Éthique chrétienne générale

10. Les régénérés peuvent-ils accomplir la loi. Le mérite et la récompense

§ 140

Ce n’est que par la grâce de la régénération, en aimant Dieu, que nous pouvons apprendre et pratiquer l’obéissance à la loi sainte. Il est donc évident que l’homme irrégénéré, aussi longtemps qu’il ignore les influences de l’amour divin, est incapable d’accomplir la volonté de Dieu. Et cependant dans l’Eglise chrétienne, on s’est souvent demandé si les régénérés eux-mêmes peuvent satisfaire aux saintes exigences de la loi, ou pour le moins, si parmi eux, il s’en rencontre pour répondre parfaitement à l’idéal qu’elle impose. L’Eglise catholique l’affirme et elle enseigne que le fidèle peut parfaitement satisfaire au commandement de la loi, réserve faite toutefois, ce qui ne laisse pas d’être d’une très grosse conséquence, des exigences de la vie actuelle (pro hujus vitæ statu). Elle condamne tous ceux qui contredisent à cette doctrinea. Les églises de la Réforme soutiennent, au contraire, que nul n’est suffisant pour satisfaire pleinement à la loi de Dieub. Elles croient que dans nos œuvres les meilleures on retrouve toujours l’impression, le ressentiment du péché. Cette doctrine, Luther l’exprime sous sa forme la plus paradoxale lorsqu’il dit : « Il n’est pas une bonne œuvre du chrétien qui ne soit un péché mortel ou pour le moins, un péché véniel. » Schleiermacher est infiniment plus vrai quand il dit : « Même dans nos meilleures œuvres, il y a toujours un ferment de. péché qui a besoin du pardon de Dieu. » Quant à nous, nous maintenons cette doctrine parce qu’elle nous est enseignée par la parole de Dieu et par l’expérience chrétienne. Elle est formellement affirmée d’ailleurs par la prière du Seigneur. Cette prière qui répond à toutes les situations et à toutes les exigences de la vie chrétienne, impose à tous les chrétiens, sans exception aucune, l’obligation de dire chaque jour : « Pardonne-nous nos péchés ». Et l’histoire vient à son tour attester que l’église catholique ne doit l’équivoque privilège de posséder des saints, qu’à la liberté peu enviable qu’elle s’arroge de rabaisser à ses convenances la sainteté véritable qu’elle n’accepte, au reste, jamais que sous bénéfice d’inventaire. On sait également qu’à l’occasion, et les circonstances l’exigeant, elle entre en accommodation avec le péché. Insinuante et douce, elle le sollicite et l’interprète et finit toujours par lui faire entendre que ses désirs et ses convoitises ne sont que des velléités parfaitement innocentes que les saints eux-mêmes sont parfois obligés de subir.

a – Concile de Trente. Session VI, ch. 16, canon 18. Si quelqu’un soutient que l’homme justifié et en état de grâce ne peut pas observer la loi de Dieu, qu’il soit anathème.

b – Apot. conf. August. De l’amour et de l’accomplissement de la loi. En cette vie nous ne pouvons pas satisfaire à la loi parce que notre nature charnelle ne cesse pas de nous faire sentir ses mauvaises impressions malgré la résistance que leur oppose le Saint Esprit.

