À l’écoute du Réveil

b) Évangélisation

Le champ principal de la Société évangélique, pendant la première période de son histoire, c’est la Saône et Loire. Les colporteurs, comme dans d’autres départements, y sèment l’Évangile. On les tient pour des espions, pour des loups déguisés en agneaux. Le clergé leur fait la guerre. Il leur faut donc, pour gagner les cœurs, beaucoup d’à-propos, de sang-froid, de conviction, de chaleur. L’un d’eux, lourdement chargé, se présente un jour chez une femme pieuse, épouvantée à l’idée qu’elle pourrait tomber dans l’hérésie. Quand elle le voit arriver, le visage lumineux, elle se signe, recule, et, pour lutter contre l’apparence avantageuse de son visiteur, saisit un balai pour le chasser. Le colporteur lui dit : « Il semble que ma religion est meilleure que la vôtre, car dans la mienne, mon Dieu me recommande d’aimer mon prochain comme moi-même, tandis que dans la vôtre, paraît-il, il vous est recommandé de frapper et de haïr ». Et il s’en va. Origine d’une conversion.

Très tôt, face à l’intérêt qu’éveille l’Évangile dans la population, les colporteurs, vivement sollicités, se mettent à prêcher dans les maisons ou en plein air. Non sans écrire au Comité de Genève qu’il y a du travail pour plusieurs évangélistes. La Société cherche des hommes. En août 1833, elle en envoie un premier, le pasteur Hoffmann. Ses débuts à Tournus sont difficiles : une vingtaine de personnes viennent l’entendre, distraites, allant et venant, et il faut se faire écouter, désamorcer les moqueries, parler avec autorité et rayonner dans le voisinage. Peu à peu, toutefois, une petite communauté se forme et un culte régulier s’installe, non seulement à Tournus, mais aussi à Chalon-sur-Saône, à Mâcon. Hoffmann, prédicateur populaire, d’une éloquence ardente, et non dépourvu de science, prêche huit fois par semaine au moins. Aussi, après dix-huit mois d’activité, ce sont dix salles, dans différentes localités, qui accueillent généreusement, déjà trop petites, 100, 200, 300 auditeurs. Le 31 janvier 1835, le pasteur, alors établi à Chalon – deux collaborateurs sont venus à la rescousse, Zipperlen à Mâcon, Achard à Tournus – annonce que dans une annexe, à Bourgneuf, 6 à 700 personnes des villages environnants se sont rassemblées. Tout le pays est en mouvement. À Givry où personne, d’abord, n’avait voulu l’écouter, il prêche deux heures durant devant un auditoire nombreux où l’on peut voir le commissaire de police en écharpe. Le clergé le traite de faux prophète. On l’accuse dans les journaux de séditieux. Mais comme il répond en attaquant le papisme de front les gens accourent. « Il en est venu d’une heure de distance, écrit-il, malgré la pluie et ensuite le brouillard, qui était si épais, et si froid, qu’en retournant à Chalon mes cheveux étaient hérissés de glaçons ».

Tâche presque surhumaine ! Impression de ne pouvoir y suffire ! Dans la critique courageuse de la toute puissante Église romaine, on sent passer un vent de liberté. Le peuple soudain respire. Certains s’extasient et en restent là. D’autres vont plus loin, entendent l’appel à la repentance, confessent leurs péchés et trouvent la paix. Mais que de disponibilité il faut, et que de force, pour répondre à toutes ces demandes ! On comprend que le pasteur, dans l’une des ses lettres, s’exclame : « Oh! j’ai surtout besoin que vous priiez sans cesse pour moi. Tous les jours je prêche, souvent plusieurs fois ; cela dessèche de parler aux autres sans pouvoir se parler à soi-même. »

Les localités qui réclament un évangéliste, un instituteur, sont de plus en plus nombreuses. Mais que faire ? Les vocations, de même que les moyens financiers, demeurent limités. Alors on engage ceux que le Seigneur envoie. On prie pour eux. Chaque jeudi soir, les amis de la Société évangélique et leurs ouvriers qui sèment la Parole s’unissent dans la communion de leur Maître. Car c’est bien sur Lui, pense-t-on, que l’œuvre tout entière repose.

On intercède aussi, conformément à la parole de Jésus, pour les ennemis, pour le clergé romain qui fait tout ce qu’il peut pour arrêter le mouvement et qui dénonce, accuse, maudit. Hoffmann le fait publiquement, à Bourgneuf, devant 400 personnes, et tous se mettent à rire... Ils s’en excusent par la suite. Ils n’avaient pas pu s’empêcher d’éclater, expliquent-ils au pasteur, en l’entendant supplier Dieu pour ceux-là mêmes qui, en chaire, ne cessaient de les vouer aux enfers.

