en Grande Bretagne qui se trouve alors à la pointe du progrès technique, un éclairage au gaz, avec un privilège de 15 à 20 ans pour amortir ses avances, et une nouvelle machine hydraulique : AEG, RC ( = Registre du Conseil) 317, fol. 302, 333; 318, 2s., 103. Cp. pasto R 37 (= Registre de la Compagnie des pasteurs) fol. 49. Notons que la brochure d’Empeytaz, plusieurs fois rééditée, et traduite en diverses langues, suscite de la part des Églises étrangères bien des demandes d’explication, voire des semonces. Cf. H. de Goltz, Genève religieuse au XIXe siècle, Genève, 1862, pp. 132 ss.)

Le lendemain, deux de leurs camarades viennent s’enquérir de leurs motifs. Pourront-ils continuer leurs études ? Le professeur d’histoire ecclésiastique leur a demandé leur confession de foi. Ils s’exécutent en collationnant des extraits de celle des Églises réformées de France mettant l’accent sur la chute et le relèvement de l’homme, la justification par la foi. Car on ne peut, pensent-ils, sans rompre avec la Réforme, rejeter un texte que tant de martyrs ont scellé de leur sang. Ne met-il pas en évidence une vérité première, le salut gratuit ?… Curieusement, le professeur ne discerne pas l’origine de ces fragments. Selon lui, ils ouvriraient la porte à toutes les licences. Il hésite à les communiquer à ses collègues. Cela risque, dit-il, de faire du grabuge. Mais ces derniers ont tôt fait de voir de quoi il retourne. On ne saurait, au vu de cette confession on ne peut plus traditionnelle, celle-là même qu’exige des candidats au ministère l’article 6 des Ordonnances ecclésiastiques, taxer d’hérésie ces étudiants. L’affaire en reste là.

En janvier 1817, après un an de séjour, Richard Wilcox s’en va. Un Écossais, Robert Haldane, le remplace. Après vingt ans de ministère évangélique dans son pays, il a entrepris une tournée sur le continent. Il a passé par Paris, il est à Genève, et il s’apprête à quitter une ville où il n’a que faire – lui semble-t-il – quand le pasteur Moulinié, la veille de son départ, le met en rapport avec un certain James. Celui-ci, anglophone, dès l’abord conquis, l’amène à l’un de ses condisciples de la Faculté de théologie, Charles Rieu, qui bientôt mourra pasteur de l’Église française de Frédéricia, au Danemark, emporté par une épidémie. Dès lors, le contact est établi. Guers va le voir le 19 janvier, Pyt deux ou trois jours plus tard, d’autres ensuite. Le 6 février, nouveau « professeur de dogmatique » devant une vingtaine d’étudiants, il commence l’explication de l’épître aux Romains. En anglais : James, Rieu, ou Frédéric Monod tenant lieu d’interprètes. Chaque auditeur est saisi, subjugué. « Jamais, dira l’un d’eux depuis François Turrettini et Bénédict Pictet, de sainte et vénérée mémoire, docteur n’avait exposé le Conseil de Dieu avec cette pureté, cette force, cette plénitude ; jamais si vive lumière n’avait resplendi dans la cité de Calvin. » Le messager sait s’effacer derrière le texte. « Il connaissait les Écritures, note Pyt, comme peut les connaître un chrétien qui a eu pour maître le Saint-Esprit qui les a dictées. » Quant à Frédéric Monod, un des futurs chefs des évangéliques parisiens et des Archives du christianisme, il voit en lui, et il n’est pas le seul, celui qui l’a « engendré en Christ par l’Evangile ». Car il a le courage et la patience, portés l’un et l’autre par l’amour, de semer dans une terre couverte d’épines. Avec sérieux, avec douceur, au cœur une « foi implicite à la divine autorité de cette Parole dont nos professeurs étaient presque aussi Ignorants que nous ». Le contraste est saisissant. « Maintenant encore, ajoutera Monod, après un si grand nombre d’années, je me représente cet homme de haute taille, plein de dignité, environné d’étudiants, sa Bible anglaise à la main, maniant la seule arme de la Parole qui est l’épée de l’Esprit (…). Il ne perdait jamais son temps à argumenter contre nos prétendus raisonnements ; il montrait immédiatement la Bible (…) Regarde ici (…)

Cela est écrit avec le doigt de Dieu. »

Nulle théorie de son cru dans cet exposé : le texte mis en évidence avec conviction, avec chaleur… Alors le cœur des jeunes gens s’ouvre, les écailles leur tombent des yeux, ils comprennent ce que signifient péché et grâce, pardon ; ils en font l’expérience ; une joie triomphante les remplit ; et d’auditeurs, de disciples, ils deviennent messagers, hérauts, docteurs ; ils annoncent à leur tour le salut.

Dès lors, à la Tête Noire, rue basse de la Croix d’Or, dans la salle d’école de l’un d’eux, Julien François Privat, où ils se réunissent depuis le départ de Wilcox, d’autres gens assoiffés de vie nouvelle affluent. Le groupe paraît restreint. Il faudrait ouvrir plus grand les portes. (Guers, pp. 76 ss. Vies de Robert et de James Haldane, t. II, pp. 22 ss. Julien François Privat est à l’origine d’une école privée de haut renom qui se perpétuera jusqu’au milieu du XXe siècle.)