Pour nous, le titre de l’honneur de notre église c’est que jamais elle n’a consenti la moindre concession au regard de l’idéal de la loi sainte. Aussi, nous maintenons avec elle que le désir mauvais n’est jamais innocent, alors même que malgré nous il s’élèverait des profondeurs inconscientes de notre nature pécheresse. Seul, le Christ a pu être tenté sans qu’il eût à connaître le péché. Dans la volonté et dans l’intimité de sa nature, il n’a jamais subi l’influence du péché. Pour nous qui avons subi de tant de manières et dans toutes les parties de notre être l’influence du mal, la tentation au péché est toujours coupable ; c’est spontanément que les mauvaises pensées jaillissent du plus profond du trésor mauvais de notre cœur et elles s’imposent toujours sous la forme de désirs mauvais. Nous croyons qu’elle reste insoluble, l’impitoyable antinomie entre la chair et l’esprit et que toute notre vie durant, nous avons à soutenir la lutte entre la loi des membres et celle de l’esprit que l’apôtre Paul a si admirablement décrite dans le 7e chapitre de l’épître aux Romains. Nous croyons que l’expérience qu’il constate n’est pas celle de l’irrégénéré, mais du régénéré. Il n’en est pas moins certain que, malgré cette lutte continuelle, le fidèle doit retrouver en lui le bienfait de la paix chrétienne et que, pour lui, cette paix, reste toujours présente dans l’intime et le plus profond de son être, malgré l’agitation qui en trouble la surface. Nous croyons tout aussi fermement que, malgré les reculs et les défaites qu’il peut subir accidentellement, le chrétien n’en remporte pas moins la victoire qui, pour n’être jamais définitive, n’en est que plus sincère et plus complète. L’impossibilité de la sainteté absolue en cette vie est pour nous le résultat de l’union de l’âme et du corps. Cette union, comment pourrait-elle ne pas impliquer la possibilité du péché ? Le corps n’est-il pas toujours en un indissoluble rapport avec ce monde de péché et en même temps, n’est-il pas lui-même l’œuvre de notre nature pécheresse ? Mais il faut aussi nous hâter de dire que grâce au progrès constant de l’œuvre de la sanctification, le péché se trouve de plus en plus relégué des hauteurs de notre être dans ses parties inférieures et infimes. Du temple visible qui la met en rapport avec la grande multitude, l’âme doit tendre vers le sanctuaire où de plus en plus elle peut vivre dans le recueillement, en tête-à-tête avec son Dieu. Mais avant que puisse se faire ce sanctuaire idéal où le Psalmiste aimait à contempler la beauté de son Dieu, que de luttes nous avons à livrer ! Il faut que notre cœur au lieu de se laisser posséder par le corps de mort, par ses facultés sensibles, parvienne à le posséder. Et cet organisme, à la fois esprit et matière, milieu où se rencontrent et dominent les instincts mauvais, tout entier doit passer sous la domination de l’esprit. Et ce n’est pas contre la chair et le sang seulement que nous avons à lutter ! Nos organes spirituels eux-mêmes, la pensée, l’imagination, la sensibilité dominés par le péché sont en révolte contre notre moi véritable, il nous faut les reconquérir. Et ce moi véritable, toujours condamné à souffrir et à pleurer sous l’oppression du péché, il faut qu’il s’accuse ! Car s’il est sincère, il sentira qu’entre lui et l’ennemi qui l’assaille, il est une secrète connivence. Notre être a donc incessamment besoin de se sentir de nouveau et à nouveau, vivifié dans le pardon de ses péchés et dans la paix avec Christ. Et si le sage a pu dire : « ma volonté veut la vertu, mais ma main qui devrait la saisir, le diable la retient et ne veut pas la lâcher », il faut donc le confesser, notre vertu ne peut être que bien imparfaite puisque notre volonté ne peut pas complètement se soustraire à la dépendance des organes dont elle devrait rester le maître et que ces organes, toujours sous l’influence du péché, se retournent contre elle et la combattent. Nous ne pourrons véritablement réaliser la sainteté parfaite, que quand nous serons en possession d’un organisme nouveau. Cette transition vers cet état supérieur commence pour le régénéré au moment de la mort, mais ne s’accomplit qu’avec la résurrection des corps (Voir la Dogmatique de l’auteur à l’article de l’Eschatologie).

Sous l’influence du quakerisme, il est quelques sectes protestantes qui soutiennent que, déjà en cette vie, i’homme peut complètement et parfaitement accomplir la loi de Dieu. A l’appui de leur prétention, elles citent la parole de saint Jean : « Celui qui qui est de Dieu (1 Jean 3.9) ne pèche plus, » mais elles oublient que le même apôtre a dit : (1 Jean 5.8) « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n’est point en nous. »