Il y a des persécutions, des intimidations, des interdictions de prêcher. On joue sur le fait que les prédicateurs sont des étrangers, ou qu’ils ne sont pas agrégés à l’Église réformée de France. Hoffmann, lui, est en règle. Il continue son ministère. La population le veut. Les vexations lui attirent de nouveaux auditeurs. Et quand les curés, dans leur prône, interdisent et condamnent, les fidèles, au sortir de la messe, s’empressent de courir à la réunion.

Le rédacteur de la circulaire du 13 mars 1835 écrit : « Le combat est engagé sur toute la ligne (…) Nos évangélistes luttent corps à corps avec les prêtres de Rome. »

C’était vrai. Comme l’avait dit Louis Gaussen, une immense moisson se préparait. Moins d’un an après son discours, ses premiers épis mûrissaient au soleil. D’autres allaient grandir, jeter sur la carte une poignée de taches d’or. Des Églises se constituent qui administre les sacrements, pratiquent la communion fraternelle, enseignent les enfants et les adultes, voient s’ajouter à leurs troupeaux ceux qui croient et sont sauvés. C’est le cas, en Saône et Loire, à Tournus, à Mâcon, à Chalon, à Donzy, à Branges, à Sornay, a Montpont. Des écoles sont ouvertes, des temples construits. En 1851. la Société évangélique entretient en tout 11 ministres, 10 instituteurs, 8 évangélistes, dessert 20 stations, prêche dans 137 localités, et compte, en Saône et Loire seulement, quelques 1200 communiants. Ce sont des Églises de convertis, de professants, même si, pour finir, elles se rattacheront à L’Église officielle.

De petites taches d’or seulement sans doute, au milieu de la vaste France ! Plus denses en Saône et Loire et, un peu plus tard, en Saintonge (Charente inférieure). Là aussi on réclame des ministres : si nous avions 200 pasteurs, dit-on dans les années quarante, le culte serait organisé dans 200 localités. Mais il n’en est que quelques-uns, et on peut déjà s’émerveiller des résultats obtenus... (Société évangélique de Genève : Récits et souvenirs (…), Genève, 1882, « L’Évangile en Saône et Loire », par M. Charpiot-Amstutz, pp. 139 ss., 146, 157 ss. BPU, BA 4677, circulaires, N° 1, 16 février 1835 ; N° 2, 13 mars 1835. Société évangélique, 3, fol. 7, 12, 27, 73, 89 ss. ; 17, 28 juin 1851.)

Il y a les pasteurs, les maîtres d’école, les colporteurs.

Il y a aussi les notables, les membres du Comité de la Société évangélique dont certains sont théologiens, tels Gaussen ou Merle d’Aubigné, mais dont la plupart témoignent de leur foi et prêchent l’Évangile selon leur vocation dans la perspective du sacerdoce universel.

Plusieurs d’entre eux visitent les Églises de France. Il en est même qui font œuvre de véritables évangélistes. Ainsi Pierre Vaucher-Veyrassat. Ceux que la Société évangélique engage l’appellent leur père. C’est lui, avec sa femme, pendant trois ans, qui bâtit l’Église de la petite ville de Thiers, où on avait d’abord pourchassé à coups de pierres un colporteur.

Là, il collabore avec le pasteur Chardonney, Vaudois qui avait provoqué, après sa conversion, de petites assemblées spontanées dans les campagnes, ce qui lui avait valu des coups, de la prison, et l’avait obligé, un jour, à Moudon, de se jeter dans la Broie pour échapper à une bande de furieux. L’entente est bonne entre les deux hommes. Elle le sera également entre le ministre de l’Évangile sans peur et le colonel Henri Tronchin qui l’invite plusieurs fois chez lui, quand épuisé il a besoin de repos, dans sa belle campagne de Bessinge sur Cologny où il a fondé un asile de convalescentes de condition modeste et où il célèbre le culte pour elles et les gens du voisinage, chaque dimanche, et aussi la semaine, avec une conviction communicative. Un jeune luthérien allemand, Ernst Siedel, qui s’y trouve un jour à la fortune d’une promenade, voit ses préventions contre les « mômiers » tomber au contact d’une parole dépouillée de tout artifice, d’un homme naturellement fraternel et chaleureux, d’un propriétaire soucieux du bien de chacun, d’un époux et père de famille attentif, affectueux. Le futur pasteur et écrivain populaire de renom, à qui sera chère l’éducation spirituelle et morale de la jeunesse, est conquis par cette piété conséquente et forte. Il participe aux activités de la Société évangélique et rencontre Henri-Louis Empeytaz, en qui il voit le chrétien le plus accompli qu’il ait jamais connu. Son séjour à Genève fait de lui un homme nouveau. (Récits et souvenirs, ibid., pp. 332 ss. Gabriel Mützenberg, « L’inoubliable impression d’une jeune Allemand chez les ‘mômiers’ de Genève », in Revue du Vieux Genève, 1982.)

