Le Réveil au Pays de Galles

VI
Étude psychologique sur les réunions galloises

Pour le visiteur psychologue, le Réveil gallois est un mouvement religieux du plus haut intérêt ; car il y a là une occasion unique d’étudier sur le fait la psychologie des foules religieuses et d’observer exactement des phénomènes dont nous lisons le récit dans le passé, mais dont il est souvent difficile de vérifier les détails.

Il ne sera pas hors de propos, comme introduction à notre étude sur la psychologie des réunions galloises, de relever quelques traits du tempérament gallois qui expliquent à bien des égards plusieurs des particularités que nous allons avoir à passer en revue :

1° Les Gallois sont un peuple chez qui vibre à un degré extraordinaire la fibre nationale, patriotique. Le nom qu’ils se donnent souvent dans leur langue : Cymry ou Kymru signifie : ceux qui ont une même patrie. De même que le Pays de Galles est la partie la plus ancienne de la Grande-Bretagne — le reste de l’île n’était pas encore soulevé au-dessus des mers que déjà les assises galloises se dressaient en îlots au milieu de l’Océan — de même ceux qui peuplent cette terre antique se distinguent des autres insulaires par l’antiquité de leur origine. Et à travers les siècles, souvent vaincus, jamais subjugués, ils ont sans cesse porté en eux-mêmes la conviction d’une éternité mystérieuse réservée à leur race et à leur nom. Les Romains firent de vains efforts pour les soumettre. Sous la conduite de Caractacus, les Gallois résistèrent courageusement aux efforts d’Agricola. Plus tard ils ne cessèrent d’opposer une barrière invincible à tous les conquérants de la Grande-Bretagne. Ils repoussèrent également les Danois et les Saxons. Guillaume le Conquérant essaya vainement aussi de les réduire ; ils ne furent soumis que par Edouard Ier (1282). On dit qu’après sa victoire, Edouard Ier assembla les principaux d’entre les vaincus, et leur annonça que, par égard pour leur esprit de nationalité, il voulait leur donner un chef né dans leur pays, et n’ayant jamais prononcé un seul mot de français ni d’anglais. Tous furent en grande joie, et firent de grandes acclamations. « Eh bien donc, reprit le roi, vous aurez pour chef et pour prince mon fils Edouard, qui vient de naître à Caërnarvon, et que j’appelle Edouard de Caërnarvon. De là vint l’usage de donner le titre de prince de Galles aux fils aînés des rois d’Angleterre. Mais l’obstination patriotique survécut chez les Gallois à la perte de leur indépendance, et ils mirent bien du temps à se résigner à la domination étrangère. C’est là ce qui explique le reproche d’inconstance et de perfidie constamment adressé par les Anglais aux Gallois et dont quelque chose subsiste encore aujourd’hui dans l’esprit de certains Anglais, car j’ai entendu un jeune anglais me dire avec conviction, quand je lui racontais mon voyage au Pays de Galles : « Ah ! moi, je n’aime pas les Gallois, ce ne sont pas des gens sûrs, on ne peut se fier à eux ! Je ne crois pas que ce jeune homme ait jamais eu à se plaindre personnellement des Gallois ; c’était chez lui un résidu de reproches antiques, ancestraux, ataviques, une superstition, au sens étymologique du terme. Anglais et Gallois gardent deux âmes qui se jugent sans bienveillance et se rapprochent sans sympathie. Le moindre autochtone de la Principauté se considère comme supérieur aux premiers de l’Angleterre et se croit « de meilleure et de plus noble race », disait l’un d’eux au siècle dernier, « que cette noblesse d’hier issue de bâtards, d’aventuriers et d’assassins ». De son côté, l’Anglais semble regarder ce concitoyen si différent avec quelque mépris et se plaire à le rabaisser. Il le dit volontiers menteur, vaniteux, brouillon, et trouve grossière sa façon de vivre. Si, en effet, c’était perfidie de ne tenir aucun compte du droit de conquête et de faire de continuels efforts pour secouer le joug étranger, le Gallois serait véritablement le plus déloyal de tous les peuples ; car leur résistance, par la force et par la ruse, fut aussi opiniâtre contre les Normands que contre les Anglo-Saxons. Les envahisseurs ont eu beau les poursuivre dans leur refuge, opprimer le sol sous la masse des forteresses de pierre, désorganiser les lois et les traditions de l’antique royaume : leur génie national a survécu à leur indépendance, leurs aspirations nationales sont demeurées vivaces sous toutes les contraintes ; en cessant d’être un Etat, ils sont demeurés une nation. Toujours ils ont gardé cette fierté patriotique, cet orgueil national, ce sentiment de race, qui tiennent à de grands souvenirs et à de longues espérances, toujours déçues, jamais abandonnées. Après avoir réalisé, parmi tant de causes de destructions, le miracle de ne pas mourir, l’âme galloise a finalement repris son énergie ; et, sans territoire, sans souveraineté, elle est en train de restaurer une nation toute spirituelle, au-dessus des injustices et des fatalités de l’histoire. Certes il ne s’agit pas à l’heure actuelle de séparatisme pour les Gallois. Au point de vue du gouvernement général, les douze comtés de Galles ne sont pas moins anglais que les comtés d’Ecosse. Mais les revendications galloises n’en arrivent pas moins à présenter « toute l’apparence d’une charte en formationa ».

a – Le Goffic.

Les nationalistes modérés, à la Chambre des Communes, demandent l’autonomie administrative ; le parti avancé réclame un Parlement gallois, dont le gallois serait la langue officielle. Depuis 1889, la Principauté a obtenu des conseils de comté élus.

Bien des traits pourraient être cités pour mettre en relief ce sentiment national et cette fierté patriotique des Gallois.

On raconte, au Pays de Galles, la manière dont Owen Tudor conserva sa généalogie : « Quand Noé voguait près du Snowdon, Owen Tudor le héla pour qu’il le prît avec lui : Noé déclara qu’il n’avait pas la moindre place. Alors Owen Tudor s’écria : pour l’amour de Dieu, prenez du moins ma généalogie, et il la jeta dans l’arche. »

On raconte encore que dans une expédition que le roi Henri Il fit en personne au sud du Pays de Galles, un chef gallois, poussé par quelqu’une de ces vengeances de famille qui étaient le vice capital de la nation, vint le trouver à son camp et se joindre à lui. Le roi accueillit ce transfuge comme un auxiliaire précieux, et le questionnant sur les chances probables de la guerre : « Penses-tu, lui dit-il, que les gens de ton pays puissent tenir contre mon armée ? » A une pareille demande, l’esprit patriotique se réveilla dans le cœur du Gallois. Regardant son interlocuteur d’un air calme et assuré, il répondit : « Roi, vos forces ou celles d’un autre pourront bien affaiblir, et, en partie, ruiner cette nation, mais pour la détruire entièrement il faudrait la colère de Dieu. Au jour du jugement dernier, pas une autre race, ni une autre langue que celle des Kymrys ne répondra pour ce coin de terre devant le souverain juge. »

Cette réplique rappelle la fière devise des Gallois : Tra mor, tra Briton (tant durera la mer, tant durera le Breton). Elle rappelle aussi le fait suivant, aussi amusant que curieux en son genre, raconté par M. Alfred Erny au retour d’un voyage au Pays de Galles en 1867 : « Un membre de l’assemblée (il s’agit de ce que les Gallois appellent un Eisteddfod, c’est-à-dire un concours public de poésie et de musique) raconta qu’ayant causé la veille avec un barde, et lui ayant dit qu’il ne pouvait apprendre le gallois, celui-ci lui aurait répondu : « Comme vous serez mal à l’aise quand vous irez au ciel ! et lui avait expliqué avec le plus grand sérieux qu’on parlait le kymri avant la construction de la tour de Babel, et qu’il ne pouvait douter qu’Adam ne fût Gallois. A l’appui de cette dernière prétention, une jeune Galloise me disait un jour à Llanover, qu’on ne pouvait douter de ce fait, car le premier enfant qu’Eve mit au monde s’appelait Caïn ; or Cahen (en gallois) veut dire : « J’ai un fils », ce qui prouvait indubitablement, continuait-elle, que la première exclamation d’Eve avait été prononcée en galloisb. Ce patriotisme, ce sentiment de race, cet esprit collectif se retrouvent dans toute l’histoire religieuse des Gallois : ce qui n’est pas très étonnant, si l’on songe que c’est la religion qui a sauvé et ressuscité l’âme galloise, et que tous les Réveils religieux dans ce pays ont été en même temps des Réveils nationaux, et vice versa. C’est pourquoi au Pays de Galles, les importations religieuses ne réussissent pas. Il faut qu’une impulsion émane d’un Gallois pour qu’elle aboutisse. De là vient par exemple que les Méthodistes qui sont calvinistes et presbytériens constituent une dénomination puissante : ils sont issus du Réveil du dix-huitième siècle dirigé par deux Gallois, Rowlands et Harris. Et au contraire les Wesleyens ne sont qu’une très faible minorité, insignifiante au regard des Méthodistes, parce que Wesley était un Anglais qui ne savait pas le gallois et que les prédicateurs méthodistes qui l’ont suivi étaient des Anglais. Le wesleyanisme, qu’il faut bien se garder de confondre avec le méthodisme au Pays de Galles, le wesleyanisme n’a jamais réellement pris dans ce pays.

bTour du Monde, 1867, t. I, p. 282.

Quelque chose de ce sentiment national, de cette fierté patriotique que nous avons relevés, se manifeste à coup sûr dans cette réflexion par laquelle un Gallois terminait une allocution à Pontycymmer, le 18 novembre 1904 :« Nous remercions le Ciel pour ce Réveil dans le Pays de Galles, mais aussi le Ciel est tenu d’être gracieux pour le Pays de Galles, parce qu’il y a là… des tas de Gallois ! Le 5 avril 1905, Evan Roberts lui-même disait à Liverpool, au cours d’une allocution : « Je tremble à l’idée de voir… des Gallois à gauche du juge dans le grand jour ! Et le 14 avril, à Liverpool encore, un jeune homme, dans une prière, se décrit lui-même comme étant « un petit Gallois, mais un grand pécheur. »

2° Le développement du sentiment national chez les Gallois est étroitement lié au caractère populaire, primitif, de ce peuple. Quiconque a étudié sur place le Réveil gallois n’a pu manquer de s’apercevoir que les Gallois chez lesquels a surgi le Réveil ne sont certes pas des gens ignorants ; il n’est pas rare de trouver dans le salon de plusieurs de ces mineurs gallois un piano, quelques livres de littérature, voire même de théologie ou de philosophie. Et il leur arrive de poser et d’agiter des questions d’exégèse et de dogmatique, qui montrent souvent des préoccupations intellectuelles plus vives et plus intenses que celle de bon nombre de nos laïques bourgeois ou aristocrates. Mais enfin il ne faut pourtant pas se faire illusion : c’est en somme dans des classes populaires que le Réveil a éclaté et s’est propagé avec force. Les classes supérieures, les intellectuels au sens strict, n’ont pas été beaucoup touchés ; les patrons ont moins ressenti le choc du Réveil que les ouvriers. Et cela pour une raison très simple, c’est que les intellectuels, les patrons, les nobles, au Pays de Galles, ne sont pas gallois. Ce sont très souvent des Anglais. Quand ce sont des Gallois, ce sont des Gallois anglicisés. Après la conquête, en effet, la politique insinuante des conquérants s’est attachée bien vite à assimiler les nobles gallois, pour détruire cette nationalité si résistante. « On devenait suspect, dit Aug. Thierry, en allant s’établir dans le Pays de Galles : ce fut le motif d’une action judiciaire intentée sous le règne d’Elisabeth. » Soit par contrainte, soit par ambition, les nobles de Galles acceptaient des fonctions à la cour, se mariaient dans l’aristocratie anglaise, fréquentaient les Universités. Le fossé s’élargissait entre eux et la masse du peuple qui, fixé à la terre, isolé dans ses vallées et ses montagnes, s’engourdissait dans la torpeur et la misère. Pour remplacer l’aristocratie galloise appelée en Angleterre, des Anglais allaient se fixer au Pays de Galles. L’élément anglais cherchait à s’infiltrer dans la principauté ; des villes s’y fondaient où commerçants et artisans de la métropole étaient encouragés à s’établir, constituant ainsi autant de centres hostiles à la tradition galloise. Chaque jour accroissait l’importance et la force de cette aristocratie conquérante, qu’un abîme sans cesse élargi séparait de la masse rurale emmurée derrière son vieil esprit, ses vieilles mœurs et son antique langage. C’est ainsi que le vrai peuple de Galles mena sa vie obscure, extérieure, si l’on peut dire, aux transformations ambiantes de la pensée et de la vie, et continua de cultiver le sol, de garder le bétail, de creuser les mines, de se marier et de mourir, sans rien ressentir — ou si peu — des grands mouvements intellectuels et sociaux. Persécutée, épuisée, l’âme galloise a senti la lutte user son énergie et son effort. Alors elle s’est repliée sur elle-même, elle a comme suspendu et endormi sa vie, et elle a attendu, dans une insensibilité presque pareille à la mort, un Réveil qui ressemble à une résurrection. Pour opérer cette résurrection, il fallut les grands Réveils successifs dont nous avons déjà parlé et qui ne furent pas moins nationaux que religieux. Mais on comprend dès lors que ces Réveils religieux, celui de 1904-1905 comme les autres, ont été des Réveils religieux populaires, et non intellectuels ou aristocratiques. C’est donc chez des gens très bien doués intellectuellement sans doute, mais dont l’intelligence a été relativement peu développée par l’exercice et le travail techniques, que le Réveil a fait explosion, chez des gens en qui la volonté et le sentiment prédominent sur la culture rationnelle, chez des gens en qui le subconscient n’a pas été miné, réduit ou altéré par la réflexion et chez qui l’arrière-fond subliminal est capable de faire irruption subite et dramatique au grand jour de la conscience. Les jeunes revivalistes, y compris Evan Roberts, appartiennent tous à ces classes populaires et ouvrières. Les mineurs, en les voyant, en les entendant, ont l’impression qu’ils ont affaire non seulement à des laïques, mais à des laïques qui sont de leur monde, de leur rang, de leur espèce, os de leurs os, chair de leur chair, sang de leur sang.

Pour illustrer mes remarques, je me permettrai de citer deux fragments du journal que je tenais au jour le jour pendant mon voyage. Le premier se rapporte à une visite faite à quelques revivalistes :

« Mrs, Z… me retient à dîner. Je dîne donc avec les ladies revivalistes. Miss X… n’a jamais été professeur, comme on l’a prétendu à tort. « Je ne sais pourquoi tout le monde répète cela ; je ne suis rien, je ne suis rien », dit-elle avec un gentil petit sourire. Evidemment, ces jeunes filles n’appartiennent pas à la plus haute société. Leurs manières le montrent. Et là, en petite tenue, elles ont bien moins grand air qu’en public. Miss Y… ne se gêne pas pour se renverser sur sa chaise en s’étirant et en bâillant à se décrocher la mâchoire. Je n’ai pas de peine à comprendre qu’elles soient un peu surmenées et énervées, surtout Miss Y… Pas tant Miss X… qui me dit : « Ce Réveil m’a fait du bien au physique comme au spirituel. »

Le second trait se rapporte à une visite faite à un revivaliste, N… :

« Je trouve un salon plein de monde. C’est comme lorsque j’ai voulu voir Miss X… Ces revivalistes ne pratiquent décidément pas beaucoup la cure d’âmes confidentielle. Ils n’ont pas l’air d’avoir l’habitude de recevoir la visite de gens troublés ou désireux d’avis particuliers. Visiblement tout se passe en plein jour, en plein air, au beau milieu de la réunion, et là se borne l’activité des revivalistes. Il faut dire aussi que dans des réunions de ce genre qui durent quatre heures, on peut faire quelque chose… Il y a dans le salon avec N… un missionnaire et sa femme avec qui nous avons fait sans nous connaître le voyage de Paddington à Cardiff. Nous nous reconnaissons mutuellement. N… est là dans un fauteuil, sans souliers — ni pantoufles. Il se lève à notre entrée, et insiste pour que je prenne son fauteuil. Quand le moment est venu de partir, il prend ses chaussures qui se trouvent à côté du fauteuil et les met sans cérémonie devant les deux dames qui sont là. »

Pour compléter l’histoire des souliers, j’ajouterai encore un trait. Un soir j’ai été logé chez de braves gens, des mineurs.

« Quand j’arrive, escorté par la jeune fille, les parents sont en train de faire leur repas du soir dans la cuisine. Le père est là à se chauffer au coin du feu. Non seulement il n’a pas de souliers, mais il n’a ni chaussettes ni bas ; il vient pieds nus à ma rencontre pour me souhaiter la bienvenue. On m’installe dans le petit salon, où il y a un piano, et on me sert un petit souper, un morceau d’excellent poisson, avec du thé. Puis je me lève pour aller me coucher. La jeune fille me demande… de lui donner mes chaussures. Surprenant comme une hésitation dans mon attitude, la mère s’empresse de me dire : « Oh ! ce n’est pas la peine, mettez-les seulement à la porte. J’obéis. Le lendemain, quand j’ouvre ma porte, je ne retrouve pas mes souliers. Je termine ma toilette, et mon paquet, qui est vite fait, puisque je n’ai rien, étant venu simplement pour la journée, et ayant laissé toutes mes affaires à Cardiff où je comptais aller coucher. Quand je suis tout à fait prêt, j’ouvre de nouveau la porte. Point de chaussures ! J’attends. Pas de chaussures. Je commence à m’énerver, à avoir peur de manquer mon train, lorsqu’enfin une heureuse inspiration me vient : c’est que dans ce pays ou du moins dans cette classe de la population ils ont l’habitude de circuler sans souliers ni pantoufles ! Ce que j’ai de mieux à faire, c’est de descendre bien vite dans cet état. Je descends l’escalier. Je trouve au bas de l’escalier mon hôtesse, qui me dit de l’air le plus naturel du monde, en me montrant le petit salon : vous trouverez là vos chaussures et votre déjeuner. Et, en effet, les souliers étaient là qui m’attendaient paisiblement avec mon déjeuner… quoique pas sur le même plan. »

Au reste, les pasteurs eux-mêmes appartiennent au peuple. En général ils sont modestement logés, plus modestement que bien des mineurs. J’ai trouvé une femme de pasteur affublée d’une vieille casquette et lavant à grande eau sa maison pour le Spring cleaning. Ailleurs, j’ai été reçu dans une pièce qui sert à la fois de cuisine, de salle à manger et de cabinet de toilette : car la femme du pasteur m’a invité après le repas à m’y laver les mains, et même elle voulait à tout prix que je me savonne vigoureusement la figure, que je n’avais pourtant pas conscience d’avoir si sale que cela. Mais ce sont les mœurs des mineurs. Il est assez général qu’ils se lavent dans leurs cuisines.

3° Dans le même ordre d’idées, il convient d’insister aussi sur la vitalité de la langue galloise, de cette langue dont les bardes du sixième siècle ont audacieusement prédit l’éternité : si leur prédiction doit être démentie, du moins ne sera-ce pas de nos jours. L’idiome cambrien est parlé encore par un assez grand nombre d’hommes pour que son extinction totale soit ajournée à un avenir impossible à prévoir.

Les Anglais ont bien fait ce qu’ils ont pu pour amener et hâter cette extinction. La dynastie des Tudor, désireuse de détruire la nationalité si résistante des Gallois, ne s’est pas bornée à les frapper dans leur puissance territoriale, dans leur organisation administrative, dans leurs lois ; elle a essayé de les atteindre plus profondément, et s’est attaquée au langage même, suprême expression de l’identité nationale. « Ce gouvernement, qui encourageait de tous ses efforts la traduction de la Bible, ne la fit point traduire en langue galloise ; au contraire, quelques personnes du pays, zélées pour la nouvelle réforme, ayant publié à leurs frais une version des Ecritures, loin de les en louer, comme on eût fait en Angleterre, on ordonna la destruction de tous les exemplaires, qui furent enlevés des églises et brûlés publiquementc. Plus tard, lorsque la reine Elisabeth revient sur cette manière de voir et encourage au contraire la traduction de la Bible, ce n’est point que son zèle religieux l’emporte sur sa passion politique : celle-ci même y trouve son compte, comme on le voit d’après le « proviso » annexé à un acte du Parlement de 1563, et qui enjoint aux cinq évêques gallois de veiller à ce qu’une bible anglaise et un Prayer book anglais soient placés dans chaque église de Galles, afin que ceux qui les comprennent puissent les lire, et aussi que ceux qui ne les comprennent pas, puissent, par la comparaison des deux langues, arriver le plus tôt possible à la connaissance de la langue anglaise. Dans cette intention, le traducteur du N. T., William Salisbury, avait déjà publié, avec dédicace à Henri VIII, un dictionnaire gallois-anglais. Il ne saurait donc y avoir de doute sur les dispositions des Tudor à l’égard de la langue galloise. Henri VIII en inter.-dit l’usage en justice et décrète « que dorénavant nul ne pourra, s’il use du parler gallois, jouir d’aucun fief ou office en Angleterre, Galles ou autre domaine du roi, sous peine d’être forfait desdits fiefs ou offices, à moins qu’il n’ait connaissance et usage de la langue anglaised. »

c – Augustin Thierry. Histoire de la conquête de l’Angleterre.

d – Cf. Firmin Roz. Sous la couronne d’Angleterre, p. 280-282.

Mais ces efforts n’ont pas abouti. En s’initiant aux progrès de la haute civilisation moderne, les Gallois n’ont pas perdu leur antique passion pour leur histoire, leur littérature et leur langue nationale. Et les Réveils religieux, en fondant les Ecoles du Dimanche où on apprend à lire la Bible galloise, ont puissamment aidé au maintien et au développement de la langue.

D’après MM. Rhys et Brynmor-Jones, jusqu’à aujourd’hui il était coutumier dans le Pays de Galles que les enfants quittassent l’école publique sans avoir acquis de l’anglais une connaissance suffisante pour les rendre capables de s’en servir aisément et commodément dans la conversation. Une très petite minorité d’entre eux devenaient réellement « bilingues », comme l’atteste leur emploi habituel du gallois dans toutes les occasions domestiques, sociales et religieuses. C’est tout au plus si, de l’anglais appris à l’école, la plupart retenaient une dose suffisante pour être à même de répondre à de simples questions posées en termes élémentaires. Il est parfaitement naturel, déclarent MM. Rhys et Brynmor-Jones, qu’ils aient de la répugnance à rendre leur témoignage en anglais dans les cours de justice : un Anglais qui n’aurait qu’une connaissance superficielle du français se trouverait dans la même situation s’il était appelé à subir un interrogatoire en Français dans une cour de justice.

On trouve là l’explication de la prédilection d’Evan Roberts et de Dan Roberts pour la langue galloise et de leur répugnance à se servir de l’anglais. C’est d’abord que si l’anglais ne leur est pas inconnu, il leur est beaucoup moins familier ; ils n’y sont pas à leur aise. C’est ensuite que le gallois est la langue nationale, et que le Réveil religieux de 1904-1905, comme tous les Réveils antérieurs qui ont réussi au Pays de Galles, est un Réveil national, autochtone, essentiellement et spécifiquement gallois. Il est tellement gallois que dans les villes où les Gallois sont mélangés aux Anglais comme Liverpool, Wrexham, d’autres encore, le Réveil n’a pas entamé les Eglises anglaises dont les pasteurs ne se gênent pas, bien souvent, pour critiquer, même injustement, le Réveil.

4° Soit par suite de prédispositions héréditaires exceptionnelles, soit parce qu’il sont restés un peuple très fermé et très primitif, les Gallois ont toujours été et ils sont encore un peuple de poètes et de musiciens. Leurs bardes sont célèbres dans l’histoire, ainsi que ces espèces de jeux floraux qui remplacent en quelque sorte les anciennes cours de justice tenues par les druides, et qu’ils nomment des eisteddfoddau. Les eisteddfoddau sont des réunions essentiellement populaires, très différentes de l’Académie française ou de l’Association britanniquee, où les mineurs et les paysans gallois se rassemblent une fois par an, en plein air, sur une colline dans telle ou telle partie de la principauté de Galles. Le but de ces assemblées est d’encourager par des concours la culture de la poésie et de la musique — ces deux arts qui, dans le pays de Galles ; ne vont point l’un sans l’autre, et d’assurer le maintien et la propagation de la langue nationale. On y décerne chaque année des prix d’inspiration poétique, faculté que la langue galloise exprime par le mot awen. On y pratique le pennilion où se montre, dans toute sa vivacité, le véritable talent d’improvisation que les Gallois possèdent comme les Basques et les Bretons. Deux concurrents chantent, avec ou sans accompagnement de harpe, des stances appelées Pennilion. Le premier improvise des vers et les chante ; le second reprend l’air et introduit dans la réplique une pointe comique et satirique. D’autres improvisateurs les suivent et tant qu’il se trouve un champion, le joyeux combat continue ; cela dure quelquefois toute une nuit.

e – It is not a union of learned or famous men, like the French Academy, or even like the British Association, but a thoroughly popular assembly representing the rank and file of the Welsh people. (The Welsh people, by J. Rhys and D. Brynmor-Jones, p. 522.)

Depuis un temps immémorial, il s’est tenu de semblables réunions chez les Kymris, sous la sanction des princes du pays. D’après la légende, Arthur, à la fois magicien, prêtre et roi, aurait institué les eisteddfoddau et, le premier, décerné des prix aux meilleurs joueurs de la harpe galloise. C’est en son nom que sont fréquemment couronnés les poètes, les chanteurs, les musiciens des fêtes populaires, et quand la cérémonie commence, le barde président, monté sur un dolmen, prononce encore la vieille et noble formule, très digne d’un peuple libre : « La vérité contre le monde ! »

Soutenues par le sentiment énergique du peuple, ces réunions ont été tantôt entravées, tantôt autorisées ou tolérées par les dominateurs anglais. Depuis l’époque de Napoléon, les Eisteddfoddau ont été renouvelées avec ardeur, et se tiennent tous les ans dans quelques villes galloises. Il y a des eisteddfoddau particulières, provinciales, et, au-dessus, la grande Eisteddfod nationale, qui s’est tenue en 1899 à Cardiff, en 1900 à Liverpool, en 1904 à Rhye (Galles du Nord), en 1905 à Mountain Ash (Galles du Sud) ; L’archidruide qui présidait à ces fêtes et les régissait était jusqu’à ces derniers temps un vénérable pasteur non-conformiste, le Rév. Rowland Williams, dont le nom bardique était Hwfa Mon. Depuis l’Eisteddfod de Mountain Ash, le vénérable archidruide est mort, à l’âge de 82 ans. Sa disparition a causé de profonds regrets dans toute la Principauté. Il était un des représentants les plus typiques des Eisteddfoddau. Pendant plus d’un demi-siècle, il avait soutenu une haute réputation bardique. Il y avait douze ans qu’il jouissait du titre d’archidruide, et il paraît qu’il avait bien l’aspect frappant et impressif du grand-prêtre idéal d’un ancien culte, — On n’a pas perdu de temps à élire un nouvel archidruide. Cet honneur suprême est échu au Rév. Evan Rees, ministre calviniste méthodiste de Cardiff, par un choix unanime des bardes ses collègues. Il a gardé le nom bardique (Dyfed) qu’il avait déjà comme délégué et représentant de l’ancien archidruide.

La cérémonie de l’eisteddfod comporte d’abord une étrange évocation que fait l’archidruide appelant les bardes défunts depuis les siècles les plus reculés. Puis les bardes actuels montent sur la pierre sacrée et récitent des poésies avec accompagnement de harpe. On procède ensuite à l’affiliation des nouveaux adeptes. Chacun d’eux, à l’appel du porte-glaive, gravit la pierre sacrée où l’archidruide récite sur lui certaines formules liturgiques. Le nouvel affilié choisit, le jour de sa réception, un nom gallois qui seul désormais le désignera dans la confrérie.

Longtemps les Bretons de France n’avaient pas participé aux fêtes organisées par les Gallois. Sous le règne de Louis Philippe, un premier essai de fraternisation fut tenté. Lamartine envoya en 1838 au banquet gallo-breton d’Abergaveny son salut :

Quand ils se rencontraient sur la lande ou la grève,
En souvenir vivant d’un antique départ,
Nos pères se montraient les deux moitiés d’un glaive,
Dont chacun d’eux gardait sa symbolique part.
Frères, se disaient-ils, reconnais-tu la lame ?
Est-ce bien là l’éclair, l’eau, la trempe et le fil ?…
Et l’acier, que fondit un même jet de flamme,
    Fibre à fibre se rejoint-il ?
Et nous, nous vous disons : O fils des mêmes plages !
Nous sommes un tronçon de ce glaive vainqueur.
Regardez-nous aux yeux, aux cheveux, aux visages…
Nous reconnaissez-vous à la trempe du cœur ?…

Enfin, en 1899, à l’occasion de l’eisteddfod de Cardiff, les Bretons envoyèrent une délégation de vingt-cinq membres. La réception fut enthousiaste. Une cérémonie impressionnante clôtura la série des fêtes. Le thème en était emprunté à l’allégorie lamartinienne. Le marquis de l’Estourbeillon, entouré de ses compatriotes, s’avança sur l’estrade. Il était revêtu d’un riche costume vannetais et apportait, sur un coussin de velours, une moitié de glaive brisé. Simultanément, à sa gauche, débouchait une députation galloise, dont le chef présentait aussi un tronçon de glaive. L’archidruide prit les deux tronçons, vérifia que, selon l’expression du poète, ils se rejoignaient bien fibre à fibre. Avec un ruban de soie immaculée, il les assujettit l’un dans l’autre, brandit au-dessus de la houleuse multitude le glaive reconstitué. De sa voix de prophète, dont les âpres gutturalités ébranlaient la voûte de planches, il cria par trois fois : « A oes heddwch ? (prononcez heddouc). Est-ce la paix ? Y a-t-il la paix ? » Et trente mille voix répondirent : « Heddwch ! La paix ! » Dans un fouillis de têtes hurlantes, toutes les mains se tendaient vers les Français. Un vieux laird écossais agitait sa toque à plume d’aigle : «  Vive la France ! la belle France ! » Les pibrochs attaquèrent un air de marche. La délégation bretonne fut débordée, enlevée en une tempête d’acclamations et de musique…

La musique n’est pas moins cultivée que la poésie dans les Eisteddfoddau galloises. La musique galloise est une des plus anciennes qui existent. Le moyen âge l’a connue un instant, dit M. Erny ; depuis, elle est restée dans ce coin de la Grande-Bretagne comme une mine dont l’entrée aurait été cachée par un éboulement. Quelques airs seulement ont pénétré jusqu’à Londres… Après avoir dit que « la naïve simplicité de certains chants gallois rappelle les plus gracieux airs de Haydn et de Mozart », M. Erny ajoute : « Ce dernier dans son voyage en Angleterre, a pu avoir connaissance de quelques-uns de ces chants : dans l’air appelé New Year’s Eve (le jour de l’an), l’ensemble et surtout une certaine ritournelle ressemblent à s’y méprendre à une composition de Mozart ; cependant cet air date de deux à trois cents ans, et a été composé dans le Pays de Galles, qui toujours vécut de sa vie propre et s’est créé un style et une musique si originaux et si caractéristiques. Haendel qui a si longtemps habité l’Angleterre s’en est profondément inspiré. M. Henri Martin n’a pas été peu surpris de reconnaître un des plus beaux passages de l’oratorio de Samson, dans un air splendide appelé le vieux Carphilly, que l’on chante depuis des siècles. »

Nous aurons l’occasion de retrouver soit dans les allocutions et les prières, soit dans le chant et le hwyl la manifestation de ces dons poétiques et musicaux si développés chez les Gallois.

