Discours pour le tricentenaire de la mort de Calvin

Sermon de M. Bungenera

a – Félix Bungener (1814-1874). Littérateur et théologien d’origine française, naturalisé Genevois, auteur d’un très grand nombre de publications ; notamment des fictions historiques Trois sermons sous Louis XIV et Trois sermons sous Louis XV.

Il tint ferme, comme voyant Celui qui est invisible.

Hébreux 11.27

Il y a des jours, mes Frères, où l’on se sent arrivé comme au sommet d’une éminence d’où le regard embrassera, sans effort, tout le chemin parcouru et tout le chemin à parcourir.

Voici un de ces jours. D’un côté, trois siècles ; de l’autre, toutes les destinées de l’Eglise, durant autant de siècles qu’il plaira au Seigneur de la laisser dans les combats de la terre.

Trois siècles, dis-je, d’un côté ; et je les vois, ces trois siècles, dominés par une grande figure sur laquelle, bon gré, mal gré, à moins de fermer les yeux, il faut que les regards se fixent. Qu’a-t-il donc fait à pareil jour, cet homme, il y a trois cents ans ? — Ce qu’il a fait ? Il est mort, et on a rendu à la terre ce pauvre corps usé depuis longtemps par la maladie et la souffrance. Mais il avait achevé son œuvre, et, vivant dans son œuvre, il allait continuer à prêcher ce qui avait fait sa force et assuré sa gloire.

Sa gloire ! — Non ; jamais ce mot n’était venu sur ses lèvres, ni cette pensée dans son cœur. La gloire de Dieu, le règne de Dieu, à la bonne heure. Jamais plus laborieux serviteur ne rapporta plus fidèlement à son maître tout l’honneur et tout le succès de ses travaux ; jamais plus puissant instrument des desseins de Dieu sur son Eglise ne fut moins tenté d’oublier la main qui daignait se servir de lui.

Voilà qui nous ramènerait, si, ce qu’à Dieu ne plaise, nous nous en étions écartés, au véritable esprit de la fête qui nous rassemble. Mais, dès le premier jour où il fut question de la célébrer, nous l’avons dit et redit : Il ne doit et ne peut être ici question de rien qui ressemble à ces hommages qu’une autre Eglise accorde à des hommes, à des pécheurs. Dieu est le Dieu jaloux ; il ne veut pas d’autres dieux devant sa face. Nous nous en souviendrons, et non seulement dans son temple, mais ailleurs, mais partout. Calvin, même en ces jours pleins de lui, sera pour nous ce qu’il a toujours voulu être : Un homme, rien qu’un homme et qu’un serviteur de Dieu.

Mais ce serviteur a été exceptionnellement fidèle, dévoué, courageux ; cet homme a été un grand homme, et le Dieu de qui il tenait sa grandeur, comme aussi sa fidélité, son courage et sa force, ne nous interdit pas de chercher exemple auprès de lui. De là l’application qui lui a été tant de fois faite, et chez nous, et ailleurs, des paroles que nous vous lisions en commençant. L’Apôtre parlait de Moïse ; toute l’Eglise évangélique a dit : Voilà Calvin.

Je viens vous le redire après elle et avec elle. Je veux vous inviter à étudier ces paroles en regard du Réformateur, non pour exalter l’homme, mais pour saisir, si je puis ainsi dire, le secret de sa foi, de son courage et de son espérance, et pour l’entendre nous renvoyer lui-même à l’auteur de toute grâce excellente. Ce qu’il nous dira aujourd’hui, il y a longtemps, sans doute, que son histoire nous le prêche ; mais si la froide raison n’explique pas en quoi un anniversaire séculaire est plus éloquent qu’un jour quelconque, il y a en nous, et cela suffit, un sentiment qui se l’explique. Ce n’est plus la tombe seulement, ce n’est plus Calvin qui parle ; c’est l’éternité qui se dresse au seuil d’un nouveau siècle, et qui nous force de la contempler, elle, humiliés dans notre petitesse, grands, si nous le voulons, comme l’ont toujours été ceux qui ont vécu pour elle.

Que Dieu ouvre nos cœurs à ce solennel enseignement !

I

Il tint ferme, nous dit l’Apôtre ; et si, appliquant ces mots à Calvin, nous nous demandons en quoi il tint ferme, nous ne pouvons pas ne pas répondre d’abord : Dans sa foi.

Ferme dans sa foi. — Ce fut pour pouvoir l’être, l’être réellement, qu’il se détacha d’une Eglise où la foi n’est pas conviction propre, individuelle, personnelle, et où la persévérance dans la foi n’est que persévérance dans la soumission, dans l’abdication. Rien de plus faux, vous le savez, que de se figurer le grand mouvement d’alors comme un élan vers le but que d’autres, plus tard, ont poursuivi, l’affranchissement absolu de la pensée religieuse. La Réformation ne se faisait pas pour croire moins, mais pour croire mieux, et Calvin en était, sur ce point comme sur bien d’autres, le représentant le plus complet. Aussi, même à l’époque où les doctrines romaines, quoique fortement ébranlées dans son esprit, dans son cœur, luttaient encore contre la doctrine évangélique, vous le verrez, à chaque point successivement gagné, s’emparer de la vérité qui sort du vague, et s’en emparer pour jamais. Ainsi s’explique ce qu’il nous raconte lui-même de l’empressement avec lequel on venait à lui de toutes parts, comme à un maître en la foi, alors que sa foi était encore si loin d’être fixée dans toutes ses parties et de former un tout complet. On avait hâte de croire ce qu’il croyait ; on se réjouissait de croire ce qu’il croirait. On se sentait, avec lui, quelque imparfait que fût encore l’édifice, sur une base solide, inébranlable, et on avait confiance en l’architecte.

