Dogmatique Luthérienne

I
Introduction

1. La théologie dogmatique

§ 1

La Dogmatique chrétienne a pour objet le dogme chrétien que professe l’Église, c’est-à-dire l’assemblée des croyants. On ne peut en effet concevoir l’Église, appelée à confesser le nom de Christ et à lui servir de témoin, sans un ensemble de dogmes nettement déterminé. Le dogme n’est pas une opinion subjective et particulière, une conception indécise et flottante, ni même une vérité rationnelle s’imposant avec la rigueur et l’évidence d’une démonstration mathématique ; on ne peut se le représenter et le définir que comme une vérité de la foi procédant de la Parole que Dieu a révélée aux hommes. Cette vérité s’impose donc à nous comme positive, non point seulement à cause de la précision avec laquelle elle s’énonce, mais surtout par le fait de l’autorité qui la sanctionne. La Dogmatique expose et analyse scientifiquement les vérités chrétiennes dans leur enchaînement organique.

§ 2

La Dogmatique n’est pas seulement une science traitant de la foi ; elle est aussi une connaissance dans et par la foi. Elle n’est donc pas un exposé historique de ce qui est ou a été la vérité pour d’autres, abstraction faite de l’opinion de l’auteur lui-même, pas plus qu’elle n’est un exposé philosophique de la vérité chrétienne, conçue à un point de vue indépendant de la foi et de l’Église. Car, à supposer, ce que nous ne pouvons nullement accorder, que celui qui est étranger à la foi pût jamais parvenir à la saisir intellectuellement, il pourrait bien produire une philosophie plus ou moins religieuse, plus ou moins favorable au christianisme, mais jamais une dogmatique susceptible d’être reconnue et acceptée comme telle par l’Église chrétienne. La Dogmatique chrétienne est inséparable du christianisme, et le dogmaticien n’est l’interprète de cette science que pour autant qu’il est celui de l’Église. Il ne peut donc jamais être confondu avec le philosophe ne connaissant d’autre intérêt que celui de la science dont il s’est fait le serviteur. Cette affection intellectuelle pour la vérité chrétienne, cause première de la Dogmatique, cette sainte curiosité qui scrute les profondeurs de la foi pour s’en approprier l’inépuisable richesse, ne saurait se rencontrer, chez celui-là surtout qui veut se consacrer à l’enseignement et au service de l’Église, sans un rapport personnel et vivant avec les réalités révélées. Alors donc que la connaissance de la foi ne saurait procéder que des profondeurs de la foi elle-même, se sentant en communion avec l’Église, sa vraie signification ne peut se réaliser que dans le service et par la glorification de l’Église. La Dogmatique, par conséquent, ne peut être elle-même qu’à la condition de donner satisfaction, tout à la fois, à l’intérêt scientifique et à l’intérêt ecclésiastique. Si de nos jours Strauss et ses disciples, se plaçant au point de vue de l’absolu scientifique, tentent d’invalider le travail dogmatique de l’Église chrétienne, en nous objectant l’incompatibilité entre la science et toute vérité préconçue, cette objection ne saurait atteindre ni troubler les croyants, car ils l’ont entendue formuler par les païens, dès les premiers jours de leur apparition dans le monde. Malgré l’objection, depuis lors jusqu’à maintenant, l’Église chrétienne n’a pas moins continué à travailler à la construction et au développement d’une science chrétienne ecclésiastique, acceptant sans les séparer les exigences inhérentes à la vérité chrétienne et celles qu’imposent à tout savoir humain les conditions de la vie, dans l’espace et dans le temps. Jusqu’à la fin des siècles elle prendra et reprendra cette tâche avec tous ceux, et au profit de tous ceux qui, non seulement ne veulent pas rester étrangers au christianisme, mais entendent vivre et penser à sa lumière.

