À l’écoute du Réveil

V. L’Évangile, une puissance de transformation

1. « Au revoir dans le ciel »

Celui qu’on appelle l’apôtre des Hautes-Alpes n’y est resté que quatre ans. Il n’en avait pas encore trente-deux quand il est mort. Alors que d’autres traînent leur longue vie, lumignon vacillant, comme un hésitant adieu qui tout à coup est éternel, lui en a fait monter la flamme si haut, et avec tant de force, qu’on a pu croire, au moment où elle retombait, qu’elle embrasait, en même temps que les rochers, le ciel. « Heureux dès à présent les morts qui meurent dans le Seigneur (…) car leurs œuvres les suivent ». (Apocalypse 14.13.)

Le père, Jean-Henri Neff, voltairien de vie aventureuse, non sans génie, membre du Comité de salut public à Paris, ne se soucie guère de son fils. La mère doit l’élever seule à la campagne. Non sans peine ! Aussi comprend-on bien que le jeune Félix, familier des prés et des bois, s’y soit toujours senti chez lui. « Je n’ai étudié que trois livres, dira-t-il : la Bible, mon cœur, et la nature ». Il en lira pourtant d’autres... Et à quinze ans, il rédigera même un traité : La culture des arbres de haute futaie.

L’heure, toutefois, est venue pour lui de gagner son pain. D’abord chez un jardinier, il s’engage ensuite dans la garde soldée et y devient bientôt sergent d’artillerie. La discipline militaire lui convient. Il défendra l’ordre. C’est pourquoi quand la troupe se voit appelée à protéger les dissidents de l’Église indépendante du Bourg-de-Four qu’une foule surexcitée attaque, il déclare, piquant la pointe de son sabre dans le sol : « Je le plongerai dans le cœur du premier qui prendra la défense de ces canailles. »

Le voilà à la croisée ! À celui qui aurait dit cette étrange prière : « Ô Dieu, si tu existes, sauve mon âme, si j’en ai une ! » la réponse soudain jaillit sous la forme d’un traité que lui remet César Malan en personne : Le miel découlant du rocher (...) C’est l’illumination. Il se voit tel qu’il est dans son orgueil et découvre en Jésus-Christ sa paix. Il entre, pour jamais, compagnon désormais de ces mômiers qu’il abhorrait, au service du Dieu vivant.

Le temps sera court pour Félix Neff. À peine plus de dix ans de vie après cette conversion radicale de 1818 ! Sans doute est-ce pour cela qu’il prend les raccourcis. Immédiatement, il se veut évangéliste, reconnaît qu’il a mal jugé ceux qu’il regardait comme sectaires et traitait de canailles, étudie avec passion la Bible et entreprend, dès l’automne 1820, de son propre chef, une campagne en Suisse romande. L’accueil, souvent, est plus que mitigé. Que vient faire dans le pays ce prédicateur non patenté, donc sectaire ? Il a beau se défendre d’être le tenant d’une doctrine particulière en affirmant qu’il ne prêche que le christianisme du cœur, celui du simple Évangile de Jésus-Christ, le regard qu’on pose sur lui reste méfiant. Sa manière rude, sans compromis, bien que peu dogmatique, indispose plus d’un pasteur. Sauf s’il réussit, dans son zèle ardent, à « bouter le feu » de la Parole de Dieu dans la paroisse. Mais cela semble plutôt l’heureuse exception. Tant l’opposition à son ministère non ordonné se révèle parfois radicale ! Aussi pendant quelque six mois s’exténue-t-il à la tâche jusqu’à en être malade. « Je me suis fatigué, écrit-il, par un exercice continuel de prédication, de conversations, et de chants. J’étais incommodé de la toux et d’une saveur de sang sur la langue. »