Voyez-le, maintenant, un peu après, et jusqu’à la fin de sa carrière. L’édifice est complet. Toutes les parties de sa foi sont désormais fixées, et toutes, comme les premières, seront inébranlables. Il voit, dans chaque vérité, non pas une idée seulement, mais Dieu, source et principe de toute vérité, Dieu se donnant à l’homme et venant habiter en l’homme, et, dès lors, toute concession, toute faiblesse à l’endroit de cette vérité, ce serait ingratitude envers Dieu, reniement, lâcheté, impiété. Jamais il ne reculera devant l’antipathie ou l’opposition des incrédules, jamais non plus devant les scrupules des chrétiens qui croiraient devoir laisser dans l’ombre tel ou tel détail du plan de Dieu. Si l’ensemble est divin, tous les détails doivent l’être, et, partout, c’est Dieu que nous trouverons. – Ainsi pense, ainsi dit Calvin. Il pénétrera donc, avec une entière assurance, dans toutes les profondeurs de la Révélation. Il en rapportera des trésors d’édification, de science ; il en rapportera peut-être aussi de quoi scandaliser les faibles, et fournir à ses ennemis de nouvelles armes contre lui. Peu lui importe. Il n’est pas ministre de Jésus-Christ pour plaire, mais pour sauver.

Ne croyez pas, toutefois, mes Frères, qu’en indiquant ces quelques premiers traits de la physionomie de Calvin, je me figure n’avoir énoncé que des éloges. Il n’est même aucun de ces traits auxquels on ne puisse, plus ou moins, rattacher un reproche, et, cela, sans être un ennemi. On dira qu’avec ce besoin de croire, cette promptitude à s’emparer des objets de la foi, il leur a souvent donné trop vite une forme définitive, forme qui prenait ensuite, à ses yeux, toute l’autorité du fond, toute la sainteté de la pensée même de Dieu. On dira que cette absolue soumission aux enseignements divins s’associait, chez lui, à une confiance illimitée en lui-même comme interprète de ces enseignements. On dira que cette logique vigoureuse qui avait fait justice de tant d’illusions, de tant d’erreurs, le conduisit, dans la question du salut, à un système effrayant, terrible. On dira qu’avec cette conception si noble des droits de la vérité, des droits de Dieu, il en vint à considérer la vérité comme pouvant, comme devant être imposée, et à reconstituer, sur d’autres bases, un despotisme trop semblable à celui qu’il venait de renverser. On dira, surtout, que ce despotisme ne recula pas devant l’emploi des plus déplorables rigueurs, — et je n’ai pas besoin de dire quel souvenir on évoquera.

Tout cela est vrai, trop vrai. Non pas, pourtant, qu’il n’y eût rien à répondre. Si je faisais ici un panégyrique de Calvin, si seulement j’interrogeais un peu au long l’histoire, il n’est aucun de ces reproches, y compris le dernier, qui ne se trouvât fort amoindri. Je retrancherais, d’abord, ces amplifications que l’ignorance et la mauvaise foi y ont de tout temps ajoutées, et qui ont reparu, en ces temps-ci, plus hardies, plus calomnieuses que jamais. Je dirais, ensuite, m’adressant aux gens de bonne foi, qu’il y a une singulière injustice, lorsqu’un homme a été, en tant de choses, au-dessus de son siècle, à lui reprocher si durement de ne pas l’avoir été davantage encore et en tout. Je dirais qu’il n’y a pas seulement injustice, mais oubli de tout bon sens historique, à le juger du haut de ces progrès que nous avons eu tant de peine à faire, et que telle Eglise, tel pays, n’a pas même encore faits. Je dirais que Calvin, eût-il été moins porté, de sa nature, à concevoir ainsi l’Eglise et l’autorité dans l’Eglise, y eût été infailliblement conduit par les nécessités évidentes de l’époque. Je dirais que ces nécessités générales se trouvèrent, à Genève, encore plus évidentes, plus pressantes. Je dirais que si cette inébranlable fermeté dans la foi ne s’était traduite, en pratique, par la promptitude à formuler, la hardiesse à commander, — le nom que nous saluons aujourd’hui pourrait bien encore être écrit au ciel comme celui d’un grand chrétien, mais ne serait certainement pas, sur la terre, celui d’un grand réformateur. Ne séparez pas l’homme de son époque et de son rôle.

