Discours pour le tricentenaire de la mort de Calvin

Sermon de M. Oltramarea

a – Marc Jean Hugues Oltramare (1813-1891). Pasteur et professeur, à Genève ; connu notamment pour sa traduction du Nouveau Testament ; l’un des principaux exégètes protestants de langue française au 19e siècle.

Pour moi, mes Frères,… je fais une chose : je laisse ce qui est derrière moi, et, me portant vers ce qui est devant moi, je cours vers le but…

Philippiens 3.13

Mes bien-aimés Frères en Jésus-Christ notre Seigneur !

Un souvenir nous rassemble aujourd’hui dans tes temples en nombre inaccoutumé : c’est le souvenir d’un homme dont le nom, jadis béni des uns, maudit des autres, a encore, après trois siècles, le privilège de remuer singulièrement les âmes et de passionner les hommes, tant est profond le sillon qu’il a creusé dans le champ de la religion et de l’histoire. Les Eglises d’Angleterre, d’Ecosse, de Hollande, de France et de la Suisse française, qui, toutes, sont plus ou moins redevables à Calvin, n’ont pas voulu laisser passer l’anniversaire triséculaire de sa mort, sans répandre quelques fleurs sur sa tombe et quelques paroles de bénédiction sur sa mémoire. Genève, qu’il a illustrée, eût été ingrate envers ce grand Réformateur, si elle n’eût pas élevé la voix pour se joindre à ce réveil des souvenirs. Un grand écrivain nous le rappellerait au besoin : « Quelque révolution, a dit Rousseau, que le temps puisse amener dans le culte, tant que l’amour de la patrie et de la liberté ne sera pas éteint à Genève, jamais la mémoire de ce grand homme ne cessera d’y être en bénédictionb. » — Dieu en soit loué : l’amour de la patrie et de la liberté n’y est point éteint !

b – Contrat social, II, 7, not. 4.

Calvin était français, né à Noyon en Picardie, le 10 Juillet 1509.

Ce ne fut point de son propre mouvement qu’il choisit notre pays pour sa patrie ; notre cité le retint et l’adopta. Quand il passa pour la première fois dans notre ville, en Juillet 1536, il fallut toute l’éloquence, que dis-je ? les menaces de Farel pour l’arrêter, et deux ans ne s’étaient pas écoulés (Avril 1538), qu’à la suite de violents débats, il sortait chassé de nos murs, en laissant pour toute plainte cette noble parole : « Si j’eusse servi les hommes, je serais mal récompensé ; mais j’ai servi Celui qui, au lieu de mal récompenser ses serviteurs, leur paie ce qu’il ne doit point. » Plus tard, Strasbourg qui l’appréciait et en était fière, ne consentit pas à le donner ; elle nous le prêta. Quant à Calvin, ce ne fut qu’à la suite de sollicitations pressantes et réitérées, avec un secret frémissement et par devoir, qu’il rentra à Genève, et vint (en Septembre 1541) y reprendre sa place et son œuvre. Il ne les quitta qu’à l’heure où il fut rappelé de Dieu.

Son retour avait été une joie ; son départ fut un deuil public.

On était alors en l’an 1564. Le Réformateur, usé par les luttes, exténué par les veilles et un travail incessant, dévoré par la maladie, sentit qu’il s’affaiblissait chaque jour, et que la volonté de Dieu de le retirer de ce monde devenait de plus en plus manifeste. Il résolut de faire ses adieux aux magistrats de cette ville, sur laquelle il avait veillé pendant vingt-trois ans et qu’il allait laisser à ses destinées. Le jeudi, 27 Avril, les quatre Syndics et tous les Seigneurs du Petit Conseil se rendirent, selon leur ordre accoutumé, de l’Hôtel-de-Ville à la rue des Chanoines où logeait Calvin, pour recueillir ses derniers avis et sa bénédiction. Après les salutations d’usage, le malade s’excusa avec émotion d’avoir fait si peu pour cette ville, auprès de ce qu’il aurait dû, les remerciant de l’avoir supporté dans ses moments de véhémence auxquels il se déplaisait et dont il avait demandé pardon à Dieu. Faisant alors un retour sur le passé, il leur rappela de point en point les singulières grâces qu’ils avaient reçues de Dieu ainsi que les grands et extrêmes dangers dont Il les avait préservés… les assurant contre les tempêtes prochaines pourvu qu’ils suivissent un même train de bien en mieux… C’est Dieu, leur dit-il, qui maintient les Etats… et il veut qu’on lui rende hommage en reconnaissant qu’on dépend entièrement de lui. Il déclare qu’il honorera ceux qui l’honoreront, et, au contraire, qu’il mettra en opprobre ceux qui le mépriseront… » Enfin, après les avoir de nouveau priés d’excuser ses infirmités personnelles, il termina par ces mots : Je prie ce bon Dieu qu’il vous conduise et gouverne toujours, qu’il augmente ses grâces sur vous et les fasse valoir à votre salut et à celui de ce pauvre peuple.

