À l’écoute du Réveil

4. Toi et ta famille

Le piétisme a ses travers. On peut mettre au récit de sa propre conversion une discutable complaisance. Pourtant, quand on a fait l’expérience, fortement, de la grâce souveraine de Dieu, de son pardon gratuit, immérité, n’est-il pas tout naturel, avec conviction, d’en rendre compte ? Sans doute. Mais il est alors important, au cœur de ce témoignage, de présenter ce qui a été vécu sous son jour le plus sobre. Si facilement l’émerveillement se pollue d’exaltation, et la reconnaissance d’une pointe de gloriole !

Jean-Frédéric Vernier ne tombe pas dans un tel piège. Petit-fils d’un pasteur ami d’un autre Jean-Frédéric, Nardin, Montbéliardais né un siècle plus tôt, et dont les sermons - « la joie de mon cœur » dira Ami Bost - contribueront à faire monter jusque dans leurs frondaisons les plus hautes la sève du Réveil, (E. G. Léonard : op. cit., t. III, p.89. Société évangélique de Genève : Récits et souvenirs (…), 1831-1881, Genève, 1882, pp. 34-138. Cf. J. Cadier : Jean-Frédéric Vernier, Dieulefit, 1934.) il connaît en profondeur, jeune homme, les angoisses existentielles des chemins de la foi. Faut-il dire alors que le monde n’a rien en lui ? De fait, sa première communion passée, les plaisirs qu’il y cherche le remplissent de remords. Il s’en débarrasse en entrant à Glay, à cinq kilomètres de chez lui – il est né à Pierrefontaine en 1796 – à l’école pour instituteurs-évangélistes du pasteur Jaquet qui vient de s’ouvrir. Six jeunes gens, dont aucun n’est converti, en constituent la première volée. Une explication simple de la Parole de Dieu les réunit trois fois par jour. Jean-Frédéric en est pénétré. Le poids de ses péchés l’accable. Il a beau prier, crier, pleurer : rien n’y fait. Un jour, alors qu’il a quitté la table, incapable de manger, pour se réfugier au dortoir, un de ses professeurs, M. Lhuillier, de Genève, le rejoint pour l’exhorter à se tourner vers Dieu. Tout en lui reste froid. Il s’en va, monte vers un coteau, s’assied au pied d’un chêne : « C’est ici, lui dit une voix d’en haut, c’est ici que tu dois prier ». Un moment, il est incapable de prononcer une parole, puis il s’écrie enfin, terrassé : « Mon Dieu ! mon Dieu ! me laisseras-tu plus longtemps ? » « Alors – racontera-t-il – les yeux fixés vers le ciel, le dos appuyé contre l’arbre, il me semble voir tout à coup Jésus-Christ mon Sauveur crucifié au-dessus de ma tête, m’arrosant de son sang et me disant : C’est moi, ne crains point, crois (…) » Des larmes l’inondent de joie, de reconnaissance, de paix. Sa langue se délie et il peut prier, chanter au Seigneur son cantique de louange. Il a trouvé. Désormais, tout est nouveau. Il est converti. Et il dit à qui veut l’entendre : « Il me semble que j’habite une nouvelle terre ».

C’est vrai. Tout a radicalement changé. D’un instant à l’autre, il est devenu évangéliste et il s’en va chez les siens pour inviter chacun à se convertir. Son père croit qu’il a perdu la tête. Rentré à Glay, il tient des réunions dans les environs. M. Lhuillier l’y encourage. D’autres l’en dissuadent. Un ancien militaire le menace de mort. Lui ne s’en soucie pas. Il continue. Et les samedis soirs, régulièrement, il se rend à Pierrefontaine, chez ses parents qui, au bout de quelque temps, s’avouent vaincus. Non sans douleur. Car ils se figuraient être chrétiens, et voilà qu’ils découvrent qu’ils ne le sont pas. Mais ils le deviennent bientôt, avec cinq ou six de leurs enfants…

Pareil à Félix Neff, encore dans les Hautes-Alpes à ce moment-là, il travaille si fort qu’il s’épuise. Il tombe malade.