Mais, mes Frères, laissons cela. La vraie question, parmi nous, est ailleurs, car la vraie cause de l’empressement avec lequel, aujourd’hui, tant de gens condamnent Calvin ou l’abandonnent à la première attaque, ce ne sont pas tant ses rigueurs, son despotisme, que la fermeté même de sa foi. Oui, voilà ce qui est au fond de cette guerre. L’opposition entre nos idées libérales et le système oppressif de Calvin, depuis si longtemps tombé et que nul ne songe à relever, ce ne serait qu’une question d’histoire. Tous comprendraient qu’on peut séparer Calvin de son système, œuvre de son époque autant que de lui, plus que de lui, et garder avec vénération le chrétien, l’homme de la foi ; tous, en un mot, feraient volontiers pour lui ce que l’on fait, en histoire, pour tant d’autres, abandonnant, oubliant ce qu’on ne peut approuver, et recueillant, et conservant tout le reste. Mais, ici, c’est précisément tout le reste qu’on ne veut pas. Et rappelez-vous bien, pourtant, que je ne parle pas des incrédules. Ceux-là, c’est logique ; après avoir renié Jésus-Christ, il est clair qu’on doit renier Calvin, tout Calvin. Je parle donc des chrétiens, mais des chrétiens tels qu’on en voit tant aujourd’hui, tels que les fait un siècle qui a peur des convictions fortes, et qui appelle intolérance toute vigueur, toute fermeté dans la foi. Calvin leur déplaît, à ceux-là, comme un perpétuel et vivant reproche à leur faiblesse. Ils diront bien, ils croiront même, peut-être, que c’est à cause de telle ou telle doctrine à laquelle son nom est attaché, doctrine, disent-ils, qui les repousse, et qu’ils ne peuvent pas voir dans l’Evangile ; mais, encore une fois, la vraie raison est plus profonde, et le Calvin qui leur déplaît est beaucoup moins Calvin sortant quelquefois de l’Evangile, que Calvin s’y tenant invinciblement enfermé. Ce qu’on veut, le voici. On veut, sans nier l’autorité des Saints Livres, pouvoir choisir parmi leurs enseignements, tirer ou ne pas tirer les conclusions, les conséquences. On veut, devant les questions les plus graves, pouvoir se persuader qu’elles ne le sont pas, et que, moins on s’en inquiétera, mieux ce sera. On veut, surtout, même lorsqu’il s’agit de vérités ou de principes auxquels on ne peut pas ne pas tenir, on veut, dis-je, pouvoir se taire devant les attaques, s’accommoder aux occasions, aux hommes, laisser croire que l’Evangile s’accommode à tout, accepte tout. Il y a là, je le sais, des dispositions qui se lient à d’incontestables progrès dans la charité, dans le support, dans une juste et sage défiance de soi-même. Mais qui osera dire que nous ne soyons pas en train, déplorablement en train, de dépasser les bonnes limites ! Qui osera dire que la foi des chrétiens d’aujourd’hui ne soit, souvent, étrangement réservée, étrangement timide, et que leur tolérance ne soit souvent faiblesse, pour ne pas dire lâcheté !

Eh bien ! c’est pour cela que nous leur parlons d’un homme qui ne fut jamais lâche, jamais faible, et que nous leur redisons avec l’Apôtre : « Il tint ferme, comme voyant Celui qui est invisible. » Il le voyait dans sa Parole, entourée, à ses yeux, d’une majesté divine, et parlant à son esprit, à son cœur, avec une irrésistible autorité. Il le voyait dans l’ensemble des vérités évangéliques, dont nul n’avait encore si bien saisi la vivante unité, et il le voyait, en même temps, nous l’avons déjà remarqué, dans chaque vérité, dans chaque détail de sa loi. Il le voyait, surtout, ou, si vous voulez, il le sentait, toujours agissant, toujours présent, dans la puissance même avec laquelle chaque vérité s’emparait victorieusement de tout son être. Comment n’aurait-il pas tenu ferme, quand il avait la conviction de ne plus s’appartenir, conquis, au début de sa carrière, par les dispensations spéciales qui avaient fait de lui l’homme de la vérité chrétienne, et conquis encore, chaque jour, par les progrès mêmes que Dieu lui donnait de faire dans la connaissance et dans la foi ?

Cette conquête, mes Frères, Dieu la poursuit en chacun de nous. L’Evangile est le même aujourd’hui, hier, éternellement, et l’Esprit du Seigneur s’en va recrutant parmi les hommes les soldats de la vérité. Mais voici : il y en a, et beaucoup, qui se refusent à ce glorieux service ; beaucoup aussi qui ne voudraient pas avoir l’air de s’y refuser, mais qui ne veulent être engagés qu’à demi, et qui tiennent à pouvoir faiblir, reculer, trahir même, au besoin, sans être considérés comme lâches ni comme traîtres. A ceux-là comme aux autres, à tous, plutôt, sans exception, car tous en ont aujourd’hui besoin, nous leur présentons un chrétien dont la foi ne connut jamais ni calcul, ni défaillance ; un homme qui eut le tort d’exiger trop des autres, mais qui jamais ne trouva que Dieu exigeait trop de lui, et qui humiliait avec bonheur sa raison devant la pensée divine, son cœur sous la condamnation et sous la grâce, son génie au pied de la croix.

II

Mais, mes Frères, nous ne sommes pas appelés seulement à croire et à tenir ferme dans la foi ; nous avons encore à tenir ferme dans les combats de la foi. Ces combats sont de divers genres, suivant les temps, les lieux ; le courage à y déployer ne sera donc pas toujours le même. Autre est celui du réformateur devant les persécutions et les supplices ; autre celui du prédicateur de l’Evangile devant les passions déchaînées ; autre celui du chrétien, dans les temps calmes, devant la sourde hostilité du monde. Et cependant, au fond, c’est le même esprit, la même force, puisée à la même source. Réformateur, prédicateur, simple chrétien dans les plus vulgaires dangers, toujours, s’il a tenu ferme, on pourra dire qu’il tint ferme « comme voyant Celui qui est invisible, » c’est-à-dire comme combattant sous ses yeux, lisant dans ses regards, s’imprégnant de sa volonté puissante, voyant, dans sa main, la couronne, et, sous cet éblouissement de sa gloire et de ses promesses, ne concevant même pas la possibilité de reculer.