5° Ajoutons enfin que les Gallois passent pour avoir toujours été un peuple comme qui dirait de voyants, de visionnaires, de prophètes : les dons télépathiques, les dons de seconde vue ont toujours été très développés chez eux à toutes les époques de leur histoire. Dès le moyen âge, en Angleterre et même en France, les Gallois passaient pour avoir le don de prophétiser. Les vers où d’anciens poètes cambriens avaient exprimé avec effusion d’âme leurs vœux et leur attente patriotique étaient regardés comme des prédictions mystérieuses, dont on cherchait à trouver le sens dans les grands événements du jour. De là vint la célébrité bizarre dont un barde du septième siècle jouit cinq cents ans après sa mort, sous le nom de l’Enchanteur Merlin. De là vint aussi le renom extraordinaire du roi Arthur. Il y a assurément beaucoup de légende dans tous ces récits, mais il y a pourtant bien quelque chose de fondé dans la croyance commune qui attribue aux Gallois certaines facultés parapsychiques, supranormales, médiumiques, télépathiques… En tout cas, les Gallois sont extrêmement nerveux, sensibles, impressionnables, mobiles, bouillants, expansifs. Ils n’ont pas cette habitude de réprimer et de maîtriser leurs opinions qui caractérise la race anglo-saxonne. Les Anglais appellent encore aujourd’hui les Gallois red hot Welsh, ce qui veut dire à peu près « tête chaude » ou « cerveau brûlé ».

Cette caractéristique très rapide et très insuffisante, peut aider pourtant, je crois, à comprendre le caractère particulier de plusieurs des manifestations du Réveil gallois. Dans ce Réveil, comme dans tout Réveil, comme dans toute vie religieuse, il faut faire la part de l’homme et celle de Dieu. Que la part de Dieu soit réelle, considérable, indéniable, dans le Réveil Gallois, j’en ai la profonde conviction. L’Esprit de Dieu est là et y souffle avec force. Mais quand l’Esprit de Dieu agit directement, immédiatement, sur les âmes, ces âmes ensuite, après avoir été touchées par le feu divin, traduisent à leur manière leurs impressions, et c’est ici que les différences de nationalités, de tempérament, interviennent. Il est impossible de donner de prime abord en bloc tout ce qui se passe dans un Réveil, quel qu’il soit, comme le produit immédiat, directement voulu tel quel, de l’action du Saint-Esprit.

Il faudrait à coup sûr se garder d’exagérer ce qu’il y a de spécial dans la psychologie du peuple gallois. Cette exagération courrait le risque de transformer en erreur la vérité que nous avons voulu mettre en lumière.

Il est bien clair que lorsque nous parlons de traits caractéristiques du peuple gallois, nous n’entendons pas désigner par là des traits de caractère absolument inconnus dans tout le reste de l’humanité. Il y a des patriotes, il y a des poètes, des musiciens, des ouvriers, des classes populaires, des individus doués de facultés parapsychiques et télépathiques en dehors du Pays de Galles. Un caractère national, comme un caractère individuel, n’est guère qu’une combinaison particulière, en doses et proportions diverses et un développement de facultés qui se retrouvent, en germe au moins, identiques à elles-mêmes dans la masse de l’espèce humaine. Cela n’empêche pourtant pas les caractères nationaux de se distinguer les uns des autres par des divergences et des variations importantes. Il n’est pas commun de trouver un peuple aussi universellement musicien que les Gallois : il n’est pas sûr que, même avec une éducation appropriée, tout peuple fût capable de parvenir dans son ensemble à ce niveau musical, etc.. Donc il est très possible, sur chaque point indiqué comme caractérisant le tempérament national des Gallois, de trouver des analogies en d’autres peuples, ou chez des individus appartenant à d’autres nationalités, sans infirmer pour cela ce qui a été dit de l’importance et de l’action du tempérament national Gallois.

Une question toutefois se présente que nous ne pouvons qu’indiquer ici : car nous sortirions des cadres de notre sujet si nous voulions l’étudier à fond. Des études les plus récentes de la sociologie il ressort qu’il est en effet contestable, que l’on doive accorder, en psychologie collective, en psychologie sociale, une importance décisive aux caractères de la race. Ils en ont moins à coup sûr que les caractères généraux et permanents de l’espèce humaine. Dans une foule qui est en train de passer de la cohésion matérielle à la cohésion psychologique et qui tend à s’unir, à se fondre, comme dans une seule âme, les individus s’assimilent les uns aux autres par leurs caractères les plus ataviques, les plus ancestraux, tandis que les caractères proprement individuels s’effacent, s’élident, s’éliminent. Mais à mesure que la cohésion, l’unification de la foule augmentent, à mesure que la foule devient plus vraiment une et s’éloigne toujours plus de l’état de juxtaposition individuelle pour aboutir à l’état de pénétration et de fusion sociale plus complète, les caractères spéciaux de la race tendent eux aussi à s’effacer après les caractères individuels, les caractères ethniques rétrogradent devant les caractères simplement humains. Et c’est pourquoi on a pu prétendre que toutes les foules vraiment unifiées, fondues, se ressemblent à travers les âges et en tout pays ; on a pu affirmer l’immutabilité des manifestations des foules au cours de l’histoire, on a pu soutenir que l’homme en foule, se rapprochant toujours plus de l’homme primitif, recule en arrière de l’individu actuel jusqu’au point où les individus ne sont pas encore différenciés sur le fonds commun de la race, et en arrière même des races jusqu’au point où les races ne se sont pas encore différenciées sur le fonds commun de l’humanité. Le psychologue qui étudie le Réveil gallois se trouve invinciblement amené à signaler l’analogie de certaines manifestations des foules galloises avec certains phénomènes de l’histoire religieuse hébraïque, ou de l’histoire de l’Eglise chrétienne apostolique, ou de l’histoire religieuse en plusieurs contrées et en plusieurs époques différentes. Il est clair que les caractères de race diffèrent entre les Hébreux, les Corinthiens, les Gallois… Ce qui est identique, c’est le fonds commun primitif.

Pourtant, après avoir signalé l’exagération possible et tout en ayant soin de faire effort pour l’éviter, nous croyons pouvoir maintenir l’importance, dans certaines limites, des caractères de race, et l’utilité qu’il y a à les noter pour réussir autant que possible une psychologie des réunions revivalistes galloises. En effet, la loi de retour aux caractères primitifs de l’humanité, par dessus les caractères postérieurs acquis de la race et de l’individu, est en somme une loi limite, elle signale une tendance, un effort, une orientation. Mais c’est une loi qui n’est jamais ou presque jamais entièrement obéie. Il est rare que tous les caractères individuels soient totalement abolis : il est encore plus rare que tous les caractères de la race le soient. La loi de régression fût-elle complètement obéie en apparence, cela ne voudrait pas dire qu’elle le fût au fond. Les caractères individuels et les caractères de la race fussent-ils en apparence entièrement éliminés, il serait après tout impossible à un individu, à une foule quelconque de détruire réellement toutes les évolutions et toutes les différenciations qui ont eu lieu, d’en supprimer tous les résultats sans exception, et d’en revenir purement et simplement au point exact où en étaient — chronologiquement ou logiquement — les hommes primitifs avant toute différenciation en races et en individus fortement accusés. Nous pouvons donc maintenir dans certaines limites l’influence du tempérament national des Gallois sur la psychologie de leurs réunions : il ne faut pas l’exagérer, il ne faut pas non plus la nier.

Il est temps d’aborder directement notre étude de la psychologie des réunions galloises, et d’en examiner quelques aspects, quelques éléments.

1° L’aspect social… ou sociable, si je puis ainsi dire, de ces réunions est très marqué et très important. Voici ce que j’entends par là : La plupart des gens qui se réunissent ainsi chaque soir depuis des mois en réunions de prière sont des gens qui n’ont pas beaucoup d’attractions ni de distractions chez eux, point de vie de famille ni de vie de société très intéressante, très excitante. C’est ce qui contribue à expliquer leur assistance régulière à la réunion. La chapelle remplace le cabaret. C’est leur vie de société. Les réunions de prière satisfont tout ensemble leurs besoins sociaux et leurs besoins religieux. Aussi ont-ils tant de zèle pour les réunions qu’à peine sortis de la mine ou des ateliers, ils se dépêchent d’aller se laver et s’habiller de vêtements propres pour accourir à la réunion.

M. Léo racontant dans Foi et Vief la visite qu’il a faite à Schenectady où a éclaté un Réveil écrit :

f – 1er août 1905, p. 455.

« Nous sommes un samedi après-midi et tout le monde a l’air en fête… Il y a les employés et les employées qui rentrent du travail. Il y a aussi ceux qui sont déjà libres et se promènent pour leur plaisir, malgré la pluie intermittente, car toute la jeunesse n’a qu’un but, ]e travail une fois fini : c’est d’aller là où il y a du monde. Loin d’eux l’idée de rechercher « le calme et la solitude après la cohue des ateliers ! On dirait qu’ils ont pris le pli de faire partie d’une foule. Il sont devenus collectifs. Sans doute quelques-uns sortent de la cité pour voir des amis, mais on sent que pour la masse, le vrai plaisir, c’est de parcourir la grande rue, de se croiser, de se reconnaître, de bavarder. Le soir, les plus infatigables prennent le tramway pour atteindre, à la limite et toujours en arrière de la ville, un de ces « parks », mélange de foire, de jardin, de ménagerie et de bal public, ce dernier élément étant l’attrait principal et sans doute le plus pernicieux. »

Eh bien ! ce que M. Léo a constaté un samedi à Schenectady se passe tous les jours, se passe constamment au Pays de Galles. Dans l’époque de la grande ferveur du Réveil, la plupart des gens, au lieu d’aller se distraire ensemble dans les cabarets ou ailleurs venaient s’édifier ensemble dans les chapelles.

De là le caractère de liberté et de familiarité de ces réunions, ces dialogues entre assistants, qui nous surprennent, habitués que nous sommes au décorum de nos réunions, mais qui cessent d’étonner quand on réalise le fait que ces réunions galloises où les pasteurs sont présents — et encore pas toujours — mais sans diriger, sans s’imposer, et où les laïques ont le rôle prépondérant, ne sont pas seulement des réunions de prière, mais sont aussi comme qui dirait des réunions de société.

Le Chrétien Belge a raconté (21 janvier) la visite du pasteur anglais Campbell Morgan au Pays de Galles. Voici un extrait : « La rumeur se répand qu’il y a là deux pasteurs de Londres : — Travaillez-vous près de Greenwich ? crie une voix de la galerie. — Tout près ! — Prenez l’adresse de mon frère, il est buveur, incrédule. Je suis en prière pour lui. Du haut de la galerie il dicte l’adresse, et le pasteur interpellé l’écrit dans son calepin. Ainsi se font les choses, tout à la bonne franquette, en famille. »

Ailleurs, un jeune homme, tremblant d’émotion, demande que la réunion ne se termine pas avant 11 heures du soir : « Mon frère, dit-il sortira du cabaret à cette heure, et je désire qu’il ait une chance de venir ici. Même s’il vient ivre, je serai content. »

Ailleurs, un étranger se lève, déclare qu’il a été attiré à la réunion par le chant, dit qu’il a servi le diable pendant plusieurs années, et qu’il a l’intention de changer de maître. Il demande à l’auditoire de chanter quelqu’un des vieux hymnes ; après le chant, il tombe à genoux, et, avec une émotion intense, il prie pour que Dieu lui pardonne et le conduise.

Ailleurs, un ministre se lève et dit que ce soir un étrange sentiment est entré dans son cœur, un sentiment qu’il n’avait jamais éprouvé auparavant, un sentiment de colère contre le diable. Evan Roberts paraît très intéressé par cette remarque, et il dit : « J’ai éprouvé la même chose, mais vous pouvez vous attendre, mon cher ami, à ce que, puisque vous avez déclaré la guerre à Satan, vous aurez à en souffrir. Il pourra même se faire que, pour éprouver votre foi, Dieu cache sa face de vous. Mais rappelez-vous toujours la promesse : Je serai avec vous tous les jours. Je ne sais pas ce que je serais devenu sans cette parole. »

2° La puissance suggestive de l’atmosphère ambiante est énorme dans les réunions galloises. J’ai éprouvé pour mon compte ce que bien des visiteurs français et anglais m’ont dit aussi avoir éprouvé, c’est qu’en pénétrant dans ces assemblées on se sent comme tout à coup baigné dans une atmosphère spirituelle inaccoutumée, et même lorsqu’on tombe sur une succession de prières galloises on a beau ne pas comprendre un mot, à peine est-on là depuis quelques minutes qu’on réalise l’auguste et solennelle présence de Dieu comme on l’avait rarement fait auparavant, et l’on s’explique que des incrédules venus à la réunion pour se moquer, aient été saisis bientôt, parfois même, dès leur entrée, d’une sorte de crainte respectueuse qui bientôt s’est transformée en remords, en repentir, et les a jetés à genoux, implorant avec larmes le pardon divin, et trouvant la paix du Christ dans cette même réunion qu’ils avaient formé le dessein de ridiculiser. — L’interprétation religieuse, pas plus ici qu’ailleurs, n’est en contradiction avec l’interprétation psychologique. Rien n’empêche, nous l’avons dit, le Saint-Esprit de se servir des lois régulières de la suggestion pour produire des effets spirituels extraordinaires. Et pour extraordinaires, à coup sûr, les effets le sont.

Dans une réunion tenue à Londres par Miss Jones et Miss Maggie Davies, — réunion qui a lieu dans une chapelle galloise et où tout se passe comme au Pays de Galles — les gestes des Gallois pendant leurs prières amusent grandement un Anglais présent qui ne fait aucun effort pour dissimuler ses sourires. Deux membres de l’assemblée se mettent à prier à haute voix pour lui. Comme son amusement ne diminue pas, mais augmente, au contraire, un revivaliste le dénonce comme étant un « moqueur » et non un « gentleman » ; puis il prie avec feu, les poings fermés, et toute l’assemblée se met à demander à Dieu la conversion du moqueur. Au bout de deux minutes, voilà le moqueur qui tombe à genoux. Puis il se lève et déclare : « Amis, je n’ai jamais été dans un lieu comme celui-ci auparavant ; la façon dont vous priez m’a amusé d’abord. Mais je me donne à Dieu ! » Impossible de décrire l’enthousiasme et les Diolch iddo qui ont suivi.

Ailleurs, un Anglais déclare que, quoiqu’il n’ait pas compris un mot de ce que les gens disaient, il n’a pas été là depuis quelques minutes qu’il a réalisé qu’il était plus près de Dieu que jamais auparavant. — Dans la même réunion, un autre Anglais s’écrie : « O Dieu, qu’est-ce que cela signifie ? Nous sommes consternés, effrayés. Qu’est-ce que cela signifie ? — cette étrange, cette merveilleuse, cette particulière atmosphère ? »

Un petit fait montrera la puissance énorme, irrésistible de suggestion des foules religieuses : Un soir, en revenant de Tylorstown à Pontypridd, après une réunion que j’avais dû quitter avant la fin pour ne pas manquer mon train, j’ai écouté, en chemin de fer, la conversation de deux jeunes filles dont l’une très excitée racontait à l’autre beaucoup plus calme les sentiments qu’elle avait éprouvés la veille au soir. Elle s’était levée dans la réunion pour aller au Set Fawr exhorter les jeunes gens à demeurer en Christ et à ne pas se laisser séduire par le diable. Et puis, quand elle a eu fini son allocution, on lui a dit de s’asseoir dans le Set Fawr. « Oh ! je ne sais pas comment je pourrais vous décrire les sentiments que j’éprouvais ! J’étais si complètement hors de moi-même ; j’avais tellement perdu possession de moi-même, que j’aurais pu aller m’agenouiller dans la rue pour supplier les jeunes gens de ne pas aller au cabaretg… Eh bien ! ce soir, au meeting dont nous venons de sortir, cela aurait recommencé de même, je sentais que cela commençait à venir, je me serais levée de nouveau pour aller parler au Set Fawr, si je n’avais pas dû sortir avec vous pour prendre le train. C’a été une bonne affaire que nous fussions obligés de sortir (It was a good job we had to go out !) »

g – Cela s’est fait d’ailleurs. Il y a des jeunes filles, des jeunes femmes qui n’ont pas hésité à parler même à des ivrognes sortant des cabarets, à s’agenouiller et à prier pour eux en pleine rue. Cf. Mrs. Penn-Lewis. Ouv. cit. p. 40.

Ce trait montre d’une manière frappante l’intensité contraignante de la suggestion exercée par le milieu. Du contact de l’homme avec ses semblables dans la foule, se dégage comme une électricité qui envahit les âmes et leur fait faire, parfois à leur insu, mais en tout cas souvent contre leur gré, des actes qu’elles n’accompliraient pas de sang froid. Cette jeune fille se félicitait d’être sortie à temps pour échapper à l’envahissement de la suggestion. Nul doute que, dans les réunions de Réveil, beaucoup ne cèdent à une suggestion de ce genre en se levant au commandement pour témoigner qu’ils sont convertis : les quelques personnes qui se sont parfois levées à tort et ont été dénoncées par leurs voisins et rabrouées par les revivalistes, n’avaient pas toujours l’intention de tromper ; très probablement elles cédaient à leur façon à l’emballement. La pression du milieu n’allait pas jusqu’à les convertir : elle allait jusqu’à les faire lever. D’ailleurs, lorsque, dénoncées et publiquement blâmées, elles se rasseyaient, il n’était pas rare de les voir quelques instants après tomber à genoux et se convertir : la suggestion ambiante avait pénétré plus profond. Il est sûr aussi que l’entraînement collectif peut opérer parfois en tels individus des pseudo-conversions ou des demi-conversions. C’est le cas dans tous les Réveilsh. Mais il n’est pas moins sûr qu’il amène aussi de vraies et durables conversions qui résistent à l’épreuve du temps. Lorsque l’individu se convertit uniquement ou surtout sous l’influence d’une suggestion, il semble que plus la suggestion a été forte, et plus la conversion tient bon ensuite. Mais les meilleures conversions sont plutôt encore celles où la suggestion n’a pas annulé la liberté et la réflexion. Le Rev. Elvet Lewis a déclaré, dans le British Weekly, que les convertis retombés ont été surtout du nombre de ceux qui avaient été convertis au cours des grandes réunions de foule (réunions d’alliance évangélique, united meetings) ; l’excitation et la suggestion de ces grands meetings avait en quelque sorte tyrannisé leur volonté — mais seulement pour un temps, tandis que les individus convertis dans l’air plus calme, plus familial d’une réunion de prière d’Eglise particulière, ont cédé librement, et leur conversion a tenu. Dans une atmosphère semblable à celle des grandes réunions, les dons parapsychiques peuvent s’épanouir et se déployer. C’est dans ces réunions qu’au bout de quelques mois de tension nerveuse prolongée, Evan Roberts a manifesté sa faculté prophétique extraordinaire de lecture de pensée, comme nous le verrons dans un autre chapitre. Mais il n’a pas été le seul à exercer ou à subir l’influence télépathique. Dans une réunion tenue à Cardiff par Sidney Evans et Sam. Jenkins, un Ecossais — qui ne savait pas un mot de gallois — fait une prière, et puis il ajoute qu’il aimerait beaucoup entendre Mr. Jenkins chanter : « Sauve le pauvre rebelle ». Mr. Jenkins immédiatement saute sur ses pieds en chaire et dit : « Tandis que ce cher frère priait, je me sentais poussé (I was prompted) à chanter précisément cet hymne. J’ai essayé de penser aux paroles galloises, mais je n’ai pu. Elles me sont venues toutes en anglais. »

h – On se demande involontairement si tel n’a pas été le cas le 1er décembre à Blaenewm, où les noms des convertis sont arrivés si vite que personne n’avait le temps matériel de les inscrire, et où il nous est raconté que le sentiment était si intense que les reporters n’osaient pas regarder en face l’auditoire (British Weekly).

La suggestion s’exerce parfois du dedans de la salle de réunion au dehors ; elle rayonne dans toute la localité et va atteindre les personnes pour lesquelles l’assemblée prie. Dans une réunion, une femme prie avec instance pour son mari qui a refusé de venir et reste impénitent ; vers l’aube, — car la réunion se prolonge toute la nuit — on voit entrer cet homme, avec, sur son visage, une expression étrange ; il s’avance et raconte que la frayeur s’est saisie de lui, qu’il a dû se lever, s’agenouiller ; qu’il vient de se donner au Sauveur ; il lui a fallu venir en rendre témoignage. A plusieurs reprises, après des prières pour tel ou tel incrédule, on a vu celui-ci entrer soudain de même et déclarer à l’assemblée que le Seigneur avait vaincu ses résistances.

Dans une réunion de prière, un jeune homme intercédait pour son compagnon, quand celui-ci entra pour faire la confession suivante : « Je viens tout droit du public-house (café ou cabaret) où j’avais demandé et payé une consommation. Comme je la portais à ma bouche, j’ai été saisi d’un fort tremblement et quelque chose m’a dit, au dedans de moi, que je devais venir à la réunion et me donner à Jésus-Christ. »

A Caerphilly, le 5 décembre, la mission d’Evan Roberts crée « une panique émotive » (emotional panic). Des gens sautent de leur lit au moment même où l’on prie pour eux en les nommant par leur nom dans les chapelles ; et sans prendre le temps de s’habiller, ils se hâtent de chausser leurs pantoufles et d’enfiler leurs pardessus et courent à la réunion où ils se convertissent et confessent Christ.

Il semble bien que ce doit être dans le fonctionnement des facultés télépathiques déchaînées par les assemblées revivalistes qu’il faut chercher l’explication de certaines visions, de certaines voix — formes hallucinatoires que revêt la suggestion exercée sur tel ou tel individu. En voici un exemple : Dans le comté de Mérioneth, vivait un jeune homme qui avait été élevé dans une famille religieuse, et était tombé dans l’ivrognerie. Un dimanche soir, il revient dans son ancienne chapelle et du même coup à son Sauveur, et il raconte pourquoi. Durant toute la semaine il avait entendu une voix qui l’appelait distinctement par son nom : « Etienne, Etienne, va à la chapelle trois fois dimanche prochain ! Il reconnut, à n’en pouvoir douter, la voix de sa mère qui avait beaucoup prié pour lui et qui actuellement était morte. Il en parla à ses camarades qui naturellement se moquèrent de lui, mais il obéit, alla à la chapelle, et se convertit.

Inversement il y en a d’autres qui ressentent cette attraction, mais ils résistent ; ils se gardent de mettre les pieds dans la réunion, parce qu’ils ont le pressentiment qu’ils seraient « attrapés ». D’autres viennent, mais lorsque, au fur et à mesure que la réunion se développe et que la ferveur augmente, ils sentent la suggestion ambiante s’exercer sur eux avec un crescendo d’intensité inquiétant, ils se hâtent de sortir « incapables de supporter la tension du meeting ». C’est ainsi que, si l’électricité revivaliste en attire plusieurs, elle en repousse d’autres.

3° En ce qui concerne les manifestations physiques extraordinaires, le Réveil gallois me paraît être des plus sobres et des plus modérés comparativement aux Réveils antérieurs. Je n’ai jamais vu dans les réunions auxquelles j’ai assisté ce qu’on a vu en Angleterre du temps de Wesley, ce qu’on a vu en Amérique, même en Suisse, des gens tombant à terre comme foudroyés, dans un état de catalepsie qui durait des heures, des gens saisissant les piliers du temple pour n’être pas entraînés dans l’enfer qu’ils croyaient voir sous leurs pieds… Il est bien vrai que j’ai visité le Réveil gallois plusieurs mois après le début de son explosion. Et il y avait indéniablement un certain apaisement de l’effervescence première.

Voici à peu près tout ce que j’ai vu en ce genre : J’ai vu un jeune homme couché tout de son long sur les marches de l’escalier conduisant à la chaire, la figure crispée, les poings raidis, et dans cette posture il a lancé une véhémente prière, restant dans la même attitude après avoir prié. J’ai vu des hommes empoignés par l’émotion, au fur et à mesure que la réunion se prolongeait et se développait, fermer leurs poings, boxer pour ainsi dire en cadence, tout en restant assis et sans mot dire, ou bien se frapper la tête, se prendre la tête à deux mains, faire de grands gestes tout en restant silencieux. J’ai vu des femmes, des jeunes filles, sous l’empire de la contagion émotive et nerveuse s’abstraire de plus en plus de leur entourage, les joues rouges, l’œil fixe, parfois les paupières fermées. Ceux ou celles chez qui cela devient trop fort éclatent presque inconsciemment en prières ou en cantiques.

A Aberdare, au cours d’une réunion très fervente, et pendant qu’une jeune fille assise immédiatement à ma gauche au parquet prie en gallois, une autre jeune fille montée dans la chaire à côté de Dan Roberts, se met à faire une allocution vibrante en anglais pour exhorter l’assemblée à avoir de la foi, plus de foi, oui, plus de foi ; si nous voulons voir les merveilles de Dieu, s’écrie-t-elle, toujours plus véhémente et toujours plus émue. Et soudain abandonnant à la fois l’anglais et l’allocution elle commence brusquement une prière passionnée en gallois ; les larmes coulent sur son visage sans qu’elle s’arrête à les essuyer ; ses mains battent l’air de gestes toujours plus fréquents, et tout à coup ne pouvant plus y tenir, elle s’affaisse sur le pupitre, sanglotant et priant toujours, et du pupitre elle se laisse glisser dans la chaire où elle s’effondre au milieu de sanglots et de supplications entrecoupés. La tension nerveuse prend quelque chose d’angoissant, mais alors l’assemblée entonne spontanément un de ces beaux et profonds cantiques gallois dont l’effet est incomparable et dont on n’a pas de peine à ressusciter en soi la vibration unique quand elle vous a ainsi si profondément remué. Comme le dit M. Stead : ces cantiques, quand on les a entendus, on les conserve toujours dans l’oreille, dans le cœur ; c’est comme le bruit de l’Océan que semble conserver le coquillage. Je trouve dans mon journal les notes suivantes prises sur le moment et qui traduisent mon impression immédiate : « C’est un beau meeting que celui de ce soir. L’enthousiasme, le feu se communiquent… ces Gallois sont extrêmement impressionnables. Il y a bien même là parfois quelque chose de nerveux, de semi-hystérique. C’est comme un paroxysme d’agitation et d’excitation qui peu à peu saisit l’assemblée. — Et pourtant, au sortir de cette réunion si fervente dont je vibrais encore, un jeune homme me demande comment j’ai trouvé la réunion, etc. Comme je lui exprime mon admiration, il me dit : « Eh bien ! vous savez, c’est une réunion fraîche (a cool meeting). Si vous étiez venu en janvier ou février, vous auriez pu assister à des réunions prolongées jusqu’à 2 ou 3 heures du matin, jusqu’à 4 heures ou 5 heures… Alors, vous savez, il n’y avait pas moyen de conserver la maîtrise de soi-même. Pas moyen de s’empêcher de sauter, absolument inconscient de son entourage, de lancer en l’air tout ce qu’on avait devant soi, des livres d’hymnes et même des Bibles si par cas il s’en trouvait à proximité (ce qui est plutôt rare dans une chapelle galloise). Les femmes lançaient en l’air leurs bonnets, les hommes leurs chapeaux ou leurs casquettes. Je me suis mis une fois dans un état dont je me suis ressenti longtemps après. J’en ai été malade pendant plusieurs jours. »

Il y avait donc déjà à l’époque où j’ai visité le Réveil un certain affaiblissement de l’excitation. Mais même à l’époque où le Réveil battait son plein, les manifestations physiques ont été relativement sobres et modérées.

Voici quelques échantillons de ce que j’ai trouvé de plus saillant. Les personnes qui ne connaissent pas du tout les Réveils — ni pour en avoir vu, ni pour en avoir entendu parler — pourront en être un peu surprises ; mais ceux qui sont un peu au courant de l’histoire et de la psychologie des divers Réveils qui ont eu lieu jusqu’ici dans le cours des siècles seront plutôt étonnés que les phénomènes de ce genre n’aient pas été plus nombreux et plus intenses au Pays de Galles.

A Llanelly, le 11 novembre, une jeune femme se lève au milieu de la réunion pour indiquer un hymne, qui est chanté avec un profond sérieux. Pendant le chant, plusieurs personnes se laissent tomber dans leurs sièges comme si elles avaient été frappées, et commencent à implorer le pardon. Dans la même réunion, un peu plus tard, une femme en train de prier s’évanouit. On lui offre de l’eau, mais elle la refuse, disant que la seule chose dont elle ait besoin, c’est le pardon de Dieu.

A Loughor, le 13 novembre, dans une réunion parmi des bohémiens (gipsies), des femmes, saisies de repentance, s’arrachent les cheveux en s’accusant de leurs péchés.

A Pontycymmer, le 16 novembre, des femmes s’évanouissent et doivent être emportées dehors pendant qu’Evan Roberts est en train de parler. Mais Evan Roberts continue avec le même sourire sur les traits : « Ne les emportez pas, dit-il ; ne les emportez pas. Qu’elles s’agenouillent et demandent à Dieu son pardon. C’est là le remède souverain. » Le 17 novembre, à Pontycymmer encore, une vieille dame s’évanouit pendant une allocution de Roberts. Le 18 novembre, toujours à Pontycymmer, l’émotion, l’excitation deviennent si intenses que plusieurs femmes doivent être emportées dans un état d’évanouissement.

A Trecynon, un incrédule, membre de la société des libres-penseurs, se trouvait dans la tribune quand Evan Lewis, un libre-penseur converti, parla, et il remarqua combien l’auditoire avait été ému par ses paroles. Parmi les auditeurs, il discerna son ami W. H. Davis, le secrétaire de la société, et il voulut descendre « pour lui demander l’explication philosophique de cette émotion étrange qui s’emparait de tout le monde ». Mais au moment où il s’apprêtait à descendre, il se sentit comme écrasé par une force irrésistible ; il se tordait dans sa douleur, s’efforçant de regimber contre les aiguillons. Il allait ouvrir la porte quand il fut vaincu. Incapable de résister plus longtemps, il s’écria : « Oh ! incrédule, incrédule que je suis ! Nouveau Saul de Tarse, un blasphémateur, et voici, Dieu peut me tordre comme un linge, et faire de moi ce qu’il veut! » Il se convertit instantanément.

En avril, dans une réunion la foule avait chanté : « Nul excepté Christ ne peut satisfaire » plusieurs fois de suite, et chaque fois que le chœur était répété, le « pouvoir » dans la réunion semblait gagner en force. Soudain, un grand et fort gaillard de 40 ans tombe sur son siège comme s’il venait de recevoir un coup de fusil. Puis il crie, il glapit presque : « Seigneur, aie pitié ! » Tout son corps tremble, des pieds à la tête. Les assistants prient pour lui, et puis chantent : « Je crois, je veux croire. » Pendant le chant, cet homme se tord et se débat comme s’il luttait contre un cruel ennemi. Puis il se lève et chante avec les autres le Diolch iddo.

Pendant la mission d’Evan Roberts à Anglesey, en juin, un jeune homme près de la plateforme est sur le point de s’évanouir. On court à son aide. Evan Roberts s’approche de lui pour le consoler et l’exhorter, et tout à coup le jeune homme prononce une magnifique prière d’actions de grâces.

