Méditations sur la Genèse

XII
Noé et ses Fils après le Déluge

Genèse 9.18 à 10.32

I

Le récit de la chute de Noé est au nombre de ceux dont il est aisé de se scandaliser. Mais l’Ecriture a jugé bon de ne point nous cacher les fautes des hommes de Dieu ; car elles nous servent d’avertissement, et elles sont une source de consolation pour les pécheurs repentants. D’ailleurs, c’est précisément dans ces histoires, où l’homme charnel ne voit qu’un sujet de plaisanterie, que se cache souvent un sens profond et spirituel qui lui échappe.

A partir du déluge, la durée moyenne de la vie humaine diminue tout d’un coup de moitié. La lutte de l’homme avec la nature est désormais plus rude. Dieu lui permet de se nourrir de la viande des animaux ; et, avec son approbation, il commence à se livrer à la culture et à la préparation du vin. Mais le vin, qui devait le fortifier, devient pour Noé une occasion de chute. Il s’enivre et se couvre de honte devant ses propres fils. Ce fait renferme une grave leçon. Qu’on songe à l’âge, à l’expérience, à la sagesse, aux œuvres, à la fidélité d’un Noé ! Il tombe cependant. Qui de nous oserait encore se croire à l’abri des péchés grossiers ? La foi de Noé avait traversé victorieusement les plus rudes épreuves ; les jours de paix qui suivent le déluge lui sont plus funestes que toutes ses afflictions précédentes. L’âge ne l’empêche pas de s’égarer. Les grâces même qu’il a reçues autrefois ne l’en préservent pas. Il n’en est pas de la grâce de Dieu comme des biens matériels. On gagne et on amasse des biens dans les années de la force ; puis, quand vient l’âge, on se repose et l’on vit de ce que l’on a acquis. Il en est autrement dans la vie spirituelle. C’est jusqu’au terme de l’épreuve, c’est-à-dire de notre existence terrestre, qu’il faut travailler et lutter, veiller et prier. Travailler d’avance, pour se reposer après, veiller d’abord, puis dormir, n’est pas possible. Il ne faut jamais dormir, jamais tomber dans l’inaction spirituelle, dans l’inertie ou la rêverie. « Que celui qui croit être debout, prenne garde qu’il ne tombe ! » (1 Corinthiens 10.12).

C’est précisément lorsqu’on a reçu de grandes grâces, que viennent les heures les plus critiques. Noé en est la preuve. Notre cœur, insensé et perverti, prend occasion de la bienheureuse expérience du secours de Dieu pour se confier en lui-même ; et l’orgueil va au-devant de la ruine. Quand on se confie en soi-même, on est léger et imprévoyant, on néglige la prière. Il faut être humble pour conserver intacts les dons de Dieu ; il faut marcher dans un saint tremblement, tenir sans cesse son cœur dans ses mains. Sans doute, nous sommes de nouvelles créatures, et l’Esprit de Dieu a pris possession de nous ; notre vieil homme est crucifié. Toutefois, n’oublions pas que c’est « avec Christ » qu’il est crucifié (Romains 6.3-8). Avec Christ, et non hors de lui ! Tant que nous demeurons en lui, sa force, sa vie, son Esprit est avec nous, et sa victoire devient la nôtre. Mais si nous nous séparons de lui par l’incrédulité, par la désobéissance, par la légèreté, sachons bien que notre vieil homme n’est plus ni sur la croix, ni dans la tombe, et que tous ses vices ne tardent pas à reparaître. Si nous sortons de la communion cachée avec Christ, nous ne pouvons manquer de faire d’humiliantes expériences. Si nous repoussons les avertissements et les censures de son Esprit, notre châtiment sera de voir notre honte dévoilée à tous les regards, comme celle de Noé.

Parmi les trois fils de Noé, il s’en trouve un dont le cœur est profondément perverti. Le patriarche, si souvent raillé par le monde incrédule, est maintenant un objet de moquerie pour son plus jeune fils ; ce doit être pour lui une souffrance pareille à celle que fit éprouver à Jésus la trahison de Judas. Dans l’arche, parmi ceux mêmes que la miséricorde divine avait miraculeusement préservés, se trouvait donc un être dépravé ! Car il y a chez Cham autre chose que la frivolité de la jeunesse. La sévérité de la peine le prouve : ses moqueries étaient le fait d’un cœur orgueilleux et insolent.