Tous les Seigneurs du Conseil avaient les larmes aux yeux. Ils contemplaient avec respect cette figure sévère, mais illuminée déjà des clartés de la mort et de l’éternité. Ils se retirèrent le cœur navré.

Quelques jours après, le 27 Mai, au coucher du soleil, le grand homme s’endormit paisiblement du sommeil de la mort, et, le Dimanche, à deux heures, le peuple entier, saisi d’une douleur profonde et tout en larmes, accompagnait au cimetière le cercueil de l’homme de Dieu. D’après son ordre, aucun monument ne devait marquer le lieu de sa sépulture, et l’on ignore la place où repose sa dépouille mortelle.

Pourquoi ces pleurs ? Pourquoi ce deuil ? Pourquoi cette morne tristesse dans toute cette cité ? — C’est que l’homme fort de Genève n’est plus, et tous sentent qu’il laisse un vide immense ; irréparable.

Par un contraste des plus frappants, tout était activité, énergie et force, dans cet homme à la face pâle, à l’apparence délicate et chétive. De nature sérieuse et réfléchie, mais sauvage, âpre et violente, Calvin posséda une volonté de fer dans un corps débile. Esprit intelligent, profond et logique, il était trempé pour la lutte, et il y fut préparé de bonne heure par une vie de privations, d’abstinence et d’austérité, ainsi que par des années d’étude, de travail opiniâtre, où il acquit une vaste érudition et une science solide. Converti aux idées évangéliques par la lecture de la Bible, il fut tellement saisi de la vérité du salut qu’elle annonce, qu’il ne songea plus qu’à s’en pénétrer profondément, à s’en rendre un compte exact, net et précis, et à consacrer son activité, ses études et sa vie, à propager la connaissance de Celui qui l’avait appelé à sa merveilleuse lumière. Il devint le plus grand théologien de son siècle. Malheureusement, on retrouve dans sa théologie le caractère trop exclusivement logique de l’homme. « Le fond de ce grand et puissant théologien était d’être un légiste. Il l’était de culture, d’esprit, de caractère. Il en avait les deux tendances : l’appel au juste, au vrai, un âpre besoin de justice ; mais d’autre part aussi l’esprit dur, absolu, des tribunaux d’alors, et il le porta dans sa théologiec. » Son Dieu est le Dieu de la justice, bien plus que de la grâce ; il ne semble connaître que le droit et ignorer les tendresses de l’amour divin pour sa créature ; tout au moins, par un arbitraire effrayant, il les tient en réserve pour ses seuls élus !

c – Michelet : Guerres de Religion.

Amoureux de vérité plus que d’idéal, Calvin chercha le vrai et lui dévoua sa vie avec une abnégation et un désintéressement exemplaires. « Ce qui a fait la force de cet hérétique, disait Pie IV, c’est que l’argent n’a jamais été rien pour lui. » Il fut l’homme de la loi et du devoir, plus que de la grâce. Né timide, « très timide même », son premier mouvement le portait en arrière ; mais, dès que le devoir avait parlé à sa conscience ou qu’il croyait l’Evangile engagé, rien ne l’arrêtait, sa volonté était inflexible ; comme le soldat sur la brèche, on pouvait le tuer, il ne reculait pas. Sa parole était claire, nette, brève, parfois âpre et incisive, mais toujours vraie. « Certes cet homme n’a jamais menti, » a dit un critique moderne qui ne l’aime pasd. Son regard décelait l’énergie de l’idée, le feu de la pensée, mais non la douceur de l’affection ou la mansuétude du sentiment. Sa vue imposait par l’expression de l’austérité de la vie, de la sévérité du devoir, de la puissance de l’intelligence ; il lui manqua toujours cet attrait sympathique que le cœur répand sur la physionomie pour tempérer l’expression sévère de la vertu. Il fut un profond théologien et un grand caractère. Tel est l’homme. Voyons l’œuvre.

d – Alfred Franklin : Vie de J. Calvin, etc.