Les ennemis de Calvin n’ont jamais refusé de le reconnaître à ce portrait. Ajoutons donc seulement une chose : c’est que, plus on a étudié son histoire, plus ce portrait s’est trouvé vrai. On avait presque entièrement perdu de vue la première partie de sa vie ; on le considérait comme ne s’étant révélé, en quelque sorte, que le jour où il s’établit à Genève, ou, tout au plus, un peu avant, lorsqu’il publia l’Institution et l’adressa au roi de France. On connaissait le réformateur, l’homme en spectacle au monde, et que sa position même, eût-il été jusque-là peu courageux, forçait maintenant de l’être ; on ne connaissait pas le missionnaire, courageux sous le regard de Dieu seul, s’exposant chaque jour, et cela pendant plusieurs années, à ne laisser qu’un nom obscur, perdu dans le catalogue des martyrs. Et pourquoi la connaissait-on si peu, cette portion si intéressante de sa vie, si belle, devrais-je dire, et la plus belle peut-être ? Parce qu’il n’en a, ensuite, presque jamais parlé ; parce que, lorsqu’il en parle, c’est si brièvement, si simplement, qu’on ne se douterait jamais de ce qu’il dépensa, en ces années, de persévérance et de courage. Et pourquoi en a-t-il parlé si peu, si brièvement, si simplement ? Parce que la chose, à ses yeux, était toute naturelle, toute simple ; parce qu’il ne comprenait pas qu’un soldat du Seigneur pût hésiter à tenir ferme, même dans le poste le plus humble, et à donner sa vie pour l’honneur de son chef.

Mais il est un courage souvent plus difficile. Tel aura affronté la mort, et non pas même une fois, mais cent fois, qui n’affrontera pas les contradictions, les luttes ; il donnerait son sang, mais ne donnera pas son repos. Rien de semblable, vous le savez, chez Calvin. Il sacrifia son repos comme il avait auparavant fait le sacrifice de sa vie, simplement, sans enthousiasme, mais sans hésitation, et il tint ferme, là encore, sans aborder même la pensée qu’il pût reculer, qu’il pût faiblir. Ce n’était pas qu’il ne souffrît, et beaucoup. « Mieux me vaudrait, écrit-il un jour à un ami, être brûlé une bonne fois par les papistes, que d’être incessamment torturé par ces gens-ci… Une seule chose me soutient dans ce rude service : c’est que la mort viendra bientôt me donner mon congé. » Une seule chose, oui, mais pas celle-là ; il se calomniait quelque peu en parlant ainsi, et nous savons bien, d’après tout le reste, que le congé aurait pu tarder vingt ans sans que le soldat jetât ses armes. La seule chose était plus haut.

J’aurais donc, ici, à vous le montrer parmi ces luttes qui l’attendaient à Genève.

Vous savez de quel idéal il s’inspira dès le premier jour : une république chrétienne, une Eglise qui ne fût pas sainte seulement comme professant l’Evangile, mais comme le réalisant. Vous savez aussi de quels obstacles il allait se voir entouré, obstacles généraux, ceux que le cœur humain opposa toujours à l’Evangile ; obstacles spéciaux, ceux qu’opposait un puissant parti politique. Vous savez, enfin, quels événements marquèrent cette longue guerre. Calvin, la seconde année, est chassé ; trois ans après, il est rappelé. Il revient tel qu’il est parti, prêt à donner, pour le service de Dieu, années, forces, vie, mais reprenant imperturbablement ce plan en dehors duquel, selon lui, la liberté n’est que le désordre, et la Réformation, qu’un mot. Aussi, peu après, tout recommence, et voici des années où s’accumuleront tous les combats qui peuvent briser un homme, tous les déboires et tous les ennuis misérables qui peuvent le rebuter, l’user. Il s’usera, sans doute, mais de corps seulement et dans sa santé toujours chétive ; d’esprit et d’âme, il ne sera pas plus affaibli par les longs ennuis que brisé par les grands combats, et la victoire, enfin, lui restera.

On s’est mis, de nos jours, à la déplorer, cette victoire ; ce fut, a-t-on dit, la mort de l’ancienne Genève, celle qui avait si longtemps et si héroïquement combattu pour sa liberté.

La mort de l’ancienne Genève ! — Oui, comme l’enfant meurt quand l’homme arrive, et que son vrai chemin se dessine devant ses yeux, et que, pour y entrer, il se sent dans la plénitude de sa force.

La mort de l’ancienne Genève ! — Mais, dans ce sens, tout meurt, car tout se transforme, et la seule question, en définitive, à poser, c’est : « Qu’a produit cette transformation ? » Ce qu’a produit celle de Genève, demandez-le à l’Europe étonnée de voir surgir, au pied des Alpes, une capitale religieuse dont elle ne s’était jamais doutée. Demandez-le à la capitale antique, à Rome, étonnée, indignée de se voir donner une rivale, et d’entendre ce nom obscur désormais toujours accolé au sien.

