À l’écoute du Réveil

3. La première Église indépendante

Pour accorder ce qu’on lui demande – une manière de séparatisme à l’intérieur de la communauté protestante – la Vénérable Compagnie est par trop imbue de ses prérogatives. Le monopole administratif qu’elle entend conserver lui semble au-dessus de tout soupçon. Elle agit pour le bien de la vieille Genève. Elle travaille au maintien, face au catholicisme rentré en force par l’Annexion d’abord, puis par la transformation de l’ancienne République en canton suisse, de ce qui lui reste d’unité. Avant tout patriote. Gardienne vigilante, fidèle.

Le groupe des étudiants réveillés n’aura donc pas son temple. Ni son pasteur. Elle ne le permettra pas. Aussi décide-t-il, le 18 mai 1817, un dimanche, de constituer sous forme d’association un premier noyau – provisoire – de vrais croyants. Pour cela, ceux qui en sont s’examinent mutuellement dans leur foi et dans leur vie et se reconnaissent tour à tour pour membres : Pyt, Porchat, Gonthier, Guers, Privat, Coulin...

Haldane ne prend aucune part à ces décisions. Il s’est contenté d’enseigner. Il a voulu susciter la foi. Et maintenant, son œuvre achevée, il s’apprête à partir. Il quitte Genève le 20 juin.

Un autre Anglais, le troisième – Henry Drummond – aussitôt après ce départ fait son entrée dans la cité. Comme si cette succession d’évangélistes étrangers, et laïques, était dès longtemps prévue, programmée. Riche et généreux, ancien membre du Parlement, il s’installe à la campagne avec sa femme, à Sécheron, et y exerce une fraternelle hospitalité. Les étudiants lui font confiance. Ne vient-il pas volontiers en aide aux jeunes gens peu fortunés ? Ils reconnaissent en lui ce qu’a semé dans leurs cœurs son prédécesseur. Ils l’écoutent. Ils sont frappés par son imagination puissante, ses propos hardis. Car quand il dit que ceux qui croient à la divinité de Jésus-Christ et ceux qui n’y croient pas n’ont pas la même religion, ils pensent qu’il a raison. L’eau ne peut s’unir au feu.

Or, c’est à ce moment précis que la question décisive, dans le contexte où ils sont à Genève, face à une Compagnie des pasteurs jalouse de son autorité en même temps qu’incertaine dans sa doctrine, pour ne pas dire dans sa foi, monte en eux avec une acuité nouvelle. Le temps n’est-il pas venu, se demandent-ils le 15 août, de fonder sur la seule Parole une véritable Église ? Ils ne le savent pas. Ils interrogent le Seigneur. Ils le prient. Et le 23, la lumière s’étant faite dans leur esprit, ils constituent, la certitude au cœur, une Église indépendante.

Henry Drummond, en ces jours précisément, est entré en dialogue avec l’autorité ecclésiastique. Trois délégués du Consistoire, membres comme lui de la Société biblique britannique et étrangère, sont venus le trouver pour savoir si les accusations qu’on a formulées contre lui sont vraies ou non. Pousse-t-il véritablement les jeunes au séparatisme ? Une longue lettre, qu’il adresse le 21 août à la Vénérable Compagnie, précise que tout l’amour que l’on éprouve pour les fidèles de telle ou telle Église n’empêche pas, si elle s’éloigne des fondements du christianisme, de se séparer d’elle. Ainsi à Genève : l’arianisme qu’y professe une partie de ses pasteurs ne saurait se concilier avec les enseignements de la Parole de Dieu. Il est donc légitime, d’une manière ou d’une autre, de s’en distancer.

Le jour même où se fonde la nouvelle Église, le professeur Marc-Auguste Pictet, physicien de renom et modèle des savants patriotes, répond à Drummond que sa lettre prouve à ses yeux ses desseins séparatistes. Le 25, sans ménagements, l’Anglais affirme que la dissidence ne provient pas de son avis, mais des faits eux-mêmes. Le professeur les dément. Il apporte, sur le ton mesuré du diplomate, le témoignage de sa conviction profonde. Il déclare qu’il n’a jamais entendu, depuis plus d’un demi-siècle, les prédicateurs genevois mettre en question la nature divine du