Que lui devait-elle, cette cité qui le pleurait ? Lui devait-elle son indépendance et sa liberté ? — Non. Lorsque les princes-évêques qui, dans notre ville, réunissaient dans leurs mains les deux pouvoirs, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, se furent faits les persécuteurs et les bourreaux du peuple qu’ils avaient mission de protéger et de conduire ; lorsque, traîtres aux serments les plus sacrés, ils n’eurent plus qu’une pensée : fouler aux pieds les franchises et les immunités des citoyens, de nobles cœurs protestèrent, et, bravant les persécutions, l’exil et les échafauds, les Huguenots, de glorieuse mémoire, sauvèrent notre indépendance et notre liberté. Honneur et vénération aux Philibert, Berthelier, aux Lévrier, ces martyrs de la liberté genevoise !

Genève lui doit-elle l’Evangile et sa Réformation ? — Non, pas complètement. Froment, Farel et Viret furent nos premiers apôtres. C’est à leur piété et à leur courage que nos pères durent leur affranchissement de ces prêtres dissoluse, et de ces superstitions dégradantes, qui souillaient notre pays et avilissaient les âmes sous le joug romain. Bénédiction et grâces leur en soient rendues ! Quand Calvin mit pour la première fois le pied sur la terre genevoise, la Réforme avait triomphé ; la double tyrannie épiscopale avait été renversée, et les voûtes mêmes de ce temple avaient entendu les serments de fidélité de nos pères à Dieu et à sa Parole.

e – Jeanne de Jussie : Le Levain du Calvinisme, p. 34.

Qu’a donc fait Calvin ? — Ce qu’il a fait ? De sa main puissante, il a consolidé la Réforme en l’organisant ; il a gardé, maintenu, ces deux trésors si chèrement conquis : l’indépendance et la foi ; il les a sauvés du naufrage où les auraient infailliblement précipités l’anarchie et l’immoralité du dedans, les ambitions et les attaques du dehors. Sur ce sol, où l’indépendance et la Réforme avaient planté leur drapeau, mais qui n’était encore jonché que de ruines et de débris, comme Esdras et Néhémie, il a élevé les remparts et le Temple, et leur a donné, pour les défendre, un peuple dont la foi et le dévouement, furent à l’épreuve de tous les sacrifices et de toutes les morts. Comprenant que l’indépendance sans moralité et sans règle ne sert pas la liberté, mais la compromet ; qu’une réforme religieuse qui se borne à retrancher des abus et des superstitions, à renverser des autels ou des images, et à chasser des prêtres, ne saurait être une réforme durable ; qu’il faut à une ville libre des citoyens vertueux, et à une cité religieuse des hommes de foi, il entreprit l’œuvre magnifique mais ardue, redoutable et périlleuse, de les former et de les lui donner, et il les lui donna.

Laissant à l’Etat le domaine civil et politique, il s’efforça d’assurer deux points : la pureté de la doctrine et la moralité de la vie. Dans ce but, il organisa le religieux sur le modèle du civil. De la même manière que les Conseils font les lois et veillent à leur exécution, il établit la Compagnie des Pasteurs, pour élaborer la doctrine religieuse et veiller à sa pureté, puis le Consistoire, qui eut pour mandat de réglementer les mœurs, la tenue morale des individus et des familles. La doctrine religieuse, qu’on appelait alors le pur Evangile, se trouvait contenue tout au long dans une suite d’articles théologiques qui formulaient non seulement les principes de la Réforme, mais tout ce qu’il fallait croire pour être véritablement chrétien et sauvé ; ce formulaire s’appelait la Confession de foi. D’autre part, la réglementation des mœurs était exposée dans une sorte de Code moral, qu’on appelait les Ordonnances ecclésiastiques. C’était un Recueil de lois qui réglaient, d’une façon assez sévère, la conduite de chaque citoyen, non seulement dans ses traits principaux, mais jusque dans des détails intimes : vêtements, repas, chants, etc. On voulait que rien ne se commît, soit en public, soit en particulier, qui pût déshonorer l’Eglise et le beau nom de chrétien-réformé. Innovation profonde, chose inouïe à Genève, et dont le peuple, vu son état moral, avait grandement besoinf. La Confession de foi d’un côté, et les Ordonnances ecclésiastiques de l’autre, devaient être soumises à la sanction définitive du peuple pour avoir force de loi ; mais, une fois votées et acceptées par la majorité de la nation, elles devaient être exécutées tout aussi bien qu’une loi quelconque de l’Etat, et la peine était suspendue sur la tête des transgresseurs.

f – Jeanne de Jussie, p. 34.