C’est alors que le directeur de l’Institut reçoit du pasteur de Grenoble César Bonifas une lettre lui demandant un de ses élèves pour prendre soin du petit troupeau de protestants de Roybon abandonné aux manœuvres et aux poursuites des prêtres. Un certain Masson, pressenti, refuse. Marié, il pense que la communauté ne pourra pas l’entretenir. Vernier, lui, déclare qu’il ira au nom du Seigneur. On l’invite à réfléchir. Le lendemain, il est plus convaincu que jamais et commence à faire ses adieux. Au bout de huit jours, il apprend qu’on ne l’attend que pour septembre, mais n’en change pas ses plans pour autant. Il partira sans retard. Devant l’Institut réuni, le pasteur Jaquet, son père spirituel, lui adresse des paroles d’une affection si fraternelle qu’il en a les larmes aux yeux. L’instant est solennel. Il se met à genoux pour recevoir l’imposition des mains. Puis, ayant pris congé de ses parents, il quitte Pierrefontaine le 10 avril 1826, à l’âge de trente ans, avec 17 francs dans sa bourse et un petit paquet dans un mouchoir.

Le voilà en route. À Montécheroux, où il visite deux tantes, il passe une quinzaine de jours à prêcher chaque soir à des centaines de personnes. Beaucoup d’entre elles s’ouvrent à l’Évangile. Le Seigneur le confirme dans sa vocation. Et à Crémines, dans le Jura bernois, installé chez les Gobat que le Réveil a touchés, (L’un des quatre enfants, Samuel Gobat (1799-1879), sera dès 1846 évêque protestant de Jérusalem (D’une ferme du Jura à l’évêché de Jérusalem, Noël 1879, Lausanne, Arthur Imer, 31 p. Cf. Rudolf Pfister : Kirchengeschichte der Schweiz, 3. Zurich, 1985, p.238).) il rayonne dans les environs. « Que faut-il que je fasse pour être sauvé ? » lui demande-t-on partout, souvent avec larmes...

Il continue sa marche par Yverdon, Lausanne, Genève. Il y rencontre Ami Bost. À Lyon, dans un faubourg, avisant un attroupement qu’a rassemblé un chanteur de rues, il achète une chanson licencieuse qu’on offre aux passants, la déchire en morceaux, et les foule aux pieds dans la boue. Puis il harangue le public.

Grenoble. Le pasteur Bonifas rentre de Lyon, où il a célébré le mariage d’Adolphe Monod. Quelle joie, pour le jeune prédicant, de rencontrer ce dévoué serviteur de Christ qui l’a appelé à prêcher l’Évangile dans cette région ! Enfin il touche au but ! Le saint ministre de Dieu l’installe à Roybon comme instituteur-évangéliste. Il est si maigre et harassé que la servante de l’auberge où il a loué une chambre dit qu’il ne mange rien et va bientôt mourir. Toutefois, l’accueil, le bon air, les eaux rafraîchissantes lui rendent toutes ses forces. Il ouvre son école. Ses élèves ont de 3 à 22 ans.

D’entrée, c’est le réveil. Sept catéchumènes à qui le Seigneur s’est révélé se réunissent autour de lui pour être instruits. Il fait venir des Bibles de Paris, par la Société biblique. On se signe quand il passe : on croit qu’il a le mauvais esprit. Mais quand on voit le zèle qu’il déploie à enseigner, à convoquer parents et enfants pour le jeudi soir, à assurer trois services par dimanche, on finit par dire : « C’est un saint ». Le curé pense qu’un jeune homme si rangé ne peut être que catholique et qu’il va amener tous les protestants à la messe. Il lui fait donc annoncer par l’instituteur que s’il se rapproche de l’Église romaine on lui procurera une place lucrative. Mais Vernier presse son interlocuteur de venir à Christ. Il agit de la même manière à l’endroit d’un vicaire. Aussi le prêtre, craignant que ce dernier ne passe au protestantisme, le congédie-t-il. De plus, pour éliminer si redoutable combattant, il porte plainte contre le nouveau maître, dont l’école n’est pas autorisée. Le juge de paix conseille à celui-ci de se mettre en ordre avec l’Académie de Grenoble et de fermer sa classe en attendant. Il obéit. Il visite les enfants chez eux, faisant pénétrer la Parole de Dieu dans les familles pour la conversion de plusieurs.