Sauveur. « On évite avec beaucoup de raison, écrit-il, les disputes sur des mots (…) ; on ne discute pas dans la chaire (…) les subtilités inintelligibles au vulgaire et indifférentes au salut ; on se rattache au Symbole des Apôtres comme au système complet et à la règle unique de la foi, en priant toujours l’Être suprême de la fortifier dans nos cœurs. »

On pourrait penser, devant une affirmation si nette, assortie d’une confession de foi en « un Dieu créateur et rémunérateur dans une autre vie », en un « Christ rédempteur par son sacrifice et juge des hommes au dernier jour », et au « Saint-Esprit source de lumière et de vie », que la cause est entendue et que les Drummond, Cellérier, Malan et Cie se trompent. La parole du savant professeur est belle. Ne se joint-il pas à « tous ceux qui adorent Dieu et Jésus-Christ en esprit et en vérité » ? Que veut-on de plus ? Qu’il renonce au droit pour chacun de « s’expliquer les saintes Écritures selon les lumières de sa raison » ? Qu’il se rallie au principe de l’interprétation littérale ? Pour lui, homme versé dans des études scientifiques exigeantes, il faudrait pour pouvoir adopter ce point de vue connaître à fond les langues de l’Orient, croire que les livres saints nous sont parvenus en toute intégrité, prendre à la lettre toutes leurs expressions figurées. Mieux vaut, à son avis, laisser au lecteur quelque liberté et ne point s’imposer à lui en interprète exclusif. Mieux vaut laisser reposer ces problèmes insolubles « qui ont créé tant de schismes, fait verser tant de sang, et tant réjoui les ennemis de notre religion. » Drummond fera bien d’y réfléchir, et de s’informer mieux quant à la pensée véritable des pasteurs genevois.

Certes, en parcourant cette correspondance, on ne peut dénier à Marc-Auguste Pictet une attitude aussi droite qu’irénique. Mais que veut dire exactement « s’expliquer les saintes Ecritures selon les lumières de sa raison » ? refuser le miracle et par conséquent la résurrection de Jésus-Christ ? voir en lui, comme Michel Servet au XVIe siècle, le fils du Dieu éternel, et non le Fils éternel de Dieu ? et la Bible, que le distingué physicien trouve riche en variantes et en passages obscurs, est-elle la Parole de Dieu ? Le professeur voit juste quand il dit qu’au lieu de vouer à l’anathème ceux qui ne la comprennent pas comme nous, il faut prier pour eux. Pour cela, on a besoin de plus que d’une certaine tolérance. Et la Vénérable Compagnie n’en montre pas beaucoup. D’ailleurs, tolérance ne signifie pas indifférence. Encore moins communion…

Le Conseil d’État, dans toute cette affaire, mène une politique prudente, discrète. Toute controverse doctrinale, à ses yeux, ne peut que déconsidérer la religion dans le public. Aussi juge-t-il l’intervention de Drummond, dans ce contexte, particulièrement intempestive et contraire à la retenue dont devrait faire preuve en cette matière un étranger. Le premier syndic Gaspard De la Rive, savant physicien lui aussi, le convoque chez lui, le 30 août, pour le lui dire. Et comme ce dernier attend de la Compagnie une réponse à sa lettre du 21 et qu’il menace, ne l’ayant pas reçue, de publier son texte, le gouvernement lui intime de garder le silence. Drummond y consent.

Toutefois, un anonyme ayant fait imprimer un libelle qui le tourne en ridicule, et qu’il attribue sans autre à la Compagnie, à tort, les choses tendent à se compliquer. D’autant plus que des fragments de sa lettre sont parvenus dénaturés à Paris et à Londres. Le généreux Anglais veut bien, par gain de paix, se taire. Mais il ne faut pas qu’on l’attaque. Sinon il se défendra. En avertissant préalablement le Premier Syndic. (Guers, pp. 99 ss. Bost, pp. 83 ss. AEG, Cp. pasto 88, Correspondances diverses, Nos 2 à 5. RC 320, fol. 329 ss., 344 ss., 350, 378 ss., 387 ss., 395 ss., 439, 447. Drummond semble bien avoir dû quitter la ville. En juillet 1818 en effet, quand court le bruit de son retour, le Conseil rappelle la validité de son interdiction de séjour (Re 322, fol. 52).)