4° Etudions maintenant quelques éléments des réunions galloises. Il n’y a pas lieu de s’arrêter très longuement aux allocutions. Comme je l’ai dit, elles ne sont pas au premier plan dans les réunions — du moins à l’heure actuelle, car au début il est arrivé à Evan Roberts, pour « fondre la glace », de faire des discours de plus d’une heure. Mais cela ne lui arrivait plus à Pâques, ni à lui, ni à aucun autre. A ce moment là, c’étaient les chants et les prières qui constituaient l’essentiel. Il y avait cependant des allocutions. Et ce qui frappait le visiteur, c’était de voir des mineurs rudes, illettrés, d’une intelligence très ordinaire, qui étaient absolument inconnus dans l’Eglise, qui n’avaient jamais pris part à aucun service public, se lever dans une assemblée et s’exprimer avec une aisance, une volubilité, une clarté, une éloquence véritablement extraordinaires. Un homme doux, calme, pondéré, soudain, sous l’influence de l’Esprit, pour parler la langue religieuse, — sous l’influence de l’émotion, pour parler la langue psychologique, — se lève et fait entendre une exhortation vibrante, sa voix est puissante ; bientôt l’émotion le gagne, les larmes coulent de ses yeux, sa voix devient tremblante, et l’émotion se communique à l’auditoire. Des jeunes femmes, des jeunes filles qui n’avaient jamais ouvert la bouche en public, s’expriment maintenant avec force, avec feu, l’air en quelque sorte inspiré, je ne trouve pas de meilleur mot : inspiration qui participe à la fois de l’inspiration poétique et oratoire et de l’inspiration religieuse.

On a vu, dans cet ordre, des phénomènes encore plus surprenants à l’époque des persécutions chez les huguenots cévenols, par exemple : des paysans, des paysannes, ne parlant que le patois, et subitement entrant en état de transe et prêchant ou prophétisant en français. L’explication qui se présente à d’esprit d’un psychologue, c’est que, suivant une hypothèse de M. Flournoy, il y a là des phénomènes analogues à ceux des médiums actuels, à l’écriture automatique, etc. Les médiums reproduiraient dans ce cas des « décoctions » de sermons, des fragments et des mélanges de sermons entendus jadis et qui ont pénétré directement dans le subconscient, alors que le moi officiel y prêtait peu ou point d’attention. Il est bien possible que ce système d’explication convienne à plusieurs des allocutions galloises. Les Gallois ont été si longtemps saturés de sermons ! Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que cela leur sorte par tous les pores, lorsqu’ils sont secoués par cette fermentation psychologique qui sévit dans leurs réunions. Je ne crois pourtant pas que l’hypothèse s’applique à tous les cas. Car il n’est pas ordinaire, pour autant que j’en puis juger, que les orateurs gallois soient proprement en état de transe : les Gallois perdent certainement moins conscience d’eux-mêmes dans l’allocution que dans la prière, notamment dans le hwyl. Très souvent, la vraie explication a chance de se trouver dans la parole profonde d’Emerson : « Ce sont les émotions qui affinent l’intelligence. » Enorme est, en effet, l’influence du sentiment sur l’intelligence : la psychologie moderne est en train de la mettre toujours plus en lumière.

Naturellement, les orateurs gallois disent souvent des choses drôles, originales, d’abord parce que ce ne sont pas des prédicateurs de profession et que la culture n’a pas détruit leur originalité native, puis, parce que, dans le feu de leur émotion, ils lâchent tout ce qui leur passe par l’esprit et par le cœur. Ils ont aussi beaucoup d’imagination, et leurs descriptions revêtent aisément un tour dramatique et pittoresque. Je voudrais donner quelques spécimens qui intéresseront et instruiront plus que beaucoup de phrases de mon cru ne pourraient le faire. Je trouve dans une brochure d’un Mr Alexander Sharp, racontant un réveil gallois survenu en 1871, une allocution entendue par lui dans des réunions tenues dans les vallées Taff et Rhondda. Bien que cette allocution émane d’un Réveil antérieur au Réveil actuel, je crois bien faire de la citer, tant elle me paraît typique du genre gallois : « Ah ! mes amis, s’écria l’homme en question, un laïque, laissez-moi vous dire que le plus grand coup que l’ennemi des âmes ait jamais reçu, ç’a été à l’époque où le Fils de Dieu s’est écrié sur la Croix : Tout est accompli ; car c’est alors qu’il triompha du diable en répandant le sang de sa propre vie pour les coupables pécheurs. Le coup le plus terrible que le Malin ait ensuite reçu, ç’a été à l’époque de la conversion de Paul. Là dessus, l’orateur se met à décrire cette conversion avec tant de feu et tant de verve que des centaines de voix hachent ses paroles d’interjections sonores : « Louange à Dieu, Halléluiah, Halléluiah, Gloire à Dieu, Amen, Amen, Halléluiah ! L’orateur continue en disant : « Le coup le plus terrible que le diable ait jamais reçu ensuite, ç’a été à l’époque de la conversion de Paul. Ah ! comme cela l’a fait chanceler et tituber, le pauvre diable. Et pourquoi ? Pourquoi ? Parce qu’il savait bien que quand Paul serait converti, il réussirait sûrement à amener au Calvaire par le raccourci le plus rapide des milliers et des milliers de pauvres pécheurs impuissants. » — « C’est vrai ! c’est vrai ! Louez le Seigneur ! » crient les auditeurs enthousiasmés. — L’orateur continue : « Ah ! mes amis, quand Paul a été converti et quand le cri a été entendu : Voici, il est en prière, savez-vous ce qui est arrivé ? Tous les anges dans le Ciel ont attrapé les cordes des cloches Halléluiah, et ils ont sonné un tel carillon que jamais le Ciel n’en avait entendu de pareil auparavant. » — « Gloire à Dieu ! clame la multitude.

Mais revenons au Réveil actuel. Cette allocution où le diable joue un si grand rôle m’en rappelle une autre du Réveil d’aujourd’hui dans laquelle un homme se décrit lui-même comme le grand ex-général dans l’armée du diable. « J’étais autrefois la terreur des gens dans le voisinage, là où je vivais. Le diable et moi nous étions des conquérants victorieux. J’avais avec moi 80 jeunes gens menant joyeuse vie. Mais maintenant j’ai quitté le service du diable et — : ajoutait-il naïvement — le diable a beaucoup perdu en me perdant. »

A Ferndale, au milieu du torrent des prières et des cantiques qui caractérise la réunion à laquelle j’assiste, il y a cependant un certain nombre d’allocutions. Plusieurs sont en Gallois, et c’est alors, beaucoup plus que lorsqu’il s’agit des chants ou des prières, c’est alors que j’ai regretté le plus de ne pas savoir le gallois. Tout de même la flamme de la vie, allumée dans ces âmes par le Saint-Esprit, peut s’apercevoir à travers leurs paroles incomprises comme par un mystérieux effet de transparence. Un homme fait un discours en gallois, un discours de louange et d’adoration joyeuse et reconnaissante. Mon voisin, le ministre, se penche à mon oreille et me dit : « Vous voyez et vous entendez cet homme, il a perdu cette année même ses deux fils de 20 à 25 ans, morts tous deux de consomption ; et pourtant il est rempli d’une sainte joie. Il s’oublie complètement lui-même et il oublie tout dans la communion du Seigneur ! » Et je me rappelle, ce trait de l’histoire galloise, de l’époque où la petite mais vaillante nation était en butte à d’incessantes attaques et en proie à d’incessantes conquêtes. Le jour où l’un des châteaux des oppresseurs était détruit de fond en comble était un jour de joie universelle où, selon les paroles d’un écrivain gallois, « le père privé d’un fils unique oubliait son malheur ». Ce que le sentiment patriotique faisait alors, je vois le sentiment religieux le produire encore plus complètement aujourd’hui sous mes yeux.

Un autre homme fait, encore en gallois, une allocution qui a l’air très appréciée, car elle soulève des marques très bruyantes d’approbation et des rires inextinguibles. Il parle, me dit-on, des mages et les loue d’avoir eu la sagesse de suivre l’étoile, et il tire de leur histoire diverses applications. Un autre, un jeune homme, parle ensuite en anglais par égard pour le visiteur que je suis et il dit : « Notre frère âgé (aged brother) qui vient de parler des mages a oublié un point, il y a une faute même dans les sages d’Orient. Ils se sont arrêtés de suivre l’étoile pour aller vers Hérode, c’est-à-dire vers un homme qui n’avait aucune sympathie pour le Réveil de cette époque et qui ne pouvait pas le comprendre. Eh bien ! je désire que les nouveaux convertis, eux, ne cessent pas de suivre l’étoile et qu’ils n’aillent pas à la maison d’Hérode. Il y a une multitude de maisons d’Hérode à Ferndale. Il y en a une en particulier… Et il se met à donner des détails très précis qui m’échappent parce que je suis étranger, mais je comprends qu’il doit viser quelque baraque de foire établie dans un quartier de Ferndale pour amuser les mineurs pendant leurs jours de congé. C’étaient les vacances de Pâques. Il adjure les mineurs convertis de n’y pas mettre les pieds. Il parle avec force et puissance ; quelquefois, quand l’émotion l’emporte, il quitte l’anglais pour parler gallois et tomber bientôt dans le hwyl. Puis il reprend l’anglais. Nous reviendrons tout à l’heure à son allocution en parlant du hwyl.

Un geste familier des prédicateurs ou discoureurs gallois, ministres et laïques, consiste à fermer et à rouvrir leur Bible machinalement pendant qu’ils parlent. A la première allocution galloise que j’ai entendue, je n’ai pu m’empêcher de pousser un soupir de soulagement lorsqu’au bout d’un certain temps j’ai vu l’orateur fermer délibérément sa Bible et la saisir par le dos en la tenant verticalement et en l’appuyant sur la chaire : « Bon ! me suis-je dit ; il a enfin terminé son discours ! Et comme je n’y comprenais goutte, je me suis réjoui. Pour qui ignore le gallois, les allocutions galloises paraissent infiniment plus longues que les cantiques gallois ou les prières galloises. Mais j’étais loin de compte. Car voilà mon discoureur qui au bout de quelques instants remet la Bible à plat sur le pupitre et l’ouvre en feuilletant les pages. « Hélas ! le voilà qui recommence ! » pensai-je. Ces alternatives se perpétuèrent tout le long de l’allocution. Depuis, je pus me convaincre qu’il y a là un mode particulier de gesticulation qui n’a rien à voir avec l’imminence plus ou moins prochaine de la cessation du discours.

Aux exhortations il faut joindre les témoignages dont je citerai quelques exemples dans le chapitre sur les résultats. Je me bornerai ici à noter une impression. J’ai eu parfois le sentiment que le Réveil devait être dans une période de décadence, de décroissance, que certaines choses tendaient à passer de la fraîcheur du premier jet spontané à la routine de l’habitude. En plusieurs endroits, quand j’ai pu assister à plusieurs réunions de suite dans la même localité, comme à Rhos. j’ai cru constater que c’étaient toujours les mêmes qui priaient ou parlaient. A Aberdare, j’ai entendu un converti du Réveil raconter deux soirs de suite en deux réunions consécutives la même histoire, l’histoire de sa conversion, semblable à ces loriots qui répètent immuablement leurs trois notes… Dans ce même Aberdare, d’ailleurs, M. Quenton Ashlyn a bien raconté trois fois sa conversion, en trois réunions successives, dans la même journée. — Et cependant un scrupule me vient. Il est fort possible que le même et identique récit, le même et identique témoignage, puisse être reproduit avec un sentiment toujours nouveau et qui, au lieu de s’atténuer et de disparaître, persiste et même se développe. Et alors le récit peut paraître identique, stéréotypé, à l’auditeur qui ne ressent pas en soi l’émotion de l’orateur, parce qu’il n’a pas vécu la même expérience ou parce que cette émotion ne se communique pas à lui. Mais pour l’orateur lui-même et pour celui qui est gagné par l’émotion de l’orateur, l’émotion profonde, intense, nouvelle, se fusionnant avec le récit, donne au récit ancien une coloration toute fraîche. C’est toujours la même chose et pourtant ce n’est jamais la même chose. Après tout n’est-il pas possible de reproduire le même récit — celui de la mort du Christ — avec une émotion toujours renouvelée, restaurée ? Pourquoi le converti qui a été sauvé d’un abîme de misère et de perdition, ne pourrait-il pas à maintes et maintes reprises et sans se lasser, redire le poème de sa délivrance, avec un frémissement toujours original, inédit, et des nuances d’émotion indéfiniment variées ?

5° Il n’est pas nécessaire ici d’insister longuement sur la prière : nous en avons déjà parlé à propos des cercles de prières, puis à propos de l’atmosphère spirituelle des assemblées ; et nous en reparlerons lorsque nous étudierons le hwyl, les prières simultanées, le rire… La prière joue un rôle si considérable et si varié dans le Réveil gallois qu’il est impossible de renfermer sous une seule rubrique tous les faits qui s’y rapportent et toutes les réflexions qu’elle soulève.

Quelques remarques n’en trouveront pas moins ici leur place toute naturelle.

Quant à l’attitude extérieure, d’ordinaire le prieur qui ouvre la réunion s’agenouille au Set Fawr. Les prieurs qui prient pendant la réunion se lèvent et demeurent debout, s’ils restent à leur place ; mais s’ils traversent la chapelle pour se rendre au Set Fawr, ils s’y agenouillent. Il est arrivé que des petites filles se sont mises à prier perchées sur le genou d’un pasteur. L’assemblée reste toujours assise pendant les prières.

Evan Roberts ne veut pas que celui qui se lève pour prier sache ce qu’il va dire ; s’il le sait, ce n’est plus de la prière, car la prière est l’effusion des aspirations du cœur. Et effectivement les Gallois qui se lèvent ou s’agenouillent pour prier ne savent pas ce qu’ils vont dire, « sur quoi » ils vont chose, c’est que leur cœur brûle au dedans d’eux : ils ouvrent la bouche, et, ce déclenchement opéré, la prière sort comme par un automatisme subconscient. C’est ce qui explique la très grande fréquence des interjections, des exclamations, des phrases coupées dans ces prières frémissantes. Il n’est pas rare d’entendre des prières où presque toutes les phrases successives commencent par O, ou bien O Arglwydd (ô Seigneur !) Très habituelle aussi est la triple répétition de certains mots, de certains lambeaux de phrases, de certaines phrases courtes tout entières. Lorsqu’un mot ou une phrase est ainsi répète trois fois, c’est en général que la toute première fois l’apparition en a été saluée par de bruyantes marques d’assentiment de la part de l’auditoire : alors le prieur répète ce qui a été approuvé, en insistant, d’une voix plus retentissante et d’une accentuation plus impérieuse ; les marques d’assentiment redoublent ; le prieur, de plus en plus excité, lance le même mot ou la même phrase pour la troisième fois en forçant encore plus sa voix : et les interjections enthousiastes de l’assemblée atteignent leur paroxysme…

On dit souvent que les longues prières tuent les réunions de prière, qu’il faut, pour qu’une réunion de prière soit bonne, que les prières soient brèves et nombreuses. Dans les réunions galloises auxquelles j’ai assisté, il n’y a pas eu ou presque pas de prières courtes. Ceux qui se sentent poussés à prier ne peuvent soulager leur cœur et « épuiser leurs pétitions en deux ou trois courtes phrases ; de l’abondance de leur cœur leur bouche parle ; plus le bouillonnement intérieur est intense et profond et violent, plus la prière se prolonge, et ils ne peuvent se taire avant d’avoir déversé le trop plein de leur cœur, avant d’avoir répandu leur âme devant Dieu. J’ai remarqué que très souvent la première prière, la prière initiale par laquelle s’ouvre la réunion, était extrêmement longue, plus longue que les autres, ce qui est un peu surprenant, car au début de la réunion, il n’y a pas encore de suggestion émotive collective très forte. Il faut croire que ceux qui prient ainsi au début, soit qu’ils le fassent spontanément, soit qu’ils y soient invités, appartiennent à la catégorie des meneurs, des entraîneurs. Il faut bien que quelqu’un commence. Celui-là — ou celle-là — commence qui se sent dans l’âme une ferveur débordante, et cette ferveur s’exprime en une très longue prière. « La première prière, a dit un visiteur, fut prononcée par un jeune homme d’environ 20 ans, une longue, intense prière, si longue, si interminable, que j’avais peur qu’à la fin il ne s’évanouît, de fatigue et d’épuisement. Je soupirai après une clôture musicale pour interrompre cette tension. Mais enfin la prière se termina, et le jeune homme se leva, avec le visage d’un homme qui a traversé une grande expérience, et il reprit son siège. »

Lorsqu’il arrive que la prière est courte, c’est alors qu’elle se réduit, par exemple, à la récitation d’un chapitre de la Bible, d’un psaume tel que le psaume 53. Ces récitations sont toujours faites avec une extraordinaire puissance.

Généralement, le prieur, au fur et à mesure que la prière se prolonge, gesticule avec énergie, les poings fermés et crispés, et boxant en cadence : nous y reviendrons en parlant du hwyl.

Dans le matériel des idées et images qui reviennent dans les prières, le diable joue un grand rôle, pas à son avantage assurément… si bien même qu’on finit par se demander parfois si ces sentiments de haine violente contre le diable ne risquent pas de franchir les bornes de la charité évangélique. A Liverpool, 4 avril, une femme dans sa prière rend grâces de ce que « le diable en ces jours est obligé de traverser tant d’endroits avec son chariot presque vide ». Passe encore. Mais à Wrexham un homme remercie Dieu de ce qu’il a écrasé la tête du diable, et il demande au Tout-Puissant de brûler les pieds et la queue de Satan et de lui couper les griffes, afin qu’il soit incapable de faire du mal aux enfants de Dieu… Pour un peu, on finirait par plaindre… ce pauvre diable !

La note dominante des prières est celle de l’action de grâces, de la reconnaissance, du remerciement. On entend sans cesse retentir les mots Diolch i Ti, comme si les Gallois n’étaient jamais fatigués de les répéter, et ne pouvaient trouver assez de souffle et de voix pour les prononcer suffisamment. Quelques-unes de ces actions de grâces sont poétiques à leur façon. Par exemple : « O Dieu ! l’enfer tremble et le ciel sourit ! » Et encore : « La rose de Saron, oh ! comme elle est belle ! elle parfume toute la vieille vallée de Rhondda ! » D’autres sont singulièrement touchantes : Une voix, entrecoupée par l’émotion, s’écrie : « Personne ne peut dire que tu n’es pas bon. Je suis mieux informé. Qu’étais-je avant que tu m’aies relevé ! Il n’y a personne nulle part qui soit aussi bon, aussi tendre, pour un vieux vagabond comme je l’étais — personne nulle part qui soit pareil à Jésus-Christ. Aide-moi à ne jamais déshonorer ton nom ! — Un vieux berger s’écrie, faisant allusion à la marque mise au fer rouge sur la toison des brebis — marque qui est abîmée, détruite, lorsque la brebis s’égare dans des buissons dont les épines déchirent la toison : « O Seigneur, mon nom était jadis sur le livre de l’Eglise, et puis je me suis laissé égarer dans les buissons épineux, mais tu m’as retrouvé, tu m’as ramené. Oh ! renouvelle, rafraîchis ma marque ! »

A côté des prières d’actions de grâces, il y a les prières qui sont de véritables cris. Crier à Dieu, lutter avec Dieu, agoniser dans la prière, ces expressions deviennent tout à fait, littéralement exactes. On peut entendre effectivement les cris déchirants de pécheurs qui s’estiment perdus et qui supplient le Dieu de miséricorde d’avoir pitié d’eux : « Seigneur, sois miséricordieux envers moi ! moi ! moi ! une grande pécheresse, ou un grand pécheur comme moi ! »

A Aberaman, à Aberdare, j’ai entendu des pécheurs troublés prier avec une grande émotion, suppliant Dieu de leur pardonner, déclarant avec larmes qu’il ne pouvait y avoir de pardon pour des pécheurs semblables à eux, que leurs péchés étaient trop noirs … mais au cours de leurs prières, et tandis qu’ils se désespéraient, parfois au milieu d’une phrase commencée, la lumière éblouissante se dressait devant eux, une paix céleste les inondait, et subitement de supplication désolée la prière se transformait en action de grâces enthousiaste. C’est vraiment l’un des spectacles les plus touchants auxquels il soit possible d’assister. Près de l’endroit où je vais chaque année passer mes vacances, la ligne du chemin de fer s’élève progressivement au-dessus de la plaine, à une très grande hauteur, pour redescendre de l’autre côté. Le point culminant de la ligne se trouve au milieu d’un très long tunnel. Quand on est averti et quand on y prête attention, l’oreille discerne très exactement l’instant précis où le train, cessant tout à coup de monter, commence à descendre : le bruit de la locomotive et le son des roues se modifient d’une manière sur laquelle il n’y a ’ pas de méprise possible. C’est à quoi je pensais en entendant ces prières galloises : là aussi, l’oreille attentive et avertie pouvait discerner, et mieux encore, le changement de son, la modification de rythme, attestant la métamorphose intérieure profonde. Et mon interprétation m’était, d’ailleurs, confirmée non seulement par les causeries que j’avais avec des Gallois après la réunion au sujet de la réunion, mais aussi par les remarques de mes voisins pendant la réunion elle-même, et aussi par l’attitude de l’assemblée et de Dan Roberts, commentaire perpétuel de ces inoubliables et incomparables prières. L’assemblée, en effet, suivait de sa sympathie et de ses prières ces combats intimes et tragiques qui se poursuivaient sous ses yeux, à ses oreilles : les interjections émues, passionnées partaient de tous les coins de la salle, comme des fusées, se croisant, se mêlant, se succédant, avec une ferveur redoublée. Et Dan Roberts calme, sérieux, grave, redoublait lui aussi de prière silencieuse dans ces instants critiques ; on voyait ses lèvres remuer, remuer, remuer toujours plus. Puis, tout à coup, à l’instant où la louange succédait à la détresse dans la prière du nouveau converti, la figure de Dan Roberts s’illuminait, un sourire céleste passait sur ses traits, ses lèvres cessaient de se mouvoir, il écoutait, il écoutait comme perdu dans une extase, laissant seulement parfois jaillir de son âme ravie ces exclamations à demi-voix : Diolch iddo ! Diolch ! Diolch ! Bendigeddig ! Et souvent l’enthousiasme de la foule était tel que le converti ne pouvait même pas achever sa prière. Il était interrompu et noyé dans une magnifique explosion du refrain classique repris et répété plusieurs fois par l’assemblée toute vibrante : Diolch iddo ! Diolch iddo !

6° Enorme est le rôle joué par le chant dans le Réveil. Un caractère spécial de ce Réveil, c’est que l’Evangile y est chanté plutôt que prêché. Et, chose remarquable, le Réveil, marchant par la puissance du chant plutôt que de la prédication, ne s’est guère éloigné des régions où le peuple chante. Tandis que, dans les réunions galloises, la prédication est généralement supprimée, le chant demeure avec la prière et les témoignages, leur disputant la place, ne trouvant de concurrent sérieux que dans la prière — car les témoignages ne viennent guère qu’à la fin de la réunion — et tout le long de la réunion, tantôt c’est le chant, tantôt c’est la prière qui l’emporte. Dans une réunion tenue le 17 février, un Anglais trouva qu’il y avait décidément trop de chant, et au moment où les assistants commençaient un nouveau cantique qui débute par ces mots : Nous souvenant des agonies du jardin de Gethsémané, l’Anglais se leva et voulut faire faire silence. Mais Evan Roberts dit aussitôt, calmement : « Continuez de chanter, amis. » Toutefois, l’Anglais persista, et il allait avoir gain de cause, lorsqu’il eut le malheur de laisser échapper ces mots, pour expliquer son attitude : « Je suis venu ici pour voir le Sauveur. » Aussitôt Evan Roberts saute sur ses pieds : « Est-ce que vous avez compris l’hymne gallois ? mon ami », demanda-t-il, et l’Anglais répliqua : « Mais je ne sais pas le gallois. » « Eh bien, alors, répliqua Evan Roberts, d’un ton bienveillant, mais ferme : asseyez-vous, s’il vous plaît. Continuez de chanter, mes amis, dit-il à la congrégation ; cet hymne est la chose la plus divine que nous ayons. »

Plus tard, il est arrivé à Evan Roberts de dire : Dans sa première période, le Réveil a été surtout chantant ; dans sa deuxième, c’est la prière qui doit l’emporter. Et, en effet, dans la seconde période, Evan Roberts arrête souvent le chant pour prescrire à l’assemblée de prier. Mais enfin le chant reste, avec la prière, la grande puissance des réunions galloises.

Les Gallois sont un peuple essentiellement musical, ce qui s’accorde avec leur tempérament émotif. « Dans le Pays de Galles, il n’y a que des oiseaux chanteurs », a dit M. Stead. Les Gallois savent si bien les cantiques qu’ils n’ont besoin d’aucun livre d’hymnes. Un Alexander est ici tout à fait superflu pour apprendre aux assemblées les cantiques ou pour les décider à chanter avec entrain. Il suffit que quelqu’un entonne un hymne pour que l’assemblée suive aussitôt et toutes les strophes y passent, chantées avec une mémoire et une sûreté impeccables. Et quelquefois celui ou celle qui entonne ainsi et qui déchaîne ce volume immense d’harmonie et de mélodie, c’est un garçon, c’est une petite fille de cinq à six ans.

A Bangor, c’est le chant non prémédité d’un cantique qui a fait éclater le Réveil. Dans le fumoir du Collège de l’Université, un étudiant s’est mis à fredonner la mélodie Aberystwyth ; bientôt le murmure s’est changé en un chant et bientôt… voilà que tous les étudiants présents se sont trouvés à genoux ! Sur ces entrefaites, d’autres étudiants arrivent sifflant et criant, ils ouvrent la porte, voient ce spectacle extraordinaire, s’arrêtent sur le seuil cloués d’étonnement et presque de terreur, puis les uns s’enfuient, les autres entrent et s’agenouillent à côté de leurs camarades. L’un des fuyards revient au bout d’une heure, il trouve le fumoir toujours occupé parla réunion de prière… C’était le Réveil.

Les Gallois chantent en parties, et cela à peu près constamment : on dirait, à les entendre, un chœur exercé, entraîné. Les chants sont enlevés avec un sentiment musical extraordinaire, une mesure impeccable, un entrain merveilleux — le tout sans livres. Ce qui est d’autant plus remarquable que les chants proprement gallois sont compliqués et difficiles ; souvent les basses y revêtent l’allure de parties fuguées. Mais tout marche puissamment, splendidement, sans accroc. Et l’on ne sait ce que l’on doit le plus admirer : les notes hautes, qui ressortent avec une pureté de cristal et qui, plus elles sont hautes, plus elles deviennent limpides et intenses, ou bien les roulements persistants et majestueux des basses qui accompagnent superbement les mélodies. Seuls les solistes ont à la main leur livre, sans doute en prévision d’un lapsus possible, mais ils ne le consultent pas toujours ou pas constamment. Probablement ce qui fait qu’ils se passent de livres quand ils chantent tous ensemble, c’est que si l’un d’eux a une défaillance momentanée, elle se perd dans la masse et il est soutenu ou repêché par l’ensemble, tandis qu’une défaillance, pour un soliste, serait plus grave et plus difficilement réparable. On m’explique que, dès l’enfance, à l’école, on apprend aux enfants la musique non pas d’après notre notation ordinaire avec portées, clefs, etc., mais d’après une notation par lettres appelée sol fa ; et à peu près tous les petits Gallois sont capables de déchiffrer à livre ouvert et sans faute des chants quelconques écrits en solfa. Mais on leur apprend aussi avec grand soin les hymnes chantés à l’église, paroles et musique ; on les leur apprend si bien que ces hymnes sont en quelque sorte incorporés à leur substance et qu’ils en disposent avec une aisance souveraine pour toutes sortes de combinaisons. Je m’explique. Si on prend en mains un recueil d’hymnes gallois, on s’aperçoit bien vite qu’il est composé de deux parties juxtaposées ou plutôt — superposées. En bas des pages, ce sont les paroles des cantiques ; et les poésies se suivent avec leur numérotation particulière. Le recueil que j’ai sous les yeux contient 930 cantiques, abstraction faite de quelques appendices que je néglige. Au haut des pages, ce sont des mélodies, qui se suivent, elles aussi, avec leur numérotation propre. Le recueil que j’ai sous les yeux en contient 300. De plus, chaque mélodie a un titre spécial par lequel elle est connue et désignée : des noms géographiques très souvent, Moscou, Dusseldorf, Franconie, Aberystwyth, Bangor, Boston, Edimbourg, Hambourg, etc., quelquefois des noms de compositeurs : Gounod, Mendelssohn, quelquefois des noms bibliques : Babel, Bethanie, Eden, Calvaire, Sabbat, Tabor, Tabernacle, des noms de saints : Saint-André, Saint-Chrysostome, Saint-Jean, Saint-Joseph, Saint-Pierre, etc. Comme on le voit immédiatement, puisqu’il y a 930 poésies et seulement 300 mélodies, il n’y a pas une mélodie pour chaque poésie. Mais plusieurs poésies peuvent être chantées et sont chantées sur la même mélodie. Il y a déjà une classification faite à ce point de vue dans le recueil imprimé. Les cantiques divers — tantôt 2, tantôt 3, tantôt 4, quelquefois davantage — placés au-dessous ou parfois à côté des mélodies peuvent être tous chantés sur la mélodie qu’ils entourent. Mais ce ne sont pas les seules combinaisons possibles. Et il arrive fréquemment que quelqu’un, dans une assemblée galloise, a tout à coup l’idée d’opérer entre une poésie et une mélodie un mariage inédit. Il entonne le cantique sur un autre air que l’air accoutumé ou que les airs accoutumés, et l’assemblée saisit immédiatement l’intention, et opère sans heurt ni secousse la combinaison nouvelle. C’est là ce qui explique que dans les brochures publiées par le journal le Western Mail sur le Réveil gallois, très souvent quand on mentionne le chant d’un cantique, on indique non seulement les premiers mots de la poésie, mais aussi le nom de la mélodie sur laquelle le cantique a été chanté. On vous dira, par exemple, que, à telle réunion, le Diolch iddo a été chanté sur la mélodie Bryn Calfaria, au lieu de la mélodie habituelle : Caersalem. A vrai dire, cet arrangement parallèle et symétrique des mélodies d’une part, des poésies de l’autre, n’est pas une particularité absolument spéciale aux Gallois. J’ai vu bien des livres d’hymnes anglais arrangés sur le même modèle et même avec plus de raffinement encore. J’ai, par exemple, entre les mains celui de l’ancienne église écossaise des Presbytériens Unis, les U. P. — église qui a disparu maintenant, fondue avec l’église libre : les pages en sont coupées au milieu, de telle sorte que la partie réservée aux mélodies peut se feuilleter et s’ouvrir indépendamment de la partie réservée aux strophes. Cet arrangement permet de chanter, sous réserve des possibilités, n’importe quelle poésie sur n’importe quelle mélodie, en ayant le livre ouvert à la fois aux deux endroits de la mélodie et de la poésie. Toutefois, ce que je n’ai vu nulle part ailleurs qu’au Pays de Galles, c’est la liberté souveraine, l’aisance suprême, avec laquelle, sans l’usage d’aucun livre et sous l’évidente inspiration du moment, n’importe qui opérait la jonction d’une strophe avec une mélodie de son choix. Et ce qui augmente encore la richesse et la variété du chant gallois, c’est que les réunions les plus nombreuses, les plus revivalistes, celles qui sont faites sous la présidence ou avec la présence de quelques-uns des jeunes revivalistes, sont des réunions d’alliance évangélique, où toutes les rivalités et différences confessionnelles sont oubliées et écartées. Mais les différences musicales ne le sont pas, et c’est fort heureux. Les baptistes, les méthodistes, les congrégationalistes, n’ont pas les mêmes recueils d’hymnes. Et sans doute il y a certains cantiques favoris et certaines mélodies préférées qui se retrouvent dans presque tous les recueils. Mais il y en a aussi qui ne se rencontrent que dans un ou deux recueils. Tous ceux qui viennent aux réunions apportent avec eux non pas leurs livres d’hymnes dont ils n’ont que faire, mais la connaissance intime et familière qu’ils possèdent de leurs propres hymnes. Et tantôt c’est un baptiste qui au Set Fawr entonne un hymne baptiste, tantôt c’est à la galerie un méthodiste qui déchaîne un chant méthodiste, tantôt c’est dans le bas un congrégationaliste qui met en train un cantique congrégationaliste. Si le chant est nouveau pour une partie de l’assemblée, il y a toujours un nombre d’assistants suffisamment au courant du cantique pour le chanter avec entrain et force, et, dès la deuxième ou la troisième strophe, toute l’assemblée est au fait et se mêle au chant. D’ailleurs, depuis cinq mois et plus que durent les réunions de Réveil sur le terrain de l’alliance évangélique, les Gallois ont tous énormément enrichi leur répertoire : il ne leur faut pas si longtemps pour apprendre un cantique nouveau, friands comme ils sont de toute musique et de toute poésie religieuse nouvelle.

