Dogmatique Luthérienne

Préface de l’auteur

La traduction allemande de cette Dogmatique, publiée à Kiel, à l’insu de l’auteur, est évidemment l’œuvre d’un homme compétent ; on ne saurait même sans injustice lui contester une réelle valeur. Mais elle n’en contient pas moins un assez grand nombre de contresens ; l’exceptionnelle difficulté qu’oppose toujours aux étrangers la langue danoise les explique suffisamment. De divers côtés et à diverses reprises, on a donc bien voulu m’inviter à publier moi-même Une traduction allemande de mon travail. Il m’eût été difficile de décliner une invitation qui, indépendamment de l’honneur qu’elle me confère, m’offre l’occasion de revoir et de reprendre mon premier travail avec une liberté que seul peut s’arroger l’auteur lui-même, mais qui resterait une infidélité pour un simple traducteur. La présente traduction annule donc la précédente et seule engagera désormais ma responsabilité.

Les nouvelles fonctions auxquelles je viens d’être appeléa ne m’ont laissé ni le temps, ni la liberté d’esprit nécessaires pour les modifications et les développements nouveaux que, sous bien des rapports, exigerait ma pensée première. Pour ne citer qu’un exemple, je ne mentionne pas l’Irvingisme, un des plus grands faits cependant de l’histoire ecclésiastique contemporaine. On pourra donc relever cette omission comme une lacune regrettable. Ce phénomène religieux doit être classé incontestablement au nombre des illusions qu’à toutes les époques, peut commettre l’espérance chrétienne, entraînée qu’elle est, par la force qui lui est propre, à prendre l’extase et le mirage pour la réalité des derniers et grands jours. Cette doctrine appelle cependant toutes les attentions de celui qui sait comprendre les signes des temps et la véritable nature du royaume de Dieu, car elle se distingue par des aperçus qui pénètrent bien avant dans les profondeurs de la Révélation et renferme des pressentiments singulièrement remarquables sur les commencements et la fin de l’Église. Quant à l’examen scientifique qu’elle appelle à tant de titres, nous serons mieux à même de l’entreprendre et de le mener à bonne fin quand nous posséderons en son entier l’histoire ancienne de l’Église, par Thiersch. Nous saurons alors comment, pour cet éminent historien, les âges qui succèdent à l’époque apostolique doivent la reproduire et la continuer. Nous n’hésitons pas au reste à reconnaître avec une entière sympathie que, dans ce dernier livre, comme dans tous ses écrits antérieurs, le sagace écrivain a su reproduire l’âge apostolique, le temps du premier amour, avec une fraîcheur si intime et si communicative, que l’on ne peut pas ne pas accepter ce travail comme le gage d’un renouveau théologique. Nous n’entendons pas cependant que notre sympathie pour l’auteur implique une adhésion à sa manière de voir, surtout quand il en vient à rompre avec la Réforme.

a – L’auteur, professeur de théologie à l’Université de Copenhague, au moment où il publiait sa Dogmatique en langue danoise, venait d’être appelé à l’épiscopat de Séeland, la plus haute prélature du royaume, alors qu’il dut en publier la traduction allemande que nous donnons aujourd’hui à notre public français.

Je ne fais que m’acquitter d’un devoir qui m’est bien cher, en remerciant publiquement les théologiens allemands pour l’accueil si sympathique qu’ils ont lien voulu faire à mon travail. Je ne leur adresse pas seulement mes remerciements pour les approbations et les éloges, mais également pour les critiques dont ils m’ont honoré. A l’adresse de ces derniers, qu’il me soit permis cependant un mot d’explication sur la tendance elle-même de cette Dogmatique, je veux dire le fait qui a le plus provoqué la critique.

De bien des, côtés à la fois, au sein même de mon Église et de ma patrie, on m’a objecté, j’en conviens, que ma théologie contenait des éléments inconciliables avec la nature éminemment pratique de la pensée protestante. On a prétendu que la doctrine du péché et de la rédemption, l’économie du salut qui en est la conséquence, constituent pour notre Église les faits qui l’orientent et l’inspirent, et qu’en conséquence une théorie de la Trinité et du Logos, autant dire une pensée essentiellement métaphysique, ne peut pas prétendre à la place la plus éminente et la plus en vue dans notre théologie protestante. Nous nous hâtons de le dire, si cette objection nous atteint, avec nous elle atteint également toute théologie évangélique qui ne veut pas renoncer au droit d’exposer scientifiquement sa foi.