Le Conseil se déclare satisfait. Il décide cependant que si Drummond reprend la controverse, il devra quitter Genève dans les vingt-quatre heures…

Le 25 août, chez lui, les responsables de la petite Église qui vient de naître se penchent sur le Nouveau Testament pour tenter de discerner quelle est, sur la communauté, la pensée même de Dieu. Le Français Pierre Méjanel, retour d’Angleterre, est parmi eux. Il sera désigné, le 22 septembre, avec Pyt et Gonthier – Malan, élu le premier, s’étant récusé – conducteur spirituel de la congrégation. Pas pour longtemps ! Son zèle d’étranger indispose l’autorité. Ne dit-il pas en effet à l’auditeur qui l’interroge qu’il subordonne les ordres du gouvernement « à ce qu’il appelle », note le Registre du Conseil, « dans une exaltations qui annonce une tête tout à fait dérangée, ses devoirs de chrétien » ? Il sera reconduit à la frontière.

La veille de cette élection, de nouveau chez Drummond, la première sainte cène des dissidents est célébrée. Ils sont dix. Malan la distribue. Il n’a pas encore été déchu de ses fonctions ecclésiastiques. En même temps, le riche Anglais, pressé de diffuser cet Évangile dont son peuple, maître de la technique et des mers, s’estime le dépositaire et le messager, lance la Société continentale de Londres pour évangéliser l’Europe.

La nouvelle Église, plus fervente qu’éclairée sur certains points, tend fâcheusement à placer entre le pécheur et la croix de son Sauveur l’éventuel veto de l’élection divine. Un négociant d’outre-Manche l’invite à prêcher l’amour inconditionnel de Dieu selon Jean 3.16. Elle en reçoit une vive impulsion. Elle évangélise. Elle célèbre la cène le 5 octobre, pour la première fois en tant que communauté, sous la présidence de Pyt. Son local de la Tête-Noire, où elle se réunit chaque soir, et trois fois le dimanche, devient trop petit. Elle trouve un appartement près de l’Écu de France…

C’est alors que Guers, qui prêche aussi de temps à autre, propose de faire revenir Empeytaz avec qui il entretient une correspondance intime. On acquiesce. Le collaborateur de Mme de Krüdener rentre en novembre. Toutefois, il attend six mois avant de s’engager définitivement. Une école du dimanche s’ouvre le 28 décembre. Elle enseigne la lecture et la Bible. Des réunions pour adultes se tiennent à Saint-Gervais, au Bourg-de-Four, bientôt à Ferney…

La dissidence, individuelle, et non nationale comme au XVIe siècle, prend à Genève la force d’une protestation contre l’erreur. Elle a d’abord espéré pouvoir annoncer, dans le sein même de l’Église, la bonne nouvelle du salut par grâce. Mais elle a dû se rendre à l’évidence. On n’a pas voulu de ce qui est au cœur de l’Evangile, de ce qui fait la force du christianisme. On a répondu par une théologie des mérites et de la vertu. Il a fallu se séparer.

Le Réveil, par conséquent, naît sur une question de vérité. Il ne fonde pas une secte. Il ne fait pas sécession pour des motifs d’organisation ecclésiastique. Il revient au message central de la Parole de Dieu, à la prédication des Apôtres.

Il ne pèche donc pas contre l’unité. L’unité vraie a besoin de vérité. « Lors donc qu’une Église », écrivait au cap du XVIIIe siècle Bénédict Pictet, « détruit essentiellement le vrai culte que Dieu nous a prescrit, qu’elle s’affermit dans des erreurs directement opposées au salut, et que, par une tyrannie insupportable, elle veut contraindre tous ceux qui vivent dans sa communion à faire profession de ces même erreurs, il est juste de s’en séparer et on le doit absolument (...) » Or, pour lui, ce n’est point là un schisme, car « ce qui conserve l’essence de l’Église conserve aussi son unité. »

Le petit troupeau qui se constitue en cet été 1817 ne revient donc pas, à proprement parler, à la Réforme. Pour lui, la nation ne s’identifie plus avec l’Église. Il faut remonter à une plus ancienne fidélité, celle des origines du christianisme. Aussi les ministres élus par lui, ennemis de tout cléricalisme, ne voudront-ils d’autre « robe sacerdotale que la justice du Rédempteur ».