Rentré à Genève, et temporairement responsable de l’Église indépendante en l’absence de ses conducteurs spirituels, il ne s’y maintient pas longtemps. Appelé par Grenoble, il se heurte à un mur d’indifférence. La paroisse dort. C’est un cimetière, dira-t-il. Il en est comme impuissant, paralysé. Aussi quand du gros bourg de Mens on lui fait signe, quelque douze cents personnes s’y rassemblant facilement au temple, par tradition peut-être, par simple protestantisme, comme il le note lui-même, il n’hésite pas un instant. Il court. Il empoigne cette forte église à pleins bras. N’est-ce pas lui, l’œil en feu, qui parcourt les campagnes pour parler aux paysans ? Il a appris leur patois pour s’en faire mieux comprendre. Il les réunit dans les cuisines des hameaux pour que tous soient atteints et puissent dire librement ce qu’ils croient, l’un par un cantique, un autre par une lecture, un troisième par une prière ou par une exhortation. Les catéchumènes font une heure de marche pour assister aux leçons ; et quand leurs parents, impressionnés par leur assiduité, leur suggèrent de se distraire un peu... :

– Comment pourrions-nous danser, rétorquent-ils, après ce que M. Neff nous a dit ?…

La jeunesse le suit avec passion. Elle aime les chefs exigeants. Et comme il ne fixe pas leur attention sur lui-même, mais sur un plus grand, il les motive au plus profond. Il ne les catéchise pas au moyen d’un manuel d’Osterwald, si bon soit-il. Il ouvre avec eux la Bible pour les mener directement à la source, à la Parole de Dieu. Et il en ordonne un certain nombre de textes en une trentaine de sections pour que l’enseignement en jaillisse, limpide, dans l’esprit et le cœur, de telle sorte que ces passages appris, par la suite, en remontant à la mémoire, chantent toute la vie durant la beauté du salut en Jésus-Christ en même temps que la grandeur de la Création.

Hélas ! le catéchète dont la fidélité à l’Écriture ne craint pas un peu de pédagogie éclairée, voire de psychologie, on l’accuse tout bas d’être un espion, on murmure que son ministère n’est pas reconnu, pas officiel…

Neff, avec l’esprit de décision qui le caractérise, court à Londres pour se faire imposer les mains par ces mêmes dissidents piétistes qui l’avaient fait peu de temps auparavant, pour ses deux collègues de l’Eglise indépendante de Genève, Gonthier et Guers. Mais ce ralliement à un rite dont après tout il se passerait, plus ardent à prêcher la Parole qu’à baptiser, ne lui apporte malheureusement pas, dans la paroisse de Mens, l’aval qu’il espérait. Un collègue jaloux continue toute une cabale. Qu’est-il d’autre, insinue-t-il, sinon un agent anglais. Ne revient-il pas de Londres ? Le Consistoire cède. Neff ne tiendra ses réunions qu’au temple, et jamais le soir. Il a compris. Il ne sèmera pas la zizanie en s’obstinant. Beaucoup, dans la joie, n’ont-ils pas reçu son message d’amour ? Fin août 1823, de maison en maison, discrètement,

il passe faire ses adieux…

Et voilà que d’une région quasi abandonnée de tous, dans les Hautes-Alpes, refuge rêvé, aux jours mauvais, des persécutés pour la foi, un appel nouveau, plus impérieux, surgit. Là-haut, seul pasteur au milieu de ces vallées que l’Église elle-même néglige, peut-être aura-t-il enfin les coudées franches ?

Il a 26 ans. C’est l’automne. De Grenoble, il part vers le col du Lautaret pour gagner Briançon. Il peut rassurer sa mère, à qui il écrit régulièrement, d’une lettre pleine d’affection : il n’a pas oublié d’emporter des vêtements chauds.

Le voilà à Pallons, à l’entrée du val de Freissinières ! Le paysage tourmenté le frappe. « Maisons, rochers, praires, précipices, moulins, cascades, tout y est pêle-mêle », écrit-il. Il s’émerveille. Puis il monte aux Viollins. Le temple n’a ni chaire ni bancs : on y travaille encore. Mais qu’importe ! Il prêche. Les montagnards vêtus de gros drap de couleur fauve se serrent entre les murs. Ils écoutent. Et leur visage se met à sourire. Neff parle comme eux. Il a appris leur patois. Quelle rencontre !