Cette situation dure un an. Et comme il n’a que 25 francs par mois de salaire, il confectionne des chapeaux de paille et colporte le Nouveau Testament.

Fin 1827, les pasteurs de Mens l’invitent à la dédicace du temple de leur annexe Saint-Jean d’Hérans. Le jeune évangéliste se met en route. Il marche, entouré de hautes montagnes couvertes de neige, et une vision de la grandeur de Dieu le submerge. Lors d’une réunion improvisée à La Mure, il dit soudain qu’il voit devant la chaire Jésus-Christ crucifié et fond en larmes. L’auditoire est saisi. Plusieurs fidèles, après le service, viennent lui parler à son logis. Le lendemain, marchant vers Saint-Jean, il ne cesse d’annoncer l’Évangile. De même, le jour d’après, à Mens, devant des centaines de personnes. Nombreux, alors sont ceux qui trouvent en Jésus leur Sauveur…

Il parcourt les environs. À Lapaire, dans une étable, ayant le bétail d’un côté et quelque 300 auditeurs de l’autre, il parle dès 7 heures du soir. « Une grande grâce de Dieu, confessera-t-il, reposait sur moi. La Parole touchait et brisait les cœurs (…) On me faisait prendre de temps en temps quelque chose pour me fortifier. À 2 heures du matin, personne ne voulait s’en aller ; je fus obligé de sortir le premier (…) ».

Partout, il saisit les occasions. « Malheur à moi si je n’évangélise », peut-il dire comme le grand apôtre. (84) À Vizille, au relais de la diligence, il prêche hardiment. Un feu l’habite : l’amour du salut des autres. Aussi les cherche-t-il là où ils sont. Christ est mort pour tous.

On comprend, dans ces conditions, que la Société continentale de Londres, lancée en 1817, nous l’avons vu, par Henry Drummond, l’engage par l’intermédiaire d’Emile Guers, à Genève, pour un traitement de 1000 francs par an. Il en accepte 800. Et encore en renvoie-t-il 100 à 150 chaque année !

Évangéliste dans l’âme ! Il ne peut pas ne pas proclamer, là où il est, la Bonne Nouvelle de toutes les délivrances. À Valdrôme, un suffragant l’invite, et il parcourt cette paroisse, dont l’état spirituel misérable le frappe. À Bouvières, village perdu dans les montagnes, les protestants sont si reconnaissants de le voir arriver qu’il demeure au milieu d’eux plusieurs jours. À Bourdeaux, où le pasteur lui interdit son temple, il prêche dans la rue, au clair de lune, puis chez un particulier, où quelque cent personnes se rassemblent. Le maire de la commune est subjugué.

Un jour, repassant par Mens, il ouvre la Bible et déclare : « Mes chers amis, priez pour moi ! Le Seigneur ne me donne rien à vous annoncer ». À genoux, l’assemblée fait monter ses supplications... Il proclame alors le néant de l’homme et la puissance de Dieu, et, dans l’humiliation générale, une parole de grâce et de vie est accordée.

Sa foi, sa résistance, sont parfois mises à rude épreuve. En 1829, l’hiver, rentrant à Roybon d’un enterrement auquel il avait procédé, à deux lieues de distance, il faillit s’évanouir, brisé d’émotion et de fatigue. La morte, en effet, ayant passé quatre jours auparavant, dégageait une odeur suffocante. Elle était entourée d’un fils de 15 ans, malade : d’une fille de 12, sourde-muette ; et d’un mari n’ayant plus sa raison. Vernier les avait mis à l’auberge, à ses frais, était allé solliciter du maire, le curé la refusant, une place au cimetière, et s’était vu littéralement investi, à l’heure de l’ensevelissement, d’une foule riant et hurlant de quelque 300 personnes. Il avait alors dû, pour qu’elles se taisent, leur crier : Êtes-vous chrétiennes ? ou êtes-vous païennes ?... Et il avait pu prêcher avec une grande force.