Henri Tronchin, dont l’énergie rappelle son ancêtre Rémi, valeureux officier d’artillerie réchappé de la Saint-Barthélemy et promu bourgeois de Genève dès 1579, visite aussi les Églises. Il s’émerveille de l’œuvre accomplie à Thiers. Il veut l’Évangile partout et pour tous. Aussi, parlant des organismes souvent figés du christianisme traditionnel, et désirant pour la Société qui lui tient si fort à cœur une ouverture très large sur le plan international, il écrit à Louis Gaussen : « Je crois que les temps sont accomplis pour toutes ces institutions, et que (…) » Dieu « va faire surgir des moyens tout nouveaux pour manifester sa puissance et se créer un grand peuple. » (J.-H. Merle d’Aubigné, Les coups et les enseignements de Dieu, Genève, 1865, pp. 9 ss. BPU, Société évangélique, 195, lettre sans date, fol. 123 à 125.)

D’autres notables passent dans les Églises. En février 1837, Charles Saladin-Maurice, accompagné du pasteur Louis Gaussen, se rend en Saône et Loire. Les paysans, qui pour entendre l’Évangile parcourent des distances semblables à celle de Gex-Genève, par de mauvais chemins, soulèvent son admiration. Lui-même, rentrant d’une réunion de Chapellenaude à Louhans, en compagnie d’un colporteur, enfonce dans la boue jusqu’aux hanches. Les gens, après la prédication de Gaussen, viennent le saluer, les larmes dans les yeux, émus qu’on se soit déplacé de si loin pour les venir voir. Une femme demande à un colporteur qui l’avait visitée s’il la reconnaît. « Oui, répond-il, vous m’aviez bien reçu, vous m’aviez donné de la soupe. » Elle lui rappelle alors la bonne prière qu’il avait dite et qui avait poussé la famille à se rendre aux assemblées.

Les curés ne veulent pas d’enterrements protestants en terre consacrée. Ils doivent être faits au charnier, dans la compagnie des suicidés. À Louhans, le pasteur, ayant obtenu du maire une place au cimetière, voit affluer de partout une foule de quelque 3000 personnes à qui il peut prêcher l’Évangile pendant une heure et demie.

En 1841 ! le pasteur Louis Gaussen, du 22 septembre au 6 octobre, entreprend dans L’Isère et la Drôme un voyage d’information sur l’évangélisation de cette région, alors à forte densité protestante, à laquelle la Société évangélique est appelée à collaborer. Un journal personnel en fait le récit.

Dès le début, une large place est faite aux intempéries. Une navigation difficile sur le Rhône, au départ de Lyon, oblige les voyageurs à encombrer les hôtels de Tournon pour passer la nuit. Gaussen partage sa chambre avec un Marseillais catholique acceptant qu’une lecture de la Bible soit faite avant de se mettre au lit...

Le dimanche 26 septembre, il part entre 5 et 6 heures du matin pour Vaugelas, sur un char à deux roues. Pluie battante et vent l’accompagnent. Le pasteur Bréguet vit avec ses quatre enfants dans une petite maison de deux chambres, très propre, à côté de la chapelle où le culte a lieu de 10 heures à 3 heures, sans interruption ; car il en est qui font plusieurs lieues pour venir et qui mangent avec le ministre de l’Évangile, à la cuisine, accompagnés par des chants et des lectures bibliques. Le retour se révélera difficile. L’eau, qui par de multiples gouttières pénètre dans la chapelle, transforme les ruisseaux en torrents, et le chemin le plus direct pour gagner Saillans est impraticable. « Le cheval », note Gaussen, « nous traînait au bord d’un précipice, dans une descente rapide, et prit le mors aux dents ; notre cocher fut lancé en l’air et retomba entre les brancards ; il fut longtemps emporté dans cette horrible situation. Nous le crûmes mort, et nous ne fûmes tous délivrés que par une rencontre providentielle (…) »