Enfin, dans la pleine conviction où était Calvin de n’enseigner que la vérité et de ne rechercher que la sainteté, il sentit qu’il fallait donner à ce peuple une instruction solide, des magistrats et des pasteurs savants. Il a horreur de l’ignorance, et la considère avec raison comme le fléau d’une nation et surtout d’une nation libre et évangélique. Ce que De Versonnay avait souhaité, ce que Farel a tenté, Calvin le réalise en l’étendant : il relève le Collège et fonde l’Académie. Et c’est, permettez-nous de le dire, à nous enfant du peuple, qui avons été élevé à l’ombre de ces antiques ormeaux, dans cette cour du Collège toute pleine encore des souvenirs de son fondateur, c’est un des plus beaux fleurons de sa couronne ; le temps n’en ternira jamais l’éclat.

Une logique parfaitement conséquente dicte toute cette organisation, et la pensée de Calvin s’en dégage avec clarté : Genève doit être une République chrétienne — et, sous l’impulsion de ce grand homme, elle le devint. Genève fut une cité religieuse et sainte, un asile, un refuge, une citadelle de la foi dont Calvin fut le héros. C’est notre immortelle gloire, — et les larmes que la nation répandit sur la tombe du Réformateur, étaient l’expression de son deuil, le juste et touchant tribut de sa reconnaissance et de ses regrets.

Tant de grandeur ne va point sans faiblesse. La vie et les pensées de l’homme sont toujours un mélange de lumière et d’obscurité. L’humanité n’a vu qu’une seule fois la Vérité et la Sainteté parfaite habiter sur la terre, et, à quelque hauteur que l’homme s’élève, il lui est bien difficile de se préserver des erreurs et des chutes. Calvin n’en fut point à l’abri. Plusieurs de ses institutions devaient passer, parce qu’elles reposaient sur des principes inconciliables avec le principe fondamental de la Réforme qu’elles voulaient sauvegarder, et elles ne purent fonctionner qu’au prix de luttes intestines où le Réformateur n’eut pas toujours le beau rôle. Malgré sa haute intelligence, Calvin n’eut pas assez de génie pour dégager les principes évangéliques des faux points de vue de son temps, et il apporta souvent, dans l’application de ses principes, une autocratie et une impitoyable rigueur que l’Evangile repousse et condamne. Il eut trop les défauts de ses qualités : la puissance logique de son esprit arrêta les impulsions de son cœur, et l’incarnation qu’il fit en lui de la Réforme y paralysa les saintes concessions de la charité.

Cela est frappant quand on considère son œuvre au point de vue des rapports de l’Eglise et de l’Etat.