Le scandale donné par Noé était grand, il est vrai. Mais se scandaliser en devient-il une vertu ? Plusieurs se l’imaginent. Lorsqu’ils se scandalisent des faiblesses de leurs parents ou des fautes des hommes pieux, et qu’ils les commentent et les racontent avec le sentiment d’être meilleurs que ceux qui ont failli, ils croient par là faire preuve de sérieux et de zèle chrétien. Leur scandale, leurs médisances, sont bien plutôt la marque de leur faiblesse, de leur peu d’amour et de leur orgueil.

Mais nul ne devra-t-il donc dévoiler et censurer les fautes commises et les abus tolérés par les chefs de l’Eglise ou de l’Etat ? Que celui qui a mission pour cela le fasse au contraire sans nulle crainte des hommes, et qu’il proteste contre les scandales, non à la manière de Cham, dans un esprit moqueur et méprisant, mais comme les deux témoins de l’Apocalypse qui se lèvent, vêtus de sac, contre l’Antéchrist (Apocalypse 11.3). Que les serviteurs de Christ, qui ont à prêcher l’Evangile du royaume, sachent manier l’épée de l’Esprit et n’épargnent pas les traits contre Babylone ; mais qu’ils portent intérieurement le vêtement de sac ! Tous nous avons à le porter. Si c’est dans cet esprit-là et dans les limites de notre mission que nous censurons le vice, nul n’a le droit de dire que nous commettons le péché de Cham.

II

Les paroles de Noé sur ses fils — la dernière chose qui nous soit rapportée de lui — sont une prophétie. C’est peu avant sa mort, sans doute, que le patriarche et par lui l’Esprit prophétique les a prononcées. Il eût mérité que l’Esprit de Dieu se retirât de lui. Mais le Seigneur ne le rejette point ; il le relève au contraire. Ce récit nous a été transmis pour notre consolation : si nous venons à être surpris par la tentation, nous saurons ne pas désespérer.

La bénédiction et la malédiction d’un père sont une réalité et déploient leurs effets chez ses enfants. Ceux-ci sont traités, en cette vie déjà, selon qu’ils ont agi envers leurs parents. Au cinquième commandement est attachée la promesse : « Afin que tu vives longtemps sur la terre. » Celui qui honore père et mère peut s’attendre à être béni dans ses affaires et dans ses enfants ; quiconque suit l’exemple de Cham, ne devra pas se plaindre, si le malheur vient le frapper dans sa propre famille. Le mépris de l’autorité paternelle, la moquerie et l’insubordination à l’égard des serviteurs de Christ et de l’autorité légitime dans l’Etat, sont toujours pour un peuple les signes précurseurs d’un jugement.

Les paroles de Noé nous le montrent. Canaan était le plus jeune fils de Cham ; c’est dans sa personne que ce dernier est puni pour le péché que lui-même, le plus jeune fils de Noé, a commis envers son vieux père : « Maudit soit Canaan ! Qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères ! » L’Ecriture nous montre l’accomplissement de cette malédiction dans la destruction et l’asservissement des Cananéens par Josué. Peut-être faut-il en rapprocher aussi certains faits de l’histoire profane. Les royaumes chamitiques, l’Egypte, la Phénicie, Carthage, ont disparu ; les noirs descendants de Cham sont tombés dans le plus misérable esclavage. Mais ce qui est certain, c’est que la rétribution qui se fait de la faute des pères sur les descendants, ne s’étend pas au-delà de cette vie. Devant le tribunal de Christ, chaque individu portera uniquement « son propre fardeau » (Galates 6.4-5 ; Ézéchiel 18.4).

Sem et Japhet agissent envers leur père comme le commandent l’amour et le respect filial. Ils couvrent sa honte et détournent leurs regards. Leur récompense est cette promesse : « Béni soit l’Eternel, le Dieu de Sem ; que Dieu mette Japhet au large, et qu’il habite dans les tentes de Sem ! Jéhova, le seul vrai Dieu, devient le Dieu de Sem ; Sem sera le porteur de l’espérance patriarcale ; c’est parmi ses descendants que se maintiendront la Parole, la révélation et le culte du vrai Dieu. Le Seigneur aura son habitation dans les tentes de Sem ; c’est là qu’on pourra le trouver, là qu’il révélera sa présence miséricordieuse, là qu’enfin s’accomplira le dessein de son amour et qu’il habitera dans une chair mortelle. Le Fils de Dieu s’unira à la semence d’Abraham — c’est-à-dire de Sem — pour dresser sa tente parmi les hommes. Ainsi, ce sont surtout des biens spirituels qui sont promis à Sem ; tandis que les bénédictions temporelles sont réservées à Japhet. C’est de ce dernier que sont issus les peuples qui s’étendent de l’Inde au nord et à l’ouest de l’Europe, et dont la prépondérance s’est maintenue jusqu’à nos jours, grâce à la richesse de leurs dons naturels.