Rien, quand il s’agit de l’Évangile, ne lui paraît trop pénible, ou rebutant. Il ne craint pas, tous les quinze jours, ou tous les mois, de parcourir à pied 30 ou 40 kilomètres pour visiter un groupe. Des catholiques ayant soif de la Parole de Dieu l’invitent. Ainsi, en 1830, une congrégation de jansénistes, à Saint-Benoît. Mais, quand il y distribue des traités, le curé du lieu, aussi romain que le pape, lève la main sur lui. « Frappez-moi ! » lui dit l’évangéliste, en le fixant d’un regard intense.

Un paysan d’Aucelon, le voyant épuisé, l’avait jadis fait asseoir sur sa monture et s’était ouvert à l’amour de Jésus-Christ. Il l’avait supplié de venir dans son village sans pasteur. Deux ans plus tard, en route pour la Drôme, Vernier se souvient. Il entend distinctement une voix : « Va à Aucelon ! » Il obéit. Et le dimanche, sous un noyer, ils sont 5 à 600 assoiffés pour l’écouter. L’eau vive jaillit comme d’une fontaine pour entraîner vers la vie éternelle...

Ces débuts prometteurs poussent le prédicateur à quitter Roybon, après quatre ans, pour une nouvelle paroisse. Quelque 300 fidèles, catholiques et protestants, se rassemblent le soir de son arrivée pour l’accueillir. C’est le Réveil. Nombreux, parmi eux, ceux qui passent de Rome à l’Évangile !

Il en va de même, à deux lieues de là, à Pennes. Ce sont eux, ses habitants, qui sonnent la cloche pour une première réunion quand il se présente. L’après-midi, à l’auberge, il apostrophe quelques hommes en train de jouer. « Vous faites le jeu du Diable », leur dit-il. Et ils le suivent.

L’engagement des convertis n’est ni théorique, ni superficiel. L’exemple de ceux qui les enseigne parle. Ainsi la directrice de l’école du dimanche, quand elle tombe malade, édifie-t-elle tout le monde par sa patience. La veille de sa mort, à son père qui se tient à son chevet : « Veuillez m’ôter mes boucles d’oreilles », murmure-t-elle. Je les donne pour les missions évangéliques de Paris. Je n’ai encore rien fait pour cette œuvre. » Dès lors, les femmes et les jeunes filles, se souvenant de telle parole de la Bible quant à la parure, apporteront leurs bijoux à leur conducteur spirituel. Ce dernier, une fois par mois, tiendra une réunion missionnaire. L’offrande, lors de la première déjà, somme énorme pour une population si pauvre, se montera à 120 francs. Et quand Adolphe Monod, à Mens, peu de temps après, présidera à la consécration d’un ministre de l’Évangile, on pourra voir le pasteur Bonifas brandir au bout de sa canne une guirlande de bijoux et déclarer : « Regardez les faux dieux de nos sœurs d’Aucelon ! »

Cette communauté, en l’an de grâce 1831, quand monte la saison du renouveau, connaît son vrai printemps de l’Esprit. Un tel est saisi à sa soupe du matin, tel autre au labour de son champs, un troisième au milieu de son troupeau, un quatrième devant son Nouveau Testament… Bientôt, ils ne sont pas moins d’une bonne centaine, pierres vivantes, à persévérer dans la vie nouvelle qu’ils ont reçue. Une maison de lumière prend forme. Les murs d’un temple se dresseront à la gloire de Dieu…

Jean-Frédéric Vernier, jusqu’à ce jour – il a 36 ans – n’a guère eu le temps de penser à lui. Il est allé prêcher de lieu en lieu comme il vient de le faire à Saint-Roman, en Diois, où une catholique avait juré de n’aller à la réunion que pour lui jeter son sabot à la tête... Et voilà qu’au lieu de cet acte de violence contre lui, transpercée par sa parole, elle a été poussée à se réconcilier avec sa fille et à rejoindre son mari, qu’elle avait quitté. Une famille en lambeaux a été raccommodée, un cœur en révolte pacifié, et beaucoup de joie répandue…

