Éthique chrétienne générale

11. La loi pour les régénérés. Le triple usage de la loi. L’Évangile s’offre et s’impose gratuitement et libéralement

§ 142

Après nous être demandé si les régénérés peuvent accomplir la loi nous avons maintenant à rechercher s’ils ont encore besoin de la loi. Ces deux questions sont connexes. Pour nous en assurer, il nous suffira de présenter la seconde sous la forme la plus généralement consacrée, et de nous demander si les régénérés ont encore besoin de la prédication de la loi. Cette question s’impose surtout en présence de l’importance exagérée que dans les églises de la Réforme on donne au principe de la foi justifiante. Il semble, en effet, que celui qui vit au bénéfice de cette foi, n’a que faire d’une justice et d’une sagesse en dehors et au-dessus de lui. Et à quoi encore pourraient-elles bien lui servir ? Il possède la véritable liberté. Il n’est plus, grâce à elle, sous la loi, mais dans la loi, ou plutôt, la loi devient pour lui le penchant, la joie de son cœur ; grâce à l’amour qui le possède et qui lui vaut l’accomplissement de tous les commandements et la force qui incessamment les recherche et les pratique, cet amour divin se fait en lui comme une source jaillissante qui remplit son cœur et déborde dans toutes ses actions. Qu’a-t-il donc besoin d’autorité, alors surtout que pour lui croyant le Seigneur n’est pas le commandement qui prescrit mais la grâce qui communique de nouveaux dons et les renouvelle sans cesse. Et par le fait seul de sa communion avec le Seigneur Jésus, ne possède-t-il pas la vraie autorité, celle qui, ainsi que nous le faisions remarquer, vraiment digne de ce nom, ne commande pas, mais inspire une confiance toujours plus entière qui, au lieu d’amoindrir notre liberté l’agrandit sans cesse et se fait son mobile et sa force ? Au-dessus de cette autorité qui ne nous inspire que des sentiments de piété, de vénération, de confiance et d’abandon, pouvons-nous en concevoir une autre ? Et une fois dans la communion de celui auquel le Père a donné toute puissance et au ciel et sur la terre, à quel autre qu’à lui pourrions-nous regarder ? En est-il un autre dont on puisse dire qu’il parle comme jamais homme n’a parlé ? Un autre encore auquel on puisse rendre le témoignage que lorsqu’il parlait tous étaient dans l’admiration pour les paroles pleines de grâces qui tombaient de ses lèvres (Luc 4.22) ? Et pourquoi une autre autorité que celle du Christ ? N’est-elle pas essentiellement la puissance qui délivre et rachète ? Et cette puissance, il faut également le reconnaître, Jésus ne la possède que parce qu’il est celui qui nous affranchit du joug de la loi. Il n’est donc que le véritable interprète du sentiment chrétien, maître Eckhardt, lorsqu’il s’écrie dans sa prière : « O Dieu ! affranchissez-moi du joug de Dieu ! » Ce qu’il veut, c’est la suppression de la loi qui fait peser sur lui la présence de Dieu comme la plus écrasante de toutes les servitudes. Et ce n’est que dans la communion avec Christ, que Christ réalise pleinement cette sainte aspiration de nos âmes.

Mais de ces prémisses, si incontestables soient-elles, il ne s’en suit nullement que l’unité essentielle de la loi et de la liberté, de la liberté et de l’autorité, état normal du croyant au moment où il prend conscience de la justification par la foi, puisse pleinement et complètement se réaliser à toutes les époques de la sanctification. Il faut le reconnaître, sur cette terre, il n’est pas donné au chrétien d’atteindre à une si haute perfection. Et malgré ses efforts, jamais pour lui ne viendra le moment où la loi que le Christ a confirmée et pratiquée puisse être rejetée comme n’ayant plus, pour lui, de raison d’être. Il faut nous résigner à contempler ce moment comme un idéal auquel jamais nous ne pourrons nous élever ici-bas. Nous pourrons entrevoir et rêver une heure où la loi et l’impératif catégorique qui contredisent à notre volonté se feront l’attrait et la force de toutes le pensées et de tous les désirs, mais ce rêve serait la plus malfaisante de toutes les illusions, si on se laissait aller à le prendre pour la réalité.

La vieille théologie des églises, de la Réforme n’est donc que l’interprète de la vérité et du bon sens chrétien lorsqu’elle affirme que la loi a trois fonctions à remplir. La première est purement extérieure et sociale. (Usus politicus et civilis). Elle a pour but le maintien de l’ordre et de la discipline dans la société humaine. - En second lieu, la loi veut être un maître intérieur, un éducateur spirituel pour nous apprendre à connaître le péché, la crainte de Dieu, les frayeurs salutaires de la conscience, afin de nous amener à Christ (usus elenchticus, seu pœdagogicus). Et enfin, pour les régénérés, elle veut être la règle qui marque et qui montre la voie (usus didacticus, normativus, vel tertius)c, quoique les régénérés portent la loi écrite dans leurs cœurs et que seule la vie nouvelle puisse en eux déployer son efficace, et poursuivre en eux aussi fidèlement sa course que les astres, en haut, suivent la leur. Le vieil Adam étant toujours vivant en eux, et le but, pour eux, n’étant pas encore atteint, ils ne sauraient se passer du frein et des avertissements de la discipline : Ils ont donc encore besoin de la loi. Il faut que dans son miroir ils puissent se reconnaître, car ils veulent, eux aussi, être ramenés à l’obéissance de Christ. En d’autres termes, il faut bien se résigner à le confesser, dans la vie chrétienne l’alliance du devoir et du désir au lieu d’être permanente se relâche et ne se retrouve pas toujours dans toute sa pureté et la parfaite conscience d’elle - même. Il y aurait danger à l’oublier, quoique atteint mortellement, le péché s’obstine à vivre. Il est donc dans l’existence du chrétien des moments où il faut que le devoir s’impose, non plus seulement au nom de l’affection intérieure, mais du commandement de la loi. C’est donc à juste titre que dans nos églises la morale évangélique fait encore appel à la loi. Tout en rappelant au chrétien que sa vocation et son honneur l’obligent à rendre toujours plus superflue son intervention.

c – Form. de concorde. De tertio usu legis. Tertius usus ad renatos pertinet, non quatenus justi, sed infirmitati adhuc obnoxii sunt.