La mort de l’ancienne Genève ! — Mais il n’est pas même vrai qu’elle ait eu à mourir, puisqu’elle allait se retrouver, dès le premier jour, dans la nouvelle, avec tout ce qui avait fait sa force aux temps où Dieu la préparait à ses glorieuses destinées. L’amour de ses enfants allait grandir en la voyant plus grande, et s’épurer en la voyant plus sainte. Ce courage et ce dévouement d’autrefois, comment ne l’auraient-ils pas gardé, plus ferme encore, au service d’une patrie qui n’était plus seulement une patrie, terrestre, périssable, mais, à leurs yeux, la citadelle de l’Evangile restauré et la Sion des temps modernes ! Quand ils auraient pu ne pas comprendre ce qu’était maintenant Genève, comment ne l’auraient-ils pas compris en voyant ce qu’elle était, au dehors, pour tant d’autres, ce qu’elle devenait, en quelques jours, pour ceux que la persécution forçait de lui demander asile ? Ah ! c’était un puissant patriotisme que celui dont la contagion bénie transformait si rapidement en frères, en citoyens de la même petite république, ces hommes de tout pays, de toute langue, de toute condition, et les remplissait, tous ensemble, d’un même amour pour leur nouvelle mère, d’une même ardeur à la défendre, d’un même courage à l’aider dans l’accomplissement de sa grande œuvre !

Et quel sera le premier auteur de ce miracle qui va se perpétuer durant trois siècles ? — Si je regarde en haut, Dieu ; si je regarde sur la terre, Calvin. Encore un point où ses ennemis et ses amis sont d’accord. Ennemis et amis ont constaté la profonde influence de cette personnalité sévère, forte, immuable ; qu’on la maudisse ou qu’on l’admire, c’est également lui rendre hommage. Nous, si nous l’admirons, ce n’est point dans ce sentiment servile qui s’humilie devant tout homme fort, car nous nous montrerions, par cela même, bien peu et bien mal ses disciples ; c’est parce que nous voyons l’idée chrétienne, l’Evangile, rester invinciblement jusqu’au bout le principe de cette force, l’âme et la vie de cette puissante éducation que Calvin donnait à son peuple, et, du milieu de son peuple, à tant de peuples. Volontiers nous résumerions son œuvre en disant que Dieu l’avait choisi pour manifester en lui, et, par lui, dans des millions de chrétiens, ce que peut le christianisme dans sa plus rigoureuse pureté, tout esprit quant au dogme, tout esprit quant au culte, impitoyable, enfin, à tout ce qui n’est pas vrai, divinement vrai, éternel. C’était, sans doute, se priver de bien des moyens d’action ; mais c’était les remplacer tous par le meilleur, le seul véritablement digne et de Dieu et de son ministre. Ainsi se fit l’éducation du monde calviniste ; ainsi régna Calvin, mais pour que Dieu fût le roi, le seul roi. Pour tenir ferme, il regardait à Celui qui est invisible, et tous, après lui, pour tenir ferme, regarderont à Celui qui est invisible. Ils apprendront à le voir, comme Calvin, dans cette Loi redevenue le reflet de sa sainteté, inaltérable, inflexible, aimable aussi et consolante à qui en a une fois saisi l’esprit et accepté franchement le joug. Ils le verront, ce même Dieu, dans toutes les manifestations de sa sagesse, de sa bonté, de sa puissance. Ils le verront alors même qu’il deviendra doublement invisible, abandonnant les siens et livrant le monde aux méchants. Ils le verront veillant incessamment sur son Eglise, et préparant, par les défaites, comme par les victoires, le triomphe de l’Evangile. Ils le verront gardant cette humble ville que le nom de Calvin a exposée à tant de haines, — et l’humble ville s’associera de mieux en mieux à l’apostolat de cet homme qui lui a enseigné à ne rien craindre quand on a Dieu pour soi.

Voilà de beaux souvenirs, mes Frères, tellement beaux que vous avez pu les voir rappelés, célébrés, par des historiens auxquels ne les recommandait aucun intérêt religieux. Nous, cet intérêt-là est le premier qui nous les recommande. Rappelons-les ; mais que ce soit pour nous demander, devant Dieu, ce que nous en avons fait, ce que nous en faisons.

Il y a des gens, nous l’avons vu, qui ne veulent pas qu’on les rappelle. Ils affectent de n’apercevoir, dans ce grand tableau, que les ombres ; ils les renforcent de leur mieux, et ne se font pas faute, là où il n’y en a point, d’en mettre. Ceux-là, que leur dirons-nous ? Nous savons depuis longtemps qu’il n’est pas aisé de les ramener, et volontiers nous nous demanderions, comme précédemment dans un autre point de vue, si les raisons qu’ils donnent sont bien les véritables, et si la vraie, l’unique, n’est pas au fond de leur cœur.

Ils attaquent les sévérités de Calvin poursuivant l’idéal de sa république chrétienne. — Ne serait-ce pas l’idéal même qui leur déplaît et les effraie, l’idée, j’entends, non pas de réaliser la chose par des lois, par des châtiments, mais l’idée en soi, l’obligation de prendre le christianisme au sérieux, de dompter son cœur, d’obéir, de s’humilier, de se sanctifier ? Voilà l’idée dont Calvin est aujourd’hui le représentant, dont le nom de Calvin est le symbole. Encore une fois, n’est-ce pas là, au fond, ce qui leur fait haïr Calvin ?