Effectivement les Gallois sont si musiciens qu’il n’est pas rare, lorsqu’on leur chante un hymne inédit, qu’au bout de deux ou trois strophes, l’assemblée, ayant attrapé le refrain, se mette à chanter avec le soliste. Dans une réunion, dit-on, Mme Kate Morgan Llewelyn a chanté un solo sur un air de sa propre composition. La mélodie a enthousiasmé l’auditoire, qui a appris l’air avant que Mme Llewelyn ait fini de chanter ; lorsqu’elle arrive au dernier verset, la congrégation tout entière chante avec elle de tout son cœur.

A Birkenhead, mon ami X… eut une nouvelle aventure à joindre à celle du Gallois qui voulait à Liverpool lui faire lever la main. Nous étions assis par terre sur des marches d’escalier entre les bancs à la galerie, les seules places que nous eussions pu trouver. J’avais le privilège d’avoir une marche d’escalier pour moi tout seul. M. X…, au-dessous de moi, partageait sa marche avec un Gallois. A un moment, le Gallois, après nous avoir offert quelques biscuits qui furent les bienvenus, reproche amicalement à M. X… de ne pas chanter : « Mais vous voyez bien que je suis étranger. Je ne sais pas le gallois. — Qu’est-ce que ça fait ? dit l’autre. — Mais ça fait beaucoup, reprend M. X… ; non seulement je ne comprends pas les paroles, mais je ne les sais pas, et je serais incapable de les répéter. — Eh bien ! vous pouvez bien chanter l’air, voyons, c’est la troisième ou la quatrième fois qu’on le chante ! »

La conduite d’Alexander forme un très grand contraste avec celle de ce Gallois. J’ai lu que le jour où commença à l’Albert Hall la mission Torrey-Alexander, Alexander, pendant qu’il pressait les gens de chanter suivant sa coutume, leur dit tout à coup : « Ne soyez pas passifs, et si vous ne pouvez chanter les mélodies, répétez les paroles. Dieu ne regarde pas à vos voix, mais à vos cœurs, et si vous faites ce que vous pouvez, vous avez autant de profit que celui qui a le plus bel organe. Ainsi Alexander conseillait de chanter les paroles, dût-on chanter faux, dût-on ne pas chanter la mélodie. Notre Gallois conseillait de chanter la mélodie, dût-on se borner à la fredonner, ne comprenant pas et ne sachant pas les paroles. Alexander sacrifiait la musique aux paroles. Le Gallois sacrifiait les paroles à la musique.

Comme illustration des capacités musicales des Gallois, j’ajouterai encore que j’ai vu à Rhos un fait assez curieux dans son genre. Par extraordinaire, il y avait un organiste. Mais c’était quand même l’assemblée qui entonnait, sans indication, les cantiques. Dès qu’un cantique était commencé, le souffleur se précipitait derrière l’orgue, et au bout de quelques mesures l’orgue faisait discrètement son entrée, se joignant tout simplement à l’assemblée, sans qu’il y eût rien qui détonnât, sans qu’on eût la moindre sensation de heurt. Une autre fois, dans la même soirée, c’est l’organiste qui a eu l’idée de faire chanter une mélodie, et, sans indication, il a commencé de jouer les premières mesures : l’assemblée a suivi en chantant.

Les cantiques gallois, vraiment gallois, sont beaux. Comme le dit fort bien M. Saillens, « ils sont graves, sans être lents ; ils rappellent, souvent à s’y méprendre, des Noëls de nos campagnes de France et surtout de Bretagne ; ils ont ce je ne sais quoi de mélancolique qui marque en tout pays la fréquentation solitaire de la montagne et de la mer. » Pour la plupart en mineur, ils présentent souvent de réelles complications quant à l’enchevêtrement des parties ou quant au rythme et à la mesure. C’est une autre espèce de musique, plus profonde et plus pénétrante que celle des hymnes Sankey et Alexander, et de plusieurs des chants du recueil Mac-All. On sent la différence très bien, lorsqu’une assemblée galloise se met à chanter quelqu’un de ces cantiques populaires qui, par la mission Torrey, se sont infiltrés dans le public religieux. La différence saute… aux oreilles. C’est quelque chose d’analogue à la différence entre la musique du cantique : O Christ ! j’ai vu ton agonie… et celle de l’hymne Mac-All : Venez au Sauveur qui vous aime

La musique des hymnes Sankey, Alexander, etc.. oscille trop souvent — je ne voudrais choquer personne et je fais aussi grande qu’on voudra la part des exceptions, — elle oscille trop souvent entre la musique vulgaire, la musique chant d’Armée du salut, d’une part, et d’autre part, la musique langoureuse d’une romance sentimentale. Je trouve pour mon compte quelque chose de ce sentimentalisme, même dans le Glory Song, même dans le Dites à ma mère que je serai là. La musique galloise, elle, est toujours distinguée et en même temps mâle et virile. On en trouvera des échantillons dans le petit recueil de l’Etoile, auquel nous avons déjà plusieurs fois renvoyé, — et aussi dans le recueil Mac All qui contient quelques chants gallois : la mélodie appelée Joanna (cant. 22 : O bonheur ! ô grâce, voici le Sauveur), la mélodie Béthel (cant. 192 : Il est un pays bienheureux, où les larmes sont inconnues).

L’un des cantiques gallois a acquis une importance toute particulière dans le Réveil, c’est le Diolch iddo. Le témoignage de chaque nouvelle conversion est invariablement salué par un Diolch iddo enthousiaste. Dès que quelqu’un « cède », ou jette la nouvelle à l’Assemblée : « Quelqu’un s’est converti ! et aussitôt tout s’interrompt, et l’Assemblée chante d’une seule voix :

Diolch iddo, diolch iddo, byth am gofio llwch y llawr.

(Béni soit, béni soit à jamais celui qui se souvient de la poussière de la terre !)

Dans une réunion, à un certain moment, un Anglais racontait une expérience touchante ; mais voici qu’une nouvelle conversion est annoncée ; Evan Roberts semble étranger à tout le reste ; il interrompt celui qui parle : « Vite, dit-il, avec son splendide sourire, chantons : Diolch iddo ! Ne laissons pas les anges nous devancer dans la louange ! Et il bat lui-même la mesure, et l’on voit une joie d’enfant sur son visage : une âme gagnée, quel bonheur !…

Les mots chantés : Diolch iddo byth am gofio llwch y llawr, constituent le refrain de la première strophe d’une poésie qui commence par ces mots Dyma Geidwad. La poésie se chante sur la mélodie appelée Caersalem. — Quand on la chante en anglais, les mots Diolch iddo sont remplacés par les mots Songs of praises : ce sont même les seuls mots d’anglais que j’aie entendu prononcer à Evan Roberts. Après la répétition indéfinie du Diolch iddo en gallois, il a interrompu l’assemblée pour dire : « Maintenant, chantons-le en anglais : Songs of praises ! »

Au Diolch iddo, il faut joindre le Bryn Calfaria, mélodie dont on a pu dire : « Aucune réunion galloise n’est complète sans le Bryn Calfaria ; elle a été composée par un fermier, William Owen, qui vivait à Prysgol, près de Carnarvon. Avant d’être fermier, il avait été carrier à Béthesda. C’était un génie musical autodidacte. Il est mort en 1893. — On chante d’habitude sur cette mélodie une poésie de M. Williams de Pantycelyn, dont voici la traduction littérale, laquelle, il est vrai, n’est faite que sur une traduction anglaise, mais qui donnera tout de même une idée plus fidèle et plus exacte de la poésie en question que la traduction en vers très vague et lointaine publiée dans le Recueil de l’Etoile :

« Guide-moi, ô toi grand Jéhovah ! Etranger que je suis à travers cette terre stérile ; Je suis faible, mais tu es puissant, soutiens-moi avec ta main puissante ; Pain du Ciel, nourris-moi jusqu’à ce que je n’en aie plus besoin.

Ouvre, ô toi, la fontaine de cristal d’où le flot qui guérit s’écoule ; que le pilier de nuages de feu me conduise à travers tout mon voyage ; Fort Rédempteur ! Sois toujours ma force et mon bouclier.

Quand je foulerai la limite du Jourdain, ordonne à mes craintes anxieuses de s’apaiser. Mort des morts et destruction de l’enfer ! Conduis-moi en sûreté sur la rive de Canaan : Des chants de louange, je te donnerai toujours. »

Le Recueil de l’Etoile reproduiti au n° 10 (Invocation) une mélodie qu’il convient de signaler. D’après un connaisseur, M. W. H. Jude, c’est la mélodie la plus ancienne du monde (the oldest tune on record) et cette mélodie, d’origine hébraïque, nommée Leoni, a beaucoup influé sur les compositeurs gallois religieux.

i – Heureusement il la reproduit exactement, quoiqu’elle soit en mineur. Mais il éprouve le besoin de s’en excuser, alléguant « que les mélodies mineures deviennent difficilement populaires », comme si la plupart des mélodies populaires n’étaient pas mineures!

Beaucoup des cantiques gallois ont été composés soit quant aux mélodies, soit quant aux paroles, soit quant aux paroles et mélodies tout ensemble par des mineurs, des ouvriers, des paysans. J’ai entendu, à Rhos, un cantique original tout neuf composé par un mineur et exécuté dans des circonstances spécialement émouvantes. Il avait pour auteur un mineur qui avait été tué peu de jours auparavant par un accident de mine. Ce pauvre mineur s’était proposé de chanter lui-même cet hymne ce dimanche soir, précisément. Et, réalisant sa pensée, l’un de ses amis chantait à sa place l’hymne nouveau à la même réunion ; et ce qui ajoutait à l’impression produite, c’est que la femme du mineur décédé se trouvait là, dans l’auditoire, courageuse, confiante, joyeuse au sein même de sa grande douleur.

La mélodie connue sous le nom de Diadème a été reproduite au n° 47 (Couronné Roi) du Recueil des « Chants du Réveil de l’Etoile. » Cette mélodie n’est pas de M. Jude, comme l’indique à tort l’Etoile — M. Jude a simplement écrit l’« arrangement » — elle est d’un jeune ouvrier qui vivait au commencement du siècle dernier, il la composa un soir et l’apporta le lendemain matin à sa boutique. Les ouvriers se rassemblèrent autour de lui, attrapèrent vite la mélodie et les diverses parties, et le chantèrent à leur grande satisfaction. Pendant des années, la mélodie avait été très populaire. Puis la vogue avait passé et l’air avait fini par être relégué dans « la division surnuméraire du nouveau Recueil Méthodiste » : c’est là qu’il a été repêché par le Réveil actuel qui lui a donné une nouvelle jeunesse. C’est le fameux Crown Him Lord of all ! Couronnez-le Seigneur de tous ! Il faut avoir entendu ces majestueux roulements des basses du refrain pour se faire une idée de la puissance du chant gallois. Parfois on chante cette même poésie sur une autre mélodie, qui est aussi très belle dans son genre (Miles Lanes), mais qui ne vaut pas le Diadème.

Dans une mission tenue au mois de mai à Newquay, le berceau du Réveil, le Rév. Seth Joshua, raconta la touchante histoire suivante :

Peu après le commencement du Réveil dans le Sud du Pays de Galles, Mr. Joshua dirigeait une mission à Liverpool. Un soir, pendant le service, il remarqua à sa droite, pas loin de lui, un vieux gentleman à la physionomie très intelligente, qui semblait suivre le service avec un grand intérêt et une grande dévotion. Lorsque Mr. Joshua se mit à décrire les choses merveilleuses qui se passaient au Sud du Pays de Galles, l’intérêt du vieux gentleman s’accrut visiblement. A la fin de la réunion il s’approcha du missionnaire, et lui dit : « Eh bien ! Mr. Joshua, ils ont un temps magnifique au Sud du Pays de Galles. — Oui, répondit Mr. Joshua, c’est, en vérité, merveilleux. — Dites-moi, continua le vieillard, quels sont les hymnes chantés pendant ce bienheureux Réveil ? — Eh bien ! on chante plusieurs anciens cantiques favoris, tels que le Dyma Gariad, etc.. On chante aussi un simple chant d’enfant (O na bawn fel Efe), on en est très épris. — Répétez-moi cela, dit le vieux gentleman avidement. Répétez cela, Mr. Joshua. » — Mr. Joshua répéta sa déclaration. « Et est-ce que les adultes chantent aussi cela ? » demanda le vieillard avec une avidité croissante. « Oui, dit Mr. Joshua, ils en sont aussi épris que les petits enfants. » — « Vraiment ! dit le vieillard, et les larmes se mirent à couler sur ses joues. Je n’aurais jamais pensé que des hommes et des femmes adultes chanteraient mon petit chant. Quand je l’ai composé, continua-t-il avec émotion, je le destinais seulement aux tendres petits enfants ; mais combien je suis heureux qu’il ait excité un écho dans les cœurs des hommes et des femmes durant ce bienheureux Diwygiad (Réveil) ! Le vieux gentleman était l’auteur de l’hymne revivaliste.

Il faut aussi que je raconte l’histoire du cantique favori des réunions galloises : le Dyma Gariad. Elle est assez curieuse, et elle m’a donné assez de mal à obtenir, pour mériter d’être reproduite. Le Dyma Gariad, ce cantique que M. Saillens a traduit, qu’on a chanté à l’Oratoire, à Paris, dans la réunion du 1er mai, m’était connu avant même mon départ pour le Pays de Galles. M. le pasteur Robin m’en donna une épreuve le jour même où j’allais quitter Paris pour me rendre à Londres. M. Lombard me le chanta, il me le chanta avec enthousiasme, car il l’admirait beaucoup. Dès lors, ce chant dont on m’avait parlé, qu’on m’avait chanté, qu’on devait chanter à l’Oratoire lors de la réunion que je devais présider à mon retour, prit dans mes préoccupations une place assez considérable. Grande fut ma joie de le réentendre dans plusieurs réunions galloises. Je me le faisais chanter chez mes hôtes divers, quand ils me demandaient quels étaient les cantiques qui me plaisaient le plus. Un jour à Trevor, chez les demoiselles qui logeaient la revivaliste du Nord, Mrs. Jones, un petit garçon arriva pour chercher je ne sais quelles provisions (lait ou autre chose ?… ces demoiselles tenaient une sorte d’épicerie) ; le petit avait l’argent pour payer plié dans un morceau de papier et épingle dans sa poche ; on m’a présenté le bonhomme ; on l’a juché sur une chaise et on lui a dit : « Chantez au gentleman le Dyma Gariad. Il s’en acquitta du mieux qu’il put ; cela laissait à désirer. On crut me devoir une explication, et l’on m’apprit qu’il était écossais. L’honneur gallois était sauf. A l’une des réunions de Birkenhead, une petite fille derrière moi a entrepris à son tour de le chanter, dans la chapelle, pendant l’attente avant la réunion, et cette fois le chant a si bien marché qu’une jeune fille voisine lui a aussitôt envoyé des bonbons pour la récompenser. Pendant cette même réunion, la foule restée faute de place hors de la chapelle s’est mise, à un moment donné, à chanter à pleins poumons le Dyma Gariad dont le son est arrivé à l’intérieur par les fenêtres ouvertes, si bien que la foule intérieure massée dans la chapelle s’est mise aussitôt à faire chorus et a chanté à l’unisson le Dyma Gariada. Or, un jour on me dit : « Cette mélodie a été trouvée dans une bouteille jetée à la côte par la marée. Aussi nous l’appelons Ton y Botel. » (En anglais : Tune in the Bottle.) Voilà qui commence à m’intriguer. Ailleurs on me répète le même renseignement, et même le vicaire de Rhos m’apporte collée sur carton une coupure du Daily Mail qui reproduit la mélodie, avec ce titre : Ton y Botel, et cette note au bas : L’histoire intégrale de cette mélodie se trouve sur l’autre page. Alléché, je lui demande le numéro du Daily Mail ; le vicaire ne le possède pas ; il ne sait même pas me dire le jour ni même l’année. Il croit que le numéro a paru, il y a trois ou quatre ans. Lorsque, mon séjour au Pays de Galles fini, je reprends le chemin de la France, je m’arrête à Londres en passant et m’empresse de courir aux offices du Daily Mail. Mais c’était un samedi, mauvais jour pour des perquisitions de ce genre ; et comme j’avais une autre requête à présenter, qui, celle-là, a réussi, et dont je reparlerai, je n’ose trop insister sur le Ton y Botel. Dans une ou deux heures, les offices vont se fermer. Je ne puis exiger qu’on aille fouiller pour moi toute la collection du Daily Mail. De retour en France, poursuivi par cet hymne à la bouteille, j’écris au Daily Mail. On me répond que le numéro a paru le 4 janvier 1902, mais qu’il est épuisé. Décidément ce n’est pas de chance ! Je reviens à la charge, et je demande qu’on me fasse copier l’article par un copiste, promettant de payer les frais. J’ai la chance que l’employé du Daily Mail avec qui je corresponds est une dame ; avec une complaisance dont je suis profondément touché, elle veut bien me copier elle-même gracieusement l’article en question qui est d’ailleurs assez court. Le voici :

a – La mélodie est reproduite, avec la traduction de M. Saillens, et une autre traduction de M. Borel-Girard, au n° 31 (Torrents d’amour) du recueil de l’Etoile. — J’ai souvent entendu chanter cet air en France. D’habitude on le chante trop lentement, et d’habitude aussi on néglige le point d’orgue qui se trouve sur la blanche du ré (Agneau de Dieu) : rien n’est plus impressif que d’entendre une assemblée galloise soutenir puissamment, fortement et longuement ce point d’orgue, pour reprendre ensuite, piano, le thème principal.

4 janvier 1902. Ton y Botel.

Un curieux chant funèbre lié et coulé, à moitié plain-chant, à moitié mélodie de cantique, s’est emparé comme un ouragan du Pays de Galles. Il est connu en général sous le nom de Ton y Botel (en anglais : Tune in the Bottle), car tout le monde croit qu’il a été recueilli sur la côte galloise, enfermé et scellé dans une bouteille jetée sur la côte parles vagues.

Grâce à la courtoisie de Mr. W. Gwenlyn Evans de Carnarvon, le propriétaire du droit de reproduction, nous sommes en mesure de reproduire la musique ; les paroles galloises ont été traduites en français par le Rév. J. W. Wynne Jones, vicaire de Carnarvon.

« Je l’ai entendu pour la première fois à Manchester, en octobre 1901, dit Mr. Evans. Il y a là des centaines de Gallois et ils commençaient à chanter cette mélodie étrange. Je fus très frappé de cette mélodie. Puis je revins chez moi, à Carnarvon, et j’entendis fredonner la mélodie, de petits garçons dans les rues là sifflaient et je pensai qu’elle prendrait, alors je me mis en quête de l’auteur. Au bout d’un certain temps, je découvris que la mélodie avait été composée comme partie d’une antienne par Mr. P. J. Williams, de Rhos, Pontardawe, dans la vallée de Swansea. L’antienne était connue sous le nom de Golen yn y Glyn (Light in the Valley, Lumière dans la vallée). Je m’assurai la propriété et le droit de reproduction de cette antienne. Le nom curieux qui lui a été donné : ton y Botel, lui a été donné d’abord par plaisanterie, avant que la mélodie fût connue et répandue dans le public. Un jeune homme l’avait exécutée à une soirée privée comme divertissement. On lui demanda où il avait pris cet air et ce que c’était. Il répondit en riant à ses amis que la mélodie avait été recueillie par un paysan, un rustre, sur la côte de Dleyn, dans une bouteille scellée, lavée par les vagues et échouée sur la côte. Cette teinte de romantisme donna sans aucun doute une impulsion à la mode qui devint bientôt une obsession. A cette époque, M. Gwenlyn Evans n’avait pas encore découvert le compositeur, et le nom ton y botel resta attaché à la mélodie, même après que l’éditeur l’eût rebaptisé en lui donnant le nom d’ « Ebenezer ».

Le progrès du Ton y Botel — car l’hymne restera toujours connu sous ce nom — a été phénoménal. La mélodie a marché d’un village gallois à un autre bien longtemps avant qu’on pût en obtenir des exemplaires imprimés. Les Gallois l’apprenaient par l’oreille. Un jour, une congrégation, dans une ville, la chantait ; le lendemain on pouvait l’entendre un peu plus avant dans l’intérieur du pays, et le jour suivant jusque dans les déserts des forteresses montagneuses couvertes de neige. Puis vint la grande presse pour les exemplaires imprimés, surtout dans le Nord du Pays de Galles et quoique la moitié de la population n’eût jamais vu la musique, presque chaque enfant pouvait chanter la mélodie correctement, et les petits groupes de Gallois pouvaient la chanter en quatre parties. »

Telle est l’histoire du Ton y Botel ; l’air en question est donc bien authentiquement gallois, et ce récit nous montre à la fois les talents musicaux de ce peuple et la facilité avec laquelle les courants contagieux s’y établissent.

L’air du Ton y Botel n’a pas tardé à pénétrer dans la musique religieuse. Le recueil baptiste lui a donné asile. Et c’est Miss Annie Davies qui, chantant sur cet airb le Dyma Gariad, a donné à l’union de cette mélodie et de cette poésie la popularité dont elle jouit dans le Réveil Gallois. Le Dyma Gariad, chanté sur la mélodie Ton y Botel, a mérité d’être appelé le Chant d’amour du Réveil. — Ce « chant d’amour » a été parfois très utile à Miss Annie Davies. Quand la multitude encombrait les chapelles et les alentours des chapelles aux moments de grande ferveur, il n’était pas toujours facile aux revivalistes — qui arrivent régulièrement dans les réunions quand elles sont déjà en train — de pénétrer dans les édifices. Miss Annie Davies, elle, avait un moyen particulier, irrésistible, pour se frayer un passage à travers les foules les plus serrées. Elle entonnait un chant, le Dyma Gariad de préférence, et à l’ouïe de sa voix de cristal, la multitude respectueuse s’ouvrait et la laissait passer.

b – Le Dyma Gariad n’est pas le seul cantique que l’on chante sur la mélodie Ton y Botel. Le 18 novembre, à Pontycymmer, on a chanté sur le même air un autre cantique gallois : Maichog Jesu. — Inversement, le Dyma Gariad est parfois chanté sur d’autres mélodies.

Tel est l’amour des Gallois pour le chant que, lorsqu’une assemblée est profondément émue, joyeuse, reconnaissante, c’est parfois une frénésie de chant qui s’empare des assistants. Il arrive alors fréquemment que le même cantique, chanté d’abord avec les paroles galloises, est repris ensuite avec les paroles anglaises. Et quelquefois, quand l’exécution avec paroles anglaises est terminée, quelque assistant, immédiatement suivi par la masse, remet en train une nouvelle exécution, du même cantique avec les paroles galloises derechef. Il n’y a pas de raison pour que cela finisse. J’ai vu une fois à Aberdare l’assemblée chanter pendant plus de vingt minutes de suite sans désemparer, répétant à satiété les refrains — un refrain a bien été répété une quinzaine de fois — et quand un hymne était fini, en recommençant aussitôt un autre. Cinq ou six fois, Dan Roberts, qui était en chaire, s’est levé pour parler, mais l’assemblée continuait toujours de chanter et Dan Roberts lui-même se joignait joyeusement au chant et se rasseyait… Il y a parfois dans cet enthousiasme pour le chant quelque chose qui paraît excessif à des étrangers. On m’a rapporté cette réflexion d’un Anglais : « Cela rend tout rêveur de voir des jeunes gens, des hommes dans la fleur de la vie et des vieillards, rester assis en gémissant cantique après cantique, pendant des heures, tandis que des larmes coulent le long des joues de plusieurs ! » Un autre Anglais me disait à moi-même : « Ces péans de louanges, que voulez-vous ? cela me rappelle les Corybantes ! — Cet Anglais-là, évidemment, comme dit Molière, n’aimait pas la musique. Pour moi, il m’est souvent arrivé de souhaiter que ces chants indéfinis se prolongent encore. M. Lortsch a fort bien exprimé une impression que j’ai ressentie identique à la sienne :

« Il y a une puissance incomparable dans ces chants, dans ces strophes entonnées spontanément et qui sont reprises indéfiniment jusqu’à dix et vingt fois de suite, tantôt par une voix, tantôt par une autre. Et cela paraît toujours trop court. Ce chant nous faisait penser aux vagues de la mer. Vous en voyez une qui déferle majestueusement. Elle vient mourir sur les rochers et, après l’avoir suivie con amore, vous éprouvez peut-être un peu de mélancolie en vous disant : c’est fini. Pas du tout. Derrière il en vient une autre, plus belle, plus fière encore peut-être, puis une autre, puis une autre, et jamais l’Océan n’épuise sa puissance. Tel est ce chant, véritable houle qui passe et repasse sur l’assemblée. Ici on ne contemple pas, on est en pleine eau. On est entraîné, on perd pied. Comme pour le prophète dans sa vision, l’eau est si profonde qu’il faut y nager. »

Il m’est souvent arrivé, ai-je dit, de souhaiter que ces chants se prolongent encore. Non pas toujours, il est vrai, car quelquefois la prolongation du chant était due à des causes ou obtenue par des moyens où je ne pouvais prendre le même plaisir que mon entourage. Par exemple, il y a un cantique dans le refrain duquel se trouvent les mots : Sauve la mère tout de suite. On répète et on réitère le refrain une dizaine de fois en remplaçant la mère par les enfants, le père. Save the mother just now devient save the children, save the father, puis on déborde le cercle de famille et on entame les catégories de pécheurs : sauve les ivrognes (save the drunkards), sauve les parieurs, sauve les voleurs, puis on entame les professions : sauve les mineurs, etc., etc. On comprend que cela peut durer longtemps… Mais l’assemblée trouve dans ces variantes une joie vraiment enfantine. Et c’est à qui fera rebondir le refrain par un changement nouveau. Très souvent, les dames revivalistes qui chantent modifient les paroles des hymnes, et l’assemblée accueille ces modifications improvisées avec de grandes démonstrations de joie. Par exemple en chantant le Cantique :

Comptez vos bénédictions et nommez-les une ;
Et vous serez surpris de voir ce que le Seigneur a fait.

Une demoiselle revivaliste modifie le dernier vers et chante :

Allez et dites au peuple ce que le Seigneur a fait.

D’autres fois, tel soliste, en exécutant un cantique, y introduit une strophe nouvelle de sa composition, parfois préparée à l’avance, parfois improvisée sur l’heure sous le coup de l’émotion.

Et je me rappelle cette thèse, familière à qui s’est occupé de psychologie collective, que, parmi les caractères spéciaux des foules, il en est plusieurs que l’on observe également chez les êtres appartenant à des formes inférieures d’évolution, tels que le sauvage, l’enfant : la foule se rapproche des êtres tout à fait primitifs ; la foule qui parfois est femme, parfois aussi et très souvent est enfant. On ne peut pas nier qu’il y ait de l’infantilisme dans le trait suivant :

Dans une réunion, un ministre se lève et dit qu’il va apprendre aux assistants un nouveau cantique, et il chante, en effet, un cantique intitulé : Le Chemin de fer pour la gloire, qui provoque l’approbation et les rires de l’assemblée :

La ligne qui conduit à la gloire est ouverte.
Je suis dans l’express pour le Royaume,
Et je ne puis manquer d’y arriver sûrement.
Les fenêtres sont marquées de l’écriteau : Non fumeurs.
La boisson n’est pas permise dans le train.

Tout cela évoque un chœur puissant d’Amens, ainsi qu’un autre vers déclarant que le péché est le seul « bagage perdu ». Quand le chant est fini, un pasteur demande : « Qui est dans le train ? » et de tous les côtés pleuvent les réponses : « Je suis dans le train ! — Moi aussi ! — Moi aussi ! — En êtes-vous bien sûrs ? demande encore le pasteur. — Oui, oui, réplique avec vigueur l’assemblée.

Je dois ajouter toutefois que cette tendance à opérer des modifications ou substitutions puériles transformant tels ou tels cantiques en véritables scies, ne m’a guère paru s’attaquer qu’à des cantiques Sankey, Alexander, à des hymnes salutistes importés dans le Réveil gallois. L’un des hymnes auquel je viens de faire allusion (Comptez vos bénédictions) est le type même de la mélodie canaille, si j’ose dire ; il ne faut pas un grand effort d’imagination pour se la figurer chantée dans un café-concert. La vulgarité de la musique, jointe souvent à la platitude du texte, explique cette attaque collective, cette épidémie de répétitions et modifications enfantines, qui métamorphosent le chant en une sorte de jeu de société. Je n’ai jamais vu aucun des beaux cantiques proprement gallois soumis à un pareil traitement. Je les ai entendu répéter, répéter à satiété, mais tels quels, et avec une intensité poignante d’émotion qui excluait toute velléité d’amusette puérile.

Tout ce que j’ai remarqué à cet égard, c’est qu’il y a parfois certaines mesures isolées, ou certains couples de mesures, que le soliste ou même l’assemblée tout entière, au milieu de la mélodie, et comme pour insister davantage, répète trois fois ! J’ai entendu Miss Annie Davies opérer une répétition de ce genre au milieu d’un solo, à Liverpool, et l’auditoire exprimait sa joie de cette répétition musicale par des marques d’assentiment ou des rires. D’autres fois, en chantant le Dyma Gariad fel y moroedd, les assistants se sont levés, lançant à toute volée ce grand chant d’amour du Réveil, et ont répété à chaque strophe trois fois de suite les deux mesures qui suivent le point d’orgue et qui correspondent aux mots du chœur : Et couvert par ta justice (n° 31 du Recueil de l’Etoile, trad. de M. Saillens). Ce sont là des répétitions encore plus mélodiques que verbales, et qui sont faites de façon à ne point gâter, mais au contraire à fortifier l’impression musicale. Et il est surprenant de voir comme les membres d’une assemblée galloise se sentent les coudes, se comprennent, s’entendent sans indication, et réalisent ensemble, avec la sûreté immédiate de l’instinct, ces modifications musicales improvisées, qui doivent se présenter simultanément à l’esprit du plus grand nombre.

Je viens de parler des solistes. Non moins admirables en leur genre que les chœurs chantés par l’assemblée, les chœurs de la plupart des solistes méritent d’être tout spécialement mentionnés. Que de fois j’ai admiré chez ces solistes gallois l’égale mise en valeur du poème et de la musique ! Le soliste, pénétré profondément de la pensée, de la parole, de la poésie, s’identifie tout d’abord, si j’ose dire, avec elle. Puis il donne au verbe transfiguré un épanouissement, une souplesse, une intensité que ne possède pas le langage parlé. Musique et poésie s’effacent tour à tour, s’anéantissent l’une pour l’autre, s’abîment l’une en l’autre, et c’est ensuite comme la naissance inattendue d’une force nouvelle qui unit toute la substance des deux autres pour en faire quelque chose de prodigieusement beau et puissant, qui n’est plus ni poésie, ni musique, mais la réunion des deux forces premières en une énergie nouvelle.