De nos jours, il en est qui veulent proscrire du culte et de l’enseignement catéchétique les dix commandements. Pour nous de pareilles prétentions prouvent une seule chose, c’est qu’ils sont encore nombreux, ceux qui ont à apprendre que le Christ dans son Royaume est roi non seulement pour donner mais pour commander. Ils ignorent donc de quoi est fait le cœur de l’homme. Lorsqu’au temps de Luther, il y en eut pour vouloir affranchir l’enseignement religieux des jeunes enfants de tout contact avec la loi, au motif que nous avions à apprendre, non pas le commandement mais l’amour de Christ, et que nous ne pouvions vivre que par l’inspiration de l’esprit, on sait avec quelle sainte rudesse il sut les reprendre. Il importe donc de l’entendre : Christ n’a pas aboli les dix commandements mais la crainte servile qui nous empêchait de les accomplir. L’esprit qu’il nous communique fait en nous toutes choses nouvelles, la loi n’est plus l’adversaire mais la meilleure de toutes les grâces, celle qui nous apprend que le ciel est le lieu où s’accomplit la volonté de Dieu toujours mieux aimée et glorifiée. On méconnaît donc étrangement la doctrine chrétienne, quand on s’imagine que les docteurs et les prédicateurs de l’Évangile doivent se dispenser d’exposer et d’enseigner la loi aux régénérés tout autant qu’aux irrégénérés. Aux régénérés surtout parce qu’ils sont moralement trop élevés pour avoir encore besoin de la lettre de la loi qui ne vaut que pour apprendre à se connaître. Ce serait faire injure aux partisans de cette opinion, si on les croyait capables d’inculquer à leurs adeptes, au regard de la loi, le trop facile laisser aller et les complaisances de la chair. Mais on ne saurait trop le redire, ceux qui veulent effacer du catéchisme les dix commandements, sans qu’ils s’en rendent compte, ne sont pas éloignés de supprimer pour le chrétien l’idée de l’obligation. C’est, en effet, pour eux, un axiome indiscutable, et qu’ils aiment à rappeler, que l’Évangile, au lieu de commander ne sait qu’inspirer et donner. Nous serions avec eux s’ils se contentaient de dire qu’il est un don gratuit et non pas un ordre comminatoire. Mais l’on se trompe du tout au tout, quand au motif que l’Évangile n’est que pure grâce on veut s’en servir pour supprimer la notion du devoir dans la conscience humaine, car alors on fait du Christ le Sauveur qui pardonne, mais au détriment du roi qui commande. Pour que de pareilles illusions soient possibles, il faut commencer par oublier qu’en présence de l’Évangile nous sommes constitués responsables, qu’il nous commande de croire c’est-à-dire d’aimer et de rendre à Dieu l’honneur qui lui est dû afin que nous puissions nous rendre à celui qu’il a envoyé. Il est de toute justice que nous croyions en lui, et notre devoir nous commande de nous laisser racheter par lui ; lui-même vient à notre aide afin de nous apprendre à croire dès l’instant que nous le voulons sincèrement : « Faites pénitence, convertissez-vous et croyez à l’Évangile » (Marc 1.15). Cette invitation n’est-elle pas tout autant un commandement qu’impose celui qui est au-dessus de toute chose, qu’une grâce qu’il offre ? Si ce n’était pas un devoir de croire, et si en dernier ressort, la foi n’était qu’un acte de libre élan du cœur et de l’esprit, comment le Seigneur aurait-il pu dire que c’est un péché de ne pas croire en lui ? (Jean 16.9 ; 15.22) Et comment en même temps aurait-il pu dire que celui qui ne croit pas sera condamné ? (Marc 16.16) Comment enfin à son retour pourrait-il juger le monde d’après la parole qu’il lui a annoncée (Jean 12.48) ? L’offre de la grâce toute gratuite contient un commandement et nous laisse en présence d’un devoir obligatoire. Et s’il en est pour nous demander si nous croyons que les hommes soient condamnés à subir aveuglément la foi qu’une autorité. au-dessus d’eux veut bien leur imposer, nous leur demanderons, à notre tour, si c’est une foi aveugle que requiert le Seigneur, quand il nous dit : « Cherchez et vous trouverez, demandez et il vous sera donné » (Matthieu 7.7), ou quand ailleurs, il nous déclare que « si quelqu’un veut faire la volonté de celui qui l’a envoyé, il connaîtra si sa doctrine vient de Dieu ou s’il parle de son chef » (Jean 7.17) ou bien enfin, si c’est au profit de la foi aveugle que l’apôtre nous dit « qu’en publiant la vérité on se rend recommandable à toute conscience humaine et cela devant Dieu ? » (2 Corinthiens 4.2). En ce sens, on peut dire que notre Seigneur Jésus dans la conscience de sa souveraine et royale autorité, gracieux et suppliant, ne s’adresse aux peuples et aux individus que pour leur commander à tous de se soumettre à ses saintes invitations. Aussi la conscience du devoir chrétien est toujours pour nous en proportion de l’intensité avec laquelle la grâce divine a pénétré toute notre existence.

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