Une partie de ces Japhétites, ceux qui peuplent l’Europe, jouissent des bienfaits de l’Evangile, dont les autres races sont en grande partie exclues. Offert d’abord aux Sémites, c’est-à-dire aux Juifs, et dédaigné par eux, l’Evangile nous a été transmis. Ce grand événement aurait été prédit par Noé, s’il fallait traduire ses paroles comme on le fait ordinairement : « Japhet habitera dans les tentes de Sem. » Le sens en serait alors le même que celui des paroles de Paul Romains 11.17-24, d’après lesquelles les branches de l’olivier noble — les Juifs — ont été retranchées et remplacées par celles de l’olivier sauvage — les Gentils — qui sont ainsi devenues participantes de la racine et de la sève de l’olivier franc.

III

Tels sont les trois fils de Noé ; « c’est d’eux que sont sorties les nations qui ont peuplé toute la terre après le déluge. » Il y a donc trois grandes familles, auxquelles répondent les trois continents de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe ; cette répartition toutefois n’a rien de rigoureux, toutes trois étant représentées en Asie, tandis que l’Afrique est presque exclusivement occupée par les Chamites et l’Europe par les Japhétites. La table des peuples (chap. 10) nous donne une idée de ce qu’était la terre à l’époque d’Abraham et de la vocation d’Israël. Plusieurs peuples qui y figurent ont disparu dès lors, pendant qu’il s’en formait de nouveaux qui n’y paraissent point encore [note 12].

Soixante-douze — six fois douze — peuples y sont énumérés. Ce nombre, rapproché de celui des tribus d’Israël, ne saurait être accidentel. On les retrouve l’un et l’autre dans l’histoire de notre Seigneur, qui envoie d’abord ses douze apôtres, puis ses soixante et douze disciplesb, pour marquer que l’Evangile doit être prêché d’abord aux Juifs, puis à tous les peuples de la terre.

b – Voir Luc 10.1. Parmi les manuscrits de l’évangile, les uns parlent de soixante-douze, les autres de soixante-dix disciples seulement.

La promesse est donnée à Sem ; Cham et ses descendants serviront. D’après cela, on s’attendrait à voir les Sémites briller par leur puissance et leur gloire. Mais le premier grand conquérant est Nemrod, le fils de Cus, un descendant et un héritier de Cham. « Le commencement de son règne fut Babel, » et la seconde capitale de ce premier empire universel fut Ninive [note 13]. Il fut « un puissant chasseur, » — il ne manquait pas alors de bêtes féroces à détruire, — un fondateur de cités, un tyran ; selon la tradition, un persécuteur et l’un des constructeurs de la tour de Babel, et, d’après le sens de son nom, un « rebelle ». La foi des Sémites est donc mise à l’épreuve. C’est ainsi que Caïn aussi est plus puissant que Seth, Ismaël plus belliqueux qu’Isaac, Esaü un puissant chef, tandis que Jacob doit prendre la fuite et servir. La bénédiction et la malédiction de Noé ne s’accomplissent point, semble-il ; ce qu’on voit en est plutôt le contre-pied : l’une et l’autre ne se sont réalisées que tardivement. Ne jugeons pas des desseins et des promesses de Dieu par ce que nos yeux voient présentement, mais par la Parole de Dieu. Il faut s’attendre à lui et persévérer dans la foi à la venue de son règne, alors même que tout ce que nous voyons autour de nous proclamerait le contraire. Qu’étaient les tentes de Sem, à côté de la ville royale que bâtissait Nemrod ? Mais l’Eternel habitait dans ces tentes, où l’on invoquait son nom, où l’on croyait à sa promesse et où il devait apparaître un jour à Abraham. Ce n’est pas dans les exploits de chasse et de guerre ou dans les constructions de Nemrod, c’est dans le culte des Sémites qu’est le germe d’où naîtra le royaume éternel de Dieu.

Nemrod, le fondateur de la première monarchie universelle, est un précurseur du dernier Antéchrist : il est « un puissant chasseur devant l’Eternel, » il veut avoir le pas sur Dieu lui-même et établir son propre empire ici-bas. A peine les royaumes de ce monde commencent-ils d’exister, que se montre leur caractère anti-divin. A aucune époque, mais surtout pas dans les derniers temps, il ne faut attendre antre chose des dominateurs de la terre. Nous n’avons rien à espérer des Nemrod. Il ne fera pas bon ici-bas, tant que le Seigneur ne sera pas apparu, et son règne avec lui. Mais avant que celui-ci triomphe, il faut d’abord que passe la grande tribulation.

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