On ne peut nier que l’idéal d’une cité chrétienne ne soit un magnifique idéal, et certainement celui qu’un législateur chrétien doit se proposer. La grande difficulté, le trait de génie, c’est d’imaginer une organisation qui conduise l’homme à cet idéal, tout en respectant les droits imprescriptibles de la conscience et de la liberté, car c’est de la persuasion que doit découler la foi, comme la moralité doit jaillir d’une conscience libre. Ce trait de génie, Calvin ne l’eut pas. Il ne conçut la cité chrétienne que comme une théocratie. C’était la pensée de son temps ; ce fut son erreur, erreur d’autant plus redoutable, qu’avec son esprit logique et une volonté tenace comme la sienne, il poursuivit la réalisation de cet idéal jusque dans les détails de la vie intime. A ses yeux, le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique se doivent un mutuel appui, et l’Etat doit prendre en main la cause de la religion et des mœurs, qui est celle de Dieu même. L’homme qui professe des opinions religieuses opposées à la Confession de foi, type de la vérité religieuse, et celui qui viole les ordonnances ecclésiastiques, expression de la vie chrétienne, est tenu pour ennemi de la foi et de la morale. Il tombe nécessairement sous le coup de la loi. Toute hérésie est un crime, toute immoralité un délit. Il n’y a plus ni liberté de pensée, ni liberté d’action. L’Etat se fait le vengeur de Dieu ; il est fatalement entraîné à devenir persécuteur. Chose étrange ! Calvin s’engagea résolument dans cette voie frayée par Rome, et toute rougie du sang des martyrs réformés ! Le tort de Rome, à ses yeux, était de faire la guerre à l’Evangile en persécutant les Réformés ; il était convaincu, lui, que, pour sa part, il ne poursuivait que les ennemis de la Parole de Dieu. De là ces disputes incessantes que soutint le Réformateur contre tout ce qui ne pensait pas comme lui ; ces luttes, pour ainsi dire corps à corps, sur le terrain du dogme, au bout desquelles se trouvaient si souvent les inimitiés irréconciliables, les rétractations publiques, l’amende honorable, la prison, l’exil et même (j’ai honte de le rappeler) l’échafaud ! De là ce nom de Servet devenu fameux par son malheur. De là cette guerre acharnée faite au parti libéral genevois des libertins, qui comptait dans ses rangs les noms d’hommes honorables, qui s’étaient dévoués pour la Réforme, et où se joua le drame sanglant de la liberté de conscience comprimée par celui-là même qui avait joué sa vie pour professer l’Evangile en toute liberté. Quel aveuglement ! Pourtant, tout en reconnaissant le mal, soyons justes dans nos jugements, et sachons apporter dans nos appréciations les tempéraments que l’esprit du siècle réclame, en faisant la part des temps. N’oublions pas que, si la Réformation a donné à l’Europe la liberté de conscience, cette mère de toutes les libertés, elle ne s’est pas faite au nom de la liberté, mais au nom de la foi et du salut des âmes. Elle ne comprit pas dès l’abord le principe de liberté fécond, immense, qu’elle portait dans son sein, mais qu’elle n’avait pas moins saisi et proclamé à la face du monde, le jour où, devant l’autorité civile menaçante, elle avait dressé fièrement la tête, et que, répondant à ses sommations par ce cri de la conscience : « Nous ne pouvons ! » elle l’avait défiée jusque sur ses bûchers. Les Réformateurs pensaient n’installer dans le monde que la Bible et la foi ; ils ne songeaient guère à la liberté, et Calvin moins que tout autre. Ce point de vue explique bien des erreurs, et, s’il ne suffit pas à justifier les torts, du moins il les atténue.

Du reste, l’Evangile méconnu s’est vengé. La Réforme a dû se réformer elle-même en se pénétrant de plus en plus de ses vrais principes, et en abdiquant ces violences légales, qui, bien loin de venir en aide à la foi et à la vertu, les trahissent trop souvent l’une et l’autre au profit de l’hypocrisie. La grâce ne s’établit pas par la force ; elle se fonde et règne par l’amour, et l’Evangile mieux compris a enfanté, dans tous les pays protestants, avec la liberté de conscience, l’affranchissement de la pensée, et la séparation du pouvoir civil et du pouvoir ecclésiastique. Il a appris à ce dernier que, dans son domaine tout spirituel et moral, c’est par la vérité et la charité qu’on doit tendre à la réalisation du magnifique idéal d’un Etat chrétien, et qu’il faut laisser à Dieu, et à Dieu seul, le jugement des consciences et la vengeance de sa vérité méconnue.

Ce progrès politico-religieux parfaitement accompli chez nous en tient par la main un autre, qui s’est réalisé dans notre Eglise nationale et a consommé notre liberté religieuse. Calvin avait mis à la base de l’Eglise une Confession de foi. En cela il se montra conséquent avec sa conception de l’état chrétien. D’ailleurs, il est trop excusé par les nécessités de la lutte religieuse de ces temps, pour que nous puissions le moins du monde en faire un reproche à sa mémoire. Mais comme ce faux principe est encore un héritage du catholicisme, nous tenons à le répudier publiquement, et à revendiquer notre liberté tout entière.

Vous n’avez pas de peine à remarquer, mes Frères, que Jésus, le fondateur de la religion chrétienne, n’a rien institué de pareil, et que les Apôtres qui, après lui, ont fondé l’Eglise, soutenu la lutte avec le judaïsme et le paganisme, et combattu, dans le sein même de l’Eglise, contre des divisions religieuses presque aussi vives que celles qui se sont produites à la Réformation, n’ont jamais donné à l’Eglise pour fondement ces sortes de Confessions de foi. Je m’assure qu’aucun de vous ne voudra taxer ces hommes, que l’esprit de Dieu animait et dirigeait, de négligence ou d’imprévoyance dans l’œuvre étonnante qu’ils ont conduite et réalisée. Les trois premiers siècles de l’Eglise, qui en furent les plus beaux, les plus féconds, puisqu’ils furent ceux de ses plus admirables conquêtes spirituelles, sont la réponse que l’histoire fait à toutes les objections. Pour admettre que l’Eglise ait besoin de Confession de foi pour subsister vivante et prospère, il faudrait fermer le livre de l’histoire, et penser que les Apôtres se sont mépris en lui assignant une tout autre base. Pour notre part, nous n’avons pas le courage de le faire. Nous nous y sentons d’autant moins disposé, qu’une semblable prétention repose, en dernière analyse, sur une manière de comprendre la religion et la foi qui nous paraît erronée et dangereuse par ses conséquences.