La Vénérable Compagnie s’inquiète. Où mène tout ce mouvement ? À Noël déjà, Jean Isaac Samuel Cellérier, depuis deux ans à la retraite, a prêché sur la divinité de Jésus-Christ. En mars, à la Madeleine, c’est César Malan, avec brio, qui met en lumière l’absolue gratuité du salut, et le public devient houleux, réticent, hostile. À tel point que le jeune prédicateur, quand il s’en va, c’est comme un chien battu. Mais à la porte de son domicile, il trouve Haldane : « Béni soit Dieu », lui dit ce dernier avec chaleur. « L’Évangile est à nouveau prêché à Genève ».

Le choix de tels thèmes de prédication, aux yeux des autorités ecclésiastiques, conduit tout droit au schisme. Aussi leurs délibérations, le 3 mai 1817, aboutissent-elles à un règlement voulu de pacification, mais dont l’effet sera exactement contraire.

« La Compagnie des pasteurs de l’Église de Genève, y lit-on, pénétrée d’un esprit d’humilité, de paix, de charité chrétienne, (…) arrête, sans porter aucun jugement sur le fond des questions suivantes, et sans gêner en aucune manière la liberté des opinions, de faire prendre, soit aux proposants qui demanderont à être consacrés au saint ministère, soit aux ministres qui aspirent à exercer dans l’Église de Genève les fonctions pastorales, l’engagement dont voici la teneur :

Nous promettons de nous abstenir, tant que nous (…) prêcherons dans les églises du canton de Genève, d’établir, soit par un discours entier, soit par une partie de discours (…), notre opinion :

  1. sur la manière dont la nature divine est unie à la personne de Jésus-Christ ;
  2. sur le péché originel ;
  3. sur la manière dont la grâce opère, ou sur la grâce efficiente ;
  4. sur la prédestination.

Nous promettons aussi de ne point combattre, dans des discours publics, l’opinion de quelques pasteurs ou ministres sur ces matières. Enfin, nous nous engageons, si nous sommes conduits à émettre notre pensée sur l’un de ces sujets, à le faire sans abonder dans notre sens, en évitant les expressions étrangères aux saintes Ecritures, et en nous servant, autant que possible, des termes qu’elles emploient. »

On peut bien, si l’on entend bannir de la cité toute controverse, estimer sage ce règlement. Reste à savoir jusqu’à quel point les interdictions qu’il contient ne rendent pas les thèmes proscrits, fort importants déjà, plus importants encore… Toujours est-il qu’au moment de le soumettre aux étudiants qui ont achevé leurs études, pour qu’ils y souscrivent, afin de pouvoir se présenter aux derniers examens, des réticences immédiatement s’élèvent. Guers refuse son adhésion et n’est pas admis. Son père en pleure. Il présente au Conseil d’État, à l’insu de son fils, qui s’en dira navré, une requête sollicitant purement et simplement l’annulation du fameux règlement du 3 mai, non conforme, selon lui, aux Ordonnances ecclésiastiques. Le gouvernement lui fera dire, par un des conseillers, sa profonde indignation. Mais pour lui, qui avait quitté l’Église romaine pour jouir de la liberté religieuse, ce despotisme ecclésiastique constituera un tragique tournant : il retournera au catholicisme. Quant à son fils, cette attitude intransigeante de la Compagnie le jettera de manière irréversible, en dépit de dispositions fort iréniques, dans la dissidence. Dommage !

Or, parvenus à ce point de rupture, il convient de relever que Guers père, en dépit de la colère du Conseil, n’a pas totalement tort. On peut même dire qu’il a raison. Le veto de la Vénérable Compagnie, manifestement, ne concorde pas avec les constitutions de l’église de Genève que personne, du moins ouvertement, ne cherche à contester. On les imagine mal, inspirées par Calvin, interdire la mise en évidence du péché et de la grâce, de la prédestination et de la divinité de Jésus-Christ. Car, ainsi que le note Ami Bost, l’article 1 entend plutôt proscrire la doctrine de la Trinité elle-même que savoir comment, selon la lettre du texte, les deux natures de Jésus-Christ sont unies : On peut faire une remarque analogue au sujet de l’article 3. Il ne convient pas de couper les cheveux en quatre. Quant à l’article 4, ceux qu’il vise ne songent pas à ranimer les querelles du XVIIe siècle, par trop livrées à la rage théologique, mais pensent qu’il est précieux d’être sûr que notre salut dépend, non de nous et de nos mérites, mais de la seule miséricorde d’un Dieu libre et souverain.

Ce règlement funeste, enveloppant de silence les fondements mêmes du christianisme, engendre, conçu pour pacifier, la séparation et l’opposition. La paix à tout prix n’est pas la paix. Plusieurs pasteurs refusent de l’approuver : Cellérier père, Moulinié, Demellayer, Malan. Les jeunes, déchirés, car ils ne veulent pas quitter l’Eglise, cèdent pour pouvoir passer leurs examens, ou désertent la Faculté, comme Pyt. Entre la Parole de vie qu’ils ont reçue et ce qu’ils entendent dans les temples, quel contraste ! Ils s’édifient entre eux. Ils se veulent communauté vivante. Mais ils se sentent à un tournant. Guers, qui se demande s’il ne va pas s’engager en France, se rend chez le pasteur Ferrière et lui dit que si on leur accorde un temple – le Temple-Neuf – et un prédicateur – Malan – ils resteront dans l’Église nationale. Sinon... (Guers, pp. 89 ss. Bost, pp. 81 ss. AEG, RC 320, fol. 397, 416, 425. Cp. past. R. 37, fol. 91.)

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant