À l’écoute du Réveil

3. Une grande figure de chrétien

Trop tôt disparu lui aussi, Alexandre Vinet, ce Pascal protestant, ce penseur, ce prédicateur de haut vol, cet homme honnête et doux, mais laid – un arbitre des élégances, tout en qualifiant son sourire de « gigantesque », n’en est pas moins sous le charme – étonne par sa candeur aussi bien que par ses audaces. « Prenez-moi pour ce que je suis », dit-il un jour : « un maître de français ». Il l’est en effet, à Bâle, de 1817 à 1837, et, en tant que critique littéraire, jusqu’à son dernier jour. Ne reçoit-il pas les Girondins, de Lamartine, alors qu’il n’a déjà plus la force de lire ? Son activité, sur ce plan, dans l’hebdomadaire parisien Le Semeur, fondé en 1831 pour aborder sous l’angle chrétien la littérature, la philosophie, la politique, apparaît comme un véritable apostolat. Pas de complaisance envers les auteurs ! Ni flatterie !

La vérité. Mais assortie de la bienveillance la plus aimable, la plus franche. (Eugène Rambert, Alexandre Vinet (...), 4e éd., Lausanne, 1912, pp. 537 s. (note), 585,226. Philippe Bridel, La pensée de Vinet, Lausanne 1944, p. 15.)

Du courage donc. De la bonté. Et cette droiture exigeante qui fait dire à Philippe Godet : « On se sent en face d’une conscience si délicate, et d’une humilité si profonde, que l’éloge même en devient timide ». On n’est pas trop surpris que Sainte-Beuve, en côtoyant un être si pur, dise comprendre mieux ce que signifie

« être de l’école de Jésus-Christ ». (Histoire littéraire de la Suisse française, 2e éd., Neuchâtel, 1895, pp. 492s.) Il racontera, dans ses Portraits littéraires, (III, Paris, 1878, pp. 507 s.) le saisissement, pour lui, de leur première rencontre :

« Un bateau à vapeur me transporta (…) de Civita-Vecchia à Marseille, et de là je courus à Lausanne, où j’étais six jours après avoir quitté Rome. Le lendemain de mon arrivée, au matin, j’allai à la classe de M. Vinet pour l’entendre – une pauvre classe de collège, toute nue, avec de simples murs blanchis et des pupitres de bois. Il y parlait de Bourdaloue et de la Bruyère (…). J’entendis là une leçon pénétrante, élevée (…) Quelle impression profonde, intime, toute chrétienne, d’un christianisme tout réel et spirituel ! Quel contraste au sortir des pompes du Vatican, à moins de huit jours de distance ! Jamais je n’ai goûté autant la sobre et pure jouissance de l’esprit, et je n’ai eu plus vif le sentiment moral de la pensée. »

La profondeur singulière que le grand écrivain français trouve chez Vinet, en le rejoignant à l’Académie de Lausanne, n’est pas le fait d’un don inné. L’homme, durement, a été forgé. Il a été mis à l’école de la souffrance. Très tôt. Presque vingt ans avant de s’installer dans la capitale vaudoise. Un accident, au début de son mariage, en 1820, détermine sa destinée. En se levant, il se donne au bas ventre un coup violent. On n’y prête d’abord nulle attention. Or, ce mal, qu’on ne conjure ni par du repos, ni par des soins, dégénère en tumeur que la médecine entreprend par le mauvais bout. Une opération douloureuse devient nécessaire, mais elle ne réussit qu’à moitié. Le patient ne s’en remet pas. Dès ce moment, comme le dira plus tard sa femme, il n’aura pas quinze jours de francs.

Vinet, dans cette épreuve, s’en remet à Dieu. Humblement, il demande qu’elle le rapproche de Lui. En 1823, à la fin de l’été, une rechute qui le conduit aux portes de la mort lui en donne l’occasion. Les soins dévoués de sa famille le touchent. Ses amis l’entourent. Des inconnus lui envoient de l’argent pour aller aux bains. Un tête-à-tête vivement souhaité avec un de ses intimes, Isaac Secrétan, héraut, plus tard, du Réveil aux Pays-Bas, lui apporte consolation et réconfort, et il lui dicte, sourdant des profondeurs, quelques strophes où sa foi, déclaration lucide d’amour, s’affirme, grave, entière. Il comprend que l’encens que Dieu réclame de lui, c’est son cœur, c’est sa vie. Et il les donne :

« Jette tes yeux, Seigneur, sur l’offrande tardive
Qu’apporte à ton autel ma piété craintive,
J’ai peu de jours à vivre (…) »

La conscience de la brièveté de son existence terrestre le saisit. Rachète-t-il le temps comme il le faudrait ? Il a lu, de Thomas Erskine, témoin de la grâce auprès d’Adolphe Monod, les Réflexions sur l’évidence intrinsèque de la vérité du christianisme, et il a acquiescé, de tout son être. À la fin de l’automne, dans le tout jeune Institut des Missions de Bâle, il a assisté à la méditation du samedi soir, et son âme en a été comblée. Il n’y a eu, pourtant, après un chant, qu’une prière fervente, un chapitre de la Bible, une partie de la biographie d’un chrétien zélé pour les missions, l’oraison touchante d’un élève, puis la bénédiction chantée en chœur, debout.

« Tout y est paisible », écrit-il à son ami Louis Leresche le 19 décembre 1823, « solennel, simple comme l’Évangile ; c’est un tableau digne de la primitive Église, et les solennités catholiques, sans doute, sont petites auprès de cette magnificence qui vient toute de l’âme (…) »

S’il n’est pas possible, exactement, de fixer le moment de la conversion de Vinet, sans doute est-il permis de penser qu’à la fin de cette année d’épreuve il se trouve en harmonie avec son Dieu. La croix au cœur même de sa vie s’est dressée. Le salut en Jésus-Christ est devenu pour lui, non un dogme seulement, mais un fait. Les bras du crucifié, entre la doctrine desséchée des Églises de la Réforme transformée en petite morale et les langues de feu du Réveil ont tendu leur pont d’amour. Et si son chemin a été pénible, il n’en est pas moins parvenu au sanctuaire.

L’exigence d’unité, en lui si forte, a été satisfaite. N’a-t-il pas compris qu’on ne croit vraiment que ce que l’on vit ? La théologie entre dans le concret du quotidien ou n’est alors qu’un jeu de l’esprit qui tourne à vide. Aussi n’est-il pas hors de propos de constater que c’est précisément au cours de cette année 1823 qu’il inaugure chez lui, au début un peu timidement, le culte de famille. (Rambert, op. cit., pp. 74. ss.)

La maladie, chez l’homme, ne touche jamais que le corps. Elle est génératrice d’inquiétude, d’angoisse, voire de terreur mortelle. Elle affecte l’être entier. Et si elle s’avère chronique, comme c’est le cas chez Vinet, elle détermine une destinée.

Né à Ouchy le 17 juin 1797 dans une famille aux ascendances françaises et vaudoises – du Piémont – il grandit sous l’œil sévère de son père, homme ouvert, cultivé, et non dépourvu d’affection pour ses enfants. Mais comme il l’extériorise peu, et n’attend pas grand-chose d’Alexandre – le cadet, plus vif, soulève en lui de grandes espérances – l’aîné, terriblement intimidé par lui, et presque toujours au bord des larmes en sa présence, le craint, se fait petit. Non sans lutter aussi contre lui-même, se voulant fort, plus résistant…

Heureusement, la mère, d’un dévouement sans borne, atténue cette rigueur. De plus, quand il entre au Collège, à sept ans, il trouve dans son travail, qu’il maîtrise en se jouant, un intérêt qui le pousse à dévorer la bibliothèque paternelle, tôt épuisée, et à chercher en face de chez lui, chez le libraire le plus important de la ville, toujours fort amical, un contact permanent avec les livres.

On comprend, dans ces conditions, qu’il puisse entrer à l’Auditoire de belles-lettres de l’Académie, par dérogation, à treize ans au lieu de quatorze. Sa vie d’étudiant, active, parfois mouvementée, joyeuse, mais honnête, donne beaucoup à l’amitié. La littérature l’enchante, Mme de Staël, Chateaubriand. Il s’y essaie. Les vers coulent de sa plume. Aussi, quand Berne s’agite pour recouvrer le pays de Vaud, est-ce lui, dans une chanson qui paraît à Payerne en 1814, sans nom d’auteur, qui lance à ses compatriotes son appel :

« Liberté, liberté chérie,
Soutiens nos cœurs, guide nos pas ! »

Le chansonnier improvisé, découvert, se voit exhorté à la modération. Deux ans plus tard, lorsque meurt Jacques Durand, ancien catholique français émigré en Suisse pour abjurer, se marier, et devenir en 1778 professeur de morale à l’Académie de Lausanne, il se distingue à nouveau par un acte insolite. Ce vieux maître en urbanité, qui reçoit volontiers ses élèves chez lui, prend Vinet en amitié, l’oriente dans ses études littéraires, lui prodigue conseils, directives, leçons, usant des plus délicates prévenances et toujours prêt à l’écouter. Aussi, quand devant la tombe ouverte la foule émue se recueille, le jeune étudiant, le cœur en deuil, s’avance-t-il spontanément pour prononcer un discours d’adieu. En rupture, certes, avec les usages bien établis des Églises réformées et les Ordonnances ecclésiastiques bernoises encore en vigueur. On le blâme donc. Mais ses camarades, reconnaissants, le nomment membre honoris causa de leur « cercle ».

Un temps de préceptorat de trois mois, en 1816, dans une campagne des environs de Morges, Longeraie, l’enchante. Le milieu, distingué, où l’on tient la musique en haute estime, fait jaillir de lui les potentialités multiples qui l’habitent, toutes de finesse et de nuance. Il s’épanouit comme un jeune arbre tout en conservant cette apparence rude, un peu gauche, et grossièrement taillée, que la nature lui a donnée. C’est bien là, et désormais plus que jamais, comme l’avait dit Mme de Montolieu chez le professeur Durand, « ce laid qui devient beau quand il parle ».

Sa carrière paraît tracée : étudiant en théologie, pasteur... Dans une lettre du 21 juin 1816 à une cousine devenue sa fiancée, Sophie De la Rottaz, il caresse l’image riante du presbytère où il vivrait avec elle. Mais Dieu en décide autrement. Encore aux études, en 1817, un appel de Bâle le fait professeur de langue et de littérature françaises au gymnase de cette ville. Il y restera vingt ans. (Rambert, op. cit., pp. 1. ss, 10 ss.)

Il y sera, on peut le dire, heureux. Mais que difficiles les débuts ! Enseigner la grammaire, sans aucune expérience pédagogique, à deux classes d’enfants d’une douzaine d’années, et la littérature, au paedagogium nouvellement fondé, à des élèves de dix-sept à vingt ans dont les connaissances préalables de la langue peuvent être bonnes, mais aussi quasiment nulles, voilà qui ressemble fort à une gageure ! Surtout si on ne sait pas l’allemand, qu’il faut donc l’apprendre, et qu’à toute cette activité, déjà fort absorbante, on ajoute encore la préparation des examens de théologie qui l’attendent à Lausanne, une traduction corrigée de la Bible pour laquelle il se passionne – projet de la Société biblique – la prédication à l’Église française enfin, pour soulager son pasteur, M. Hory, dont très rapidement il devient l’ami.

Le jeune professeur tient ce pari. Bien plus, il réussit à merveille dans ses classes. « Je puis t’assurer, écrit-il à son confident le plus habituel Louis Leresche, le 27 mai 1818, que la politesse et la bienveillance m’ont obtenu tout ce qu’on attend ordinairement de la plus exacte sévérité. » C’est beaucoup. Même s’il déplore, sur un autre plan, la réserve d’une population vouée avant tout aux affaires.

Ses élèves, toutefois, comptent de plus en plus dans sa vie. « Je les aime de tout mon cœur », dit-il dans la même lettre. Son père, qu’il craignait tant, se fait soudain, au travers d’une correspondance extraordinairement assidue, son principal conseiller littéraire. Il lui devient ainsi infiniment proche. Ne s’applique-t-il pas en effet à le tenir au courant des événements familiaux et locaux les plus saillants, à analyser pour lui les lectures qui lui paraissent de poids et les sermons de valeur, à examiner les siens par le menu, texte complet ou simple plan, et à dénoncer, dans les écrits qu’il lui envoie, les négligences de forme en même temps que les idées trop personnelles qui risquent, parfois, fâcheusement, de se substituer à la doctrine reçue ? Alexandre, même s’il n’abonde pas toujours dans son sens, se sent rassuré par cette critique sévère et franche. Un amour ferme la porte.

Certes, la laborieuse solitude dans laquelle il vit lui pèse. Ses lettres à Sophie en témoignent. Il lui confesse l’idéal qu’il remplira mieux, pense-t-il, avec elle. « Vous me rendrez meilleur », déclare-t-il. Aussi soupire-t-il après le jour, enfin, où ils seront réunis.

Auparavant, toutefois, il doit passer ses examens. Mais il se rend compte que c’est impossible après un an de préparation seulement. Ce n’est donc qu’en 1819, pendant les deux semaines de vacances qu’accorde le gymnase, l’été, qu’il se rend à Lausanne pour le faire. Temps parcimonieusement mesuré ! Il ne peut courir à Veytaux auprès de sa bien-aimée que quelques heures, un dimanche... Viennent alors la consécration au saint ministère, le retour à Bâle, la location d’une petite maison de deux étages à l’extrémité du faubourg Saint-Jean, le mariage, béni par

Louis Leresche au cours d’une visite éclair dans le canton de Vaud, l’installation...

La vie du couple est plus que simple. Austère. Mais que belle cette première année à deux ! Qu’heureuse ! Il en chante dans un poème la joie unique. Même quand, né leur premier enfant, il se trouvera lui-même malade et n’aura plus, dans sa bourse, que quinze batz !

« Charmante pauvreté, avait-il écrit encore fiancé, tu vaux bien la richesse ! »

Il en fait maintenant l’expérience. L’heure n’est plus des exaltations romantiques. Il faut vivre. Et l’Université, en le nommant professeur extraordinaire de littérature française, le pousse à parfaire sa formation, à lire systématiquement les auteurs, à refuser aussi, se sentant trop peu berger, les postes de pasteur qu’on lui propose. Il se remet au grec. Il se familiarise, le soir, sous la direction de sa femme, avec la poésie allemande. Schiller, plus proche de lui que Goethe, qu’il se contente d’admirer, exerce sur lui une manière de fascination. Toutefois, à cette célébrité reconnue, il préfère encore le nom plus modeste de Jean-Gaudence de Salis-Seewis. Ce poète grison ne sait-il pas en effet, au service du roi de France avant la Révolution, exprimer à merveille la nostalgie de l’exilé, l’amour d’une patrie qui prend le visage de son village vigneron de Malans en même temps que de la simple jeune fille qu’il a élue, Ursina de Pestaluz, élevée par les Moraves, et qu’il épousera en dépit de l’opposition de sa famille ? Vinet trouve chez lui, marié à un sentiment de la nature plein de fraîcheur et de mélancolie, cette fidélité dans le don du cœur à laquelle il se sent libre, de tout son être, foi comprise, d’acquiescer. Sa conscience délicate, dans son exigence d’unité, veut que s’embrassent, comme la doctrine et la vie, la littérature et la morale. L’art qui trompe en enchantant ne peut être que de second ordre. Car sa capacité d’arracher à la foule une adhésion totale, voire frénétique, relève de l’idolâtrie de l’homme plus que de la droite jouissance de la beauté.

Ainsi le « maître de français » avance-t-il pas à pas vers une maturité spirituelle qui lui permettra d’intervenir avec autorité dans les débats publics du deuxième quart du siècle. Mais cela n’ira pas sans qu’il ait le chagrin de perdre subitement, le 8 juin 1822, et sans qu’il ait le temps d’accourir pour lui fermer les yeux, le père respecté dont il était devenu l’ami. (Ibid., pp. 23 s., 28 s., 50 ss., 70.)

Au commencement des années vingt, le Réveil, dans le canton de Vaud, comme à Genève un peu plus tôt, soulève quelques remous. De plus en plus nombreux, des « méthodistes », dirigés par de jeunes pasteurs se réunissent  ici et là en conventicules. Menacent-ils, par ces réunions, l’existence même de l’Église officielle ? Il ne semble pas. Ont-ils un peu trop l’air, par leur découverte d’un Évangile qui change la vie, de faire la leçon aux autres ? Peut-être. Il est aussi possible que l’exaltation de quelques-uns, en débordant sur le quotidien, irrite un peuple qu’on a pourtant tendance à juger tolérant.

Quoi qu’il en soit, en plus d’un lieu, ces manifestations de dissidence provoquent la colère. Des bandes se rassemblent, dispersent des groupes de fidèles, menacent et maltraitent des prédicants. Une marée de pétitions, de plus, assiège le Grand Conseil.

Elle entend, par ce moyen légal, mettre un terme à la « fureur sectaire ».

Or, l’autorité suprême du canton, au lieu de rappeler à l’ordre les émeutiers, transforme en loi, le 20 mai 1824, l’arrêté du Conseil d’État ayant interdit, le 15 janvier, toute assemblée religieuse en dehors des cultes officiels. Vinet, de Bâle, suit avec émotion ce déploiement d’intolérance. S’il est prêt à admettre qu’une Église protégée, soutenue payée par l’État, celle de la société Civile dans son ensemble, ne saurait tolérer de concurrence, il juge pernicieuse, voire adultère, cette union du spirituel et du temporel. La religion, à ses yeux, est affaire de conviction individuelle. Il faut la laisser libre. Aussi la contrainte exercée par un gouvernement, en l’occurrence celui de son propre canton, et de plus protestant, le choque-t-il profondément. Pour lui, le principe de la Réforme est tout de liberté. Elle en fait usage, non pour se complaire dans l’indiscipline et la licence, mais pour renverser les murailles d’une institution devenue prison et permettre aux hommes, enfin délivrés, de se convertir à Dieu.

Tournant scabreux ? Sans doute. L’irénisme de Vinet ne le rend pas aveugle. S’il entre dans l’arène en publiant une modeste brochure sur le respect des opinions, il sait que la caution qu’il accorde ainsi à un certain pluralisme ne pèche pas contre l’unité. La véritable, estime-t-il, « dont le catholicisme romain n’a que le fantôme », réside dans cet « accord frappant qui règne entre les symboles » (ou confessions de foi) « des différentes Églises protestantes ». Or, ils n’ont pas été acquis sous une contrainte quelconque. Les hommes qui les ont rédigés, libérés de l’emprise d’un clergé dominateur, ont travaillé sous l’inspiration du Saint-Esprit pour restaurer l’Évangile dans toute sa pureté et dans toute sa force. Ils ont ouvert des portes sur la vérité et sur le ciel.

Il ne convient donc point, pense le jeune professeur de Bâle, de revenir en arrière, à la religion du prêtre, ou à celle du Génie du christianisme, monument sonore et vide. Le sacerdoce universel a plus de réalité. Il fonde le culte en esprit du fidèle seul devant Dieu, sans intermédiaire, sans autre médiateur que Jésus-Christ. Le catholicisme, lui, éminemment fuyant, double, insaisissable, arbitraire, humain, trop humain, met souvent Marie, funeste corruption de la vraie piété, sur le trône de son divin Fils. C’est pourquoi il doit être détruit.

Vinet, sur ce chapitre, ne manque pas de hardiesse. « Je ne recule point devant cette conséquence des principes que j’ai avancés, déclare-t-il ; je dis qu’une Église qui par son intolérance » et par ses œuvres — « est opposée à l’Évangile, n’est pas une Église chrétienne ; qu’un chrétien doit désirer, demander sa destruction ; qu’il doit y travailler de toutes ses forces (...) » (Ibid., pp. 93 ss. Ph. Bridel, op. cit., pp. 498-510.)

On pourrait s’étonner, à juste titre, de l’audace souveraine de ce modeste « maître de français ». Est-ce bien lui, quelques années après, qui répondra au recteur de l’École de théologie de la Société évangélique de Genève Jean-Henri Merle d’Aubigné, qui sollicitait sa collaboration : « Vous ne savez pas que celui que vous appelez à votre sainte guerre est à peine un chrétien commencé ; qu’il y a dans sa foi et surtout dans sa vie de profondes lacunes ; qu’il ne marche pas, qu’il chancelle ; qu’il ne parle pas, qu’il balbutie ; qu’il ne veut pas, mais seulement qu’il voudrait (…) Ne versez pas cette eau insipide dans le vin généreux que vous avez pressé ; cherchez de plus dignes compagnons d’œuvre ». Et plus tard encore, en 1837, au moment où il endosse son professorat de Lausanne : « Je vais à vous, dit-il à ses étudiants, en grande détresse de cœur, ayant peur, non des hommes, mais de moi-même ». (Lettre du 23 juillet 1831, Rambert, op. cit., p. 222. Ph. Godet, op. cit., p. 497.)

Tel est l’homme – le héros – qui ose réclamer la destruction du catholicisme en même temps que la tolérance pour tous. On se dit alors, humble comme on le connaît, qu’une conviction singulièrement forte de l’absolue nécessité de ce qu’il demande doit l’habiter. Car dans l’Église romaine, dit-il, si l’évolution se poursuit dans le même sens, « tout sera Dieu bientôt, excepté Dieu lui-même ». Quant aux dissidents, aux « mômiers » que l’État de Vaud, protestant, et l’Église nationale vaudoise, protestante aussi, jugent sans justice et persécutent, se mettant en contradiction avec leurs propres fondements, il se doit, au nom de son divin Maître, de les défendre. Même si leurs réunions ne l’attirent pas. La Réforme le veut : ses principes, pour l’homme, sont libérateurs. La Parole de Dieu l’exige : « Là où est l’Esprit du Seigneur, dit-elle, là est la liberté ». (2 Corinthiens 3.17.)

Cette sentence-clef, il va la placer bientôt en épigraphe au Mémoire sur la liberté des cultes qu’il entreprend de rédiger à l’occasion du concours ouvert par la Société de la morale chrétienne de Paris. L’ouvrage, terminé en décembre 1825, couronné en mars 1826, et publié à la fin de la même année, connaît un franc succès. L’État, pense Vinet, gêne la conscience en protégeant comme en opprimant. Aussi l’Église, à laquelle l’officialité prête une apparente grandeur, est-elle plus forte, affranchie, quand elle vit de sa seule grandeur morale. La liberté lui sied. Et il la lui faut large. Car un gouvernement ne saurait se poser en juge des croyances de la nation, encore moins l’enfermer entre les murs d’une religion bien définie qui ne peut que contribuer, pour finir, à couper le christianisme de ses sources véritables. Seul l’individu choisit sa profession de foi, qui, si elle ne pénètre le cœur, n’est rien. Par conséquent, toute secte qui ne porte pas atteinte à la morale sociale doit être tolérée.

Cette attitude nette, courageuse, ne va pas sans susciter des remous. Il y a dans le Mémoire une manière d’hymne à la liberté que certains ressentent comme subversif. Sa dialectique, quelque peu pascalienne, se prolonge dans le Nouvelliste vaudois.

Toutefois, si favorable aux idées de Vinet que soit son rédacteur, Charles Monnard, le comité du journal, souvent, adopte à son égard une attitude critique. C’est ainsi, en 1829, qu’il refuse une lettre de lui prenant la défense des dissidents. Elle paraît alors en brochure sous le titre : Observations sur l’article sur les sectaires inséré dans la Gazette de Lausanne. On peut y lire cette phrase qui, avec quelques autres, provoquera une tempête : « C’est de révolte en révolte, si l’on veut employer ce mot, que les sociétés se perfectionnent, que la civilisation s’établit, que la justice règne, que la vérité fleurit ».

Le texte incriminé par le professeur de Bâle disait : « Voyez ces quatre à cinq individus qui, sans vocation, sans titre légitime, se constituent en pouvoir ecclésiastique, érigent un sacerdoce, créent des églises nouvelles, (…) osent publiquement appeler le schisme et la désunion ». Lui rétorque que les apôtres, les réformateurs, et beaucoup d’autres après eux, « illustres champions de la lumière », n’ont pas agi autrement. Ils ont obéi à Dieu plutôt qu’aux hommes. Les jugera-t-on sectaires pour cela ?

L’affaire, certes, ne s’arrête pas là. Le gouvernement, qui suspend Monnard de ses fonctions pendant un an – il a prêté son concours à l’édition de la brochure – la porte devant les tribunaux. Vinet, adepte d’une théorie qu’on estime dangereuse, n’est toutefois condamné à quatre-vingts francs d’amende que pour avoir omis de soumettre, comme doit le faire tout auteur domicilié à l’étranger, son texte à la censure. (Rambert, op. cit., pp. 104 ss., 156 ss.)

Le pamphlétaire sanctionné est avant tout professeur. C’est dans la salle de classe, ou dans les auditoires de l’Université, qu’il faut le rencontrer. Sainte-Beuve, on l’a vu, en a été saisi. Un autre de ses auditeurs dira qu’il n’a été « entièrement connu que de ses élèves ». C’est sans doute vrai. Ses écrits, dans leur élan, n’ont ni la hardiesse, ni la spontanéité qu’on goûte si fort dans ses leçons. Il sait en effet, pourvu de quelques notes tracées sur une carte, tenir son public en haleine. N’entend-on pas toujours, derrière sa parole pénétrante, battre le cœur du chrétien? Son discours, manière d’entretien, très naturel, se passe des mouvements d’éloquence des orateurs patentés. Il développe, au fil d’une pensée parvenue à la pleine possession d’elle-même, et que tout à coup gagne l’émotion, une chaleur interne qui traverse l’auditoire et le laisse pantois : « En sortant de vos leçons », écrit l’historien Louis Vuillemin le 5 avril 1844, « j’ai souvent été triste, mais d’une tristesse heureuse ; et quand, la nuit, » je les repassais en moi-même, « les larmes que j’ai bien souvent et abondamment versées ont toujours été accompagnées de reconnaissance envers vous : vous m’avez appris à prononcer d’un cœur moins froid ce nom de Christ, mon tout (…) »

Professionnel de l’enseignement, il porte en lui le souci constant du pédagogue. Il en a aussi le don. Il réussit. Mais son succès ne le rend pas dédaigneux des méthodes d’éducation. Les trois volumes de la Chrestomathie française publiés en 1829 et en 1830, soigneusement gradués, le démontrent. Il a en vue d’introduire, par une lecture assidue des meilleurs textes, cette étude forte de la langue maternelle qui lui semble la seule capable, tout au long de la scolarité, de cultiver et d’équilibrer toutes les facultés à la fois, et de développer harmoniquement l’homme en lui élevant l’esprit presque à son insu vers l’abstraction. Il s’agit, comme il le note dans le post-scriptum du 17 avril 1843 (4e édition) à sa lettre à Charles Monnard, qui tient lieu de préface au tome premier, de conduire l’élève « de faits tels qu’ils se suivent et s’entremêlent dans l’acte continu de la parole » vers les idées générales. « On commence à comprendre, écrit Vinet, que la lecture de la Bible doit précéder, dans l’instruction religieuse, l’explication du catéchisme, et qu’il n’est pas permis d’annuler le dessein de Dieu en supprimant cette divine confusion, ou plutôt cette divine combinaison de tous les éléments de la vérité telle qu’elle a lieu dans l’histoire, et jamais dans un système ». Or, ce qui est vrai pour l’enseignement de la religion l’est aussi pour celui de la langue maternelle.

Le rôle des parents le préoccupe. « Je ne sais, écrit-il à sa femme le 7 septembre 1835, dans combien de familles pieuses j’ai vu les enfants très mal élevés. On y croit à l’Évangile, au Saint-Esprit, on ne croit pas à l’éducation (…) L’exemple et l’habitude ! Que ces deux leviers soient chrétiens, et leur application sera déjà toute une instruction évangélique, toute une culture chrétienne que l’enseignement religieux ne fera plus tard que systématiser et consolider. Ce sont là des vérités qu’il faudrait crier sur les toits. Donnez les sentiments en attendant que vous puissiez donner les idées ; donnez la vie en attendant la science. »

Ces considérations sur la famille le ramènent à la sienne. On lit dans la même lettre : « Pour en venir à mes enfants, au sujet desquels j’ai tant de reproches à me faire, j’ai trop vu en eux le mal : ce que j’ai vu me conduit maintenant à y regarder le bien, et à bénir Dieu pour ce qui s’y trouve. »

On mesure, dans ces quelques lignes, l’épreuve d’un père qui souffre par ses enfants. À l’heure où il s’apprête à quitter Bâle, il écrit à Charles Scholl, le 13 février 1837 : « Ma fille, qui a peu de talents naturels, est extrêmement faible au physique ; voici des années qu’elle languit (…) Quant à mon fils, sa surdité ne cesse d’augmenter ; (…) son intelligence en a souffert ; (…) toujours il aura besoin de tutelle (…) »

Vinet ne se trompe pas quant à Stéphanie. Le 19 avril 1838, après de grandes angoisses dans lesquelles elle reconnaît la main de Dieu, heureuse d’être en paix avec Lui, elle s’éteint doucement dans les bras de sa mère. Trois mois plus tard, le jour où elle aurait eu dix-huit ans, son père compose un cantique :

« Pourquoi reprendre,
Ô Père tendre,
Les biens dont tu m’as couronné ?
Ce qu’en offrande
Tu me demandes,
Pourquoi donc l’avais-tu donné ?

Parle, Seigneur, tes œuvres sont si grandes
Et mon regard est si borné ! »

Durement éprouvé, il oscille en son cœur entre les regrets et la soumission. On lit dans son agenda, en date du 19 octobre : « Une douleur amère s’empare de moi au souvenir de notre chère fille et du peu que j’ai fait pour la rendre heureuse ». Plus tard, ayant appris le mariage d’une compagne de Stéphanie avec un de ses anciens élèves, il pleure longuement et confesse : « Je n’étais point triste au fond ; je la sentais bien plus heureuse et mieux mariée, j’en bénissais Dieu, et pourtant mes larmes ne pouvaient s’arrêter. » Ainsi rejoint-il deux vers de son poème :

« Sous ton ciseau, divin sculpteur de l’âme,
Que mon bonheur vole en éclats ! »

Quant à son fils Auguste, frappé de plus d’épilepsie, il réjouira le cœur de ses parents en réussissant un apprentissage d’imprimeur. Il prendra ensuite de l’emploi à Genève et s’y liera avec un étudiant de l’École de théologie de l’Oratoire, Jean-Baptiste Delhorbe, qui aura sur lui une heureuse influence. Ayant publié, de 1843 à 1847, une Feuille du jour de l’an, il surveillera la révision de la septième édition de la Chrestomathie et survivra douze ans à son père. (Ibid., pp. 488 ss., 362 ss., 635 s. Chrestomathie, op. cit., t. l, Lausanne, 1856, pp. XIII ss. A. Vinet, Lettres, II, op. cit., pp. 279 ss.)

Adversaire de l’Église d’État, Alexandre Vinet est trop honnête pour prendre son parti d’une situation ambiguë. Or, à Lausanne, plus le temps passe, et plus il ressent comme une anomalie, une véritable incohérence de sa part, le fait de rester membre du clergé de l’Église nationale. C’est pourquoi, après mûre réflexion, le 25 novembre 1840, il envoie à la Vénérable Classe sa lettre de démission. Cette résolution n’entraîne ni l’abandon de sa communauté à laquelle il demeure attaché, ni celui de sa chaire académique. Toutefois, professeur de théologie pratique, il ne peut pas ne pas se rendre compte que le lien qu’il garde avec l’institution ecclésiastique n’est pas conforme à sa conviction. Aussi, le 11 novembre 1844, se décide-t-il enfin à résigner ses fonctions.

Le Conseil d’État, tout respectueux qu’il soit de sa démarche, le prie d’y surseoir pour éviter que l’agitation révolutionnaire ne s’aggrave. Il y consent. Mais il n’en continue pas moins, sans se lier à aucun groupe d’ailleurs, à militer dans le même sens. L’attachement de ses étudiants, au cap de l’année, s’exprime par des gravures pour son salon et des paroles touchantes. Plusieurs d’entre eux, grâce à lui, n’ont-ils pas découvert les vérités du monde invisible ? L’amour, entre eux, est partagé, bouleversant : la tristesse du maître égale la douleur des disciples. Mais comment, la révolution radicale accomplie, continuer de faire route ensemble ? Le nouveau gouvernement veut des pasteurs fonctionnaires dociles. Peu lui chaut qu’ils prêchent le pur Évangile ou non ! Le 20 mai 1845, il interdit toute assemblée hors des temples et des heures réglementaires. Le lendemain, Vinet donne sa démission définitive. Quelques jours après, il est appelé à remplacer Charles Monnard à l’Académie en tant que professeur de littérature française. Mais des étudiants en théologie continuent de se réunir chez lui.

Les semaines suivantes, le conflit entre l’État et les pasteurs s’accuse. Ces derniers ont été priés de lire du haut des chaires une très longue proclamation qui n’a aucun rapport avec la religion. La foi, en ce cas, ne les oblige pas. Or, quarante d’entre eux s’y refusent. Le Conseil d’ État les suspend pour une durée d’un mois à un an. Aussitôt, après deux jours de discussion, les 11 et 12 novembre 1845, le clergé vaudois, dans sa majorité – cent quatre-vingts de ses membres – démissionne. Vinet, qui commente les événements dans les journaux, écrit dans l’Antijésuite dirigé par Louis Burnier et Edmond Schérer : « Les ministres qui comprendront leur mission se réduiront peu à peu (…) au métier commode de crieur public et de maître des cérémonies du culte officiel. »

Joue-t-il à ce moment-là le rôle de plaque tournante ? Des lettres de partout tombent sur son bureau. Dans une adresse aux démissionnaires – trente-trois d’entre eux se sont toutefois repentis – il évoque le fait qu’ils ont sacrifié leur gagne-pain à leurs convictions : « Le fardeau de privations et de gêne que la plupart d’entre vous viennent de s’imposer, précise-t-il, doit se répartir entre tous les amis de la patrie et de l’Évangile. Nous faisons cause commune, nous devons faire bourse commune. »

Inutile de dire que cette déclaration, que beaucoup signent avec lui, ne demeure pas platonique. Les défenseurs de la liberté religieuse se multiplient. Quant aux protestataires, qui bien sûr demeurent serviteurs de Dieu et de leurs frères, ils veillent à ce que les fidèles ne restent pas sans berger. On se réunit spontanément chez les particuliers les mieux logés. Les pauvres en éprouvent quelque gêne et l’Église libre qui se constitue, avant même toute loi ecclésiastique, prend un tour quelque peu aristocratique. Toutefois, comme le Conseil d’État, en vertu de ses pleins pouvoirs, interdit le 2 décembre toute réunion religieuse en dehors de l’Église nationale, les assemblées en devenant plus petites, et plus intimes, se multiplient un peu partout. Bientôt, des paroisses se forment, les premières consécrations de jeunes ministres ont lieu, le 8 juillet 1846, présidées par Louis Germond, et la destitution, en date du 3 décembre, de presque tous les professeurs de l’Académie, Vinet compris, hâte la constitution d’un enseignement parallèle auquel on l’invite à prendre part. Il accepte. Avec la même joie que le ministère de prédicateur. Mais il réserve sa liberté pour le printemps, soit qu’il entende se livrer alors aux travaux littéraires qui l’attendent, soit qu’il se décide enfin à répondre favorablement à l’invitation, parmi beaucoup d’autres, de la Société académique de Bâle qui, pour une seule heure de cours par semaine, lui offrirait une généreuse subvention.

Ce choix, toutefois, lui est épargné. Sa santé, à nouveau chancelante, réduit presque sa vie, dès le début de 1847, à une lutte douloureuse contre la maladie. N’écrit-il pas en tête de l’agenda de cette année : « S’exercer à mourir ? »

Dès février, il ne peut plus se consacrer qu’à des travaux de cabinet. La commission constituante de l’Église libre, pourtant, se réunit souvent chez lui. Il y prend une part remarquablement active. La vision claire qui l’habite, il veut la voir passer dans les faits. Chaque paroisse, pour lui, est une Église rattachée à la grande famille de la Réforme. Mais les confessions de foi qu’elle a établies aux XVIe et XVIIe siècles ne lui paraissent plus adéquates. Les formules, pense-t-il, doivent en être plus simples, « accessibles à la plus humble servante, au plus ignorant manœuvre ». Entre le premier et le deuxième débat du synode, auquel il ne peut participer, il intervient le 11 mars dans la Réformation au XIXe siècle. « Les ministres », écrit-il, dans une visée pédagogique de haut vol, « n’ont pu se séparer assez complètement d’eux-mêmes ; ils devaient voter en laïques, ils ont voté en docteurs ; (…) ils ont rédigé un symbole qui n’a ni la simplicité d’une confession populaire, ni la plénitude et la rigueur systématique d’un formulaire théologique (…). Bien des personnes pourront y adhérer de cœur, mais personne ne le saura par cœur, et on ne le verra jamais couler lui-même, et comme un ruisseau d’or, des lèvres de l’enfant, du vieillard et du mourant ».

Le rôle du pasteur le préoccupe. « On doit respecter, dit-il, une division du travail que Dieu lui-même a consacrée ; mais si on allait jusqu’à prétendre qu’il y a un acte, je dis un seul acte, qui, nécessaire en lui-même et urgent dans le cas donné, ne peut être accompli que par l’homme qu’on appelle pasteur, tellement que, consommé par un autre membre du troupeau, le même acte fût nul de plein droit, on aurait, virtuellement, réintégré au sein du protestantisme le sacerdoce romain, et, sous le modeste nom de ministres, nous aurions en effet des prêtres. » On ne saurait être plus clair.

Le synode, très proche de lui sur plus d’un point, ne se laisse pourtant pas convertir. Mais déjà, pour le grand malade qu’il est, l’heure des débats entre les hommes a passé. Seul demeure, pour quelques brèves semaines, le face à face avec Dieu. À Clarens désormais, où ses amis l’ont transporté à la demande des médecins, il consume lentement ses derniers jours. Les témoignages d’affection ne lui manquent pas. Ses proches sont là, instant après instant. On vient le visiter, on lui écrit, on lui propose de l’aide, des moyens de guérir. Des inconnus lui disent leur reconnaissance. Ses amis les plus chers l’entourent.

Le 30 avril, il dicte sa dernière lettre. Adressée à Agénor de Gasparin, elle recommande l’ancien professeur de Lausanne Samuel Chappuis pour une chaire devenue vacante à la Faculté de théologie de Montauban. Le même jour, un apôtre du premier Réveil passé à l’irvingisme, Méjanel, vient implorer pour lui la guérison. Avec beaucoup de mesure, de tact, d’onction, note Mme Vinet, il impose les mains au malade. Chacun est ému. Le ministre s’en va, en larmes. Car le mourant avait exigé, en se pliant à cet acte de foi, une soumission totale à la volonté de Dieu.

C’est bien dans cette attitude d’abandon, prenant congé des siens, qu’il vit désormais jusqu’au 4 mai, un mardi, à 5 heures du matin. Quand Louis Leresche, son plus vieil ami d’enfance, lui parle des consolations suprêmes de Christ, il répond simplement :

« En lui, la vie ! » Et un peu plus tard : « Priez pour moi, lui dit-il, comme pour la plus indigne des créatures ». Il est reconnaissant, et d’une manière touchante, pour les soins les plus infimes qu’on lui prodigue au cours de cette dernière nuit. Il sait, devant son Dieu, qu’il ne mérite rien. Seule la miséricorde du Seigneur le sauve. C’est pourquoi aussi, dans un moment particulièrement difficile, après une lecture de la prière sacerdotale, il murmure dans un souffle : « Demandez pour moi toutes les grâces, même les plus élémentaires. »

Elles ne lui sont pas refusées. Son humilité rare les reçoit. Et comme sa femme paisiblement et instamment l’affirme avant qu’il n’expire, il n’y a plus entre eux, désormais, que le nom de Jésus.

Son souvenir brille encore comme une étoile. (Rambert, op. cit., pp. 471 ss., 511 ss., 527 ss., 565 ss.)

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