Calvin, d’accord en cela avec le point de vue catholique régnant, s’imaginait que la religion est une connaissance et une morale, une théorie et une pratique ; par suite, que le Christianisme est simplement un composé de dogmes et de préceptes, de sorte qu’un homme est réellement chrétien, dès qu’il croit et fait, c’est-à-dire dès qu’il adhère de l’esprit à certains dogmes et mène une conduite morale. Dans ce Christianisme tout intellectuel, où l’on se soucie du cœur presque autant que s’il n’existait pas, la croyance pure devient nécessairement l’affaire essentielle et principale. C’est elle qui fait le chrétien, et la religion s’y ravale à une question de dogmes. Croit-on à la Confession de foi, l’on est chrétien ; vient-on à n’y pas croire ou à croire autrement, on peut être encore honnête homme, mais à coup sûr l’on n’est pas chrétien. La conséquence inévitable, c’est que l’Eglise n’est plus qu’une société d’hommes professant les mêmes dogmes et les mêmes opinions religieuses, et, à ce point de vue, rien de mieux pour assurer la stabilité et l’imite de foi dans l’Eglise, qu’une pièce écrite, énumérant les vrais dogmes chrétiens qu’on imposera à tous ceux qui voudront en faire partie. Cette pièce-là, c’est la Confession de foi. Hors de la Confession de foi, point de vrai christianisme, point de salut.

Ainsi, la religion n’est plus que de la théologie ; la foi, du dogme et la liberté d’examen, limitée par les arrêts irrévocables de la Confession de foi, est en réalité, supprimée. On n’a plus, il est vrai, les décisions d’un Pape ou d’un Concile, mais l’on a celles d’un Docteur ou d’un Synode. C’est le retour au système catholique.

Et bien, nous avons sur la religion, sur le christianisme et sur l’Eglise, de tout autres idées. « Nous tenons la religion pour plus et mieux qu’un ensemble de dogmes proposés à l’intelligence humaine. Elle est un contact immédiat de l’âme avec son Dieu, une relation vivante et personnelle avec le Sauveur. C’est dans le cœur qu’elle réside, et dans la vie morale qu’elle se consomme. » Ni Dieu, ni Jésus ne sont des dogmes, ce sont des êtres : le Créateur, le Sauveur, et, ce qui nous unit à eux pour notre salut, ce n’est pas tant l’idée que nous nous faisons de leurs personnes, c’est bien plutôt l’amour que nous leur portons dans notre cœur. Nous l’avons déjà dit ailleurs, mais il est bon de le répéter dans cette circonstance solennelle. « Le Christianisme n’est à proprement parler ni une théorie, ni un système, ni une dogmatique plus ou moins savante, alors même qu’il peut donner lieu à une théorie et se formuler en système dogmatique. Il est quelque chose de plus simple, de plus populaire et de plus réel que tout cela. C’est une histoire, un fait. C’est une histoire d’amour et de grâce : l’amour et la grâce de Dieu évoquant à eux le repentir, l’amour et le retour de l’homme pécheur. C’est un fait en nous répondant à un fait hors de nous. Le fait hors de nous, c’est le Fils de Dieu venant à nous dans son amour, parlant, agissant, vivant et mourant sur une croix pour nous sauver. Le fait en nous, c’est la foi du cœur exprimée par une régénération intérieure et par une vie pure.

Ce point de vue que la Parole de Dieu, la nature humaine et l’expérience de tous les âges proclament, est à ce point vrai et inébranlable, que nous n’hésitons pas à affirmer que l’unité de foi qui sert de base à l’Eglise est avant tout et essentiellement, non une identité de croyances exprimée par une Confession de foi commune, mais la rencontre de tous dans un sentiment commun de confiance en Jésus, et l’Eglise elle-même une communauté d’adorateurs, de régénérés et de saints. Ce qui relie les chrétiens entre eux et compose le ciment spirituel qui les unit en un seul corps, c’est l’esprit de Dieu, l’esprit de Christ, esprit d’adoration et d’amour qui circule en tous par la foi, une confiance du cœur, un entier abandon au Seigneur, — et, là où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté.