Ils l’attaquent comme ayant détruit la liberté. — Laquelle ? Il vaudrait la peine de s’entendre. Je vois bien Calvin faisant des lois dont nul de nous ne voudrait aujourd’hui ; mais je vois aussi, depuis trois siècles, les peuples Calvinistes marcher tous, en fait de liberté, de progrès, à la tête des peuples, et j’entends les plus nobles voix, même catholiques, placer Calvin parmi les pères de la liberté moderne. La liberté ! On peut faire grandement sonner le mot et ne rien comprendre à la chose, ou bien encore la dénaturer, la détruire ; on peut aussi ne pas en parler beaucoup, la gêner même en certains points, et en être pourtant le restaurateur, l’auteur, parce qu’on en aura réuni les vrais éléments et posé les vraies bases. Foi, pureté des mœurs, gravité, lumières, alliance indissoluble des devoirs et des droits, voilà les matériaux que sa main, souvent rude, préparait pour l’édifice futur, ou, plus exactement, employait dans la construction de l’édifice, car il en fut, à sa manière, le premier ouvrier. Il n’est pas jusqu’à ce terrible dogme de la prédestination, qui, dans l’ensemble de l’œuvre de Calvin, se dépouillant de toutes ses conséquences dangereuses, n’ait été, en définitive, un élément de force, de vertu, de persévérance, de courage, et, par conséquent, de liberté.

Oui, encore une fois, cet empressement à répudier certaines portions de l’héritage, ce n’est, au fond, qu’un calcul pour s’excuser de le conserver si mal dans ce qu’il a de meilleur et de plus beau. Le grand tort du Réformateur aujourd’hui, c’est le contraste humiliant qui éclate, dès qu’on le nomme, entre lui, si fort, et nous, si faibles ; nous, dis-je, car je ne parle plus maintenant de ses ennemis, mais de nous tous, ou peu s’en faut. Je disais tout à l’heure : On n’ose pas se montrer croyant. Je dis maintenant : On n’ose pas agir comme croyant ; on craint, non seulement de paraître exiger d’autrui, mais de paraître exiger de soi-même une soumission sérieuse aux lois de l’Evangile. On ne connaît plus la sainte audace d’appeler mal le mal, sous quelque forme et sous quelque nom qu’il se montre. On se fait charitable, mais pour pouvoir décemment fermer les yeux sur toutes choses. On démontre, et fort bien, qu’il ne faut contraindre personne à être chrétien dans sa conduite, mais c’est pour se dispenser de rappeler à qui que ce soit les droits de Dieu et la loi de Dieu. On s’habitue à renfermer toujours plus, pour ne pas blesser les yeux du vice, tout ce qui le condamnerait. On veut la liberté pour tout le monde, et on fait bien ; mais, au fond, c’est surtout pour pouvoir se laver les mains de tout ce qui se fera ou se dira de plus mauvais.

Voilà ce que notre siècle substitue de plus en plus au rigorisme de Calvin, s’autorisant de ses rigueurs mêmes pour conclure que le mieux est de tout lâcher. Et si cette conclusion, bien que partant d’idées justes, n’en est pas moins, en tout pays, fausse, immorale, déplorable, comment ne serait-elle pas plus triste encore au sein du peuple que le Réformateur avait nourri de son esprit et de son courage ? Je sais — et certainement c’est encore une belle preuve de la puissance de cet homme — je sais, dis-je, que cet esprit et que ce courage ont encore des représentants parmi nous ; je sais même que ce ne sont pas seulement des représentants isolés, et que, malgré tant d’altérations, tant de mélanges, tant d’efforts — car il y en a, et beaucoup — pour nous ôter ce que nous gardions de Calvin, l’empreinte de Calvin n’est point effacée dans ce peuple. Mais elle va s’effaçant ; elle est déjà totalement effacée chez bon nombre. On s’habitue à ne plus s’indigner, à tout subir, et ceux mêmes qui luttent persévéramment contre le mal ont souvent l’air, en l’attaquant, de lui demander pardon d’oser le troubler dans son royaume.

Et que dire, en particulier, de cette prudence étrange que tant de gens conseillent dans les affaires religieuses ? La prudence, il la faut ; faut-il aussi ce qu’on a osé parfois nous recommander sous ce nom ? L’Eglise de Genève, l’Eglise de Calvin, ne saurait, dirait-on, se faire trop humble, trop petite, devant le catholicisme, d’un côté, devant l’incrédulité, de l’autre. Je sais des gens qui ont tremblé à la pensée de la fête même d’aujourd’hui, et qui n’ont su voir qu’imprudence dans l’initiative que vos pasteurs ont prise, dans la sanction que le Consistoire y a donnée. Ils auraient trouvé sage que Genève restât muette dans ce concert qui s’élève aujourd’hui de tous les points du monde calviniste, et auquel tant de voix répondent jusque dans la vieille Allemagne, jusque dans la chaire de Luther. Ah ! ce n’est pas cette sagesse que Calvin prêchait à vos ancêtres ; ce n’est pas par cette sagesse-là que Genève, sous lui, devint ce qu’elle allait être si longtemps, le centre de la propagande évangélique, l’exemple vivant de ce qu’on peut, quoique petit, quand on ose, quand on a foi dans un grand principe et dans une œuvre. On vous dira que le temps est passé. C’est faux. C’est faux, d’abord, devant Dieu. Jamais le temps n’est passé de travailler à l’avancement de son règne, et de défendre, tant affaibli soit-il, le poste où on a été placé par lui. C’est faux, ensuite, même devant les hommes. On ne croit pas, dans le monde évangélique, à ce si grand affaiblissement de notre poste, et, par cela même qu’on n’y croit pas, cela n’est pas. Une Eglise sur laquelle tant de millions de chrétiens persistent à avoir les yeux, une Eglise que l’on s’obstine à considérer comme la fille, comme l’héritière de Calvin, et que tant de prières accompagnent encore dans ses travaux, dans ses combats, — cette Eglise, mes Frères, n’est pas et ne peut pas être celle que des timides se plaisent à peindre si faible. Qu’elle parle, et le monde chrétien l’écoutera, et nul ne songera à s’étonner qu’elle ait parlé. Qu’elle agisse, et l’on ne se trouvera pas plus humilié qu’il y a trois siècles de subir librement, dans les larges voies du Seigneur, l’autorité de son exemple.