Pour passer de la Haute-Drôme à l’Isère, il prend le chemin des montagnes en compagnie d’un pasteur avec qui, en chemin, il chante des cantiques. « Il est aimé et respecté de tous, dit-il de lui. Son bonheur en Dieu, son oubli de lui-même, sa vive affection pour ses frères, sa sérénité débonnaire et toujours élevée, sont une constante prédication. Il ne m’a jamais parlé des conversions dont il a été l’instrument dans ces contrées. Souvent, il me serrait dans ses bras avec tendresse, avec respect (…) »

À Mens, où il prêche, il est saisi par la vision du peuple qui fut celui de ses ancêtres : « J’ai rarement éprouvé des émotions plus profondes et plus douces qu’à ce dernier service, à l’aspect de tous ces protestants français chantant à grande voix les louanges de Dieu, dans ce temple relevé de la persécution (…) Je n’ai jamais prié en public avec plus de ferveur. »

Dans cette région, on le voit, l’évangélisation se fait essentiellement parmi les protestants, qu’ils appartiennent aux Églises consistoriales officielles, ou à des communautés indépendantes ; la collaboration entre elles se révèle difficile et Gaussen, au cours de son voyage, dans l’optique de largeur ecclésiastique qui distingue la Société évangélique, tente de semer un esprit de vérité et de paix. (BPU, Société évangélique, 100, N° 16 : Rapport Gaussen et Saladin; No 3 : Journal de M. Gaussen.)

À chaque génération son réveil. La foi ne s’hérite pas. En Sâone et Loire, la communauté la plus nombreuse, celle de Sornay, illustre bien cette réalité. Fondée dans les années 1836-1837, elle inaugure son temple le 17 août 1839, son cimetière en 1845. Les fidèles, tous anciens catholiques, se présentent au culte de 250 à 300 par dimanche. Des vocations surgissent. C’est une Église vivante.

Or, dans les années cinquante, quand le régime peu tolérant du Second Empire s’installe, des mesures discriminatoires frappent les protestants de la région. On ferme la chapelle de Branges. À Sornay, on n’autorise les réunions qu’au temple. Quatre conducteurs spirituels, accusés d’être chefs d’associations, sont condamnés à 500 francs d’amende ; ils refusent de payer, et on les enferme à la prison de Louhans : seule l’intervention du comte de Saint-George, qui obtient une audience particulière de Napoléon III, parvient à dénouer la situation. Or, c’est au moment où ces événements se préparent que l’Église de Sornay entre dans un réveil qui sera la source de grandes bénédictions. Les fidèles s’unissent dans la prière pour soutenir les persécutés. Ils le font d’abord à l’issue du service du dimanche. Puis, repris dans leur conscience, ils décident, au début de 1854, de se réunir tous les soirs au temple pendant huit jours.

« Je voudrais pouvoir vous faire sentir, écrit le pasteur Charpiot, tout ce que nous éprouvâmes pendant cette semaine bénie (…) L’Esprit de Dieu était là (…), et chacun priait avec le sentiment que sa prière était entendue. Quoique nos réunions se prolongeassent toujours au delà de 9 heures, et quelquefois jusqu’à 10 et même 11 heures, nous n’avions jamais assez de temps pour que tous les frères pussent prier. On entendait de tous côtés de ces soupirs, de ces « amen » qui montraient la part que chacun prenait aux prières des autres. Quelquefois une personne éclairée tout à coup sur son état de misère éprouvait le besoin d’épancher son cœur devant Dieu, et faisait là une confession publique de ses péchés (…) »

Il y a alors trois à quatre réunions de prière par jour :

Le temple, chaque dimanche, est plein.

« Ce n’est point là un enthousiasme momentané », continue le pasteur ; « les fidèles sont calmes (…) ; ils éprouvent un sentiment très vif de leurs péchés, de la miséricorde de Dieu en Jésus-Christ, et un ardent désir de la conversion des autres. Nous avons été émus en entendant tous ces hommes en blouse, simples cultivateurs, la plupart fort peu instruits, adresser à Dieu des prières avec une ferveur, une foi que nous avions rarement rencontrées au même degré (…) On se disait que de semblables prières ne pouvaient pas ne pas être exaucées. Plusieurs ne savent même pas lire, et en entendant sortir de leurs lèvres ces supplications dans lesquelles ils s’appuyaient sur toutes les promesses de Dieu pour en réclamer l’accomplissement, on admirait à quel point l’Évangile a pénétré profondément en eux, et développé leur intelligence en même temps qu’il a changé leur cœur. »