Pour tous ces motifs, la Confession de foi elle-même, ce vieux reste d’absolutisme catholique, devait disparaître, et notre Eglise nationale a eu la gloire de l’abolir la première (il y a plus de cent ans déjà), et d’affranchir complètement la pensée, en proclamant le principe de la liberté d’examen dans sa plus grande largeur.

Toutefois, ce déficit dans les vues du Réformateur ne saurait être considéré comme un amoindrissement apporté à sa grandeur et à sa gloire. Les temps et les circonstances imposent, même aux hommes de génie, des nécessités auxquelles ils ne sauraient se soustraire, ils les emportent, par l’instinct des besoins du moment, par le tact des positions, vers ce qui est indispensable. Pour se développer et porter tous ses fruits, la Réforme devait tout d’abord s’établir. Cette liberté complète, dépourvue à l’origine du contrepoids salutaire des traditions, de ce respect des souvenirs, en un mot, de l’élément conservateur propre à toute Eglise qui s’appuie sur un passé, n’aurait conduit qu’à l’anarchie des idées, et eût perdu la Réforme au lieu de la maintenir. Dans cette lutte formidable que le Réformateur soutint avec le catholicisme, maître de toutes les positions, admirablement organisé par la concentration du pouvoir aux mains des évêques et du pape, combattant partout à la fois, ne reculant devant aucun moyen pour assurer son triomphe, persécutant, torturant, massacrant, brûlant, répandant le sang à flots, que fût devenue la Réforme, si le héros, qui était à sa tête, n’eût pas eu ces principes absolus qui comprimèrent, il est vrai, la liberté religieuse, mais, après tout, ne la comprimèrent que dans son intérêt et pour la faire aboutir ? Montesquieu a dit quelque part de Sylla « qu’il conduisit à la liberté par la tyrannie » ; cette condition lui fut imposée par la lutte. On pourrait le dire de Calvin, et pourquoi le lui reprocher, si, après tout, il fallait pour la maintenir et la sauver, une dictature ? — En dépit de Rome et de sa puissance, il l’a maintenue, il l’a sauvée !

Quelle guerre que celle qu’il soutint et dont Genève fut le boulevard ! Quelle intelligence ! quelle érudition ! quel infatigable travail ! quelle puissance de volonté ! quelle indomptable énergie ! quelle confiance absolue en Dieu ! quelle foi ! quelle austérité ! quelle moralité sans tache ! quelle abnégation de soi, dans cet homme, dont Pie IV disait qu’« avec des serviteurs pareils, il serait maître des deux rives de l’Océan ! »

Convaincu que la Parole de Dieu est la Vérité, que l’Evangile et la sainteté sont le salut des âmes et l’affranchissement des peuples, sûr de sa volonté et de sa foi, il ordonna tout dans notre cité en vue de cette grande pensée, et marcha droit à son but par une organisation que les vues du siècle, la rudesse des mœurs, l’âpreté des luttes, et sa volonté excessive rendirent terrible, mais qui n’en devait pas moins transformer, métamorphoser, exalter Genève, et il l’exalta. « La cité rieuse, satirique, changeante comme son lac, » où tant d’esprits élevés allaient jadis s’abîmer dans les superstitions du moyen-âge, et tant de nobles cœurs se perdre dans les souillures de la dissipation, devint, sous l’impulsion de ce grand homme, une Sion sainte, élevée à la gloire de Dieu, toute retentissante de ses louanges, toute remplie de sa sainteté, « ville étonnante où tout était flamme et prière, lecture, travail, austéritég, » la grande école de la foi et des martyrs !

g – Michelet : Guerres de Religion.