§ 141

Dans toutes nos œuvres, on retrouve toujours quelque chose qui a besoin d’être pardonné ; ce qu’elles contiennent de parfaitement bon n’est jamais que le fait de la grâce divine. Il ne saurait donc être question dans le Christianisme ni de mérite ni de récompense, surtout si par mérite nous entendons la constatation d’un service rendu, susceptible de valoir en bonne et due forme un salaire proportionné au travail accompli. Une pareille manière de se représenter une bonne œuvre dans ses rapports avec la loi de Dieu peut certainement se concevoir lorsqu’on ne connaît que la société humaine et les relations d’homme à homme, mais elle devient impossible en présence de Dieu et dans sa communion. On peut avoir des titres à faire valoir en face de l’Etat, de l’Eglise, de l’art ou des sciences ; ces titres, il serait insensé de les méconnaître et de leur dénier la reconnaissance à laquelle ils nous donnent le droit de prétendre, mais en présence de Dieu, nous ne sommes que de pauvres pécheurs et nous n’avons plus ni titres ni mérite. Celui qui vient de faire une bonne œuvre et qui, au lieu de rendre grâces pour l’avoir accomplie, vient demander une récompense, n’a jamais compris ce qu’est le bien véritable. Cependant on peut rencontrer des œuvres qui, indépendamment de tout ce qu’elles impliquent de faiblesse humaine, n’en sont pas moins pour Dieu et lui restent agréables. Et d’abord, la personne qui les accomplit est agréable à Dieu, puisqu’elle est aimée de Christ dont l’œuvre rédemptrice ne se manifeste jamais dans une âme sans le bon plaisir du Père. Il peut même être question d’une récompense dans la grâce et par elle, puisque dans le Royaume de Dieu, il est entre les œuvres et leur conséquence, une étroite et juste relation en vertu de laquelle chacun récolte selon ce qu’il a semé, Mais plus un chrétien, conformément à la loi divine, recueillera le fruit de son travail, et plus à regarder ce qu’il est en lui-même, à ses efforts, à son activité, à la semence qu’il a semée, à la récolte qu’il a recueillie, et plus il se sentira pressé de rendre grâces au lieu de réclamer une récompense.

Ce n’est qu’à ce point de vue et en ce sens que se conçoivent les distinctions personnelles que reconnaît l’apôtre lorsqu’il nous dit : (2 Corinthiens 9.6) « Celui qui sème chichement récolte chichement et celui qui sème dans la bénédiction récoltera dans la bénédiction. » Il ne fait, au reste, qu’interpréter l’Évangile qui a le premier reconnu des différences de degré dans les récompenses, dans la parabole des talents (Luc 16.12-27). Celui, en effet, qui, avec le talent qui lui était confié, en a conquis dix autres, est établi sur dix villes, tandis que celui qui n’en a gagné que cinq ne reçoit que cinq villes. Nous voyons donc ici que chacun reçoit en proportion de son travail (2 Jean 1.8). Par contre, dans la parabole des ouvriers qui, à diverses heures, vont travailler à la vigne et qui tous, à la fin de la journée, reçoivent le même salaire (Matthieu 20.1-16), il nous est enseigné qu’entre eux il n’est point de différences. Au lieu de se contredire, les deux paraboles ne font que se compléter : l’une, celle des ouvriers des diverses heures, veut nous apprendre que nous devons considérer le salut comme une grâce, et une grâce si complète, qu’à l’accepter, nous ne pouvons plus parler de nos œuvres et de nos mérites. Ou, pour ne pas nous départir de la langue de la parabole, elle nous enseigne que pour travailler dans la vigne du Seigneur utilement, il faut n’ambitionner d’autre récompense que celle qui nous fera toujours plus les ouvriers du Seigneur. Quant à la parabole des talents, elle a surtout pour but de nous montrer qu’il est des degrés divers dans la sanctification et qu’à chacun de ces degrés, correspond un travail et une récompense spéciale. La récompense est donc tout à la fois proportionnelle et non proportionnelle ; elle est non proportionnelle en présence du salut éternel et de ses infinies richesses, car alors il ne peut plus être question de nos titres et de nos mérites ; seule, la pure grâce est ici souveraine. Mais le Royaume de Dieu, une fois constitué, et nous en possession de ce Royaume, il est des diversités de dons. La mise en œuvre de ces dons comporte des degrés dans la récompense, la récompense se fait alors proportionnelle, quoique tous aient commencé par recevoir la même grâce, l’entrée dans la joie du Seigneur. Déjà sur cette terre, nous sommes appelés à constater un rapport invariable et toujours le même, entre la manière dont on sème et la manière dont on moissonne. Et cependant, on peut dire qu’ici-bas et sous nos yeux, la récompense est diversement répartie. Et même pour notre travail spirituel, nous voyons souvent qu’un grain en rapporte trente, un autre cinquante et un autre cent, pour nous valoir la paix et la joie en Dieu et en son Christ notre Sauveur. Mais la récompense parfaite se fera également au jour où définitivement s’affirmeront toutes les saintes et définitives rétributions. Tous les fidèles ouvriers du Seigneur, sans crainte de se tromper, peuvent donc travailler dans l’espoir de l’éternelle moisson.

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