Où est toutefois, pour l’instrument tout humain de ce miracle, et de tant d’autres de même nature, la chaleur du foyer ? S’il communie tout naturellement avec ses compagnons d’œuvre, si, de plus, ceux que touche son message et qui s’approchent de lui pour être éclairés, dirigés, réconfortés, entrent avec lui dans un rapport confidentiel où l’affection ne manque pas, où il est même prudent, pour la santé du ministère, de la contenir dans de sévères limites, il est par ailleurs bien clair que la nuit venue, et retombés les feux de son apostolat, il se retrouve seul dans sa chambre, dans la présence de son Sauveur c’est vrai, au service d’un Maître tout-puissant, et au nombre des élus, mais sans vis- à-vis de chair et d’os, sans bras de petit enfant qui s’agrippent aux cous des père et mère, sans ce reflet du regard, cette inflexion de la voix, cet éclat du sourire qui sont particuliers, uniques, et destinés à un unique…

Est-ce là, en harmoniques, ce qui monte à son esprit, un soir, dans une réunion de prière, au moment où une jeune fille commence à prier et que la conviction lui est donnée que c’est elle que Dieu veut lui donner pour femme ? Peut-être… Ce qui est sûr, c’est qu’il ne tarde pas à l’épouser, que quatre pasteurs et plusieurs évangélistes sont là, en ce 3 mai 1832, pour les entourer de leur affection, et que leur voyage de noces, loin de constituer une évasion hors de tout cercle d’amis, consistera tout bonnement à visiter les communautés des environs pendant huit jours. Les épousailles, pour eux, ne sont même pas une parenthèse. Dieu les a voulues. Elles entrent dans son plan. Et elles font partie de leur vocation.

C’est si vrai que cinq semaines après le mariage un appel pour une série d’évangélisation à Saint-Hippolyte-du-Gard le sépare de sa compagne pendant deux mois et que de grandes bénédictions en découlent. Le don de soi, dans la douce mélodie qu’ils entendent jouer ensemble, est toujours à la clef. À Saillans, où ils s’installent pour un an fin 1834, puis à Labeaume-Cornillane, où ils en passent trois, lui ne cesse de rayonner dans les environs. Il ne songe pas à se ménager. Il tient, en moyenne, de 15 à 17 réunions par semaine. Un groupe d’une quinzaine de personnes l’y accompagne, chantant. Marche triomphale de l’Évangile ! Humble aussi, sans forfanterie ni vanité. Les chemins de l’Esprit passent par là. Encore que le Seigneur juge bon, en ce moment précis, de lui adresser une semonce. Ses forces soudain le trahissent. Il doit s’arrêter six mois.

Mais Dieu le rétablit. Et comme il donne aussi à sa famille de l’accroissement, il se trouve bientôt à l’étroit dans son logis. C’est alors qu’il a l’occasion, en 1838, non loin des Faures de Barcelonne, d’acquérir une modeste maison qui sera son home jusqu’à la fin de sa vie, pendant trente-trois ans, et un centre intense de vie spirituelle où ses dix enfants s’épanouiront pour la gloire du Seigneur. C’est de là aussi que partiront, accompagnés de ferventes prières, ces commandos de la foi que sont toujours ses tournées d’évangélisation dans la région.

Il visite Romans, ville de 12 000 habitants où une centaine de protestants indifférents, ou en passe de se rallier au catholicisme, se trouvent sans pasteur ni temple. Il y organise des rencontres dans un salon puis loue une salle. Une communauté se constitue.

Il ouvre une école à Barcelonne, à quelque quinze kilomètres à l’est de Valence. Elle accueille bientôt 50 élèves, protestants et catholiques, et il fait venir son neveu Pierre Vernier pour la tenir. Le jeune homme s’y consacre avec dévouement. Il y met même tant de zèle qu’il finit, après peu de temps, par succomber sous le fardeau. Mais sa mort est triomphante, et il laisse la réputation d’un saint. Alors le réveil court comme une flamme…

Des renversements de situation quasi miraculeux s’opèrent. En juillet, aux Faures, où il habite, on installe des buvettes en plein vent pour fêter sainte Anne. Comme il a prévu une réunion pour ce jour-là, sa maison est littéralement envahie. Il se poste donc sur le seuil et annonce avec puissance, en même temps que la colère à venir, le salut en Jésus-Christ. Gratuit. Aussi les marchands, constatant l’attention extrême de la foule, ne prennent-ils pas la peine de dresser leurs tentes. Ils s’en vont. Et la vogue, la fête, est remplacée par la prédication de l’Évangile.