III

Et maintenant, mes Frères, oublierons-nous que cette fête est une fête funèbre, et que tous les souvenirs évoqués doivent se grouper autour d’une tombe ?

La tombe ! C’est de là que jaillit pour nous la lumière à laquelle seule on peut juger de ce qu’un homme a réellement valu. Ses œuvres, si elles ne l’ont pas suivi dans l’éternité, — néant. Son courage, si c’est pour lui-même et pour sa gloire qu’il a combattu, — néant. Sa foi même, sa foi, si elle n’a pas été sa vie, — néant. Calvin avait dit cela mieux que personne ; il pourrait, comme beaucoup d’autres, l’avoir bien dit et n’en avoir guère profité. Mais non. Sa mort devait ne laisser aucun doute sur la profondeur de sa foi, la sincérité de son courage, et, tout ce que nous avons dit jusqu’ici, nous pouvons le maintenir sur sa tombe. Quand une mort inattendue l’aurait enlevé d’un coup, il serait encore permis, avec ce que nous savons, d’affirmer que Dieu le trouva prêt. Mais Dieu voulait que le chrétien eût le temps de se montrer à la hauteur du théologien. Une agonie de près de quatre mois allait manifester cette fermeté d’espérance, de résignation et d’amour, qui ne le céderait en rien à la fermeté de tout le reste.

Je ne vous la raconterai cependant pas, cette mort. Les détails vous en sont connus, et, quant à les reprendre pour les développer, ce serait entrer dans une voie que j’ai dit ne devoir pas être la nôtre. Nous prêchons Jésus-Christ ; nous ne devons jamais avoir l’air de prêcher un homme, cet homme fût-il Calvin. Mais nul, je pense, ne nous contredira, si nous affirmons que cette mort est un magnifique témoignage de ce que le Seigneur, en ces moments, accorde à qui le servit, le craignit et l’aima. Il n’avait jamais murmuré de cette santé déplorable qui lui coupait ses plus belles années ; il ne murmura pas davantage en ces jours douloureux où la maladie achevait de déchirer l’enveloppe terrestre. C’était la joie dans la souffrance, la force dans l’épuisement, la triomphante humilité de qui met la main sur la couronne, mais sans oublier qu’il la doit à la seule grâce de son Dieu. Puis, parmi tout cela, s’entremêleront ces nobles scènes que l’histoire va recueillir et que l’art voudra populariser, — dernière prédication, dernière communion, adieux aux magistrats, aux pasteurs, à ce vieux Farel qui jadis lui a imposé sa tâche, et qui maintenant lui envie les joies du grand départ, les félicités du grand repos. Mais, encore une fois, laissons cela ; ou si nos yeux ont quelque peine à se détacher de ce lit de mort, recueillons, du moins, la grande leçon que Dieu nous donne par son serviteur mourant, et la promesse glorieuse dont nous voyons l’accomplissement en lui.

La grande leçon, c’est d’abord celle que son Maître et notre Maître avait formulée en disant : « Heureux le serviteur qui sera trouvé veillant ! » Il avait veillé, toujours veillé, toujours attendu le Maître et fait l’œuvre du Maître. — Veillons, nous aussi, et faisons-la. L’œuvre du Maître est partout, éclatante, obscure, grande, petite, ou, plutôt, toujours grande, par cela seul que c’est la sienne. « Un empereur doit mourir debout, » a dit l’antiquité. Sous l’Evangile, c’est à tous de mourir debout, la main à l’œuvre. Un Luther, un Calvin aura remué le monde ; un autre serviteur, tout humblement, aura conquis pour le Seigneur quelques âmes, une âme… N’importe ! Heureux le serviteur qui sera trouvé veillant »

La grande leçon, c’est, ensuite, qu’il ne suffit pas de travailler, mais qu’il faut se donner. Le mercenaire travaille, mais il ne se donne pas. Calvin s’était donné, donné à l’œuvre, donné à Dieu, surtout, et voilà pourquoi, au lit de mort, il se donnait encore si fermement, si joyeusement, à son Dieu. Ce don de lui-même avait parfois demandé des efforts. Quand, au commencement de sa carrière, il est tenté de s’ensevelir dans ses livres, laissant à d’autres le périlleux honneur d’évangéliser sa patrie ; quand, passant par Genève pour s’aller reposer à Bâle, il s’entend proposer cette tâche que Farel même, l’intrépide Farel, trouve effrayante ; quand, surtout, on le redemande à Genève, et qu’il s’agit de se replonger dans cet abîme, — ah ! la chair saignera, et, dans cette dernière circonstance, en écrivant à un ami qu’il vient de se décider, il dira : « J’immole mon cœur, et je l’offre en sacrifice au Seigneur ! » Mais le Seigneur, immédiatement, lui accordera cette grâce que l’immolation soit complète, le sacrifice entier, et cette grâce se reflétera si bien dans toutes ses actions, toutes ses paroles, tout son être, qu’elle frappera tous les yeux. Quand, plus tard, de Genève, il enverra les soldats du Christ à la bataille, ou que, dans leurs cachots, ils recevront quelqu’une de ces lettres affectueuses, mais en même temps inflexibles, où Calvin n’admet pas qu’on puisse avoir même la pensée de se dérober au martyre, — pas un qui songe, à objecter que Calvin en parle à son aise, et qu’il est bien facile, à l’abri des murs de Genève, de prêcher le martyre aux autres. Ils savent tous que Calvin ferait ce qu’il prêche. Ils n’ont pas même besoin, pour le savoir, de se rappeler les années où, lui aussi, il se jetait au devant de la mort ; ils sentent, dans sa parole, l’autorité d’un dévouement où la froideur même est un gage de profondeur et d’invincible vie. Ainsi jugèrent tous ses contemporains, et quand arriva, au delà des Alpes, la nouvelle impatiemment attendue que l’homme de Genève n’était plus, ce fut de la bouche même d’un pape que sortit un loyal hommage à cette fidélité inébranlable.