Ce n’est pas tout. Calvin voyait les choses de trop haut pour, que son regard s’arrêtât aux murs de notre cité, et il était trop empreint des principes évangéliques pour ne pas rêver un empire plus grand que notre imperceptible territoire : Au fait, ce n’était pas seulement ambition ou amour d’un Français pour sa France ; c’était devoir. Quand Dieu nous donne la foi, c’est à charge de faire part aux autres du trésor, et cette ville, incarnation vivante et glorieuse de la Réforme, ne devait pas en être le sépulcre ; elle devait en être l’asile, le refuge, la citadelle. La gloire en est à Dieu, sans doute, dont l’invisible main s’étendit visiblement sur elle, et déconcerta maintes fois les plans de ses ennemis ; mais, après Dieu, l’honneur en revient à Calvin, qui fut l’âme du mouvement réformé en même temps qu’il en fut le champion et le héros. Suivez-le dans cette maison solitaire, veuve de sa femme, de ses enfants, de toute joie et consolation humaine ; voyez-le se consacrant corps et âme à l’œuvre de la Réforme, y usant sa santé, ses forces, sa vie. Contemplez-le au milieu de ses gigantesques travaux, jusque dans ses luttes intérieures, quand parfois il désespère de son œuvre et de ses efforts, se voit méconnu, injurié, haï ; quand « le cœur tout plein des plaies de l’Eglise, il sent ses entrailles brûlées par la nouvelle de ses disciples qu’on traîne à la mort, et s’efforce de chercher dans la prière la confiance inébranlable de la foi. Voyez-le pâle, amaigri, en proie aux douleurs de la maladie, sollicité de toute part, accablé par une correspondance immense, et pourvoyant à tout : instruisant le jour, dictant la nuit et goûtant à peine quelques heures de sommeil. Représentez-vous des centaines d’auditeurs de toute nation, de toute langue, de tout rang, savants, nobles, seigneurs, artisans, se pressant pour entendre ses leçons et se former à la foi, puis, enflammés par sa parole, allant assiéger sa porte pour demander de servir les Eglises sous la croix et briguant près de lui l’honneur du martyr. « Représentez-vous un Knox, l’intrépide Knox, après huit années passées aux galères de France, les bras sillonnés par les chaînes, le dos labouré par le fouet, venant s’asseoir au pied sa chaire, » pour aller porter de là à l’Ecosse la parole de salut et de vie. « Représentez-vous trente imprimeries, jour et nuit haletant pour multiplier les livres que d’ardents colporteurs cachent sur eux,h » et la Bible prenant pour ainsi dire des ailes, volant en Italie, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas. Représentez-vous ces réfugiés de la persécution, laissant tout, bravant tout pour chercher un asile et un protecteur dans cette cité. Représentez-vous toutes ces congrégations de France regardant à Calvin, lui demandant secours et appui. Entendez ce nom de Genève partout réclamé, partout vénéré, et ces ardentes prières qui, de tous les points de l’Europe occidentale, montent à Dieu pour le supplier de la sauver des trames ourdies par ses ennemis et de la bénir aux siècles des siècles !

h – Michelet : Guerres de Religion.

Et l’âme de ce grand mouvement, c’était Calvin. « Il étendit la domination de cette ville qui ne possédait pas trois lieues de territoire, en ouvrant devant elle les horizons infinis du royaume spirituel. Il lui donna le sentiment de sa grandeur en incarnant, pour ainsi dire, en elle la conscience d’un mandat humanitaire, et en en faisant la personnification d’un principe, la capitale d’une grande idée, la métropole de la Réforme ; il éleva autour de sa liberté un rempart plus ferme et plus inexpugnable, que les murailles dont nos pères l’ont enceinte à la sueur de leur front et par la force de leurs bras. Toucher à Genève, ce fut pour tous les peuples réformés, instruits par elle, mettre la main sur l’Arche sainte. A cette seule pensée leurs cœurs frémissaient, et de partout affluaient pour elle avis, conseils, argent, secours. Il avait compris, cet homme, que la grandeur d’un peuple est dans le principe qu’il professe, bien plus que dans la dimension de son territoire, et que le coin de terre le plus chétif, quand il est le représentant de la foi, de la science et de la liberté, pèse plus dans l’estime des nations que de vastes royaumes. — Lui reprocherez-vous de vous avoir faits grands ? »

Non, non, enfants de cette cité, héritiers de la Réforme et de ses gloires, peuple béni par les larmes et les prières de milliers et de milliers de frères, qui doivent à Calvin l’Evangile et la foi, vous saurez bénir la mémoire du héros de la Réforme pour tout le bien qu’il a semé et que nous recueillons depuis trois cents ans, de génération en génération, vous souvenant qu’il n’y a de parfait que Dieu. Lui seul est saint, Lui seul est bon ; à Lui soient honneur, gloire, empire et magnificence aux siècles des siècles. Amen !

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