Ce n’est pas tout. Il arrive souvent, chez nous, que la même phrase, parfaitement compréhensible à dix mètres quand elle est parlée, ne l’est plus à la même distance quand elle est chantée ; dans le chant, les syllabes muettes sont accentuées ; toutes les syllabes ont la même force, même quand le compositeur a tenu compte de la phonétique du langage pour sa mélodie. Le texte devient incompréhensible. Le chant perd toute signification verbale. Le timbre devient uniforme, on ne comprend plus les paroles, la voix devient chevrotante, sans coloris, sans intérêt. Au contraire, la voix des solistes gallois est aussi forte, brillante et pleine de loin que de près. L’église en est remplie au point que les murs eux-mêmes semblent sonores. La phrase large et fournie circule partout. Les moindres articulations, les timbres divers se développent avec facilité et dans leur pleine expression. La voix se fait entendre là où elle doit être entendue, comme la lumière de ces phares qui semble grandir avec l’éloignement. Bref, la voix sort, c’est la salle qui chante avec les solistes et participe à leurs moindres sonorités, et l’on est comme confondu de la puissance et de l’infinie durée de certaines notes. Au reste, ces mêmes qualités se retrouvent dans les chœurs de l’assemblée. J’ai été plus d’une fois frappé de ce fait auquel, d’ailleurs, les Gallois eux-mêmes m’ont expressément rendu attentif, qu’au moment où l’assemblée commençait à se disperser, se réduisait du quart, du tiers, de la moitié, le volume de son, produit par le résidu des assistants, ne semblait pas avoir diminué. La chapelle était encore toute remplie par le chant, toute frémissante et toute sonore.

Je ne veux pas oublier de signaler le merveilleux instinct, l’admirable à-propos avec lequel, au milieu de la réunion, les jeunes filles telles que les Misses Davies et les jeunes gens tels que Jenkins entonnent spontanément, d’une voix émue et pénétrante, les cantiques appropriés à la circonstance, en harmonie avec l’état de l’assemblée ou avec les paroles prononcées par le revivaliste : Evan ou Dan Roberts, ou Sidney Evans. J’ai spécialement admiré à cet égard les inspirations et le chant de Miss Maggie Davies. Lorsque l’assemblée, après un paroxysme d’émotion, d’excitation, a besoin d’être calmée, pacifiée, un de ces solos apaisants ne tarde pas à se faire entendre. Miss Maggie Davies se lève, et doucement, d’une voix qui peu à peu s’enfle et remplit la salle, elle chante, l’air inspiré, la tête levée, les yeux fixés en haut comme si elle contemplait quelque spectacle ineffable et céleste ; bientôt les yeux se ferment, un sourire céleste illumine les traits de son visage ; on ne sait plus si elle chante ou si elle prie : elle prie en chantant ; je n’ai jamais vu réaliser avec une telle intensité l’union indissoluble de la prière et du cantique. C’est aussi beau qu’édifiant. Cette alliance de la prière et du chant n’est pas, d’ailleurs, spéciale aux solistes. J’ai bien souvent remarqué que plusieurs de ceux qui chantaient dans l’assemblée le faisaient soit le regard perdu comme en extase, soit dans l’attitude de la prière, la tête baissée, les yeux fermés, l’air profondément recueilli.

Parfois, lorsque Miss Annie Davies ou Miss Maggie Davies entonne un chant, l’assemblée tout entière suit : l’instinct d’un Gallois, quand il entend chanter, c’est de chanter avec. Mais la voix vibrante de la jeune fille domine toutes les autres, et elle chante avec tant d’émotion, tant d’âme, que l’assemblée cesse tout à coup de chanter pour écouter, suspendue aux lèvres de la jeune fille. Puis, en sortant, dans les rues, à la station du chemin de fer, le soir, on entend retentir le chant qui a ainsi fasciné et électrisé l’assemblée ; on l’entend sous toutes les formes : chanté en parties par de petits chœurs improvisés, chanté isolément, fredonné, sifflé…

M. Mercier, dans l’intéressant article où il raconte son voyage au Pays de Galles, relève un trait intéressant que je n’ai pas constaté moi-même, bien que j’aie assisté à une réunion tenue par Sidney Evans et Jenkins. Mais il y a une telle variété, un tel imprévu dans ces réunions, et une telle spontanéité, surtout chez les apôtres du mouvement, que l’on ne peut se flatter d’avoir vu et constaté soi-même toutes les particularités remarquables, lorsqu’on na assisté qu’à quelques-unes de leurs réunions : j’ai eu beau assister à deux réunions d’Evan Roberts à Liverpool, je ne l’ai point vu exercer son don prophétique de lecture des pensées. Voici donc ce que M. Mercier raconte au sujet de M. Jenkins :

« A côté du chant collectif, il y a les soli de Jenkins. On l’écoute avec un visible plaisir, et, lorsqu’il se trouve aboutir à un refrain connu, tous se joignent à lui. Ce qu’il chante, ce ne sont pas des cantiques au sens ordinaire du mot, mais plutôt des improvisations en musique. En voici un exemple. Il commence par le verset : « Le salaire du péché, c’est la mort », et le dernier mot, répété plusieurs fois dans les notes basses, forme un saisissant contraste avec la phrase suivante, qui s’élève graduellement dans les registres du ténor, jusqu’à l’affirmation triomphante de la fin, répétée elle aussi avec une grande puissance : « Mais le don de Dieu est la vie éternelle. » Immédiatement après, nous entendons de la même manière les paroles de Jésus sur « la porte étroite et le chemin large », terminées très heureusement par le verset précédent, qui devient ainsi le refrain de ce « cantique nouveau », suivant l’expression chère aux psalmistes d’Israëlc.

cLa liberté chrétienne, 15 juin 1905, p. 255-256.

Un dernier trait. Quand je suis parti d’Aberdare pour Liverpool, désireux d’entendre et de voir Evan Roberts, on m’a dit : « C’est dommage ! vous ne verrez pas notre procession chantante, ce soir ! » Tous les samedis soirs, en effet, à Aberdare — et cela se passe aussi dans d’autres endroits — on fait une grande procession en chantant à travers les rues de la ville. Et les Gallois, même indifférents, même incrédules, ne peuvent pas s’empêcher de s’arrêter et d’écouter cette belle musique si bien rendue par ce chœur mouvant chantant toujours en parties. Plusieurs emportent avec eux enracinés dans leur mémoire et transformés en une véritable obsession avec la musique les mots accusateurs ou libérateurs des hymnes qu’ils ont entendus. Et bien des âmes ont reçu là l’aiguillon contre lequel il est dur de regimber. C’est là ce que les Anglais appellent, d’un mot intraduisible : chanter l’Evangile dans les cœurs des pécheurs, le chanter de façon à l’y faire entrer (to sing the Gospel into the hearts of sinners…)

7° Si parfois les Gallois prient en chantant, il est vrai de dire aussi qu’ils chantent en priant ; c’est ce qui se produit dans ce que l’on appelle en gallois le hwyld.

d – Prononcer houïl. Ce mot signifie « plein vent dans la voile. »

Peut-être la meilleure manière de décrire ce phénomène assez étrange au premier abord pour un témoin du dehors, sera-t-elle de reproduire telles quelles quelques notes rapides prises au jour le jour sur les lieux, sous l’impression encore toute fraîche du moment.

Cardiff, lundi 10 avril. — Entendu ce soir le fameux hwyl. C’est un homme récemment converti qui a commencé par donner son témoignage en anglais. Puis il s’est’ peu à peu échauffé, ému. Il s’est mis à faire de grands gestes. La gesticulation devenait toujours plus énergique, si bien que j’avais peur qu’il envoyât un coup de poing dans la figure ou le chapeau des jeunes filles au premier rang. Il s’est mis à crier d’une voix forte, et puis, peu à peu, la voix s’est élevée et le hwyl a commencé, durant l’allocution : avec un mouvement cadencé du bras, il s’est mis à faire retentir une sorte de cantilène, comme une espèce de plain-chant. Il racontait en cadences rythmiques des scènes de conversion vues ailleurs. Il s’agissait

D’un homme auquel on a donné un petit bout de papier,
Et sur ce bout de papier était écrite la parole de vie.

Cela rappelle le parallélisme hébreu. Notez des phrases comme celle-ci :

Nous avons vu le pire de Satan bien des fois,
Mais nous n’avions jamais vu le meilleur du Christ
jusqu’à aujourd’hui.

Et il gesticulait en cadence, comme oublieux de l’auditoire, et semblant être dans une sorte d’état d’inspiration à la fois religieuse et poétique. Cela n’a pas duré très longtemps. Brusquement il est revenu au ton ordinaire, et au bout de quelques minutes il a terminé son allocution en disant : Prions, et il s’est mis à genoux par terre. Il a commencé de prier. Toute sa prière a été en hwyl. Je l’ai regardé pendant qu’il priait. A la fin de chaque phrase du hwyl, il avait une espèce de sanglot qui frisait le sanglot nerveux, hystériquee, et, sans une hésitation, les phrases se succédaient, bien rythmées, bien scandées, tombant toujours juste en cadence. Il avait la figure congestionnée. Il semblait que des larmes coulaient le long de son visage. Je dis : il semblait — car je n’étais pas assez près pour le voir. Les gens paraissaient habitués à la chose, car personne n’avait l’air étonné, ou choqué, ou amusé ; c’était très curieux.

e – L’expression n’est pas de moi. Je la trouve dans un article de la première brochure du Western Mail, compte rendu de la réunion de Pontycymmer, 18 novembre : « Strong men of rough exterior sobbing almost hysterically. »

J’ai aussi remarqué un homme qui a commencé sa prière en anglais, et en a fait la plus grande partie en anglais. Mais vers le dernier tiers, tout à coup l’anglais a cessé et a fait place au gallois. Il a passé de l’un à l’autre sans paraître s’en apercevoir, et sans que le public montrât qu’il s’en aperçut — comme l’autre avait passé du ton ordinaire au hwyl.

Aberaman, mardi 11 avril. — Meeting étrange. Prières ferventes, passionnées, de femmes et d’hommes boxant les poings fermés. Plusieurs tombent dans le hwyl. Je dois dire qu’aucun ne le fait aussi bien que le premier que j’ai entendu à Cardiff. — Evidemment, quand on tombe dans le hwyl, on ne se possède plus, on n’a presque plus conscience de soi, c’est le subconscient qui s’épanouit. Une petite fille à ma droite, séparée de moi par une jeune fille, commence à prier en même temps que d’autres. On chante, rien n’y fait. La petite continue. On l’écoute un moment toute seule avec des amen, oui, très bien. Puis l’assemblée en a assez, il faut croire, car elle se met à chanter un grand hymne. La petite continue de prier. Il y a très longtemps qu’elle prie. Elle est dans le hwyl, complètement oublieuse de tout ce qui l’entoure, les yeux fermés, comme possédée par une influence extérieure qui la maîtrise. Tout à coup je sens quelqu’un qui me pousse dans le dos. C’est une dame qui me dit en montrant du doigt la petite fille : Arrêtez-la ! Je me sens très embarrassé. Je désire complaire à la dame, mais je ne voudrais pas violer le principe gallois qui est formel : ne pas imposer silence, et laisser l’Esprit diriger. Evidemment la dame qui m’a tapé dans le dos n’est pas une galloise. C’est quelque visiteuse anglaise, et qui a reconnu en moi un étranger. Que faire ? Je me penche vers ma voisine immédiate, jeune fille de 15 à 16 ans, et timidement je lui demande si elle ne pourrait pas, elle, faire taire sa petite voisine, et ce qu’elle en pense ? La jeune fille, sans y mettre un grand enthousiasme, fait cependant un mouvement, la dame qui m’a tapé dans le dos en fait un autre simultanément, et les deux mouvements réussissent à arrêter la petite que la dame cherche à calmer en la caressant affectueusement sur l’épaule.

Aberaman, mercredi 12 avril. — Ce soir la petite fille de hier se trouve être de nouveau à mon côté. Nous sommes tous les deux aux places d’honneur dans le Sel Fawr. Elle a prié quatre fois dans la réunion. Il est vrai que trois fois sur quatre c’était pendant que d’autres priaient ou que l’assemblée chantait. Il est évident que les prieurs — si je puis employer ce terme en son sens étymologique pour éviter des périphrases longues, lourdes et fatigantes — ne se possèdent plus et sont dans un état d’exaltation qui leur fait perdre le sentiment net de ce qui les entoure. — Chez tous, hommes et femmes, la prière, surtout quand elle a abouti à un hwyl très caractérisé, semble être fatigante et épuisante. Dès que la prière est terminée, le prieur tire son mouchoir, se cache la figure dans ses mains, en s’essuyant les yeux qui sont pleins de larmes et le front qui ruisselle de sueur. S’il n’y a pas de siège disponible, un membre de l’assemblée se hâte de quitter le sien et d’y faire asseoir la personne qui vient de prier et qui demeure là longtemps la figure cachée dans son mouchoir. La petite fille que j’ai indirectement contribué à arrêter hier, après sa prière initiale reste pendant la plus grande partie de la réunion la figure ensevelie dans ses mains. Je vois une autre petite fille, priant avec beaucoup de hwyl, obligée, tout en continuant le hwyl, de s’essuyer de la main gauche les larmes qui coulent en abondance sur ses joues, pendant que sa main droite continue de gesticuler. — Généralement il faut un petit moment avant que le hwyl commence. La personne se met à prier à voix très basse, à peine discernable. Peu à peu la voix monte (comme hauteur musicale) et s’enfle (comme volume de son.) Cela monte, monte, puis soudain la voix file et prolonge un son : le hwyl a commencé et les phrases se succèdent dès lors alternant comme dans certaines phrases liturgiques sur deux notes musicales finales. La dernière syllabe seule est proprement chantée. Le reste est intermédiaire entre la parole et le chant. C’est très difficile à décrire parce que cela varie beaucoup d’individu à individu, et qu’il y a là, outre les traits généraux, des traits particuliers. Il y en a qui, à certains moments, introduisent des variations, une troisième ou quatrième note, une vraie cadence musicale. Lorsque l’excitation et le hwyl ont commencé, le geste suit, cadencé, rythmé. La main se lève et se baisse en cadence ; ou bien les deux mains se lèvent et se baissent ; ou bien les poings se ferment, se crispent, et ont l’air de boxer en cadence ; ou bien le poing, lancé en avant, revient ensuite en arrière, régulièrement, inlassablement, comme dans le geste du mineur qui armé de son pic, attaque le rocher ; ou bien s’il y a une table ou un banc à proximité, la main se lève et en retombant frappe chaque fois deux ou trois ou quatre coups ; ou bien celui qui prie reste la main tendue en avant ; et c’est le corps qui se lève sur la pointe des pieds et s’abaisse en cadence ; ou bien la gesticulation a lieu non de haut en bas, mais de droite à gauche en cadence… C’est très variable. Lorsque le hwyl commence, les phrases peuvent se suivre pendant très longtemps en commençant toutes ou presque toutes par O, ou quelquefois : ô Arglwydd, ô Seigneur ! j’ai entendu cet après-midi une jeune femme dans le hwyl de laquelle revenait le O Arglwydd comme une sorte de refrain poétique, de terminaison de strophe, qui produisait un grand effet. Et cela montait, montait, vous entraînant comme une puissante vague à la suite… Lorsqu’il y en a plusieurs qui sont atteints du hwyl et qui psalmodient ainsi dans une exaltation croissante au sommet de leurs voix, cela rappelle à certains égards les écoles des prophètes de l’Ancien Testament, la scène de la Pentecôte, l’Eglise de Corinthe. A coup sûr les règles de Saint-Paul sont foulées aux pieds. Je ne sais trop comment ces braves gens dont beaucoup, dont la plupart, je suppose, sont théopneustes, s’arrangent avec les prescriptions de l’apôtre. Mais cela ne paraît pas les gêner. Ils sont encore plus soucieux d’obéir aux inspirations actuelles de l’Esprit qu’à des textes écrits même de la Bible. Et les femmes parlent et prient, et il y a des quantités de prières simultanées. [M. Stead estime que ce qu’il appelle la « limitation corinthienne » avait sa raison d’être à Corinthe, vu la corruption de l’endroit, mais que saint Paul n’aurait certainement pas désiré qu’une telle limitation fût rendue universelle et absolue à travers tous les âges, privant ainsi l’Eglise de la puissante influence féminine. Ce sont les Quakers, d’après M. Stead, qui se sont affranchis les premiers de la « limitation corinthienne ». Puis l’Armée du Salut. Enfin, maintenant, les Gallois qui jadis, même à l’époque du Réveil de 1859, étaient choqués de voir une femme parler ou prier en public, se sont complètement libérés, et les femmes ont autant de part au Réveil que les hommes. M. Stead en conclut que le féminisme va triompher socialement et politiquement au Pays de Gallesf.]

fThe Revival in the West, p. 55-56.

Aberdare, 13 avril. — Il y a plusieurs espèces de hwyl :

a) Le hwyl simple. La voix, d’abord sur le ton ordinaire, et peu intense, à peine perceptible, monte, monte comme hauteur musicale et comme volume de son, jusqu’à ce que, arrivée à une certaine hauteur, tout à coup elle s’enfle et se prolonge et s’épanouit en chant. Alors la voix reste sur cette note musicale sans la dépasser. Et sur cette même note les mots parlés se succèdent, terminés par un mot chanté. C’est le dernier mot ou plutôt la dernière syllabe qui est chantée.

b) Le hwyl que je pourrais appeler chromatique. La voix monte, monte comme hauteur musicale. Même lorsque le chant a fait son apparition, la voix continue de monter. C’est d’un très grand effet. Cela emporte avec soi l’assemblée. On a cette sensation : « Où allons-nous ? Excelsior ? Excelsior ! Progrès ! Triomphe ! Marche en avant ! Quelque chose de pareil à la sensation produite par les notes montantes de l’Alléluiah du Messie de Hændel. Il semble qu’il n’y aura jamais assez d’ampleur ni d’élan dans le mouvement ascensionnel de cette prière qui vous entraîne avec une ardeur croissante. Cela me remet en mémoire un article sur la musique descriptive, lu naguère dans une Revue philosophiqueg. L’auteur y faisait observer que l’on peut obtenir un très grand effet en répétant trois fois le même thème, à la condition de monter chaque fois d’une seconde majeure. On dirait un personnage qui réitère, avec une exaltation croissante, la même affirmation autoritaire ou passionnée, et qui, à chaque fois, avance d’un pas, en une attitude de menace ou de défi. Et l’auteur rappelait l’effet intense d’une telle gradation au cinquième acte des Huguenots, quand les martyrs redisent par trois fois, en montant d’un ton, le début du choral de Luther. L’effet de cette modulation redoublée est indépendant du thème, ajoutait l’auteur. Il n’y a qu’à jouer ou chanter trois fois de suite le premier vers de J’ai du bon tabac, en fa, en sol, puis en la, pour donner l’impression grotesque d’un jeune coq qui se met en colère, et se dresse sur ses ergots en hérissant son plumage… Mais il convient d’ajouter que dans tous ces exemples, la gradation a lieu dans le mode majeur, au lieu que dans le hwyl gallois tout se passe constamment dans le mode mineur. Et c’est pour cela — comme aussi pour bien d’autres motifs — que l’impression produite par la gradation du hwyl ressemble non point du tout à l’impression produite par la vue d’un jeune coq en colère, mais bien plutôt à l’impression produite par le spectacle tragique des martyrs. En vérité, l’intensité du sentiment qui est à la racine du hwyl, son rythme sonore et progressif, la portée, l’ascension de ce rythme, son trajet pour ainsi dire vertical, appelez tout cela du lyrisme, et vous ne serez pas loin de la vérité.

g – Goblot, La musique descriptive, dans la Revue philosophique de Ribot, juillet 1901.

c) Le hwyl alternant. La voix monte jusqu’à une certaine hauteur musicale. Arrivée là, elle ne monte plus, mais les phrases rythmées, terminées par une syllabe chantée, se succèdent alternativement sur deux notes formant une tierce mineure. C’est toujours en mineur. Quelquefois, dans le hwyl alternant, pour une ou deux phrases seulement, la voix monte jusqu’au fa ou au sol. Mais elle ne s’y arrête pas.

J’ai décrit les principales espèces de hwyl. Mais le hwyl est plus compliqué, souvent, que je n’ai semblé le dire. D’abord, il n’est pas rare de voir les diverses espèces de hwyl unies ensemble ou se succédant dans la même prière. Et puis, il y en a qui ne se bornent pas à une ou deux ou même trois notes, mais qui vont jusqu’à quatre notes : un homme en priant a reproduit plusieurs fois une cadence mineure régulière sur quatre notes, et ce qui prouve qu’il en avait, si je puis dire, le sentiment confus, subconscient, c’est que, sur chacune de ces quatre notes, il répétait successivement le mot Diolch. Il y en a, plus rarement, mais enfin il y en a, qui dépassent les quatre notes, et font un vrai dessin musical. Enfin il m’a bien semblé que les cadences propres au hwyl ne concordent pas toujours avec la marche ordinaire de nos gammes et seraient parfois difficiles à noter musicalement avec une exactitude et une précision parfaites.

Quelquefois, la prière se termine abruptement en plein hwyl. D’autres fois, et très souvent, après avoir été en plein hwyl, la voix peu à peu redescend, et le prieur prononce quelques paroles à voix moins musicale, moins tendue, qui le ramènent peu à peu au point vocal d’où il était parti. — Même lorsque la prière se termine abruptement, en plein hwyl, les derniers mots : « au nom de J.-C, amen,» sont toujours dits sur un ton plus bas et plus assourdi, comme dans un très rapide decrescendo.

Il est rare que le hwyl se produise dans les allocutions ; c’est plutôt dans les prières. Cependant, le tout premier que j’ai entendu à Cardiff, est bien tombé dans le hwyl étant en allocution. Mais il n’y est pas resté, il est vite revenu au ton ordinaire pour clore l’allocution et se donner entièrement au hwyl en prière.

Le hwyl se produit moins fréquemment en anglais, et atteint en général un moins grand développement.

Liverpool, 15 avril. — En somme, j’ai vu jusqu’ici peu de ministres tomber dans le hwyl : un à Aberdare, un ici à Liverpool. Le hwyl a l’air de les affecter moins profondément que les laïques. Ils s’essuient bien la figure quand ils ont fini. Mais ils n’ont pas l’air de pleurer. Et ils ne se cachent pas longuement le visage dans leurs mains ou leur mouchoir. Jusqu’à quel point les pasteurs, dans le hwyl, vont-ils jusqu’à perdre conscience d’eux-mêmes, à s’oublier et à oublier leur entourage ? Il est difficile, à coup sûr, de le dire. Ils vont, me semble-t-il, beaucoup moins loin dans cette voie que les laïques, mais parmi ceux-ci également il y a des différences de degré, toute une gamme, depuis le chant d’un sujet parfaitement auto-hypnotisé, en état de transe, jusqu’à la simple cantilène d’un sujet ému sans doute, mais très maître de soih. — Un de ceux qui ont eu le hwyl ce soir, un laïque, a eu l’espèce de sanglot hystérique que je n’ai remarqué que le premier soir à Cardiff. Il l’avait même très fort, car il était au fond de l’immense église, remplie de 2 500 personnes, tandis que j’étais sur le devant, très près de la chaire et du Set Fawr, et cependant le sanglot ou hoquet arrivait très nettement jusqu’à moi.

h – Cf. la façon dont Edmondo de Amicis caractérise l’éloquence de Castelar : « Ce Castelar, connu dans toute l’Europe, est vraiment la plus complète expression de l’éloquence espagnole. Il pousse le culte de la forme jusqu’à l’idolâtrie, son éloquence est une musique ; son raisonnement est esclave de son oreille ; il dit une chose ou ne la dit pas, ou la dit dans un sens plutôt que dans un autre, selon qu’elle convient ou non à sa période ; il a une harmonie dans la tête ; il la suit, il lui obéit, il lui sacrifie tout ce qui pourrait l’offenser ; sa période est une strophe : il faut l’entendre pour croire que la parole humaine, sans rythme poétique et sans chant, puisse arriver aussi près de l’harmonie du chant et de la poésie. (L’Espagne. Paris, Hachette, 1878, p. 195.)

Rhos, jeudi 20 avril. — Réunion un peu différente de celles auxquelles j’ai assisté jusqu’ici. Ce n’est pas proprement une réunion de Réveil. C’est un ce service anniversaire », un service ecclésiastique. Et c’est pourquoi on fait une collecte, ce qui n’est jamais le cas dans les réunions de Dan ou d’Evan Roberts. Puis, il y a un ministre qui monte en chaire pour faire, au milieu, un véritable sermon en gallois sur la prière. Je regrette de ne pas comprendre. Ça a l’air très intéressant. On rit beaucoup. Il a une très grande variété d’intonations, de volume et de hauteur de voix, de gestes. Il est bien plus animé que les Roberts (Dan et Evan). Dans l’ensemble du service, peu de femmes ont pris la parole — rien qu’une, au fait, si je me souviens bien, et qui paraît s’être bornée à indiquer un cantique en récitant la première strophe. Pas d’enfants. C’est beaucoup plus calme que dans le Sud. Un homme a prié. Chez lui le hwyl est parti tout à coup après quelques minutes de prière tranquille, sans préparation, sans ascension graduée de la voix. — Le pasteur qui a prêché a eu de temps en temps quelques passages en hwyl, dans son allocution. Mais ce n’était pas un hwyl très émotif ; c’était plutôt une espèce de cantilène, quelque chose comme l’amplification et la transformation en vraie musique, de la cantilène où tombent parfois tels ou tels improvisateurs français.

Rhos, samedi 22 avril. — Toujours du hwyl, mais moins que dans le Sud. Remarqué cependant un homme qui, après un accès de hwyl, est retombé dans le discours ordinaire non-musical, puis a eu un second accès de hwyl suivi de retour au ton ordinaire.

Cardiff, jeudi 27 avril. — Chose assez curieuse ! Le hwyl ne paraît pas être familier aux revivalistes eux-mêmes. Je n’ai vu ni Evan, ni Dan Roberts, ni Sidney Evans, ni Jenkins, ni aucune des demoiselles Roberts, Davies, Jones, tomber dans le hwyl. Dan Roberts et Sidney Evans ont toujours été très sobres, très calmes, très maîtres d’eux-mêmes dans les réunions où je les ai vus. Quant à Evan Roberts et aux demoiselles, si je les ai vus souvent très excités, très émus, succombant à leur émotion, jamais cette émotion, cette excitation n’a pris — au moins devant moi — la forme du hwyl. Et comme je les ai entendus somme toute assez souvent, j’ai le droit de dire, sinon que le hwyl leur est absolument étranger, du moins qu’il ne leur est pas familier.

Je ne sais si j’aurai réussi à donner quelque idée approximative du phénomène du hwyl. On a vu, d’après ce qui précède, que j’ai été plus fortuné que M. Edgar Vine Hall, puisque j’ai vu ce qu’il n’a pu voir, des enfants priant en plein hwyl : « Il arrive, écrit M. Hall, aux femmes et aux hommes de tomber, au cours de leurs prières, dans certaines phases musicales fort remarquables, parfois simples, parfois complexes, d’autres fois encore répétées : mais, quoiqu’il existe dans les prières des enfants une certaine intonation, je n’ai pas entendu chez eux le rythme musical inconscient et varié qui est appréciable chez les adultes. A cet égard, une plus longue expérience m’aurait été nécessaire »i. — En revanche, j’ai pu vérifier, par les renseignements que j’ai recueillis, l’exactitude de cette information de M. Hall : « Une dame ayant passé une année dans le pays de Galles m’informe qu’on peut, jusqu’à un certain point, entendre cela dans les localités les plus reculées, même en temps ordinaire, aussi bien dans les prières que dans les sermons.

iAnnales des sciences psychiques. Quelques aperçus sur le Revival gallois. Mai 1905, p. 300.

Il est essentiel d’ajouter, pour bien interpréter ce phénomène, que le hwyl est chose ancienne chez les Gallois ; il a dû exister de tout temps ; ses origines se perdent dans la nuit des âges. Et il faut encore ajouter que le hwyl gallois n’est pas confiné au domaine religieux ; on m’a assuré qu’il était très répandu dans tous les domaines, et notamment qu’il n’était pas rare de l’entendre dans les réunions politiques, non plus sans doute dans des prières, mais dans des discours. C’est donc tout simplement l’une des façons familières au tempérament et aux mœurs des Galloisj, de donner cours à une émotion intense. Et il s’ensuit qu’il ne faut ni mépriser ni surfaire le hwyl. Ce qui est dû à l’action de l’Esprit, c’est l’émotion elle-même. Le hwyl n’en est qu’une traduction toute contingente. Mais au point de vue psychologique le hwyl est un phénomène extrêmement curieux et intéressant à étudier. Il me semble qu’il permet de saisir sur le fait la façon dont le plain-chant et les psalmodies ecclésiastiques ont pris historiquement et psychologiquement naissance : plain-chant, psalmodies ecclésiastiques, ne sont pas autre chose en dernière analyse que du hwyl raidi, figé, consolidé, cristallisé. Cantilènes, plain-chant, psalmodies ne sont pas autre chose qu’une forme éteinte de la création affective. Si, dans leurs survivances actuelles, ils n’expriment et ne provoquent souvent qu’une émotion bien restreinte, et parfois même se réduisent à n’être plus qu’un rite formaliste desséché, durant par la force d’une tradition puissante et respectable, à l’époque lointaine de leur apogée, c’étaient au vrai des créations de la vie émotionnelle dont l’ensemble analogue au hwyl gallois constituait une musique religieuse vivante, s’enrichissant et se renouvelant sans cesse par les inventions et inspirations individuelles successives ou simultanées.

j – D’après Mme Saillens, les Gallois ont le hwyl en commun avec les Highlanders d’Ecosse.

La similitude entre le hwyl et le plain-chant est réellement très frappante. On sait, en effet, que le plain-chant primitif, comme la musique antique, ne connaît d’autre rythme que le rythme du discours. Les fragments de musique grecque mis au jour dans les fouilles de Delphes ont affirmé ce caractère de l’art musical des anciens : la durée des notes n’y est indiquée que par la valeur prosodique des syllabes chantées ; le rythme du vers détermine ce que nous appellerions la mesure du morceau. De même la lecture qui se faisait de l’Ancien Testament dans les synagogues était chantée, et la notation des chants adaptés aux textes sacrés se composait d’accents placés entre les lignes et qui exprimaient des groupes de notes qui terminaient une phrase plus ou moins longue chantée sur la même note ; d’où il résulte que ce chant liturgique n’était qu’une espèce de déclamation accentuée sans mesure ni rythme. Pareillement, le rythme du plain-chant n’est fondé ni sur la mesure, ni sur le retour d’un même mètre. Semblable au rythme oratoire, il est plus libre, plus varié, plus compliqué, plus multiplié que le rythme musical ; il repose essentiellement sur le sens du discours. Le plain-chant ou musique plane s’oppose à la musique proprement mesurée. Eh bien ! le hwyl gallois est, lui aussi, de la musique plane, du plain-chant.

Mais peut-être faut-il aller plus loin encore. Peut-être le hwyl gallois nous permet-il de remonter jusqu’à des origines encore plus lointaines et plus obscures ; peut-être nous permet-il de remonter jusqu’au point où la parole s’est transformée en chant, où la musique, sous l’empire de l’émotion, a fait son apparition dans l’humanité. Tout ce que nous savons des origines de la musique confirme et suggère ce rapprochement. « Les caractères de la musique primitive, écrit M. Ribot, ont été maintes fois énumérés : elle est surtout vocale, comprend très peu de notes, trois ou quatre au plus ; le rythme est très important et rigoureusement réglék. » En écrivant ces lignes, M. Ribot, sans le savoir, a formulé très exactement quelques-uns des caractères essentiels du hwyl.

kLogique des sentiments, p. 155.

Lors des conférences pastorales de l’Oratoire, ayant eu l’occasion d’y parler du hwyl, quoique avec moins de détails qu’ici, je provoquai une intéressante remarque de M. Raoul Allier, qui a bien voulu ensuite me la confirmer par lettre. Il existe en vieil allemand un livre intitulé : Révélations de la sœur Mathilde de Magdebourgl. Cette mystique commence chacune de ses révélations en prose, mais peu à peu, sous l’influence de l’émotion croissante, le ton s’élève, et finalement la prose disparaît pour faire place à la poésie, comme à une expression plus immédiate, plus complète, plus puissante du sentiment. C’est là — en partie — le même phénomène que le hwyl. Le hwyl est plus complet parce qu’à la poésie il ajoute la musique. Mais des cas simplifiés et individuels, comme celui de Mathilde de Magdebourg, nous aident à comprendre les cas plus complexes et par dessus le marché collectifs comme celui du hwyl gallois.

lOffenbarungen der Schwester Mechthild von Magdeburg, heraus-gegeben von P. Gall Morel. Regensburg, 1869.