Une démarche du curé, qui fait circuler, puis transmettre à la préfecture de Valence, une pétition contre Vernier – elle se révèle à l’examen pure calomnie – tourne à sa confusion. L’évangéliste n’aurait qu’à dire un mot pour que les signataires soient incarcérés. Mais il ne le dit pas. Il leur pardonne. Et, tandis que le curé quitte les lieux, ils deviennent ses amis.

À Montvendre, où le prêtre vit en mauvais terme avec la commune – l’église y est fermée pendant quelques mois – Élie Charlier, un autre élève de l’Institut de Glay, prêche plusieurs fois sous un hangar devant quatre ou cinq cents personnes, presque toutes catholiques. L’évêque du diocèse s’alarme. Il tente d’enrayer le mouvement. Mais l’infatigable serviteur de Dieu qui veille aux Faures, par sa persévérance, parvient à établir un culte régulier dans la localité. Plus tard, un joli temple, sous l’administration d’un maire protestant, y sera construit.

Le clergé romain, assis sur ses privilèges, et fort de la confortable majorité dont il jouit dans le pays, ne laisse pas d’exercer une pression soutenue sur la population protestante. À Chabeuil, il fait rebaptiser deux garçons, les frères Rochedieu, pour en faire des prêtres. Mais Vernier, en saint redresseur de torts, les arrache au joug de l’Église de Rome pour les envoyer à Glay…

Son activité ne connaît pas de répit. Autour de Barcelonne, il visite régulièrement une bonne douzaine d’annexes. Dès 1841, la Société évangélique de Genève, qui le prend en charge désormais, envoie des visiteurs dans la région : des laïques comme le comte de Saint-Georges, des pasteurs tels que Jean-Henri Merle d’Aubigné ou Louis Gaussen. (Supra.) D’autres collaborateurs lui sont d’un très précieux secours. Ainsi ce fils des Vallées vaudoises, Fenouil, pèlerin entre Piémont et Drôme, célibataire itinérant qui n’est fixé nulle part, mais que l’on retrouve partout, avec son unique livre, la Bible, qu’il connaît comme personne, sans en nourrir d’orgueil.

Deux mouvements, en ce milieu du siècle, font obstacle au Réveil. Ils parviennent même, temporairement, à l’arrêter. L’un, chez les catholiques, est une attitude de rejet, tout intérieure, mais violente, de l’emprise des prêtres sur eux. Ce qui les motive avant tout, c’est la haine d’un clergé dominateur. C’est pourquoi, quand on leur prêche la conversion, un changement total de vie, libération certes, mais aussi don de soi, renoncement à soi, leur intérêt rapidement s’effondre. Ce n’est pas cela qu’ils veulent. Plus volontiers leurs aspirations anticléricales rejoindront telle tendance politique, voire révolutionnaire.

L’autre mouvement provient, lui, de l’extérieur. Il s’agit de l’enseignement très particulier, mais porté par des dons éminents, et qui ne révèle pas d’entrée de jeu son caractère étrange, de l’Anglais John Nelson Darby (1800-1882). Lecteur, et traducteur très exact de la Bible, il exerce son activité dans les Iles britanniques d’abord, puis, pendant un certain temps, sur le continent. On le rencontre à Genève en 1837, à Lausanne en 1840, et son passage provoque, après quelques années, de douloureuses scissions dans les Églises indépendantes nées du premier Réveil. C’est ainsi que la communauté du Bourg-de-Four, devenue de la Pélisserie avec l’inauguration de la chapelle de ce nom en 1839, voit soudain la quitter, le 3 mars 1842, et sans avertissement préalable, une soixantaine de ses membres. (Guers : Le premier Réveil (…), op. cit., pp. 337 ss.) Dans le Canton de Vaud le bouleversement, dans un premier temps, est plus radical encore. Quant à la France, par les envoyés qui lui viennent de la Suisse romande, elle en subit un rude contrecoup. Barcelonne, où réside Vernier, est épargnée. Mais s’il continue ses tournées d’évangélisation, de quinze jours chacune en général, il n’en récolte plus les mêmes fruits. Il ne pêche plus au filet, mais à la ligne. L’Esprit, dont la flamme soudain embrasait tout un village, semble s’être retiré.