Remarque. — Nous indiquerons sommairement les limites de la Dogmatique en lui assignant sa place entre la catéchèse et la philosophie, en tant que cette dernière science prend le christianisme pour son objet, mais à un point de vue subjectif et indépendant de la foi. La Dogmatique se trouve déjà tout entière, mais à l’état rudimentaire, dans l’exposition catéchétique, cette exposition n’admettant l’élément scientifique qu’à la condition de le subordonner complètement à l’intérêt ecclésiastique. Ce n’est que lorsque sont intervenus les procédés de la science qu’il peut être question d’une connaissance dogmatique proprement dite. La Dogmatique revêtant dans son exposition une foule de formes diverses, même celles de la spéculation pure, il existe donc un rapport entre cette science et la philosophie. Mais quel que soit ce rapport, et indépendamment de toute idée préconçue sur sa légitimité, on peut affirmer, sans la moindre hésitation, qu’une spéculation qui met en doute la vérité chrétienne et ne l’accepte que sous bénéfice d’inventaire, ne saurait revendiquer le titre de spéculation dogmatique. Pour la Dogmatique en effet, le christianisme est la vérité absolue existant par elle-même et indépendante de toute spéculation nouvelle ; le point d’appui, l’inconcussum, que cherche le philosophe, pour elle, n’est plus à chercher. Il existe avant même qu’elle ait commencé son œuvre ; elle ne cherche donc qu’à s’approprier intellectuellement la vérité dont elle a, au préalable, conquis l’entière certitude, mais par, une voie tout autre que celle de la pensée pure. L’intérêt scientifique que provoque la Dogmatique est donc complètement différent de cet enthousiasme idéaliste que célèbre le philosophe Fichte, nous conviant aux luttes et aux labeurs de la pensée pour la gloire de la pensée elle-même, et au seul nom des joies austères qu’elle réserve à celui qui se laisse entraîner par elle sans se préoccuper de la route ni du but à poursuivre. Le dogmaticien, au contraire, confesse sans détour que ses recherches n’ont pas pour but la glorification de la pensée humaine, mais le triomphe de la vérité chrétienne, et volontiers il dit, avec Lessing, que toutes ses spéculations doivent concorder avec la Parole de Dieu, comme en arithmétique se rencontrent l’opération et la preuve. Ce n’est donc point le doute, cette condition préalable de toute recherche philosophique, mais la foi dans sa plénitude qui est le point de départ de la Dogmatique. Elle ne vient point apporter à la foi qui chancelle des preuves et des arguments qui soient pour elle ce qu’est à la main tremblante du vieillard le bâton qui dirige et assure ses pas. Procédant, au contraire, de l’éternelle jeunesse de la foi, elle s’inspire de sa force, et, de son propre fonds, fait apparaître tout un monde d’idées et de réalités qu’elle illumine, tout en s’illuminant elle-même, sans avoir cependant la prétention d’en être le créateur. Une âme amoindrie et travaillée par le doute ne pourra jamais produire une Dogmatique. Nous n’avons qu’à regarder aux grands dogmaticiens, nos maîtres et nos modèles, les Athanase, les Anselme, les Thomas d’Aquin, les Réformateurs et leurs disciples immédiats. Plus nous les étudierons, et plus nous serons forcés de reconnaître qu’ils ont conçu leur œuvre, non point dans les incertitudes du doute, mais dans la joyeuse assurance de la foi, elle seule les inspirant, comme elle inspirait aussi les créateurs de la grande architecture religieuse, dont tant de monuments immortels attestent l’inépuisable et chrétienne fécondité. Il est impossible de le méconnaître : ce qui distingue l’œuvre dogmatique de tant de productions philosophiques ordinaires, ce n’est point la recherche, mais le besoin de démontrer la vérité depuis longtemps conquise. A ce point de vue la Dogmatique de Schleiermacher constate une des évolutions les plus décisives de notre époque. Malgré les réserves et les critiques que provoque la foi incomplète et même superficielle du grand théologien, son œuvre démontre avec une irrésistible évidence que la Dogmatique possède en elle-même son principe constitutif, et retient en propre un domaine que la philosophie ne peut pas revendiquer comme un fief lui appartenant et dont elle a pu momentanément se dessaisir. Si nous avons dit que la Dogmatique se trouve comprise entre la catéchèse et la philosophie religieuse, en tant que cette dernière prend la foi pour en faire l’objet de ses recherches, ce n’est qu’à titre d’indication sommaire et préliminaire. Entre de pareilles limites, il y a de l’espace pour une multitude infiniment variée de conceptions et de formes dogmatiques. L’objet de l’Introduction est avant tout d’exposer la méthode et les faits qui constituent la Dogmatique et lui donnent sa signification particulière.

§ 3

On ne peut pas concevoir la vraie signification de la Dogmatique seulement à l’aide du fait chrétien et du fait ecclésiastique, soit catholique, soit évangélique. Pour atteindre cette conception il faut, au préalable, remonter jusqu’à l’idée de religion et de révélation. Quoique tous ces faits ne puissent trouver leur développement intégral que dans la Dogmatique elle-même, il faut cependant les exposer sommairement, si nous voulons savoir ce qu’est la science que nous avons maintenant à étudier.

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