Le cas de Mathilde de Magdebourg n’est, d’ailleurs, nullement isolé en son genre. On peut aussi citer l’Imitation de J.-C.

« L’Imitation de J.-C, déclare M. Bonet-Maury, a été écrite pour être chantée comme un récitatif ; cela est évident par le rythme poétique qu’offre l’ouvrage d’un bout à l’autre. Ce rythme se rapproche de celui qu’on retrouve dans les autres ouvrages de l’école mystique de Jean de Ruysbroeck et Gérard de Groote (entre autres dans les Hymnes de Jean Schutken. et dans les Cantiques spirituels de Thomas a Kempis). Ces sentences rythmées, qui offrent une certaine analogie avec le parallélisme des Psaumes et des Proverbes hébraïques, ne sont pas toujours accompagnées de rimes ; mais, toutes les fois que les deux derniers mots de deux propositions symétriques riment ensemble, celles-ci sont aussi soumises à un certain rythme musical. Ainsi on n’a qu’à lire tout haut les strophes de l’Imitation, en observant les règles de l’accent tonique hollandais et les pauses marquées, pour y percevoir une cantilène pleine de charmes, qui rappelle certaines mélodies du plain-chantm.

m – G. Bonet-Maury, Art, de l’Encyclopédie de Lichtenberger sur l’Imitation de J.-C.

Il convient de remarquer toutefois que, suivant quelques auteurs, au rebours de ce que nous avons supposé plus haut, c’est la parole qui serait née du chant, de la même manière que l’écriture, plus tard, du dessin. Le monologue musical, sous la forme du psaume ou de l’ode, bref le lyrisme aurait marqué la première phase d’une évolution qui aurait peu à peu abouti au dialogue parlé. Avant de se parler, quand ils se rencontraient de loisir, les hommes primitifs auraient commencé par chanter ensemble ou se chanter l’un à l’autre. Et l’on pourrait voir un débris survivant de ces communications musicales dans les chants alternés des bergers d’églogues, et aussi bien dans la coutume encore vivante des Esquimaux chez lesquels on chante contre quelqu’un au lieu de le railler, et chez lesquels les chants satiriques, alternés aussi, duels inoffensifs et prolongés, jouent le même rôle que les discussions animées parmi nous. D’après cette hypothèse, à la première aube de la parole, dans la première famille ou horde qui a entendu les premiers balbutiements, c’aurait été un individu mieux doué que les autres qui aurait eu le monopole du monologue chanté, évoluant en langage ordinaire : les autres auraient d’abord écouté, pouvant déjà le comprendre avec effort, ne pouvant pas encore l’imiter. L’imitation serait ensuite venuen. — Nous ne pouvons entrer ici dans la discussion de ces conjectures. Il semble, d’ailleurs, malaisé de faire la pleine lumière sur des origines enveloppées d’aussi épaisses ténèbres. Au reste, si l’on adoptait ces vues, il en faudrait simplement conclure que dans le hwyl gallois nous avons comme une sorte de régression, de retour aux origines. Sous l’influence de l’émotion, l’individu en foule se rapproche des êtres tout à fait primitifs. Les phénomènes ancestraux réapparaissent. Ce sont les parties les plus anciennes de la race qui surgissent, les stratifications les plus ataviques, cachées sous les acquisitions récentes, qui affleurent à la surface, et au lieu de nous faire saisir sur le fait la transformation de la parole initiale en chant, le hwyl nous met en présence du retour de la parole au chant primitif. Et qui sait ? la vérité intégrale pourrait être plus complexe. Il se pourrait que le hwyl gallois fût à la fois une régression relativement aux toutes premières origines (retour de la parole au chant) et la reproduction d’un progrès relativement à des origines plus récentes (transformation de la parole religieuse — hébraïque ou chrétienne, par exemple — en psalmodie et plain-chant).

n – Tarde, L’opinion et la foule, p. 90-92.

Quoi qu’il en soit, il est extrêmement curieux et intéressant de retrouver ainsi, subsistant encore en plein vingtième siècle, un phénomène comme le hwyl. On comprend bien, en y réfléchissant, que le hwyl ne saurait subsister indéfiniment partout. Il suppose, en effet, ces deux choses : un peuple encore fruste, chez lequel la réflexion n’a pas dissous le subconscient, ou obstrué, bouché, les canaux par lesquels le subconscient peut apparaître brusquement dans la conscience pour y produire les phénomènes d’inspiration esthétique et religieuse, — et puis un peuple très musical par nature, chez lequel tout sentiment éprouvé se transpose aussitôt en sons, toute impression prend aussitôt la forme musicale.

Depuis que les remarques précédentes étaient écrites, j’ai eu l’occasion de correspondre avec un pasteur écossais et un pasteur gallois. Ils m’ont donné sur le hwyl quelques indications qui tantôt complètent, tantôt corrigent ou contredisent les réflexions qui précédent. Je m’assure qu’elles intéresseront en tout cas le lecteur.

Voici d’abord la lettre du pasteur écossais, que j’avais interrogé sur l’existence du hwyl en Ecosse :

Avant de répondre à votre lettre, j’ai cherché à me procurer des renseignements que je n’avais pas quand je l’ai reçue. Mon ministre ici est un Highlander. Je l’ai interrogé au sujet de la cadence particulière de voix à laquelle vous faites allusion comme existant dans les Highlands d’Ecosse. Il dit qu’elle y est bien connue, en effet. Des personnes priant en public tombent souvent dans ce ton, inconsciemment, et quelquefois consciemment (comme qui dirait pour obéir à une sorte de mode). Il ne pense pas qu’il y ait rien de semblable à cela dans le discours séculier parmi les Highlanders, il croit que c’est entièrement confiné aux déclarations religieuses ou expressions de dévotion.

J’ai pris la liberté d’envoyer votre lettre à un ministre de l’Eglise presbytérienne galloise avec lequel je corresponds officiellement, car il occupe la même position dans les conseils de son Eglise que moi dans ceux de ma propre Eglise. Son explication de cette façon de parler en Galles correspond tout à fait avec ce qui m’a été dit au sujet des Highlands. Vous remarquerez ce qu’il dit au sujet de la ressemblance qu’il a découverte dans le ton d’un prêtre catholique romain, à Amsterdam.

Voici la lettre du pasteur gallois dont parle mon correspondant écossais :

Je puis dire que personnellement j’ai vu et traversé deux ou trois Réveils dans notre pays, et j’ai été témoin des divers développements des cœurs humains, à la fois dans des réunions privées et dans des réunions publiques.

L’enthousiasme religieux, sacré, des Gallois, connu sous le nom de hwyl est regardé comme une jubilation ou une exultation spontanée très sacrée, éclatant dans une exubérance de belle diction et de pathos accouplée à une douce cadence de la voix, dans les personnes complètement imbibées du pouvoir de l’Esprit de Dieu, lorsqu’elles prient ou contemplent et proclament les glorieux thèmes de la Rédemption. Le réel peut presque toujours être distingué du fictif par les cœurs humains présents.

Le hwyl est le résultat naturel des nombreux grands Réveils qui ont béni et imbibé de temps à autre le Pays de Galles, depuis les jours de nos ancêtres pionniers, il y a 150 ans, époque où presque toute la nation fut capturée par leur fervente prédication.

Jusqu’à aujourd’hui, pendant les anniversaires d’Eglise, et spécialement pendant nos Assemblées de synode, quand la meilleure partie de deux journées est consacrée à la prédication, et cela en plein air, si le temps le permet, quand il s’assemble là de dix à vingt mille personnes, les ministres, complètement excités et sous une profonde onction pour une telle occasion, paraissent mettre à contribution tous leurs pouvoirs de pensée, tout leur talent de parole et toutes leurs puissances de cadence ou d’inflexion de voix, à un moment pour l’éveiller les impies, à un autre moment pour proclamer dans un superbe torrent d’émotion la gloire et la joie du croyant et spécialement l’infinie beauté et gloire de leur Dieu et Sauveur, jusqu’à ce que la vaste masse de vingt mille auditeurs soit fondue et soudée dans l’émotion et les larmes — quelques-uns criant à haute voix pour demander le pardon, d’autres éclatant en louanges joyeuses.

Comme résultat naturel de tout ceci, le commun des membres (the rank and file of members), lorsqu’ils prient en public — et la réunion de prière publique pour tout notre peuple à toutes les époques et saisons forme un facteur important dans nos observances religieuses — se laissent emporter, — consciemment ou inconsciemment — par une sorte d’émulation, imitant la méthode et la cadence pathétique de leurs puissants prédicateurs qui ont été les moyens de leur conversion et de leur consolation. De là vient qu’une touche de l’accent mélodieux et pathétique se fait entendre chez eux. C’est leur hwyl.

Le hwyl sacré est absolument absent et inconnu dans tous les discours sociaux et politiques.

Malheureusement, la présente race de nos ministres, manquant de la capacité de mettre à contribution leur nature entière pour de grandes occasions, semble un peu plus faible pour s’élever à la hauteur du pouvoir pathétique qui caractérisait nos pères. Cette caractéristique n’est plus aussi évidente, pareillement, dans nos membres en général, excepté durant la ferveur spirituelle d’un grand Réveil.

Cependant nous trouvons que chaque Réveil amène avec soi ses nouveaux modes et développements caractéristiques, variés et originaux. Pourtant, malgré toutes les diversités de dons, c’est le même Esprit.

Etant entré dans une Eglise catholique romaine à Amsterdam, à notre grand étonnement, nous trouvâmes que le prêtre, quand il se mit à prêcher, manifestait presque exactement la même intonation pathétique de voix que nos propres grands prédicateurs, et cela avec grand effet.

De sorte que nous concluons que le hwyl gallois est possible parmi les races continentales.

La pleine possession du Saint-Esprit seule est requise pour exciter la nature entière de l’homme à utiliser tous ses talents. Il est tout aussi vrai que les hommes doivent s’efforcer de s’ouvrir eux-mêmes à sa présence et à son pouvoir, et doivent aussi être très attentifs à donner cours, par le moyen de la prière, de la confession, ou par la récitation de portions de la Parole de Dieu, aux impulsions du Saint-Esprit et à ne pas les cacher au dedans de leurs cœurs, attendu que les dons de l’Esprit bienheureux sont destinés à l’usage et à l’édification publics, et non pas à l’usage personnel seulement.

Mon correspondant écossais a bien raison d’attirer mon attention sur la constatation faite par le pasteur gallois de l’existence du hwyl chez un prêtre catholique romain. Peut-être s’ensuit-il de là que le hwyl n’est pas un produit aussi immédiat, aussi direct du Saint-Esprit que le pasteur gallois a l’air de l’estimer, et qu’après tout il n’y aurait rien d’impossible à ce que quelque chose d’analogue au hwyl pût, à l’occasion, se produire dans les réunions politiques, conformément à l’assertion d’un ami anglais et contrairement aux dénégations de mes correspondants écossais et gallois. Mais les moyens me manquent pour pousser plus loin l’enquête.

Il y a à coup sûr quelque chose qui mérite d’être retenu dans les explications de mon correspondant gallois. Que le hwyl soit né il y a 150 ans seulement par imitation de l’action oratoire de prédicateurs puissants ou qu’il remonte à des origines bien plus lointaines et se perde dans la nuit des âges, il est très probablement exact d’insister sur l’origine individuelle du hwyl. Oui, c’a été d’abord la particularité, l’invention de quelque individu — laquelle s’est propagée par imitation consciente ou plutôt inconsciente de façon à devenir comme un instinct social dans une race d’ailleurs prédisposée.

Tout de même, un peu surpris et heurté par la théorie de mon correspondant gallois : [J’entends la théorie relative au rattachement historique des origines du hwyl à la prédication des Revivalistes d’il y a 150 ans. Car la description qu’il fait de la prédication même des grands prédicateurs gallois est d’accord avec tout ce que j’ai pu recueillir ailleurs et depuis de renseignements sur ce sujet. Le Rév. Paxton Hood, dans un livre d’un haut intérêt sur Christmas Evans (Christmas Evans, the preacher of wild Wales, his country, his times and his contemporaries. London, Hodder et Stoughton, 1902), se sert, pour caractériser la prédication galloise, de termes tels que : « musique de ménestrel », « musique de discours », « espèce de plain-chant psalmodié par le prédicateur sur les cœurs de la multitude », « chant inspiré », « chant sauvage, irrégulier », « refrain jubilant, revenant sans cesse » (p. 9, 11, 17). Il décrit la prédication de Christmas Evans comme une sorte de « chant primitif adressé à des gens d’instincts primitifs » (p. 91), et il nous informe que Christmas Evans était un barde, un ménestrel plus qu’un orateur (p. 327-328). La description de l’éloquence de Davies par le même auteur est dans le même genre (p. 212-213).]

Je lui ai écrit derechef pour lui poser quelques questions : Pensez-vous réellement, lui ai-je demandé, que le hwyl ne date que d’un ou deux siècles ? Ne croyez-vous pas qu’il s’est manifesté il y a très, très longtemps, de telle sorte que là où il apparaît maintenant, il se montre comme une sorte de survivance de quelque chose d’ancestral et de primitif dans la race galloise ? N’y a-t-il pas de traces du hwyl dans l’histoire galloise avant les Réveils de Christmas Evans ou de Rowlands ? — Est-il sûr que le hwyl fût entièrement inconnu à la multitude (the rank and file of the people), avant que quelque prédicateur éminent fût publiquement tombé dans cet état ? — Si le hwyl provient tout d’abord des prédicateurs influents et puissants agissant sur les masses, comment expliquer le fait qu’aucun des revivalistes actuels, à ma connaissance, homme, femme, ou jeune fille, ne tombe dans le hwyl ? Je n’ai jamais vu Evan Roberts, ni Dan Roberts, ni Sidney Evans, ni Jenkins, ni les Misses Davies, ni Miss Jones, ni Mrs. Jones, prier ou parler en hwyl. Ceux que j’ai interrogés étaient dans le même cas que moi. Et aucun journal, aucune brochure, que je sache, n’a signalé une attaque de hwyl chez aucun de ces revivalistes. — Je puis dire aussi que dans les meetings auxquels j’ai assisté, j’ai toujours remarqué que le hwyl était plus fréquent et plus intense dans les prières que dans les allocutions : comment expliquer le fait, si c’est aux allocutions des revivalistes qu’il doit son origine et s’il est né par imitation des allocutions ? — J’ai été très frappé enfin par le fait que les gens, dans la congrégation, me paraissaient plus profondément émus dans leur hwyl que les ministres auxquels il arrivait d’y tomber…

A ces questions ou objections, mon correspondant gallois a eu la très grande amabilité de répondre par une nouvelle lettre :

J’ai écrit quelques remarques supplémentaires sur le hwyl en réponse à vos demandes. Peut-être trouverez-vous qu’elles jettent un peu plus de lumière sur les grands mystères de l’action de l’Esprit de Dieu, bien qu’aucune explication certaine et définie de ses agissements ne puisse être donnée par un homme mortel. Vous voyez un changement dans chaque Réveil. Lui seul sait pourquoi.

a) En ce qui concerne l’existence primitive du hwyl, nous devons reconnaître que l’aptitude musicale est un facteur naturel très puissant dans la nation galloise et qui a été largement mis en exercice dans les anciens services druidiques, dans les forêts druidiques depuis un temps immémorial.

Plus tard, des sortes de divertissements rythmiques furent en vogue dans les réunions et orgies qui avaient lieu dans les cabarets, les dimanches et les jours de congé, jusqu’aux Réveils méthodistes d’il y a 200 ans. A cette époque, toutes ces coutumes furent démolies par la puissante prédication qui fut alors introduite. En même temps que cette rénovation de la nation, quelques intermèdes rythmiques puissants et piquants furent mis en jeu avec une sérieuse intention d’écraser et de balayer au loin les restes des folles fantaisies de l’aristocratie et des ministres de paroisses qui n’étaient pas entraînés dans le Réveil.

Il paraît tout à fait possible et raisonnable que ces pouvoirs musicaux et rythmiques aient été tournés par le Saint-Esprit en puissance sanctifiée pour restaurer l’entière nation et l’élever à un niveau spirituel de pensée. Telles sont les traces de ce qui peut ressembler au hwyl antérieurement aux grands Réveils.

b) Quant à l’absence du hwyl dans les revivalistes actuels, hommes et femmes, dans leurs discours et leurs allocutions, une raison de ce fait me semble être que les revivalistes actuels ne sont pas si largement doués de talents naturels pour la parole et la prédication que les revivalistes de jadis, mais ne possèdent qu’une couche inférieure (a lower strata) de talents, comparés aux grands talents qui ont caractérisé les anciens revivalistes. Est-ce qu’en cela Dieu désire conduire son Eglise à s’appuyer davantage sur les grandes impulsions de son Esprit ? Nous ne le savons pas, mais tel est le fait.

c) Comment se fait-il que la masse (the rank and file of the multitude) soit plus puissamment affectée par le hwyl que les orateurs ? La raison de ce fait semble être que les orateurs ont affaire aux hommes et se servent pour cela d’une espèce de conversation et de raisonnement personnel intense, tandis que la multitude s’adresse directement à Dieu. Leurs méditations sur la beauté et la gloire de leur Sauveur et l’abondance de la grâce et la gloire de l’amour rédempteur les dominent, les maîtrisent et les transportent en des extases infinies. Comme une illustration de la vérité de cette remarque, Mr Evan Roberts, quand il parle aux hommes, a une manière calme, tranquille, mais intense. Mais parfois, quand d’autres sont en train de prier ou de louer, ou le voit souvent complètement prostré sur le sol dans un violent paroxysme, avec des agitations et des cris (shoutings) : c’est lorsqu’il s’adresse à Dieu et non aux hommes.

Ces intéressantes explications, qui font droit au caractère primitif du hwyl, laissent peut-être bien encore des points obscurs. Il faudrait sans doute être un psychologue gallois et pouvoir faire une enquête sur place comme aussi étudier dans l’original les écrits gallois relatifs à l’histoire religieuse et à l’histoire générale du Pays de Galles pour tirer tout cela parfaitement au clair. Il reste surprenant qu’Evan Roberts, étant ce qu’il est et ayant joué le rôle qu’il a joué, ne pratique jamais, pas plus que les autres revivalistes, le hwyl soit dans les allocutions, soit dans les prières. Des sanglots, des agonies, des contorsions, des syncopes, des extases, des transes, etc., Evan Roberts et quelques autres revivalistes en ont, mais non pas du hwyl. Et Evan Roberts semble loin d’avoir pour le hwyl le même respect et la même admiration que mon correspondant gallois. Il interrompt parfois le hwyl comme il interrompt le chant et il lui est arrivé de dire à son auditoire, à Liverpool et ailleurs : « Vous préféreriez une bonne réunion avec beaucoup de chant et beaucoup de hwyl… mais il faut d’abord purifier les cœurs, etc. »

D’après les données de mon correspondant gallois, il faudrait penser que ce qu’il y a actuellement de hwyl, dans le Réveil de 1905, est une réapparition et une survivance de phénomènes familiers dans les Réveils antérieurs et dus dans ces Réveils à l’imitation par le peuple des grands revivalistes, avec cette différence que le hwyl pratiqué par les revivalistes dans leurs allocutions était pratiqué par la foule dans les prières.

[A l’appui de cette idée de survivance, on pourrait citer bien des traits. L’influence de la foule dans les réunions de Réveil provoque très souvent des rétrogradations, des régressions vers un état primitif antérieur. Un pasteur de la vallée de Swansea a fait cette déclaration reproduite par le Christian : « Il est digne de remarque que les jeunes gens de famille galloise dont les parents ont parlé gallois, mais qui eux-mêmes emploient l’anglais pour parler chaque jour, ont souvent le pouvoir de parler avec facilité (fluency) et force en gallois quand ils sont sous le coup de l’émotion dans ces assemblées. — Voici qui se rapporte encore plus directement à notre sujet : Dans le British Weekly du 7 décembre 1905, M. Elvet Lewis raconte une réunion à laquelle il a assisté en janvier 1905 : « Voici une prière anglaise, sans aucun accent qui trahisse le prieur ; mais, chose assez étrange, tandis qu’il parle, le voilà qui tout à coup tombe dans la mélodie du hwyl gallois, indéniablement, et avec une parfaite justesse. Je me sens mystifié ; est-ce l’atmosphère qui l’a saisi, ou quoi ? A mesure qu’il continue, le secret modestement se dévoile : « Oh ! je te remercie, Seigneur, je te remercie de ce que tu me ramènes au pays natif de mon père pour y attraper le feu sacré ! Quoi que ce soit qu’il eût perdu par son éducation anglaise et le milieu où il avait passé sa vie, ce jour-là quelque main invisible avait trouvé l’instinct ancestral profondément caché dans sa nature, et l’avait fait vibrer pour en tirer une parfaite mélodie. »]

Mais le hwyl, n’étant plus pratiqué dans le Réveil de 1905 par les revivalistes ni dans les allocutions ni dans les prières, devrait tendre à disparaître des mœurs galloises… à moins que surgisse dans l’avenir quelque puissant revivaliste dont la prédication fasse réapparaître le hwyl. Ce sont là les changements qui se produisent d’un Réveil à l’autre, d’après mon correspondant gallois, et pour lesquels il essaie de trouver une raison. La raison à laquelle il se rattache, c’est que les revivalistes actuels sont inférieurs aux anciens et que Dieu se plaît à se servir d’instruments inférieurs pour qu’on lui rapporte plus sûrement toute la gloire. Sans combattre de front cette explication et tout en reconnaissant que les revivalistes actuels semblent très inférieurs aux anciens sous le rapport de la puissance oratoire, ou poétique, bardique, un psychologue sera tenté de se demander si le hwyl n’est pas destiné à disparaître peu à peu, au fur et à mesure des progrès de la civilisation, comme ont disparu tant d’autres traits intéressants d’une mentalité primitive, naïve et instinctive.

Quoi qu’il en soit, j’ajouterai que c’est le hwyl, et d’une manière générale le caractère musical des réunions galloises, qui les rend intéressantes pour les étrangers qui ne savent pas le gallois. Je me suis souvent demandé comment il se faisait que des réunions de trois à quatre heures et au delà, où un grand nombre, pas la totalité, heureusement, mais un grand nombre pourtant, des chants, prières et allocutions se faisaient dans une langue inconnue de moi, ne me fatiguaient pas, ne me paraissaient pas trop longues. Je crois bien que des réunions de trois à quatre heures, en France, me paraîtraient avoir plus qu’assez duré, du moins si elles se produisaient et se poursuivaient suivant le train-train habituel ; car en temps de Réveil qui est-ce qui peut savoir ? Mais enfin les réunions galloises ne m’ont jamais paru longues. J’ai trouvé la raison du fait dans le caractère essentiellement musical de ces réunions galloises. Ce caractère musical permet à la contagion émotive de s’exercer d’une façon originale et curieuse. On sait vaguement ce dont il s’agit. Dans les prières reviennent à certains intervalles des mots dont on sait le sens : Arglwydd, achub (Seigneur, sauve)… Diolch itti (grâces te soient rendues)… Amtat nefol (père céleste)… Anfon Yspryd (envoie l’Esprit)… Jesu Grist (Jésus-Christ)… Jesu mawr (Grand Jésus)… Diwygiad (Réveil)… Ce sont comme de brefs renseignements qui montrent le chemin, des termes juxtaposés plutôt que liés, espacés plutôt que juxtaposés, sans précision et sans nuances, qui indiquent la pensée plus qu’ils ne l’analysent. Ou bien, de temps à autre, une prière en anglais ou une allocution anglaise signale l’ordre d’idées où l’on se meut actuellement. Et puis, tout le reste n’est que son, tout le reste n’est que musique… Effectivement, une émission de voix qui ne signifie rien, qui n’a pas de sens pour celui qui la perçoit, n’est pas pour lui un mot : ce n’est qu’une donnée purement sonore. Dans le discours compris de celui qui l’entend comme de celui qui le prononce, une phrase est une suite de mots telle que les sens respectifs de ces mots entrent tous en rapport de manière à former une proposition, c’est-à-dire à produire un sens collectif qui participe de chaque sens particulier et formule un jugement. Une phrase est donc une synthèse de mots qui signifie un jugement. Mais une suite de mots qui ne signifie rien pour l’intelligence, qui n’offre aucun sens, équivaut à une simple suite de sons ; car le sens particulier de chaque mot ne soutenant, par hypothèse, aucun rapport avec celui de chaque autre mot est par là même inutilisé ; il peut être, sans inconvénient, remplacé par n’importe quelle donnée purement sonore. Et ainsi, l’étranger qui ignore le gallois se trouve bien forcé de ne plus tenir compte du sens des mots entendus, mais seulement du son. Comme dans la poésie symboliste et plus que dans la poésie symboliste, le mot perd son caractère de signe intellectuel pour ne plus garder que celui de note musicale. Un pasteur disait à Paris, devant moi, le soir de la réunion du 1er mai, à l’Oratoire, alors que nous parlions de la difficulté de se faire entendre dans ce grand local, quand on n’a pas l’avantage de posséder une voix très puissante : « Oh ! pour moi, je vous assure que je ne tiens pas à entendre d’un bout à l’autre le prédicateur ; cela ne m’est pas nécessaire pour être édifié, au contraire ; ainsi je me rappelle avoir entendu une fois M. Bersier à Anduze. Le temple d’Anduze, comme vous savez, est très grand. J’étais arrivé en retard, j’étais mal placé ; je perdais les trois quarts du discours de M. Bersier ; je ne l’entendais qu’aux endroits les plus oratoires où il donnait toute sa voix. Eh bien ! j’ai été aussi édifié, je crois pouvoir dire plus édifié que si j’avais tout distinctement et clairement entendu. Tout le monde ne sera pas de l’avis de ce pasteur. Mais moi je dirai : j’ai ressenti pour mon compte quelque chose d’analogue aux réunions galloises, avec cette différence en faveur des réunions galloises, qu’en somme, lorsque M. Bersier ne se faisait pas distinctement entendre de son auditeur en retard, celui-ci n’entendait qu’une voix parlant confusément sur un ton ordinaire, — ce qui n’est pas toujours très émotionnant en soi — au lieu que, dans les réunions galloises, là où on ne comprend pas intellectuellement, on perçoit des voix qui vont du ton ordinaire de la parole parlée jusqu’au véritable chant. Il est incontestable qu’un auditeur soit peu émotif, soit peu propre à l’expression musicale de l’émotion, ne pourra être bien empoigné par de telles réunions. J’aurais aimé pouvoir en faire l’expérience et pouvoir envoyer au pays de Galles telles personnes de ma connaissance qui n’ont que de l’horreur pour ce qu’elles appellent, avec une intonation et une moue significatives, le mysticisme, et qui n’ont que de l’indifférence ou de l’aversion pour tout ce qui ressemble à de la musique. Je crois que ces personnes, si elles traduisaient sincèrement leurs impressions vraies, — je veux dire si elles savaient faire abstraction de toute idée a priori sur le Réveil et sur ce qu’il est convenable et religieux d’éprouver dans le Réveil et à propos du Réveil, si elles avaient le courage de leurs sensations et sentiments, devraient accuser un ennui réel, parfois colossal, dans ces interminables réunions galloises. Il n’en est pas ainsi des autres. Elles ne s’ennuient pas, parce qu’elles sont susceptibles d’être atteintes, touchées, par la contagion émotive exercée grâce à la musique.