Pourtant, il ne s’attarde pas. Il faut qu’il explore sa « paroisse ». Passant dans le Queyras, il visite la Chalp d’Arvieux et Brunissard d’un côté, Pierregrosse, Fontgillarde et Saint-Véran de l’autre, à quelque 2000 mètres d’altitude. Là, bêtes et gens logent dans les étables qui tiennent lieu, l’hiver, de chambre à coucher, de salle à manger, de salon, voire de chapelle. Il ne s’en formalise pas. Il s’adapte. Il court les montagnes comme un enfant du pays. N’est-il pas, déjà, comme l’un d’eux ? Il voit dans un éclair, embrassant d’un regard toute la contrée, ce qui lui est demandé…

Mais il faudrait, d’abord, qu’il soit reconnu pasteur par le Consistoire, et naturalisé. Il quête, de vallée en vallée, des lettres d’anciens puis court à Mens, à Orpierre, à Gap, plusieurs fois, sans parvenir à autre chose qu’à mettre la machine bureaucratique en état d’alerte…

En fait, elle ne répondra pas. On aura bien convenu, du côté de l’Église, de lui adresser vocation. Mais les pièces nécessaires à la régularisation de sa situation ne venant pas, il décidera de s’en passer et de ne dépendre, pour sa subsistance, que de la générosité de ses paroissiens.

Il se met donc à l’œuvre. Il empoigne le pays.

« Neff ? » dira-t-on plus tard. « On ne savait jamais de quel côté il tombait… Dimanche ou semaine, il survenait, visitait, prêchait, chantait, puis saisissait son bâton, après avoir allumé les feux. De nouveau là deux ou trois semaines après pour souffler dessus. Et il soufflait fort. Jusqu’à ce que les flammes montent… Que de fois, aux Viollins, il nous a surpris à des neuf et dix heures du soir ! De la canne – on dormait, bien-sûr – il frappait à toutes les fenêtres. Au temple ! au temple ! Et on y allait, entre les murs de neige. »

D’un autre témoin. « Quand il venait chez nous, il s’asseyait là, au coin de cette table. Un temps, éreinté par ses courses, il se taisait, comme hors du monde… Puis il parlait de nos travaux, d’une voix toute simple… Alors il soupait avec la famille, très poli, faisant passer le pain, les assiettes, pas fier pour un brin, traitant le domestique avec autant d’attention que le maître. Enfin on lui tendait la Bible. Il se jetait dessus, trouvait le chapitre qu’il avait en tête. Alors un autre homme : une voix qui saisit, domine, des questions brûlantes, la prière, tout le monde à genoux, une prière qui amenait Dieu sous le plafond, le rendait visible à tous… Après quoi il empoignait sa canne, et, sur un bonsoir gracieux, sautait dans les ténèbres pour aller prier avec quelque autre… »

Cette hâte, cette fièvre, cet impérieux appel, ne surgissent-ils pas de la terre même où il veut planter la foi ? N’y faut-il pas en effet tout créer ? « Beaucoup de maisons, écrit-il, sont sans cheminée et sans fenêtre. Toute la famille, pendant sept mois d’hiver, croupit dans le fumier de l’étable qu’on ne nettoie qu’une fois l’an. Le pain (…) est de seigle dur, grossièrement moulu (…). Si quelqu’un tombe malade, on n’appelle point le médecin, on ne sait faire ni bouillon ni tisane (…). Et les femmes y sont traitées avec dureté, comme chez les peuples encore barbares (…) ».

Le tableau n’est point forcé. La population, sauvage, fuit l’étranger. Les jeunes gens, et plus encore les jeunes filles, paraissent inabordables. Et tout ce peuple qui si longtemps, opiniâtrement, a résisté à la persécution, il faut le convaincre, l’instruire. D’abord l’apprivoiser. Mais il convient d’ajouter que les dispositions nécessaires, dans le cœur du jeune évangéliste, sont bien là. « Dès mon arrivée, dira-t-il lui-même, je pris cette vallée en affection et je ressentis un ardent désir d’être pour elle un nouvel Oberlin ».

Il le sera. Pour Arvieux, pour le Queyras, pour Freissinières, pour Dormillouse, ce village presque inaccessible, sans route, que tous les paysans, aujourd’hui, ont fui, mais qui comprenait alors, solidement armé contre les intrus, quelque 200 habitants. Il n’avait pas, dans les temps d’intolérance, fléchi le genou devant les baals romains. Entre roc et précipice, il défiait l’autorité. Aussi le curé qu’y mit au XVIIIe siècle l’archevêque d’Embrun ne vit-il jamais venir, pendant les trente années de son séjour, un seul de ses paroissiens potentiels à la messe…

Neff y habitera. On y montre encore sa maison. Il en sera le pasteur. Comme de tant d’autres villages dont chacun, ou presque, aurait dû avoir le sien. Il avait embrassé tout entier le pays qu’il voulait pour Dieu. Il sera là comme un passant. Ne couchant jamais plus de cinq nuits dans le même lit. Seul. N’ayant eu le front, dans de telles circonstances, ni de faire venir sa mère, qu’il aime tendrement, ni de se marier. Suivant la voix profonde qui parle en lui... Le petit temple qu’entourent les herbes folles, dressé dans l’azur, en témoigne encore…

Il commence par les catéchumènes. Ils sont deux cents. On ne s’en est pas occupé depuis vingt ans. Tâche ardue. Les cœurs semblent de roc. Comment les attendrir, ou les briser ? Il s’adresse à eux, parfois, avec une violence terrible. En vain semble-il. La fête de l’inauguration du temple des Viollins, le 29 août 1824, n’y change rien. Pas plus que les tournées qu’il entreprend immédiatement après dans toute la région, jusque chez les Vaudois du Piémont...

Pourtant… Après avoir franchi le Col de la Croix, s’être arrêté trois semaines dans le Queyras, qu’il quitte le cœur serré, il arrive à Freissinières…

Mais que s’est-il passé ?

On accourt à lui de toutes parts, on l’accueille avec chaleur, on l’écoute, on prie à genoux, on pleure de repentir jusque tard dans la nuit, on chante de joie. Quand, le lendemain, jour du Vendredi saint 1825, le temple des Viollins se remplit, cent catéchumènes se trouvant assis au pied de la chaire, la vie de l’Esprit se saisit de l’assemblée avec puissance. Une nouvelle ère commence pour la vallée. Ce temps de la Passion, où l’émotion a parlé fort, projetant ses flammes jusqu’au ciel, n’a pas été que feu de paille. C’est un réveil, un mouvement de repentance et de foi qui laboure profond dans les consciences, dans les mentalités, et dont les effets se perpétuent…

S’il est alors le seul pasteur de cette vaste région des Hautes-Alpes, Félix Neff sait, partout où il passe, susciter des vocations. Ainsi l’Écriture, unique fondement de toute vérité, s’enracine-telle dans les cœurs des fidèles. La parole de l’infatigable prédicateur, imagée et toujours simple, va droit au but et porte. Elle use souvent du langage du peuple, voire du patois. Elle interroge. Elle met au pied du mur. Nul ne peut s’y dérober. Ou bien on s’y soumet pleinement. Ou bien on se révolte contre elle. Pas de demi-mesure. Il n’en allait pas autrement, voici deux mille ans, sur les chemins de Galilée…

L’Évangile de la grâce souveraine qu’on cueille ainsi sur les lèvres du pasteur, saisi qu’on est par une attention dans laquelle l’avenir éternel de l’être tout entier se trouve comme suspendu, il faut pouvoir l’entretenir jour après jour par une lecture assidue de la Bible. Une alphabétisation aussi complète que possible de la population est donc nécessaire. La Réforme l’avait postulée et dans une large mesure réalisée. Entravée ici et là par de multiples obstacles : persécution, pauvreté, parcimonie des autorités, négligence et abandon. Neff en est conscient. À Dormillouse, il aménage un local dans une grange, chacun mettant la main à la pâte, puis il fait venir un instituteur du Queyras. L’enseignement commence. Il faudra s’occuper des adultes aussi bien que des enfants. Le soir, on fera la classe aux filles. Mais pour instruire la jeunesse de l’immense paroisse, il faudra des dizaines de maîtres. On les formera. On recrutera dans toute la région, pour les rassembler là-haut, à quelque 1800 mètres d’altitude, l’hiver, dans l’école fraîchement inaugurée, trente jeunes gens qui, par une éducation intensive de quatorze heures par jour, deviendront les forces vives du pays. Quel zèle ils déploieront ! Avec quelle joie, sous la férule captivante de leur pasteur – même s’il n’est pas toujours là – se plieront-ils à la plus exigeante discipline ! Et quel succès, pour assurer la subsistance de cette jeune troupe, d’avoir pu organiser chez ces montagnards, d’un individualisme ombrageux, une coopérative servant à acheter, pour compléter les menus de légumes, pommes de terre et pain gratuitement offerts par l’habitant, un bœuf, des brebis, du porc salé ! On comprend que Neff ait également réussi, pour tracer le réseau de canaux nécessaire à l’irrigation des prairies souvent brûlées par le soleil de Dormillouse, à diriger une quarantaine d’hommes divisés en cinq ou six équipes…

Le secret de ces réalisations qui doivent changer le visage de ces vallées ? L’exemple. Il le sait. Il se souvient du pasteur du Ban-de-la-Roche Jean-Frédéric Oberlin. Il voit cet homme de Dieu, plus d’un demi-siècle auparavant, s’installer à Waldersbach pour y être tour à tour jardinier, instituteur, hygiéniste, médecin et pharmacien, promoteur d’industries, réformateur social. Âme d’artisan renonçant à soi jusqu’aux limites de la pauvreté. Homme d’initiative se jugeant responsable de ses frères, mais aussi de prière comptant sur Dieu plus que sur ses efforts propres… Il est là, fidèle au poste pendant soixante ans, la femme que le Seigneur lui a donnée à ses côtés – pour peu de temps hélas ! – et il vit l’Évangile, donne et se donne, sobre, patient, doux, subtil, infatigable. Le grand message de la Révolution française –  liberté, égalité, fraternité – trouve en lui un cœur ouvert, voire enthousiaste, mais aussi une résistance à ses dérives, à ses abus. C’est ainsi qu’il traverse les régimes successifs de cette époque troublée, ferme dans la foi, témoin de Jésus-Christ devant les gouvernants, ces maîtres passagers des peuples qui parfois se recommandent à ses prières – telle tsar Alexandre – et ne peuvent que reconnaître ses vertus, son dévouement à son troupeau, son inlassable apostolat.

L’exemple, oui. L’acte qui prêche mieux que des mots souvent vides. La foi. Non pas professée des lèvres seulement, mais intégrée dans le quotidien, vécue. Félix Neff, l’apôtre de ces montagnes, en est la bouleversante incarnation. Le feu gronde en lui. Il a toujours hâte que tout flambe. Quatre ans, et jusqu’à en mourir, il souffle sur la braise endormie sous la cendre. Et la flamme alors jaillit, bondit dans une rumeur d’incendie…

Le dernier hiver consumé, déjà ne supportant plus de nourriture solide et se traînant péniblement de village en village – il s’est de plus foulé le genou – il décide, la mort dans l’âme, et au désespoir de ceux qui l’entourent, de quitter Arvieux. Le 27 avril 1827, il se met en route, monte encore à Dormillouse et à Vars, où il retrouve Jean-Louis Rostan, qui poursuivra son œuvre, puis il s’arrête longuement à Mens, où il semble retrouver ses forces, prêchant quatre à cinq fois par jour comme autrefois, appelé de tous côtés. « Oh ! écrit-il alors, combien je regrettais mon ancienne vigueur ! Combien mon corps souffrant, affaibli, me semblait un pesant fardeau ! (…) Je voyais venir avec peine le jour de mon départ. Je ne pouvais me résoudre à m’éloigner de ce Dauphiné qui m’était échu comme en partage dans le vaste champ du Seigneur ».