Dieu l’avait donc récompensée, cette fidélité, au lit de mort, par la possession anticipée des réalités éternelles ; c’est là que l’on put dire, mieux encore qu’en aucun moment de sa vie, qu’il voyait « Celui qui est invisible. » La voilà, accomplie en lui, cette promesse que nous devons, disions-nous, recueillir à son lit de mort. Celui qui s’est donné à Dieu, Dieu voudra se donner à lui avant l’heure. Il n’espère plus ; il possède. Le ciel n’est plus cette perspective lointaine que dérobaient, même au plus croyant, tant de nuages ; il aborde, il touche, il voit.

Théodore de Bèze, l’historien de Calvin, vous conduira, si vous voulez, par ces phases diverses de la foi se changeant en vue. Vous accompagnerez avec lui le Réformateur jusqu’au seuil de cet autre monde qui s’ouvrait d’avance à ses regards, et qui, à côté du mourant, vous semblera tout près de s’ouvrir aux vôtres… Mais là, le voile tombe, et le voile est impénétrable.

Où est Calvin ? Que voit maintenant Calvin ?

Si cette question, mes Frères, n’était que la curiosité vaine qui va demandant à chaque tombe les secrets de la mort, je dirais : Taisons-nous. Mais sur la tombe de Calvin, cette question peut signifier autre chose, et, dans cet autre sens, il est permis de la faire ; il est permis même d’y répondre.

Cet homme, ce chrétien, ce réformateur que j’admire, je ne puis pourtant repasser sa vie sans me heurter trop souvent à des choses que je voudrais pouvoir en effacer ; plus j’en vois de belles et de grandes, plus je m’attriste de ne pouvoir me livrer à lui pleinement, et me nourrir de cette féconde sympathie.

Eh bien ! voici qui me la rendra possible. — Je vois le Réformateur arrivant devant Dieu. Sa foi est maintenant la vue, non pas cette vue encore obscure des plus grands chrétiens sur la terre, mais celle que Dieu donne, dans les parvis célestes, à sa créature transformée. Dire tout ce qu’il voit, je ne la puis ; mais je ne saurais non plus ne pas me le figurer apercevant, aux premières clartés de cette existence nouvelle, tout ce qu’il avait conservé, sur notre pauvre terre, d’imperfections et d’ignorances. Je le vois comprenant qu’avec tout ce qu’il a dit, au lit de mort, sur ses défauts et ses misères, il ne s’est pas encore assez accusé ni humilié. Je le vois s’humiliant maintenant des choses mêmes qu’il s’était cru le plus sûr de présenter avec confiance à son Maître. Je le vois s’effrayant d’avoir osé prononcer, imposer, dans des questions où il aurait dû attendre, adorer et se taire. Je le vois s’étonnant de ne s’être pas douté que son Maître voulait régner par la persuasion seule, par la douceur et l’amour. Je le vois courbant la tête, n’essayant même pas de donner au souverain juge ces excuses que nous donnons, nous, pour lui, et que nous devons donner, circonstances, nécessités, zèle, courage, et, en définitive, œuvre immense accomplie. Non. Même sur la terre, il avait jeté aux pieds de Jésus, comme docteur, toute sa science, comme réformateur, toute sa gloire ; c’est aux pieds de Jésus que le docteur et que le réformateur, dans cette lumière plus pure, dans cette atmosphère de paix, d’amour divin, abjure avec bonheur ce qui nous gâtait sa vie, et, s’anéantissant comme pécheur, se relève éclairé, purifié, sanctifié, comme racheté du Christ.

Voilà le Calvin que la mort nous donne ; voilà celui que nous pouvons, en ce jour, saluer avec une sympathie entière. Qu’elle s’établisse donc, à travers le tombeau, cette noble fraternité qui nous deviendra courage et force dans tous les combats de la terre. Ce que tant de chrétiens ont été, par lui, il y a trois siècles, soyons-le, nous aussi, par lui, serviteurs de Dieu seul, mais héritiers de ces traditions saintes que le nom de Calvin résume, foi, dévouement, persévérance, fidélité de qui « tient ferme » comme si le Dieu invisible lui était visible, et toujours. Ainsi se reprendra l’œuvre ; ainsi se renouera la chaîne que les temps modernes voudraient rompre. Il n’y a plus, en Christ, ni hommes du seizième siècle, ni hommes du dix-neuvième ; il n’y a que des serviteurs du même Maître, ouvriers, successivement, de la même œuvre, héritiers, plus tard, tous ensemble, de la même gloire. Amen.

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