Et que l’on songe à la très grande variété de ces réunions galloises. Je laisse de côté les chants, la lecture de la Bible, les allocutions, pour ne relever ici que les prières. Quatre éléments peuvent s’y mélanger et s’y mélangent suivant toutes les proportions : anglais, gallois, au point de vue de la langue ; ton ordinaire, chant musical, au point de vue du son. Voici divers cas qui peuvent se produire, se succéder, ou même coexister :

a) Une prière toute en anglais, sans hwyl.

b) Une prière toute en gallois, sans hwyl.

c) Une prière commencée en anglais, puis sous le coup de l’émotion continuée en gallois. Rien que cette substitution est déjà importante. L’étranger qui ne comprend pas le gallois, perd du tout au tout au point de vue intellectuel ; il comprenait, il ne comprend plus. C’est comme un rideau brusquement tiré devant l’intellect, avec quelques trous par ci par là lorsque jaillit quelque mot connu : Diolch itti, achub ! Mais ce que l’étranger perd au point de vue intellectuel, il le gagne en partie au point de vue émotif. Car le passage de l’anglais en gallois s’effectue sous l’influence de l’émotion croissante, et cette émotion croissante commence déjà à donner à la parole comme une nuance musicale, comme une demi-teinte musicale, même avant que commence le hwyl, même s’il ne doit pas y avoir de hwyl proprement dit dans la prière. Le vrai Gallois n’est complètement à son aise, n’exprime avec une entière liberté ses sentiments, ne se livre complètement que par le moyen de la langue galloise, et il est impossible d’écouter une de ces prières où le gallois succède à l’anglais sans être frappé du contraste musical. Aussi bien y a-t-il un grand contraste entre la langue anglaise et la langue galloise. La langue galloise est plus complexe et plus riche ; elle donne du mal aux Anglais qui veulent l’apprendre, notamment, paraît-il, par la difficulté qu’ils trouvent à se fixer dans la tête le genre masculin ou féminin des substantifs. L’anglais, lui, se distingue surtout par la simplicité de la grammaire, par la brièveté des mots et des phrases. Au point de vue des mots, de leurs flexions, de leur groupement, il n’est pas de langage qui soit plus mutilé, plus détérioré que l’anglais. Il présente, à coup sûr, de ce chef, bien des avantages : l’altération phonétique n’a-t-elle pas aidé l’émancipation de la pensée ? n’a-t-elle pas favorisé les progrès de l’homme dans la voie de l’abstraction ? Mais autre chose est l’abstraction, autre chose est l’émotion concrète. Et, en ce qui concerne spécialement la sonorité, le parler ordinaire des Anglais est loin d’être très agréable à l’oreille : il paraît souvent un peu pauvre en voyelles distinctes, sourd, inégal, confus, embarrassé de sifflantes et de sons que l’on peut qualifier d’explosifs : il n’a rien de la belle sonorité des langues méridionales, ni de la claire et nette prononciation du français. Au contraire, la langue des Gallois, quoique très gutturale, est très harmonieuse. On se figure parfois à tort lorsqu’on en ignore la prononciation et qu’on croit devoir donner aux lettres la même signification que dans d’autres langues, que c’est une langue particulièrement riche, trop riche en consonnes ; mais c’est exactement l’inverse. La langue galloise a en réalité sept voyelles — le w et le y étant des voyelles originales. On cite en gallois ce dont on aurait de la peine à trouver l’équivalent dans d’autres langues, une poésie de huit lignes dans laquelle il n’y a pas une seule consonne. Lord Lyttleton, dans ses Lettres du Pays de Galles, dit que lorsqu’il franchit pour la première fois quelques-unes des montagnes galloises, et qu’il entendit les belles paysannes chanter en s’accompagnant de la harpe, il ne put s’empêcher de caresser l’idée qu’il avait franchi les Alpes et qu’il jouissait des plaisirs harmonieux du paradis italiena. Tout cela explique et justifie le discours que me tenait un jour un Gallois, comme nous causions des prières prononcées dans les réunions : « Oh ! me disait-il, vous ne pouvez pas juger des prières vraiment galloises par les prières anglaises que vous entendez et comprenez dans les réunions. Ce n’est pas du tout le même mode, le même style de prière (It is not at all the same style of praying). »

a – Rév. Paxton Hood. Christmas Evans, p. 13-14.

d) Il en est de même dans un autre cas qui se produit assez rarement, mais qui se produit quelquefois : le cas d’une prière tout en anglais, mais où intervient le hwyl. Cela se produit chez des individus d’origine et de tempérament bien gallois, mais qui, par suite des circonstances, de l’éducation, du milieu, ont été amenés à parler plus souvent anglais que gallois. Alors l’anglais leur est devenu plus familier par l’habitude. Mais tout de même le tempérament gallois leur maintient la faculté du hwyl. De là l’amalgame un peu étrange, et qui, il faut le reconnaître, nuit un peu à l’intensité et à la puissance du hwyl : le hwyl en anglais. Cela prouve, par parenthèse, qu’il ne serait pas radicalement impossible d’entendre un hwyl en français, mais il y faudrait assurément un concours de circonstances bien extraordinaires, et qui ne sont guère à présumerb. Les Gallois eux-mêmes ne semblent pas toujours se douter de ce qu’il y a de très particulièrement gallois dans leur hwyl. A Ferndale, un excellent pasteur qui voulut bien me cueillir au sortir de la réunion et m’inviter à aller partager son déjeuner — partager est bien le mot, car le déjeuner, ou plus exactement le lunch, très suffisant pour sa femme et lui, donnait un quotient un peu court lorsque le diviseur augmentait d’une unité — cet excellent pasteur, dis-je, me demanda si je prêchais quelquefois, et sur ma réponse affirmative et ma description du culte universitaire de Montauban, il me fit, avec un bon sourire, cette remarque : « Je suppose que vous prêchez avec beaucoup de hwyl », de la même façon qu’il aurait dit : « Je suppose que vous vous animez beaucoup en parlant, que vous prêchez avec beaucoup de feuc. » J’essayai de lui faire comprendre, mais je ne sais si j’y réussis, que les prédicateurs français sont capables parfois de prêcher avec feu, avec animation, mais qu’ils ignorent parfaitement cette forme spéciale d’animation et de feu qui s’appelle le hwyl. Il avait l’air de croire que tout homme ému doit être capable de tomber dans le hwyl. Et cependant je puis garantir que le hwyl n’est pas d’une reproduction facile à qui n’est pas gallois. J’ai essayé pour mon compte de reproduire le hwyl devant une personne de ma connaissance qui ne l’avait jamais entendu ; et bien que j’eusse fait auparavant une description détaillée et que j’eusse ensuite averti : « Je m’en vais essayer de vous faire le hwyl », tout le résultat que j’ai obtenu en fait d’impression s’est résumé en cette phrase : « Vous m’avez fait peur! » Il est évident que mon imitation du hwyl laissait à désirer. Je dois dire que j’ai entendu un étudiant en théologie français, qui avait été au Pays de Galles, imiter le hwyl infiniment mieux que moi. Mais tout de même pour bien faire le hwyl, il n’y a rien de tel que d’être Gallois de tempérament. C’est là la qualité de fond essentielle qui importe plus que la langue elle-même, quoiqu’il y ait, je le répète, dans la langue galloise quelque chose qui favorise le hwyl et lui permet de s’élever à sa plus grande hauteur. — On pourrait aussi, il est vrai, donner une autre interprétation également plausible. On pourrait dire que si les Gallois qui pratiquent le hwyl en anglais, poussent le hwyl moins loin, c’est qu’ils sont moins émus, et qu’un progrès de plus dans l’émotion leur permettrait de pousser plus loin le hwyl. De même qu’il y a des individus qui sous l’empire de l’émotion passent de l’anglais au gallois sans hwyl, il y en a aussi qui sous l’empire de l’émotion passent de l’anglais au hwyl sans gallois ; si l’émotion était plus forte, tous aboutiraient au hwyl en gallois, poussé à bout. Rien n’empêche que nous acceptions cette interprétation sans repousser la première. Car il est plus que probable que les deux interprétations sont vraies toutes deux et s’appliquent simplement à des cas différents.

b – Ces lignes étaient écrites avant que me fût parvenue la lettre du pasteur gallois qui raconte avoir entendu le hwyl dans la prédication d’un prêtre catholique romain à Amsterdam.

c – J’ai lu, postérieurement, dans l’ouvrage déjà cité du Rév. Paxton Hood sur Christmas Evans : « Quand le prédicateur gallois parle dans sa meilleure disposition (his best mood) et avec une grande onction, le plus grand compliment qui puisse lui être décerné, l’éloge le pins élevé qui puisse lui être donné, c’est de dire qu’il avait le hwyl. Hwyl est le mot gallois pour désigner la toile d’un bateau ; et, probablement, des toiles ou des voiles d’un bateau, on a passé au sens de bateau rempli et poussé par la brise ; le mot gallois qui signifie brise, awel, ressemble à hwyl et est parfois employé dans le même sens (p. 15-16).

e) Un cas très fréquent, c’est celui de la prière en gallois qui aboutit au hwyl. Comme rien n’est plus varié que le hwyl, et comme rien n’est plus continu, mobile, souple, fuyant — sauf exception — que le passage du ton parlé au hwyl et celui du hwyl au ton parlé, on conçoit qu’il y a là une variété quasi-infinie de modulations diverses.

f) Le cas le plus complexe est celui de la prière commencée en anglais, puis sous le coup de l’émotion continuée en gallois, puis sous l’influence d’une émotion croissante aboutissant au hwyl, puis redescendant du hwyl au ton ordinaire, et enfin revenant du gallois à l’anglais. J’ai souvent entendu des prières de ce genre, à la réserve du dernier trait : le retour final du gallois à l’anglais. Ce dernier trait, je ne l’ai constaté que dans une allocution. A Ferndale un homme s’est levé à la fin de la réunion, lorsque j’avais déjà dit quelques mots moi-même ; il s’est avancé au Set Fawr, et s’est mis en devoir de parler, mais à peine avait-il dit en gallois : chers amis, que l’assemblée a entonné avec entrain un beau cantique. Il a attendu debout, recommençant à la fin de chaque strophe son interjection galloise : chers amis, mais l’assemblée repartait de plus belle dans son chant. A l’avant-dernier couplet, je remarquai qu’il avait lâché le gallois et qu’il disait cette fois en anglais son : chers amis… Puis, le cantique fini, épuisé, l’assemblée consentit à se taire et à écouter l’orateur, lequel se mit à dire : « Chers amis, je veux essayer de vous adresser quelques mots en anglais, puisque nous avons ce matin le privilège d’avoir un visiteur étranger… Et il se met à faire son allocution en anglais. Mais bientôt le voilà qui s’anime, s’échauffe ; et, tout à coup, sans crier gare, le gallois fait irruption, et peu après le hwyl se déchaîne. Cependant, au bout de quelques instants, l’explosion de hwyl se modère, le ton ordinaire revient, et l’orateur calmé se rappelant qu’il a promis de parler anglais à cause de moi revient à l’anglais. La même scène s’est reproduite trois ou quatre fois au cours de cette allocution typique : anglais simple — gallois simple — gallois avec hwyl — gallois simple — anglais simple.

Lorsque ces six espèces de prières que je viens d’énumérer se succèdent, se croisent, se mêlent dans la plus grande variété, quelquefois même procèdent parallèlement et simultanément côte à côte, on conçoit qu’il y a là un mode d’expression extrêmement riche, complexe et varié pour l’émotion. Le hwyl, d’ailleurs, se prête avec souplesse à traduire les sentiments les plus divers dans l’ordre religieux : tantôt il est d’une expression grave, majestueuse, propre à rendre l’allure de la prière douce et calme, tantôt il est d’un accent plus mystique, plus passionné, plus déchirant, plus véhément. Joie pieuse, exaltation lyrique, affirmation croyante, transports de reconnaissance, tout cela se succède et se mêle à l’envi dans le hwyl. Mais encore faut-il pour vibrer de concert, être non seulement émotif, mais, de plus, sensible au langage musical. Je ne prétends certes pas qu’il faille être très fort musicien, techniquement instruit, versé dans tous les mystères des lois de la composition et de l’harmonie. Cela n’est pas nécessaire, et je suis loin de me donner moi-même pour tel. Mais il faut être au moins pourvu d’une certaine dose d’intelligence musicale, aimer et sentir la musique, avoir quelque aptitude innée à vivre dans le monde des sensations sonores. L’édification qu’on peut ressentir dans les réunions galloises — surtout celle que peuvent ressentir des étrangers qui ignorent la langue — n’est point l’effet de la réflexion ; elle n’est point faite d’éléments uniquement ou principalement intellectuels. C’est pour cela qu’un pasteur presbytérien de Londres me disait : « Les réunions galloises, c’est à peine si je consens à leur donner le nom de chrétiennes. » C’est que ce pasteur presbytérien, qui ne sait pas plus que moi le gallois, a une très grande prédilection pour la doctrine ; je ne dirai pas qu’il est intellectualiste ; je dirai simplement qu’il est intellectuel, et qu’il lui paraît difficile de s’édifier sans une forte dose de doctrine bien explicite. Pourtant, là où la connaissance existe déjà, comme c’est le cas chez les Gallois, on peut bien concevoir une influence purement émotive qui, au lieu d’agir sur l’intelligence pour inculquer au cerveau quelques nouveaux dogmes et préceptes, transforme radicalement les instincts, tendances et habitudes en transformant la manière de sentir, métamorphose qui pénètre dans le tréfonds de l’individu, qui atteint, par l’intermédiaire de ses sentiments, sa volonté. M. Ribot, dans sa Logique des sentiments, avec son grand sens des réalités psychologiques, ne craint pas de définir la conversion « une altération partielle de la personnalité dans ses éléments affectifs ». (p. 85.) Eh bien ! c’est là très exactement la conversion telle qu’elle se produit chez les Gallois, et cette mise enjeu des éléments affectifs se poursuit, se prolonge, soit dans le chant proprement dit, soit dans le hwyl. Et celui qui ignore la langue galloise peut très bien, s’il comprend et sent la musique, vibrer avec les Gallois et se plaire et s’édifier à leurs réunions.

J’irai même plus loin. Je me rappelle avoir entendu dire à un Français, auquel je posais quelques questions avant de partir pour le Pays de Galles : « Vous savez, ces réunions ne sont pas fatigantes ; non, on n’est pas fatigué quand on sort de ces réunions si longues ; on est joyeux, serein, dispos, épanoui ; la joie ne fatigue pas. » Dans la réunion de la rue de Trévise où, en février dernier, MM. Lenoir, Lombard, Lortsch et Saillens ont raconté leur visite au Réveil Gallois, M. Saillens a dit, d’après le Christianisme (23 février) : « Dans les réunions du Pays de Galles, on oublie la fatigue et la faim ; on y éprouve une ivresse très douce et très paisible qui n’énerve pas et ne fatigue pas ; on dirait que l’on y sent des ailes vous frôler par moments. J’ai éprouvé pour mon compte la vérité de ces observations ; non pas certes que la fatigue m’ait épargné, mais ce qui est fatigant, ce sont les veillées tardives prolongées pendant des jours et des jours, quand on est habitué à un emploi plus reposant de ses soirées, ce sont les nuits sans sommeil dans des hôtels bruyants ou des chambres insuffisamment obscures ; c’est l’irrégularité dans les repas ; ce sont mille autres choses encore ; tout cela fatigue, fatigue même beaucoup à la longue. Mais ce ne sont pas les réunions qui fatiguent, lorsqu’elles sont pleines, débordantes, ferventes ; au contraire, tantôt elles reposent, produisent comme une sorte de détente ; tantôt elles exaltent, fortifient, comme si elles étaient douées de je ne sais quelle vertu. Un psychologue dirait qu’elles sont douées d’une vertu dynamogénique. Et je me suis rappelé souvent ces mots de M. Dauriac dans son Essai sur l’esprit musical : « La musique exalte en nous le ton de la vie, parce qu’elle nous donne des sensations intenses et volumineuses. Elle exalte le ton de la vie parce qu’elle fait affleurer à la conscience une foule de petites perceptions restées dans les couches les plus lointaines de la vie intérieure, presque à fond de cale. On dirait qu’en les réveillant elle les ordonne et qu’en les ordonnant elle les accorde » (p. 227).

En y réfléchissant encore, je dois bien avouer toutefois que cette excitation ou cette détente ne sont que momentanées : lorsqu’on suit pendant plusieurs jours des réunions de ce genre, ces excitations et ces détentes indéniables et effectives dans l’instant où on les éprouve, finissent par être suivies d’une certaine lassitude et par provoquer un certain épuisement physique et mental. Et ainsi, en fin de compte, je dois corriger un peu — ou compléter — mon assertion de tout à l’heure : les réunions ne fatiguent pas, oui, c’est vrai, pendant qu’on y est et au début. Mais après et à la longue on finit bien par constater en soi comme un soutirement de forces, comme une sorte de déperdition et d’affaiblissement nerveux.

8° Pour continuer notre étude psychologique sur les réunions galloises, il convient de relever encore un autre trait de ces réunions : les interruptions, les interjections, les marques d’assentiment plus ou moins bruyantes données par les auditeurs, pendant que les individus isolés prient ou parlent. Ce n’est pas là un trait de mœurs absolument particulier aux Gallois : il est répandu chez les Anglais, chez les Américains. Mais nulle part, je n’avais entendu des exclamations de ce genre aussi nombreuses, aussi ardentes qu’au Pays de Galles. A Cardiff, j’en ai été frappé dès la première réunion à laquelle j’ai assisté, et je retrouve dans mes notes la remarque suivante :

« Les réponses de l’Assemblée ne se bornent pas à des Amens stéréotypés. Ce sont parfois des gémissements, je pourrais presque dire des sortes de grognements, tantôt plaintifs, douloureux, tantôt joyeux, suivant les cas. On sent une grande profondeur affective là dessous. »

A Ferndale, le bruit des Amen ! Bravo ! Oh ! Ah ! était tellement fort qu’il couvrait parfois complètement la voix de celui ou celle qui priait. Il n’y a pas à nier que chez quelques-uns cela ne devienne une habitude, presque une routine, que de laisser échapper de temps à autre de semblable interjections. J’ai observé parfois que dans des instants de silence — instants bien rares dans les réunions ferventes d’alliance évangélique présidées par les jeunes revivalistes, plus fréquents dans les réunions quotidiennes ordinaires où une seule Eglise est représentée — il y avait de braves gens qui s’écriaient : « Très bien ! Amen ! » alors que personne n’avait rien dit du tout. Le public ne s’en offusquait pas, n’avait pas même l’air d’y prêter attention : il est tellement habitué, lui aussi, aux interjections enthousiastes ! Il fallait être un étranger, sinon un psychologue, pour remarquer ces amens lancés dans le vide et ne se rapportant à rien, et y déceler le commencement d’une quasi-routine formaliste. Dans le même genre, j’ai aussi observé des hommes — ce sont surtout les hommes, les diacres ou anciens, ceux qui s’assoient au Set Fawr, et qui se considèrent un peu comme les chefs spirituels, qui sont susceptibles de donner dans ce travers — j’ai observé des hommes qui disaient Amen ! Hear! tout le temps pendant qu’on lisait un chapitre de la Bible, et cela non pas seulement aux endroits réellement impressifs, solennels, touchants, mais tout le long de la lecture. Ils auraient évidemment ponctué de la même manière la lecture d’une généalogie, si quelque lecteur s’était avisé de faire ce choixd… Un scrupule toutefois me prend : est-il bien sûr qu’il y ait là du formalisme, même en germe, même en soupçon ? Est-il bien sûr que ces interjections, qui ont l’air de ne se rapporter à rien, ne se rapportent pas d’une manière quelconque aux pensées et aux prières secrètes de celui-là même qui les prononce ? ou bien aux paroles qui ont été antérieurement prononcées et qui reviennent, comme ruminées, à l’esprit de l’interrupteur ? ou bien ne serait-ce pas parfois une manière d’exprimer le contentement d’être là, la joie de sentir la présence du Saint-Esprit ? ou encore un moyen d’encourager les assistants à rompre le silence, à obéir aux inspirations de l’Esprit, à prier ou chanter ?

d – Le Rév. Paxton Hood raconte que, tandis que Christmas. Evans prêchait sur la félicité céleste, il lui arriva accidentellement de prononcer, au cours de sa description, cette parole : « Là on ne se marie pas, et on ne donne pas en mariage. » Au-dessous de lui était assis un, frère fervent qui, probablement sans savoir ce qu’il disait, fit retentir un cordial Amen ! Evans s’arrêta, le regarda en pleine figure et lui dit : « Ah ! ah ! vous en avez eu assez, n’est-ce pas ? » (Ouv. cité, p. 235.)

Dans tous les cas, il est des interjections plus étoffées, plus développées, produites pendant les prières et allocutions que l’on ne peut accuser, elles, de manquer de force et de vie. Quelques-uns des auditeurs sont quelquefois si émus par les discours ou les prières des autres qu’ils se lèvent debout sur leurs pieds et crient : Amen ! hear ! ou émettent des interjections plus détaillées qui sont comme une sorte de commentaire courant du texte débité par le prieur ou l’orateur. Pendant une lecture de la Bible entremêlée de réflexions, un homme, emporté par son émotion, s’écrie : « Oh ! merci à Dieu pour cette révélation ! » Ailleurs, un ouvrier, dans le corps de la chapelle, se lève pour raconter son expérience, il dit que maintenant il trouve son plus grand plaisir dans la prière : « Je prie le matin, à midi, et le soir. » Une voix se fait entendre dans la galerie : « Et nous prions aussi dans les ateliers, n’est-ce pas, Jim ? » — Pendant une prière, un homme assis près de celui qui prie est si ému qu’il se lève lui aussi tout à coup. D’une voix tremblante d’émotion, il s’écrie : « Sonnez les cloches du ciel et faites un tel carillon que le diable épouvanté s’enfuie bien loin de ces vallées ! » Et l’édifice tout entier vibre d’Amens et de Diolch iddo répétés. Une douzaine d’hommes sautent sur leurs pieds, et une parfaite Babel de prières galloises et anglaises s’ensuit.

En décembre dernier, Evan Roberts parlait de l’amour de Dieu et racontait qu’il avait été mis à l’épreuve, qu’il avait perdu pour un temps la conscience de la présence de Dieu en lui ; il ajoutait que, dans ces circonstances, Satan avait essayé de le décourager, et qu’il avait repoussé les attaques du diable par la prière et la lecture de la Bible. « Très bien, mon garçon ! » s’écria un ouvrier, et quoique l’interruption provoquât quelques rires, la congrégation approuva si cordialement l’interrupteur, qu’elle fit instantanément retentir le chant du Diolch iddo. Un autre jour, Evan Roberts faisait appel aux auditeurs, les suppliant de devenir des membres actifs, des travailleurs dans les Eglises. Il disait que Dieu ne se soucie pas des gens paresseux : « N’êtes-vous pas enfin prêts, demanda-t-il, à ôter votre veste pour vous mettre à l’œuvre ? » Et aussitôt un jeune mineur, dans la galerie, se leva, ôta en effet sa veste, et la jeta sur son siège, en criant : « Je suis prêt à travailler ! » — incident qui souleva un tumulte de réponses enthousiastes dans l’auditoire (Abergwynfi, 20 novembre).

Une autre fois encore, pendant qu’Evan Roberts parle de la nécessité de choisir entre le ciel et la perdition et de savoir sur quelle route on se trouve, une voix s’écrie : « Il y en a ici un qui est en route pour le Ciel, en tout cas, et une autre voix lance cette exclamation originale : « Les voyageurs pour la Montagne de Sion, en voiture ! »

« Combien y a-t-il de personnes de bonne volonté qui veuillent venir pour une excursion dans le bateau du salut, ce soir ? » crie un autre jeune homme au bout de la galerie, et en réponse, l’assemblée chante aussitôt à pleins poumons : le Crown Him Lord of ail (Couronnez-le Seigneur de tous !).

Parfois, l’interruption devient presque un dialogue entre le revivaliste et tel ou tel assistant : Le 15 février, Evan Roberts, au cours d’une allocution, se met à dire : « Le plan du salut est parfait. »

Une voix dans l’assemblée : « Il n’y a pas de fêlure. »

« Non, il n’y a pas de fêlure », reprend l’évangéliste qui se joint aux rires de l’assemblée.

« Quelques personnes critiquent cette joie », dit Evan Roberts, faisant allusion à ces rires.

Une voix dans l’assemblée : « Qu’ils la critiquent ! je m’en moque, aussi longtemps que nous avons une part dans cette joie. »

« Oui, réplique Evan Roberts ; mais ils disent que la maison de Dieu est sainte !… Eh bien ! est-ce que le Ciel n’est pas saint ? S’il y a de la joie dans le Ciel, pourquoi n’y participerions-nous pas ? Jésus est joyeux parce qu’en laissant tomber ses regards sur nous, il voit que l’œuvre de son amour progresse, et quand Jésus se réjouit, nous nous réjouissons ! Le seul danger au milieu de cette joie, c’est que nous en venions à oublier ceux qui ne sont pas sauvés. »

Ne négligeons pas, enfin, de rappeler, en fait d’interruptions, les interruptions musicales. Il n’est pas rare que celui qui parle ou qui prie provoque par telle ou telle de ses paroles une association d’idées qui donne aussitôt naissance à un chant. Quelqu’un, par exemple, au cours de son allocution, se met à décrire avec vivacité la situation d’un homme en train de se noyer et sauvé par un camarade. Au moment où il s’apprête à tirer la morale de son récit, une jeune fille se lève, entonne le cantique : Jetez la bouée (Throw out the life-line), et l’assemblée suit avec enthousiasme.

Il arrive très fréquemment aux revivalistes-chanteurs d’interrompre ainsi les revivalistes-orateurs. Jenkins interrompt Sidney Evans, Miss Maggie Davies interrompt Dan Roberts, Miss Annie Davies interrompt Evan Roberts. Habituellement, les revivalistes-orateurs se taisent et renoncent à leur allocution, le chant provoquant des explosions de prières dans l’assemblée. Quelquefois ils reprennent leur allocution après le chant. D’autres fois ils continuent leur allocution pendant le chant. Cela est arrivé surtout à Evan Roberts, qui a ainsi continué de parler tandis que Miss Annie Davies debout, à côté de lui, en chaire, l’accompagnait en chantant à demi-voix, en sourdine. J’ai entendu pour mon compte, à Rhos, deux jeunes filles et un homme partir tous les trois en même temps : l’homme en prière, les deux jeunes filles entonnant chacune un solo différent. Naturellement, c’était assez discordant. Aussi l’une des jeunes filles s’est arrêtée après sa première strophe ; mais l’autre soliste a continué pendant et avec la prière de l’homme. Et s’il peut sembler a priori qu’il doit y avoir là quelque chose de bizarre, même de ridicule et de gênant, je garantis qu’il n’en est pas ainsi pour les auditeurs et témoins. La musique du chant agit d’une manière indéfinissable et subconsciente sur le prieur, sur les modulations de sa voix, sur son hwyl, et il finit par se produire là une sorte de duo d’un caractère tout à fait unique. Un Anglais, qui assistait comme moi à la réunion, s’est levé enthousiasmé et s’est approché de la balustrade pour exprimer son enthousiasme : « Je n’ai jamais entendu rien de plus harmonieux,… a-t-il commencé. Mais l’assemblée ne lui a pas permis de placer son discours. Des prières sont immédiatement parties de tous côtés.

9° Ce qui frappe encore l’étranger dans les réunions galloises, c’est l’attitude des gens pendant les prières. Comme cela est l’habitude en Angleterre, on reste assis. Il n’y a rien là de particulier. Mais ce qui est particulier, c’est que très souvent on ne ferme pas les yeux pendant les prières. C’est ce qui m’a bien mis à l’aise et m’a permis de faire des observations qu’il m’eût été difficile de faire, si j’avais eu mauvaise conscience en ouvrant les yeux et en regardant, ou si je ne m’étais risqué à le faire qu’à la dérobée. Mais non, je pouvais y aller carrément sans scandaliser personne. Il faut dire que les gens ouvrent les yeux surtout lorsque se produisent les prières simultanées ; alors, soit par curiosité, désir de voir quels sont ceux qui prient — curiosité et désir qui d’ailleurs ne sont pas forcément profanes, il s’en faut — soit par impossibilité psychologique de suivre une prière quelconque lorsqu’il y en a un si grand nombre qui s’entrecroisent et se mêlent, les yeux s’ouvrent, et plusieurs, dans une attitude toujours respectueuse, mais plutôt dans l’attitude de ceux qui entendent une allocution, écoutent tantôt celui-ci, tantôt celui-là. Par exemple, il est assez difficile, quand il y a des prières simultanées, de savoir toujours à laquelle de ces prières se rapportent les Amen ! Hear ! etc… Car — et ceci est assez intéressant à constater comme marque d’une certaine épidémie ou contagion affective — très souvent les prieurs simultanés se lèvent dans le même coin ou la même portion de l’auditoire, à peine distants les uns des autres de quelques places. Ce n’est pas toujours, mais il m’a paru que c’était souvent le cas. On dirait que l’Esprit, ou l’influence mystérieuse, quelle qu’elle soit, s’abat à un moment donné sur telle partie de l’auditoire et l’inspire particulièrement. Lorsqu’il y a plusieurs prières simultanées et qu’elles s’élèvent dans les galeries, bien des gens en bas lèvent la tête et regardent en l’air. Alors Dan Roberts se lève, s’incline sur le coussin de la chaire, et de la main fait signe de courber les fronts et de prier.

Cette ouverture des yeux, si je puis parler ainsi, ne comporte évidemment pas une explication unique. Elle s’explique différemment suivant les cas. Il y en a quelques-uns qui ont les yeux ouverts pour voir et s’édifier en voyant. J’ai encore, ineffaçable dans ma mémoire, le souvenir d’une scène de ce genre à Ferndale. Pendant le chant d’un cantique, une femme s’était levée, avait traversé l’assemblée, et était venue s’agenouiller au banc de devant. C’était dans une petite salle, non dans une chapelle : il n’y avait pas de parquet, tous les bancs étaient au même niveau. Le chant terminé, la femme à genoux se met à prier, d’abord à voix très basse, puis en hwyl, avec une animation croissante. Etant agenouillée au premier banc, elle faisait face à un homme assis au second banc, la tête un peu plus haute. Cet homme avait les yeux ouverts, et il regardait, il regardait cette femme en prière à ses genoux ; il y avait tout un drame dans la succession rapide des émotions que disait ce regard ; et les larmes coulaient de ces yeux ouverts, et des sourires extatiques traversaient ce visage, et le hwyl de la femme augmentant, la femme commençant à gesticuler avec feu, l’homme se mit à gesticuler lui aussi sans perdre la femme de vue : ses bras se tendaient, ses poings se crispaient, ses mains se levaient et retombaient à mesure que s’élevaient et tombaient les vagues de l’émotion ; ses lèvres laissaient échapper les exclamations les plus variées et les plus ferventes, et ses yeux regardaient, regardaient toujours…

D’autres fois, il y en a, bien certainement, qui ont les yeux ouverts et qui ne voient pas. J’avais eu déjà cette persuasion très vive, lorsque je suis tombé sur quelques lignes de Wagner qui peuvent servir à merveille à illustrer le cas, lorsqu’on se souvient du caractère musical des réunions galloises, lorsqu’on se rappelle que, dans le hwyl, la prière, tout en restant prière, se transforme peu à peu en chant : « Sous l’action de la musique, notre vue perd sa puissance, au point que nous cessons de voir, les yeux ouverts… nous tombons, les yeux ouverts, dans un état analogue à la lucidité somnambulique… la musique rend notre faculté perceptive sans force pour tout autre perception que celle de notre monde intime. (Essai sur Beethoven.)

10° Un autre trait à relever dans les réunions galloises, c’est le rire — je ne parle pas du rire des moqueurs : il paraît qu’il y en avait quelquefois dans les réunions auxquelles j’ai assisté ; je ne les ai pas vus, mais on a fait allusion à leurs railleries — je parle du rire des chrétiens, dès « réveillés ». L’étranger — surtout le Français, on est si peu habitué en France à se dérider dans les temples — est un peu interloqué, lorsqu’au milieu d’une prière fervente, il entend tout à coup l’assemblée partir d’un franc éclat de rire, entremêlé d’Amen ! de Hear ! ou bien lorsqu’il voit son voisin partir d’un bruyant éclat de rire en se frappant vigoureusement la jambe de l’air de dire : « Ah ! elle est bien bonne, celle-là ! C’est un comble ! Il n’y a plus qu’à tirer l’échelle ! » Ce rire ne trouble pas, d’ailleurs, la personne qui prie : elle continue comme si de rien n’était, toujours imperturbable, elle, et ne participant point au rire général, toujours les yeux fermés, et abstraite de l’entourage. Comment expliquer ce rire ? Quelquefois ce rire s’explique très simplement par le fait que l’individu qui prie dit quelque chose de drôle dans sa prière. Cela arrive souvent. Car, d’abord, les gens qui prient sont habituellement des illettrés dont le langage est très pittoresque et imagé ; et puis et surtout l’émotion de celui ou de celle qui prie est si vive, si intense, qu’il ne songe ni à soi ni à son entourage, et que, dominé par ses sentiments et presque inconscient de la façon dont il les exprime, il lâche absolument tel quel tout ce qui lui passe par la tête et par le cœur, sans se préoccuper de la propriété du langage et des convenances. Voici quelques exemples : Dans la petite ville de Rhos, il y a une chapelle qui est appelée la grande chapelle, Capel mawr en gallois et une autre appelée petite chapelle (bien entendu il y a encore quantité d’autres chapelles à Rhos ; mais peu importe ici). Dans une prière, un homme remerciant Dieu avec effusion des changements opérés à Rhos par le Réveil, rendant grâces pour les conversions effectuées, les résultats obtenus par l’incorporation aux Eglises des gens autrefois scandaleux, s’est écrié : « Grâces te soient rendues, ô Seigneur, Diolch itti, ô Arglwydd, grâces te soient rendues de ce que la petite chapelle a attrapé tous les voleurs et les parieurs, et de ce que Capel Mawr a attrapé tous les ivrognes ! » Rien d’étonnant à ce que l’assemblée se soit permis de rire.