Un second souffle, toutefois, viendra. Tout commence, semble-t-il, les 17 et 18 novembre 1852, lors d’une assemblée de l’Alliance évangélique (Infra.) au temple de Montmeyran. Un jeune homme de 17 ans, au cœur d’une foule de 800 personnes, se dit tout à coup en lui-même, sous la parole d’appel au service de Jésus-Christ du pasteur de l’Église évangélique de Lyon Bertholet : « Mon Dieu, je me donne à Toi maintenant, et sans partage ». Et voici, comme enveloppé de lumière, qu’un torrent de larmes de repentance et de joie coulent de ses yeux et mouillent le parquet. Il perd conscience... Quand il revient à lui, il voit la table de la cène dressée. Des groupes se forment autour d’elle. Il s’approche, communie, et, poussé par l’Esprit, se jette dans les bras de Jean-Frédéric Vernier - son père - avant de se répandre en actions de grâces. Tout l’auditoire alors se met à pleurer. Plusieurs se tournent vers le Seigneur. Les enfants non convertis de parents chrétiens sont les premiers touchés. Et l’on pourra en voir à l’école, pendant les récréations, se réunir derrière une haie pour prier…

Ce réveil des jeunes n’est pas un feu de paille. De proche en proche, ce sont des centaines d’entre eux qui naissent à la vie. Une quinzaine d’Unions chrétiennes de jeunes gens,(73) dont la toute fraîche vitalité s’affirme, se fondent dans la Drôme entre 1852 et 1857. Elles constituent une véritable pépinière de pasteurs, d’évangélistes, de missionnaires, de colporteurs, de maîtres d’école. De plus, une vingtaine de ministres de l’Évangile en place, plus ou moins rationalistes, ou en perte de vocation, se convertissent à Jésus-Christ. Quatre d’entre eux sont puissamment saisis par le Saint-Esprit alors qu’un jeune bègue, à Beaufort, dans une réunion, se met à prier, la langue soudain déliée.

Les pierres dressées sont des signes. Deux chapelles, pour Vernier, le seront tout spécialement. Celle dite « du Réveil », aux Rorivas, non loin de Montmeyran, inaugurée le 16 septembre 1855. Et celle que l’on construit aux Faures, sur son propre terrain, avec, au fronton, cette inscription : « À la gloire de Dieu ». Le 28 octobre 1860, jour où l’édifice, en présence de plus de 800 fidèles, se voit consacré au Seigneur par le pasteur de Lyon Cordès, délégué de la Société évangélique de Genève, compte parmi les plus beaux de sa vie.

Par la suite, et presque jusqu’à sa mort, le 5 octobre 1871, il continue ses tournées, tout en en réduisant peu à peu la durée. Surtout, il a la joie de voir sa famille suivre ses traces et librement se mettre au service de Dieu. Quelle satisfaction pour lui, dans son rapport du mois de septembre 1857, de pouvoir mentionner la campagne d’évangélisation de deux jours de deux de ses fils ! Une décennie plus tard, le 26 mai 1867, l’un de ses quatre garçons, Frédéric – les trois autres sont pasteurs – est envoyé à Tahiti comme missionnaire. Six des frères et sœurs de celui qui va partir sont là, à genoux, tandis que leur père lit aux Psaumes 45 et 46 des paroles d’engagement et d’espérance :

« Mon œuvre est pour le roi.
Que ma langue soit comme la plume d’un habile écrivain ! (…)
Sois vainqueur, monte sur ton char,
Défends la vérité, la douceur et la justice,
Et que ta droite se signale par de merveilleux exploits ! (…) »

Ensemble, ils font au Seigneur le sacrifice les uns des autres. Ensemble ils peuvent chanter leur joie à la pensée des centaines d’hommes et de femmes que le ministère de Jean-Frédéric Vernier a convertis à Jésus-Christ et fait entrer dans son service : une vingtaine de pasteurs, une dizaine d’évangélistes, autant d’instituteurs et d’institutrices, de colporteurs... Sans parler des milliers de gens vivement impressionnés par son message, saisis…

Toute sa vie est une démonstration des choses qu’on ne voit pas.

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