Observons d’abord que, pour dire en toute connaissance de cause si le caractère d’une Dogmatique répond réellement au type protestant, il faut prendre pour terme de comparaison, non la doctrine protestante elle-même dans sa forme concrète, mais le principe qui en est le centre et l’inspiration. Nous devons donc rappeler que la Réforme n’a pas voulu former une Église particulière, mais affranchir l’Église universelle et sainte des erreurs qui, au cours des âges, avaient altéré son véritable caractère. Elle n’a pas voulu, par conséquent, formuler un christianisme particulier, mais nous rendre le christianisme œcuménique sous sa forme authentique. Aussi, avec la tradition apostolique, telle qu’elle nous est attestée dans la sainte Écriture, elle s’efforce de retenir l’autorité des premiers siècles chrétiens, dont les symboles œcuméniques attestent la puissance toujours vivante et inaltérable. Mais ce retour au christianisme primitif dont le XVIe siècle avait la consciente et réelle ambition, a-t-il pu ou a-t-il su l’accomplir ? En d’autres termes, avons-nous une Dogmatique protestante reproduisant tous les moments du christianisme œcuménique ? Il était bien naturel, il est vrai, que la doctrine du salut par la foi réclamât d’abord la première place, car elle est le centre de la vie chrétienne et la raison d’être de la Réforme, suscitée de Dieu pour protester contre l’Église romaine substituant à l’Évangile un judaïsme abaissé, sans espérance et sans vie, toujours plus antichrétien, opprimant les âmes sous le joug des superstitions et des traditions humaines. Il était donc inévitable, qu’inspiré surtout par le besoin de la rédemption et du pardon, le protestantisme revêtu à son origine le caractère paulinien et que, s’attachant exclusivement aux épîtres aux Romains et aux Galates, il fit de la justification par la foi et du système religieux qui en est la conséquence, sa première et unique préoccupation. Mais pourrions-nous soutenir que cette doctrine, à elle seule, contient et résume dans toute sa puissante fécondité le christianisme œcuménique ? Quoique la Réformation n’entende supprimer aucun des articles essentiels du christianisme biblique, et que toujours elle se soit efforcée de le saisir dans toute sa réalité, il était inévitable cependant qu’à son insu, elle acceptât plusieurs des trésors de l’héritage apostolique, sans le bénéfice de l’inventaire et sans se les être spirituellement appropriés. La lutte, cependant, ne portait pas alors seulement sur le fait de la rédemption, mais aussi sur celui de la révélation, sur les sacrements, leur efficace et leur nature, en un mot, sur la présence véritable du Christ dans l’Église. Néanmoins, tous nous sommes obligés de le reconnaître, la question de la rédemption a été retenue exclusivement à toutes les autres. Si donc l’on compare la pensée dogmatique protestante à celle du christianisme primitif, et surtout à celle des trois premiers siècles, il faut bien nous résoudre à constater entre elles une grande différence. Les maîtres et les docteurs de l’Église des trois premiers siècles, tout autant que leurs frères et leurs héritiers des temps de la Réforme, vivent par la grâce et le bienfait de la rédemption, mais ils ne s’absorbent pas comme eux dans une étude exclusivement psychologique du fait rédempteur. Leur pensée ne reste pas tout entière dans la dépendance d’un seul des faits révélés, la justification par la foi. Ils ne se laissent pas non plus captiver par l’analyse en quelque sorte micrologique de la repentance, de la conversion, des luttes et des joies de la sanctification, tous états de l’âme exprimant la communion avec Dieu. A cette époque, ainsi que nous pouvons nous en assurer par l’étude d’Irénée, l’un de ses principaux représentants, la pensée théologique se rattache à un autre ensemble de dogmes. Elle étudie, mais toujours simultanément, l’incarnation du Logos et la Trinité, les mystères de la création et de l’incarnation, la présence du Seigneur dans les sacrements, la résurrection de la chair et l’accomplissement de toutes choses. Ces docteurs et ces maîtres de l’antiquité chrétienne se sentent attirés par les écrits de l’apôtre saint Jean, dont le Logos fait chair constitue pour eux la grande protestation antignostique. Guidés par cet instinct vraiment théologique et chrétien de toutes les épîtres de saint Paul, ils retiennent de préférence celles aux Éphésiens et aux Colossiens, parce qu’elles accusent directement la signification (cosmique) universelle de la rédemption. Or, s’il est un fait certain, c’est que jamais les Réformateurs n’ont soupçonné l’importance théologique de ces épîtres. On sait également avec quelle prédilection ces vieux maîtres étudiaient les discours eschatologiques du Seigneur, l’Apocalypse de saint Jean et les faits de même nature contenus dans les épîtres de saint Paul. La doctrine protestante, au contraire, avec une affectation qu’elle n’a jamais pris la peine de dissimuler, s’est toujours détournée de cet ordre d’idées.