Voici encore quelques échantillons de mots soit drôles, soit simplement naïfs, échappés à des Gallois dans leurs prières :

Un jeune homme prie pour son frère : « Cher Seigneur, souviens-toi de Meirion mon frère, qui est là-bas en Amérique, un enfant prodigue. Jésus-Christ est mort pour sauver Meirion, dis-lui cela ce soir. L’Amérique est très grande, mais chaque coin t’en est connu ; et tu sais où est Meirion, cherchant à se cacher de ta présence. »

Une jeune femme demande à Dieu de sauver son mari, et aussi ses propres frères et sœurs, « quand ce ne serait, reprit-elle, quand ce ne serait qu’à cause des petits enfants que tu leur as donnés, Seigneur ! »

Un jeune homme, dans sa prière, raconte une conversation qu’il a eue avec un cabaretier qui s’est plaint que le Réveil diminuait ses revenus : « O Seigneur ! Il a pris l’argent qui aurait dû acheter de la nourriture et des habits pour nos femmes et nos enfants. Pour lui faire fermer son cabaret et lui faire réparer sa vie passée, fais de lui un missionnaire. »

Au sujet du foot-ball, qui est une source de dangers et de tentations innombrables au Pays de Galles, une voix s’écrie : « O Dieu, écrase le jeu et convertis les joueurs ! »

Un autre, faisant allusion aux merveilles opérées par Dieu dans le Réveil, priait disant à Dieu avec approbation : « O Dieu, tu as bien travaillé ! »

Ailleurs, un homme prie : « O Seigneur, autrefois quand nous te priions, nous avions à attendre longtemps ta réponse, mais aujourd’hui nous te remercions de ce que tu nous envoies tes réponses par le retour du courrier. »

Il y a de ces prières qui sont, suivant une expression de Mr. Elvet Lewis, des babils avec Dieu (chats with God). Exemple : « Cher Père, prie un vieillard, tu es venu à nos meetings. Je t’avais demandé de venir ; je t’avais dit qu’il te fallait venir cette année à tout prix (les meetings en question étaient des meetings annuels, des meetings « anniversaires »). Et Tu es venu ! Tu es si bon, car j’avais oublié une chose quand je t’ai prié de venir ; j’avais tout à fait oublié de te demander de me garder en bonne santé pour les meetings. Et dimanche dernier je me suis senti très mal ; j’ai eu peur de ne pouvoir me rendre aux meetings et d’en perdre le bénéfice. C’était un peu tard pour te demander d’améliorer ma santé, mais je m’y suis risqué, et… je suis ici ! Oh ! oui, Tu es ici, toi, il n’y a rien là d’étonnant, mais moi aussi je suis ici — et c’est ça qui est une merveille ! »

M. Elvet Lewis a aussi raconté une autre prière qui ne laisse pas d’être piquante en son genre : Dans une localité, il y avait six dimanches qu’un ministre n’avait pas pu prêcher, ses paroissiens étant chaque fois saisis et emportés par une puissante et incoercible vague de prière et de louange. Le septième dimanche, obligé de s’absenter, il envoya, pour acquit de conscience, un jeune étudiant prêcher à sa place. Quand l’étudiant entra dans la chapelle, il y avait déjà une réunion de prière en train. Il s’y joignit et attendit patiemment la fin — et le moment de commencer son sermon. Mais quel ne fut pas son ahurissement d’entendre tout à coup un homme s’écrier dans sa prière : « Seigneur ! bénis notre jeune frère qui est venu parmi nous. Il s’imagine qu’il va prêcher, mais nous, nous ne sommes pas bien sûrs qu’il y réussisse. Voilà six dimanches que nous avons arrêté un prédicateur bien meilleur que lui (we have stopped a better man than he is for six sundays !) »

M. Lombard m’a raconté une prière qu’il avait entendue à Maesteg, le 12 février. Pour la comprendre, il faut savoir qu’à cette réunion la foule était si nombreuse et si envahissante que, sous sa formidable pression exercée dans tous les sens, un tuyau de bec de gaz se trouva brisé. Le gaz, immédiatement, s’échappa dans la chapelle. On cria d’éteindre tous les becs. Mais il y avait des gens qui persistaient à vouloir laisser quelques becs allumés ou à frotter des allumettes. Une panique générale était imminente. Evan Roberts ne perdit pas son sang-froid. Sa présence d’esprit certainement évita un désastre. Il exhorta les gens à être calmes, il resta lui-même en chaire avec les demoiselles qui l’accompagnaient, et celles-ci entonnèrent dans l’obscurité des cantiques que les trois quarts de l’assemblée demeurés dans la salle chantèrent avec ferveur l’un après l’autre. La fuite de gaz fut enfin arrêtée, et la chapelle de nouveau éclairée. Evan Roberts demanda aux assistants s’ils n’étaient pas maintenant trop troublés dans leur esprit pour continuer d’adorer, mais ceux-ci lui répondirent aussitôt par un volume énorme de protestation : « Non, non ! » Un jeune homme s’écria qu’il y avait un converti à son côté. Et un autre jeune homme entama une prière ardente dans laquelle il s’écria : « O Seigneur, tu sais que dans la bagarre j’ai perdu mon chapeau ; j’ai eu beau le chercher, je n’ai pu le découvrir ; je ne sais vraiment pas où il a passé ; mais, ô Seigneur, tant pis ; tu sais que cela m’est bien égal et que je suis plus préoccupé de mon âme que de mon chapeau. »

Ailleurs, à Aberdare, j’ai entendu moi-même un homme qui priait dans une galerie soulever un rire homérique. Il priait en gallois. Je me suis penché vers mon voisin qui m’a complaisamment traduit le passage comique ; et je ne me rappelle plus les termes anglais, mais je me souviens bien de l’impression qu’ils m’ont produite ; j’ai compris que le Gallois avait dit en sa langue quelque chose de semblable à ceci : « O Seigneur, tu sais que les gens qui sont là à côté de moi, dans la galerie, se moquent de moi pendant que je t’expose la misère de mon âme, tu le sais, Seigneur ; mais tu sais aussi que cela m’est bien égal ; tu sais, Seigneur, que je… me moquee de leurs moqueries. A un autre moment, une autre prière soulève encore des rires. Je me penche de nouveau vers mon voisin pour implorer une traduction. Mais cette fois il s’y refuse en riant : « Vous savez, me dit-il, c’est du grossier langage gallois. Cette fois, décidément, la prière est trop inconvenante pour être traduite.

e – Le terme employé correspondait à un mot français beaucoup plus libre, beaucoup moins académique, que le lecteur n’aura pas de peine à suppléer.

Dans les cas de ce genre, le rire de l’assemblée se comprend sans peine. C’est le rire provoqué par le comique. Et à ce propos, il sera permis de faire observer en passant que l’un des psychologues contemporains qui se sont le plus et le mieux occupés du rire, M. Bergson, me paraît en désaccord complet avec mes observations sur le rire des réunions galloises, lorsqu’il soutient, à propos du rire spécialement provoqué par le comique, que ce rire suppose « l’insensibilité », « l’indifférence », « une anesthésie momentanée du cœur », qu’il ne s’inspire jamais « d’une pensée de bienveillance ou même d’équité », qu’il ne peut être ni juste ni bon, qu’il implique « un peu d’égoïsme, et derrière l’égoïsme lui-même quelque chose de moins spontané et de plus amer, je ne sais quel pessimisme naissantf ». Eh bien, toute cette caractéristique est foncièrement inexacte en ce qui concerne le rire gallois (je ne parle bien entendu que du rire gallois provoqué par le comique). Dans ce rire gallois, ce n’est pas seulement « l’apparence » qui est « faite de jovialité aimable, de bonhomie », c’est le fond. Le rire gallois exprime uniquement la bienveillance. Les sentiments altruistes y dominent les sentiments égoïstes, comme aussi l’optimisme, l’optimisme chrétien en exclut le pessimisme amer et orgueilleux. Et ce rire gallois, bien loin de supposer l’insensibilité se concilie incessamment avec l’émotion très vraie et très intense.

fEssai sur le rire, p. 4, 5, 6, 8, 142, 143, 149, 190, 198, 200-201, 202, 203.

Mais les cas de rire provoqué par le comique n’épuisent pas, il s’en faut, tous les cas de rire que l’on peut rencontrer dans les réunions galloises. Et je crois bien qu’il faut renoncer à ramener à l’unité la diversité des causes probables de ces rires. Ce qui est sûr, dans tous les cas, — et curieux — c’est que le rire ne se produit pas seulement lorsque la prière renferme quelque chose de drôle. J’ai pu m’en convaincre par les rires qui ont accompagné en ma présence plusieurs prières anglaises, lesquelles ne renfermaient rien du tout de comique. Le rire semble alors comme une façon d’exprimer le contentement, l’approbation, la satisfaction. C’est un mode d’expansion de la joie de vivre — de la joie de vivre chrétiennement. C’est le retentissement organique naturel d’un état de joie, d’épanouissement, de détente. Lorsqu’un enfant prie et prie bien, les gens rient, et les plus émus rient tout le temps, que l’enfant dise ou non des choses proprement drôles. Voici quelques échantillons de prières d’enfants, où je n’ai pas cherché à classer à part ce qui est réellement comique et ce qui est simplement enfantin :

Un petit garçon : « Merci, ô Dieu, de ce que tu m’aides à me lever et à prier, mais nous savons que tout ce que nous demandons à Dieu, il peut nous le donner. Oh ! que Jésus soit présent ici et fasse sentir sa présence ! Merci, ô Dieu, pour la croix du milieu sur le Calvaire (allusion au fait que la croix de Jésus était située entre les croix des deux brigands). Oh ! je désire marcher sur la même route que Jésus et être semblable à Jésus, donner toute ma vie pour Lui et travailler pour Lui ! il y a plus de plaisir à travailler pour Lui qu’à s’occuper à n’importe quel autre travail. Oh ! fais que toute la congrégation ait un nouveau cœur ; l’autre cœur est trop sale ! »

Un autre garçon fait une prière qui revient à ceci : « O Seigneur, tu sais que ma mère est toujours après moi et qu’elle… m’embête terriblement ; ô Seigneur, fais-lui com-prendre qu’elle ne peut rien contre moi, puisque je t’appartiens ! »

Un garçon de 14 ans, de la galerie, marche jusque vers le devant et prie Dieu de pardonner aux autres garçons dans la galerie « qui le raillent parce qu’il ne pense à rien qu’au Réveil. C’est vrai, confesse-t-il, je ne puis penser à rien d’autre. »

Un petit garçon : « O Christ, tu as porté une couronne d’épines pour moi ! Oh ! oh ! je pourrais les porter pour toi ! Oh ! je déteste de retourner à mes anciens compagnons — à mes vieilles voies. Je ne me soucie de rien. Oh ! de quoi est-ce que je me soucie, si ce n’est de Toi ! Si c’est ta volonté, ô prends-moi maintenant au Ciel avec toi. Oh ! oh ! pourquoi est-ce qu’ils ne me crachent pas dessus ? Oh ! oh ! ils ont craché sur toi, et toi tu n’avais jamais péché ! Oh ! c’a été pour moi, pour moi, pour moi, — pour mes péchés. Oh ! prends mon cœur et renverse-le sens dessus dessous, — purifie la saleté et fais-en sortir la poussière, balaie-le et rends-le pur, pur, pur ! Oh ! oh ! cher Jésus ! donne-moi seulement une croûte, une croûte, une croûte, une, une, une seulement de ton pain ! Une goutte, une goutte, une goutte, une, une, une goutte de l’eau de la vie ! »

Une petite fille : « O Christ ! viens à moi ! Et quand tu viendras à moi, ne me laisse plus, mais, oh ! reste avec moi ! »

Une petite fille : « Merci, ô Dieu, de ce que tu me permets de m’agenouiller une fois de plus. Tu sais que chaque soir à 6 heures les enfants dans l’école ont une petite réunion entre eux. Merci, ô Dieu, pour cette réunion ; c’est une réunion glorieuse. Oh ! donne-moi une robe blanche pour aller au ciel, mais, je t’en prie, ne permets pas que le Diable mette ses doigts noirs dessus. O Dieu, pardonne à tous ceux qui sont ici leurs péchés, afin qu’ils puissent commencer de nouveau. O Dieu, fais de tous des missionnaires pour Jésus-Christ. Quant à moi, je ne tomberai jamais, je ne me détournerai jamais, si Jésus est à mon côté. »

Une enfant à une réunion déclare qu’elle ne fera plus de pâtés d’encre, et qu’elle ne « copiera » plus maintenant.

Une autre prie pour que son père puisse rentrer à la maison pendant que le Réveil dure encore, et remercie Dieu de ce qu’il n’est plus très loin, car il est presque à Carnarvon ! »

Une autre raconte qu’elle a demandé à une amie si elle voulait travailler pour Jésus ; n’ayant pas obtenu de réponse, elle a demandé à son amie : « Alors est-ce que tu veux travailler pour le Diable ? » L’amie a répliqué que cela lui était bien égal. « Mais, dit la petite fille dans sa prière, moi, cela ne me serait pas égal de savoir si je travaille pour Jésus ou non. »

Une petite fille de 9 ans : « O Dieu, enlève les cabarets de Barmouth ; tu ne sais pas tout ce qu’ils font aux mères des petits enfants ; mais si, tu le sais, car tu sais toutes choses ! Eh bien ! tu sais qu’ils ne font pas une bribe de bien. » La même petite fille avait un petit ami, qui, ayant eu un accident, était couché, malade, et elle prie pour que son petit ami aille mieux. Le soir suivant il allait mieux, et la petite fille prie de nouveau et dit dans sa prière : « O merci, Dieu ; le docteur a dit qu’il ne pouvait pas le faire aller mieux ; alors il faut bien que ce soit toi. »

Des prières de ce genre sont coupées, hachées, soit par des marques d’assentiment, soit par des éclats de rire de la part des assistants.

Le rire se produit, à ce qu’il m’a semblé, le plus fréquemment dans la seconde partie de la réunion, lorsque l’assistance s’est déjà élevée à un haut diapason d’émotion religieuse ; il est consécutif à un effort de tension morale et spirituelle prolongé. Il peut alors, je n’en disconviens pas, sembler quelquefois avoir quelque chose de nerveux, de malsain, voire d’hystérique. Rappelons-nous cependant que, d’après certains psychologuesg, le rire, qui exprime un accroissement soudain de vivacité dans le ton de plaisir de la conscience, a pour effet d’accélérer la circulation et d’assurer au sang une oxygénation plus complète, peut-être aussi de soulager, d’alléger le cerveau en le décongestionnant et en activant les mouvements du sang à travers les petits vaisseaux. Le rire exerce donc une influence bienfaisante sur l’organisme en accroissant l’activité vitale, en même temps qu’il est une soupape de sûreté vis à vis de l’énergie accumulée. N’importe, c’est un étrange spectacle et un étrange bruit pour un étranger que de voir et d’entendre des prières prononcées avec une ferveur et une énergie indéniables, susciter de tels rires chez les auditeurs. Mais c’est encore un signe du caractère spontané, franc, immédiat, de ce réveil populaire où tous les sentiments s’expriment librement comme ils veulent, sans que la timidité, la réflexion sur soi-même, le souci du qu’en dira-t-on, viennent entraver en rien les manifestations.

g – Par exemple James Sully.

11° Je voudrais, pour finir, dire encore quelques mots de ces étranges prières simultanées qui déconcertent si profondément au premier abord le visiteur étrangerh. Je me rappelle l’impression d’étonnement, de malaise même que j’éprouvai soudain à l’une des toutes premières réunions auxquelles j’assistai, à Aberaman. Pendant deux heures environ, la réunion n’avait provoqué en moi qu’admiration, émotion et joie, lorsque, l’enthousiasme de l’assemblée s’étant graduellement accru, tout à coup une douzaine de personnes au moins se mirent à prier à haute voix et à chanter en même temps. La scène du livre des Actes se renouvelait pour moi, car moi aussi j’étais dans l’étonnement, et, ne sachant que penser, je me disais : Que veut dire ceci ? C’était bien, en effet, comme une sorte d’ivresse spirituelle qui s’était emparée des assistants. Et au milieu de ce désordre apparent, au milieu de cette Babel, je ressentais quelque chose de l’impression très particulière qu’ont ressentie, je m’assure, ceux de mes lecteurs qui ont visité tels hospices ou qui ont fait un tour dans tel ou tel établissement de Laforce et se sont vus soudain entourés de certaines manifestations et expansions bruyantes. On se dit inévitablement : il y a ici quelqu’un qui déraille. Et parfois on se tâte, inquiet un instant : qui est-ce donc qui déraille ? Sont-ce eux ? Est-ce moi ?… A Aberaman, il y avait quelques autres visiteurs étrangers comme moi, qui avaient l’air d’éprouver les mêmes impressions. Nous levions la tête, nous regardions surpris ces formes humaines dressées un peu partout dans la chapelle, à droite, à gauche, dans le bas, dans les galeries, gesticulant les bras tendus, boxant les poings fermés, priant, chantant, à pleine voix, ensemble… lorsque tout à coup Dan Roberts qui était assis au fond de la chaire les yeux fermés en prière se lève, très calme, très maître de lui, et avec un bon sourire, d’un geste plein de douceur et d’autorité tout ensemble, il fait signe aux têtes de se pencher, de s’incliner pour la prière. J’obéis. Je baisse la tête. Je ferme les yeux. La surprise, la curiosité disparaissent ; je me laisse envahir par la contagion. J’étais initié aux prières simultanées.

h – Je ne parle pas, bien entendu, des cas, assez fréquents, où l’assemblée tout entière récite collectivement à haute voix, d’abord en gallois, puis en anglais, l’oraison dominicale ou telle déclaration de l’Ecriture. Ces récitations font un grand effet : on dirait le bruit d’un tonnerre. Mais je parle des prières simultanées où chaque prière est une prière individuelle différente.

Lorsqu’aux prières simultanées se mêlent de bruyantes marques d’assentiment, des approbations enthousiastes, et lorsqu’au hwyl vient s’ajouter le chant proprement dit, le tout simultanément, cela fait un tumultei assez extraordinaire dans une église. J’ai même écrit sur mon carnet au sortir de la première réunion où j’avais pu entendre de semblables manifestations : « Aberaman, mardi 11 avril. Prières simultanées. Trois, quatre, douze à la fois. Bruyantes et ferventes interjections de l’assemblée. A un moment, quelqu’un du dehors qui entrerait là abruptement se croirait dans une salle d’aliénés. Cela me fait comprendre la description de l’Eglise de Corinthe par Saint-Paul et la fameuse parole : les esprits des prophètes sont soumis aux prophètes. »

i – On se rappelle alors les lignes si justes de M. Stead : « On croirait être à Bedlam (asile d’aliénés à Londres), disait un habitant de Chicago en conduisant Ian Maclaren à la Bourse, au moment où le coin des spéculateurs sur les grains était au plus haut point de surexcitation, « mais des fortunes s’y gagnent et s’y perdent à chaque minute. » Et ici, au milieu de ces sanglots, de ces prières, de ces chants sans relâche, n’est-ce pas de vies humaines qu’il s’agit, et qui, à chaque minute, se font et se perdent ? »

J’insiste sur ce point. Je n’ai jamais et nulle part eu la sensation de comprendre l’Eglise primitive comme au Pays de Galles. Le Réveil Gallois est à bien des égards une reproduction des phénomènes comme des états d’esprit de l’Eglise primitive. Il aide à comprendre, à réaliser les données du livre des Actes et des épîtres de Saint-Paul. Quand nous lisons notre Nouveau Testament, nous sommes tellement habitués à cette lecture dès l’enfance, nous reculons si bien tout cela dans le passé, et notre respect environne tous ces récits d’une telle auréole, qu’ils deviennent pour nous quelque chose d’irréel à force de devenir quelque chose tout ensemble de banal et de sacré. Mais à la lumière de phénomènes semblables à ceux du Réveil gallois, on retrouve la sensation du réel, de la vie. A la Pentecôte on faisait autant de bruit que dans les chapelles galloises, et dans l’Eglise de Corinthe il y avait autant de prières simultanées qu’à Aberaman, qu’à Aberdare ou à Liverpool. A Corinthe, il y avait même un hwyl très particulier, beaucoup plus étrange que le hwyl gallois, la glossolalie. Saint-Paul, lui, trouvait qu’on abusait du hwyl et des prières simultanéesj. Il y a aussi des gens au Pays de Galles qui trouvent qu’on en abuse — du moins qu’on abuse des prières simultanées, car je n’ai jamais entendu personne critiquer proprement le hwyl : il est trop entré dans le sang des Gallois, pour qu’un Gallois quelconque y trouve à redire. Mais j’ai entendu un pasteur congrégationaliste d’Aberaman s’exprimer avec une grande vivacité contre l’usage des prières simultanées. Il paraît que ce pasteur n’avait pas voulu se joindre aux autres pasteurs des autres dénominations pour appeler Dan Roberts. Ce qu’il disait était assez judicieux en soi, mais c’était dit sur un ton un peu profane et léger qui détonnait, et comme ces propos étaient tenus à la sortie d’une réunion qui avait été très vivante, on se sentait un peu choqué, comme par une fausse note. Aussi ai-je bien remarqué que le pasteur méthodiste et le laïque qui étaient avec moi ont écouté en silence la critique du ministre congrégationaliste, et se sont soigneusement abstenus de relever ses dires et de se laisser entraîner dans une discussion. « D’un point de vue scientifique, disait mon ministre congrégationaliste, il est impossible d’écouter avec attention trois ou quatre prières en même temps. Jamais il n’y a eu et jamais il n’y aura de prières simultanées dans mon église. Mes gens ne s’y hasarderaient pas, parce qu’ils savent que je les arrêterais. L’autre jour, j’ai assisté à X… à une réunion où il y avait plusieurs dames qui ont prié simultanément. Il y en avait une qui priait admirablement ; j’aurais voulu l’écouter ; mais il y en avait deux autres qui priaient en même temps ; j’aurais voulu arracher à l’une son chapeau pour frapper l’autre avec et la faire taire ! — Le moyen eût assurément manqué de douceur évangélique.

j – Finney, lui aussi, n’approuvait guère les prières simultanées. Cf. sa conduite à Bolton, d’après ses Mémoires, trad. Challand, p. 320-321.

Ce qui est plus intéressant que ce témoignage un peu suspect, c’est de constater la très grande différence qu’il y a entre le nord et le sud du Pays de Galles. Au nord du Pays de Galles, les prières simultanées sont rares, elles ne sont pas encouragées, au contraire, tandis qu’elles font partie intégrante de la vie religieuse collective du sud. Je trouve dans mes notes les observations suivantes sur les réunions de Rhos :

Jeudi : Peu ou pas de prières simultanées. Un homme a commencé deux fois de prier. Mais la première fois, un autre ayant commencé aussi de prier, et la seconde fois, l’orgue ayant commencé aussi de jouer, il s’est tu, les deux fois, et a attendu un moment de silence pour recommencer une troisième fois — et cette fois aller jusqu’au bout.

Samedi : Les Gallois de l’endroit ne paraissent pas apprécier les prières simultanées. Il y en a bien eu un exemple l’après-midi. Mais le soir, quand il y a eu conflit de voix il y en a toujours eu un qui a cédé et s’est tu — pour reprendre quand l’autre a eu fini. Evidemment, il y a moins d’excitation, d’effervescence, dans le Nord que dans le Sud. Lorsque, dans une allocution à Trevor et à Rhos, j’ai dit que je savais le sens des mots : Arglwydd, achub, Bendigeddig, Diolch iddo, on ne m’a pas interrompu par un chant de cantiques, comme on l’avait fait à Aberdare. On s’est borné à crier : « Hear ! hear ! » — Et je remarque qu’il a été rare dans ces meetings d’aujourd’hui d’entendre un chant entonné spontanément par l’assemblée. Je crois même que le cas ne s’est pas du tout produit. Mais toujours quelqu’un a récité la première strophe du cantique, puis l’assemblée s’est mise à chanter.

Il y a donc une différence indéniable entre les manifestations religieuses du Sud et celles du Nord, au pays de Galles. A quoi tient cette différence ? Y a-t-il là aussi, comme en France, une différence de tempérament entre les méridionaux plus ardents et les septentrionaux plus calmes ? Ou bien est-ce tout simplement que le Réveil n’a pas encore éclaté avec autant de puissance dans le Nord que dans le Sud, et que surtout Evan Roberts n’a pas incendié le Nord comme il a incendié le Sud ? Liverpool est encore plus septentrional que les Galles du Nord, et cependant aux meetings d’Evan Roberts à Liverpool les prières simultanées étaient plus nombreuses et plus ardentes qu’aux Galles du Sud.

Les prières simultanées ont été, dès le début, très encouragées par Evan Roberts. Dès novembre, à Porth, une multitude de prières et de chants ayant éclaté ensemble, le Western Mail raconte qu’Evan Roberts souriait, frappait des mains avec joie et criait : « Continuez, continuez, ne vous arrêtez pas ; vous pouvez tous confesser Christ en même temps — des douzaines d’entre vous — des centaines d’entre vous ! »

Il y a eu des moments, en bien des réunions, où une partie de l’assemblée criait : « Hush ! » lorsque plus d’un parlait à la fois ou lorsqu’un chanteur interrompait une prière, interrompait Evan Roberts lui-même. Evan Roberts aussitôt gourmandait les gens et défendait de crier :« Hush » à personne. « Si un ivrogne se levait pour chanter ou dire quelque chose, je n’oserais pas, moi, l’interrompre, parce que j’ai connu des ivrognes qui étaient venus à une réunion et qui ont été sauvés dans l’espace d’un quart d’heure : l’Esprit peut dégriser un ivrogne. Donc, ne dites jamais : Hush ! à personne. Si vous imposez silence à quelqu’un, je mets mon pardessus et je m’en vais. Je ne puis le supporter, c’est trop terrible. »

Dan Roberts n’a pas l’air, lui non plus, de redouter les prières simultanées. Il les recherche, il les stimule. Mais pas à tous les moments de la réunion, c’est vers le second tiers, vers la fin du second tiers de la réunion, qu’il les provoque par ses questions, ses appels brefs et répétés. Précisons. Je lis dans mes notes :

« Après la lecture de la Bible et la prière initiale, pendant toute la première partie de la réunion, les chants et les prières se succèdent, mais séparément. Peu ou point de prières simultanées. Après, vient une allocution de Dan Roberts. Puis les prières et les chants recommencent. C’est alors, au bout d’un moment, que Dan Roberts réclame des prières simultanées. Mais voici, pour autant que je comprends, la situation. C’est le moment où la préparation préalable étant suffisante, l’assemblée étant suffisamment chauffée, excitée, dirait un sceptique, Dan Roberts met à l’épreuve le meeting (tests the meeting), c’est-à-dire exhorte ceux qui ne sont pas convertis à se convertir sur place. Chez ces gens démonstratifs et émotifs, de telles conversions ne se font pas en silence. Elles se font dramatiquement, en prière publique, la plupart du temps. De telle sorte que ce que Dan Roberts réclame, ce ne sont pas les prières simultanées pour elles-mêmes ; mais ce sont les conversions simultanées dont les prières simultanées ne sont que la traduction, l’expression, l’instrument et le moyen chez des gens tels que les Gallois. Ce qu’il réclame aussi, ce sont les prières simultanées des assistants chrétiens pour la conversion des inconvertis. Après cette période dramatique, il y a un calme relatif, quelques chants — chants du Diolch iddo ou du Lead, Kindly light… puis quelques prières isolées d’actions de grâces. Et la réunion se termine. »

Assurément, il y a bien quelque chose à dire sur ce chapitre des prières simultanées. Mais comment oser poser des règles fixes, absolues ? Il semble bien, de temps à autre, qu’il arrive à des prieurs simultanés de se laisser entraîner dans une sorte de joute, où c’est à qui criera le plus fort, à qui dominera de sa voix la voix du concurrent, à qui se fera le mieux entendre et suivre du public, à qui fatiguera l’autre, le forcera à se taire d’épuisement et survivra seul à la lutte, vainqueur, remplissant seul de sa voix tout l’édifice… Alors, il faut bien le dire, les prières simultanées deviennent d’une édification douteuse, soit pour ceux qui les prononcent, soit pour ceux qui les entendent… Mais tout de même, pour être juste, il faut convenir que ce pourrait être l’apparence plus que la réalité et que cette lutte à qui fera le plus de bruit pourrait bien, en tel ou tel cas, n’être que la traduction frivole et profane, par un auditeur étranger, insuffisamment ému et ignorant d’ailleurs le gallois, de ce qui n’est au fond que le développement parallèle et indépendant de deux émotions progressives, entraînant par leur accroissement l’élévation constante de la voix, subjuguant chacun des prieurs au point de le rendre inconscient des manifestations d’autrui et de l’empêcher, d’entendre toute autre voix que la sienne. Bref, au lieu de l’interaction réciproque des prières simultanées qui est l’apparence, la réalité pourrait être le simple parallélisme… Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sur quelques abus que l’on peut juger et condamner l’usage. La plupart du temps, les prières simultanées sont une expression authentique de ferveur profonde. Et elles le sont d’autant plus qu’elles sont plus nombreuses ensemble, car le grand nombre des prières simultanées exclut toute idée de concours vocal. Quand il y a plusieurs centaines de prières simultanées comme je l’ai vu à Liverpool, aucun ne peut raisonnablement espérer parvenir à lasser tous les autres ou à dominer seul tout cet immense volume de son. Reste alors la question de l’ordre, qui préoccupait surtout Saint-Paul. Et assurément il semble difficile au premier abord de décrire l’état de choses dans une réunion telle que les réunions galloises autrement que comme une parfaite confusion. Pourtant de ce chaos apparent se dégage un certain ordre ; il y a là comme des fils qui tantôt se séparent, s’éloignent, tantôt se rapprochent, se mêlent, pour diverger de nouveau ensuite ; et les moments de plus grande diversité sont toujours suivis d’instants où un hymne unique ou bien une prière unique réunit l’ensemble total de la vaste congrégation dans l’unisson d’une commune pensée et d’un commun sentiment.

Une dernière observation relative aux prières simultanées : Il n’est pas rare qu’un homme ou une femme se mette à prier à demi-voix aux moments de grande excitation, lorsque les prières simultanées se multiplient : ces prières à demi-voix ne sont évidemment pas faites pour l’assemblée, mais c’est que les sentiments et les désirs de certaines âmes deviennent si poignants, si intenses, qu’ils ne peuvent faire autrement que de s’exprimer, ne fût-ce qu’à demi-voix. Dans ce cas, très souvent, quand il y a assez d’espace libre, celui ou celle qui veut prier ainsi se lève de sa place, se met à genoux au milieu de la chapelle et prie ainsi à demi-voix sans se soucier du public, sans faire attention à ses voisins ou voisines, comme s’il était dans sa chambre, seul avec Dieu. Miss Maggie Davies a prié plusieurs fois devant moi de cette manière. Je ne l’ai jamais entendue prier autrement. En semblable circonstance, elle se met à genoux dans la chaire, à côté de Dan Roberts. Et il faut être tout près de la chaire pour percevoir sa voix. Un soir, à Aberdare, dans le Set Fawr, il y avait une dame, celle chez qui logeait Dan Roberts, sur le visage de laquelle j’ai suivi longtemps les progrès de l’émotion : la figure toute rouge, les yeux mouillés de larmes, vers le milieu de la réunion, c’est-à-dire, au bout de deux heures environ, elle se lève tout à coup, complètement oublieuse de son entourage, elle s’agenouille sur le parquet pour adresser à Dieu une requête ardente, mais prononcée à demi-voix. Quand elle a terminé, elle se relève et se rassied tout simplement. L’émotion, d’ailleurs, dans ces cas-là, n’a rien d’égoïste. Car le moment des prières simultanées abondantes et des prières à demi-voix, c’est le moment où l’on prie pour le salut des inconvertis, où on demande à Dieu de toucher le cœur des pécheurs qui, dans la salle, n’ont pas encore accepté Jésus-Christ pour Sauveur. Je disais que cette dame était oublieuse de son entourage, et c’était vrai en un sens, elle l’était au point de vue du qu’en dira-t-on, au point de vue mondain, terrestre. Mais elle n’oubliait pas les âmes. Et elle m’a bien montré, à moi personnellement, que son émotion, produite par la passion des âmes et l’amour pour Jésus, bien loin de diminuer, ravivait et nourrissait en elle l’amour fraternel et la préoccupation charitable des autres jusque dans les plus petits détails. Au moment où j’allais quitter la réunion pour attraper le dernier train de onze heures qui devait me ramener à Cardiff, elle m’a arrêté au passage et m’a engagé à rester en me disant qu’elle avait parlé à une demoiselle qu’elle me montrait du doigt, et que je pourrais être logé à Aberdare et y passer la nuit.

J’arrête ici cette étude sur la psychologie, des réunions galloises. Je ne me flatte pas de l’avoir épuisée, il s’en faut. Plus j’ai avancé dans mon étude sur place, plus je me suis aperçu de la richesse des observations que pourraient fournir à un psychologue ces manifestations collectives si naïves, si spontanées, d’une vie religieuse intense au sein d’une population encore primitive et où se reproduit, de génération en génération, un tempérament national très spécial et très accusé. Mais nous ne quitterons pas définitivement les réunions galloises en nous occupant de quelques individualités éminentes parmi les revivalistes. Car ces revivalistes ne sauraient être abstraits de leur milieu ; s’ils agissent sur leur milieu, c’est leur milieu qui les a faits et qui les conditionne sans cesse.

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