Oui, ce n’est point là de l’enthousiasme seulement. Il y a des fruits : la vie des gens est plus sainte. Il y a des réconciliations : des voisins se demandent pardon et prient ensemble. On vient en aide aux plus pauvres : on rentre les récoltes d’un malade et les enfants, désormais obéissants, donnent quelque chose de leur repas, à l’école, pour une pauvre famille qui vient d’arriver, remplissant chaque jour un panier pour elle. Le dimanche est sanctifié, même quand il fait beau et qu’on serait tenté d’en profiter pour rentrer la récolte. Des fidèles accompagnent le pasteur dans les communes voisines. D’autres colportent la Bible, et le réveil ainsi se répand…

On avait raconté à Gaussen, lors de son périple dans l’Isère et dans la Drôme, l’histoire d’une fillette de quatre ans qui venait s’asseoir tous les jours sur un petit tabouret de bois, aux pieds de la femme du pasteur pour l’écouter, tout en tricotant, lire la Bible et lui raconter des récits de L’Ami de la jeunesse. Elle allait souvent se placer dans un angle de cette antique cuisine pour y prier avec beaucoup de naïveté et de ferveur. En août, un habitant du village tomba gravement malade. Elle entendit déplorer que cet homme, qu’on croyait près de sa fin, fût un ennemi de Dieu. Un jour, elle pénétra, on ne sait comment, dans la chambre du malade. « Vous serez bientôt devant le Seigneur, dit-elle, et vous n’êtes pas converti. Voulez-vous que je le prie pour qu’il vous convertisse ? » Elle le fit. Le vieil homme, ému aux larmes, guérit de sa fièvre – c’était le typhus – et s’attacha à la Parole de Dieu. Quant à la fillette, elle contracta la maladie et en mourut après cinquante jours de souffrances. (Assemblée générale (…), 18 juin 1840, Genève, 1841, pp. 43 ss. Récits et souvenirs (…), Genève, 1882, pp. 167 ss. BPU, Société évangélique 64, No 153, 23 février 1854.)

Trouve-t-on, dans son enfantine ingénuité, illustration plus parfaite de notre titre : La passion du salut des autres ? Cette enfant imite son Maître. Elle le suit dans la vie et dans la mort. Elle se fie à sa Parole. Elle croit. Et elle s’en va, après quelques pas sur cette terre, le regard transfiguré.

Bouleversant, oui. Mais un exemple parmi d’autres. Car ces convertis de Saône et Loire semblent avoir tellement bien compris la marche du disciple ici-bas qu’ils obéissent à Dieu plutôt qu’aux hommes. Peu leur chaut ce qu’il en peut coûter ! Ils paieront. De leurs deniers, de leur liberté... Et comme les apôtres Paul et Silas en prison, ils chantent, même si on leur interdit de le faire à haute voix, les louanges du Seigneur. Ils se savent dans sa volonté. Ils attendent sa délivrance. Que leur faut-il de plus ?

Ainsi témoignent-ils devant les hommes de leur paisible foi. La population en est émue. Les gendarmes qui viennent verbaliser chez eux ou les arrêter ne le sont pas moins. Comment peut-on traiter ainsi des gens qui ne font que du bien ? Cet Évangile pour lequel ils sont prêts à donner tout, tant leurs biens que leur vie, ne peut être que la vérité. Ceux du dehors l’avouent. Même s’ils n’ont pas le courage, par crainte de la persécution, d’entrer. Quant aux communautés, elles s’en voient confirmées dans leur confession fidèle de la Parole de Dieu.

D’autres réunions de l’Hexagone s’ouvrent. La Société évangélique de Genève, pas seule d’ailleurs dans cette action – on y trouve son homologue de France la Société biblique, les Églises indépendantes, l’Église nationale aussi – pousse un peu plus tard ses ouvriers, en Saintonge, dans les deux Charentes, sur un terrain bien préparé. L’Évangile y est attendu. L’Église romaine, figée dans ses traditions, régit une société courbée sous sa férule. Mais les esprits travaillés par l’Écriture sainte aspirent à la lumière.

Le mouvement, ici, sourd des profondeurs même du pays. D’anciens « nouveaux convertis » de la Révocation de l’Édit de Nantes en surgissent. Lucien des Mesnards, descendant d’une famille noble du terroir, intervient avec autant d’adresse que de douceur dans maint débat public avec le clergé. Quand le Témoin de la Vérité se fonde, fin 1849, il en est le rédacteur en chef. Des communautés se constituent. Des temples s’élèvent. Des âmes s’épanouissent dans l’Esprit. Et telle vieille femme, dont le gagne-pain consistait à dire des prières pour les autres, à tant la pièce ou l’heure, prie désormais gratuitement pour tout le monde. Passion du salut des autres, oui. Une vie autre, oui. Enfin ! (Récits et souvenirs, op.cit., pp. 233 ss. BPU, Société évangélique 64, fol. 116 ss.)

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