C’est avec une conviction bien ancienne déjà que nous croyons à une différence entre les deux époques, la Réforme et les trois premiers siècles, et une étude historique particulièrement approfondie nous la rend toujours plus évidente. Néanmoins, et nous n’avons pas besoin de le dire, il n’est aucune des conquêtes de la Réforme que nous songions à répudier, pas plus que nous ne consentirions à sacrifier la pensée des Paul et des Augustin, qui a été celle de nos pères. Mais si la Réforme a toujours été essentiellement une œuvre d’universalisme ecclésiastique et chrétien, et si nous reconnaissons notre confession de foi comme la plus parfaite de toutes, au seul fait de sa fidélité à cette tendance, notre Dogmatique doit aussi se développer dans la même pensée. On parviendra, croyons-nous, à formuler ecclésiastiquement et historiquement la véritable Dogmatique, non point, ainsi que le voulaient la Réforme et Schleiermacher lui-même, en, lui assignant pour objet la reproduction exclusive du fait rédempteur, sous une forme accessible à nos circonstances, actuelles, mais en l’appelant en même temps à donner une signification nouvelle pour la conscience contemporaine au fait de la révélation que les Réformateurs acceptèrent au sens traditionnel, sans se douter de l’importance que lui reconnaissait l’Église des trois premiers siècles. A notre sens, croyons-nous, quand elle saura réunir les deux faits dans une synthèse supérieure et scientifique, elle aura retrouvé la Dogmatique du moyen âge, dans sa signification la plus entière et la plus profonde. Une Dogmatique qui aujourd’hui ne s’imposerait pas cette tâche, se contentant de reproduire l’élément augustinien du vieux protestantisme, déserterait la voie du progrès, et trahirait une incurable inintelligence des besoins véritables de l’Église actuelle. Nous n’avons garde cependant d’oublier que notre époque a essentiellement besoin du sel augustinien et de ses âpres influences. Mais, à côté du pélagianisme de la volonté, et tout autrement redoutable, il y a celui de la pensée, successivement déiste, panthéiste, athée ou positiviste. On pourrait l’appeler le grand châtiment contemporain. Son influence délétère toujours grandissante s’accuse par le discrédit qui atteint toute la métaphysique. L’Église évangélique méconnaîtrait singulièrement sa mission si, s’obstinant à combattre le premier, elle persistait à ignorer le second. L’agrandissement de la conscience religieuse protestante que nous osons ici réclamer, bien loin de contredire au principe réformé, ne ferait que réaliser sa première et instante préoccupation : « N’admettre aucun article de foi, quelque attesté qu’il soit par la tradition, sans se l’être assimilé par un labeur personnel. » Nous ne sommes pas les seuls à éprouver et formuler les mêmes désirs. Aussi, nous ne songeons pas à dissimuler la joie profonde que nous ont fait éprouver les Annales de la théologie allemande, lorsque inaugurant, et non sans éclat, leur apparition dans le monde scientifique, à la question actuellement à l’ordre du jour : « Que doit être la théologie contemporaine ? » elles répondent avec le vieux théologien Oetinger : « La théologie évangélique s’est trop exclusivement attachée à l’étude de l’économie du salut au point de vue individuel, oubliant, absorbée qu’elle était par cette seule préoccupation, que la Bible contient une multitude d’autres trésors, qu’aujourd’hui il n’est plus permis d’ignorer ou de laisser enfouis ». Dans la même Revue et le même article, nous recueillons encore comme une promesse et un encouragement, ces fortes et généreuses paroles : « Nous ne voulons plus de cette théologie sénile qui si péniblement se préoccupe de venir en aide à la vérité, croyant n’avoir jamais assez d’étais à lui offrir, et se tenant pour satisfaite quand elle croit lui avoir donné l’attitude et la consistance d’une idole fortement assise sur son piédestal. » On commence donc un peu partout à protester contre l’intellectualisme exclusif qui, dans le domaine théologique, constamment oublie que la vérité n’est la vérité qu’à la condition d’être la vie et la sanctification de l’âme humaine. Nous pouvons donc tenir pour certain que l’Esprit promis par le Sauveur, et qui doit nous conduire en toute vérité, ne peut pas plus s’accommoder de cet intellectualisme sectaire, qu’il ne saurait se confondre avec l’individualisme religieux, si spécieux soit-il. On ne le verra pas non plus se complaire dans une reproduction inintelligente et, mécanique de la théologie du dix-septième siècle.

Puisse maintenant ce travail, dans la mesure de la grâce qui m’a été départie, hâter le jour, quelque éloigné qu’il nous paraisse, ou la théologie pourra enfin scientifiquement réaliser la synthèse de la Rédemption et de la Révélation. Ce vœu à lui seul résume nos plus chères espérances, car s’il se réalisait, nous verrions enfin se produire une expansion chrétienne et bénie que la Réforme entrevoit sous la forme d’un principe, mais dont elle ignore encore la véritable puissance.

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