Le dimanche, au temple, il monte en chaire à trois reprises et tient encore quelques réunions. Il ne se donne pas un instant de répit du matin jusqu’à dix heures du soir. Puis, le lendemain, définitivement cette fois, il reprend la route.

À Genève le 15 juin, il retrouve peu à peu, après deux mois de repos, ses forces. Il se remet à prêcher. Mais ce mieux n’est qu’un sursis. Ni les précautions – il ne se nourrit que de lait – ni un séjour aux eaux de Plombières, occasion d’annoncer le même simple Évangile au public choisi de la station de cure – il s’y adapte parfaitement – ne lui apportent la guérison. Lentement, par petites étapes, et ratatiné comme un vieillard – on le prend souvent pour le mari de sa mère – il regagne Genève pour mourir.

Ses chers amis des Hautes-Alpes, voilà tout son souci. Il leur écrit : « Non, je ne regrette pas les privations et les fatigues endurées pour l’amour de vous (…) Maintenant, je fais l’expérience des vérités que je vous ai enseignées, et plus que jamais je sens l’importance, l’absolue nécessité d’être chrétien de fait (…) C’est dans l’épreuve qu’on peut parler de ces choses (…) Moi qui me complaisais dans une vie d’activité, de mouvement, je me trouve depuis longtemps réduit à l’inaction la plus complète, ne pouvant presque plus ni boire, ni manger, ni dormir, ni parler, ni entendre lire, ni recevoir des visites de mes frères, et faisant un grand effort pour dicter ces quelques lignes (…) Je puis cependant déclarer hautement que je ne changerais pas cet état d’épreuve contre celui où j’étais il y a quelques années (…) »

On lui répond. Ainsi Pierre Baridon : « C’est moi, avec tous vos amis de Dormillouse, qui avons été la cause de votre maladie. Si nous avions été plus prompts à croire en Dieu, vous n’auriez pas eu besoin de vous fatiguer tant (…) » On lui offre, tout pauvre qu’on soit, ce qui pourrait lui être utile ou lui procurer quelque joie. On verserait son sang pour lui…

Toutefois, il n’est plus temps. À l’agonie, dans les angoisses de la mort, attaqué par Satan, il s’entretient péniblement avec Émile Guers, s’accusant de toutes les fautes.

– Oh ! sacrificateur infidèle, enfant de colère !

– Enfant de colère, oui, et pourtant enfant de Dieu.

– Oh ! mystère, répète le moribond. Enfant de colère et pourtant enfant de Dieu.

Un peu plus tard, il reprend :

– Je n’ai pas de joie.

Et Guers répond :

– On n’est pas sauvé par la joie.

– Je ne sais même pas si j’ai la paix.

– On n’est pas sauvé par le sentiment de paix.

– C’est vrai. On n’est sauvé que par la foi. C’est la seule chose qui reste.

Il s’adresse encore à ses chers frères de Freissinières par l’intermédiaire de sa mère, que des amis recueilleront. Puis, dans un ultime effort :

« Encore une fois adieu… De ma propre main, pour la dernière fois ! Au revoir dans le ciel… Je monte vers notre Père en pleine paix. Victoire ! Victoire ! Victoire par Jésus-Christ ! »

Il a murmuré, peu d’instants auparavant : «L’Évangile est vrai, vrai, vrai. » Il l’a prêché jusqu’au bout. Il peut partir. Car il a combattu le bon combat, comme le grand apôtre. Et il a gardé, jusqu’aux portes de la mort, la foi. (Guers, Le premier réveil (...), op. cit., pp. 261 ss. A. Bost, Mémoires (…), op. cit., pp. 84 ss. Benjamin Vallotton, Félix Neff, porteur de feu, Labor et Fides, Genève, 1950, 159 p. Camille Leenhardt, La vie de J.-F. Oberlin (1740-1826) (...), Paris-Nancy, 1911, 569 p.)

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