Très vite, les membres de l’Église indépendante deviennent la cible des Genevois. On les juge mauvais citoyens, exaltés, sectaires, « mômiers ». Quand, leur local se trouvant à nouveau trop petit, ils s’installent à Rive, les 2 et 3 juillet 1818, une foule surexcitée les accueille par des huées, des vociférations, des injures, des jets de pierres, des cris blasphématoires : « À bas Jésus-Christ ! à bas les moraves ! à mort ! à la lanterne ! »... puis ce sont des poursuites dans les rues, des menaces, des violations de domicile. La police intervient. Mais en dépit de cette protection, que le syndic de la garde Calandrini assume au mieux de ses possibilités, les violences continuent pendant quelques jours et les réunions doivent être interrompues. De petits groupes se rassemblent alors ici et là jusqu’en septembre, puis une salle, au Bourg-du-Four, est mise à la disposition de la communauté.

Celle-ci, pour sa défense, publie une Apologie : « Les membres de l’Église nouvellement formée à Genève, à ceux de leurs concitoyens qui ont pris une part directe ou indirecte aux actes de violence exercés contre eux ». Dans son préambule, après une description des faits, elle déclare : « Ce sont des citoyens honnêtes et paisibles, fidèles à leurs devoirs dans la société, qui ont ainsi été traités parce qu’ils ont des opinions religieuses différentes. L’an dernier, on s’était moqué. Aujourd’hui, on en vient aux voies de faits. Aussi, pour prévenir de nouveaux désordres, qui pourraient être plus funestes pour leurs fauteurs que pour ceux qui en sont les victimes, ont-ils décidé d’informer le public pour qu’il ne se laisse pas aveugler par d’injustes préventions. On les a accusés de renier Dieu et de ne croire qu’en Jésus-Christ. – Qu’on vienne nous entendre, répondent-ils. – On dit qu’ils n’attirent que par l’appât du gain ou la contrainte. – Qu’on en produise des preuves. – Qu’ils s’occupent de visions, de songes, de révélations. – Qu’on y vienne voir… »

La petite Église, on le voit, ne se laisse pas intimider. Elle affermit son cœur devant Dieu. Elle persévère. Elle croit. Et il arrive que tel ou tel, sincèrement, ou avec une parfaite hypocrisie, vole à son secours. Ainsi du fanatique curé Vuarin qui joue des réveillés comme d’autant de balles contre l’Église nationale. Ainsi également de l’avocat Jacques Grenus, de passé révolutionnaire tumultueux, qui fait le procès de la Vénérable Compagnie, l’accuse d’avoir falsifié la Bible, s’exclame que Voltaire est son directeur, et que si autrefois elle était chrétienne, aujourd’hui elle ne l’est plus. Et il l’exhorte, pour qu’elle ne nuise pas à la cité et se trouve en harmonie avec la Sainte Alliance, à appliquer les Ordonnances ecclésiastiques, à déclarer nul et non avenu le règlement du 3 mai 1817, à consacrer les proposants qui ont refusé d’y adhérer, à cesser de retenir la vérité captive et à se donner enfin une confession de foi…

La Compagnie des pasteurs, attaquée de tous côtés, se propose de répondre. Elle rédige une adresse à lire en chaire le jour du Jeûne. Le Conseil d’État s’y oppose. Il ne veut pas attiser la controverse. Il prescrit la tactique du silence. Mais quand les dissidences se multiplient, que les libelles pleuvent, et que pour finir la fureur populaire s’allume, il n’est plus guère possible de maintenir un tel propos. L’autorité se prend à sévir, et cela non plus seulement contre quelques étrangers, tel Drummond ou Méjanel, mais aussi contre des Genevois eux-mêmes. Malan en offrira l’exemple. (Guers, pp. 104-150. Bost, pp. 90-105. Guers, La vie de Henri Pyt, pp. 22 ss. AEG, RC 320, fol. 387 ss., 395, 398 ; 321, fol. 53, 67, 236, 238, 314 ; 322, fol. 31, 47ss. Cp. past. R 37, fol. 89 ss. Correspondance de l’avocat Grenus avec M. le professeur Duby (…), sur l’accusation d’arianisme et de socinianisme faite à la Compagnie des pasteurs de Genève, Genève 1818. Cf. S. Mours, Un siècle d’évangélisation en France, t. l, Flavion, 1965, pp. 41 ss. et Alice Wemyss, Histoire du Réveil, Paris, 1977, pp 88 ss.)

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