Méditations sur la Genèse

XIII
La Tour de Babel

Genèse 11.1-9

I

Les descendants de Noé nous présentent le spectacle d’une race remplie du sentiment de sa force et d’un besoin désordonné d’activité. Ils oublient de nouveau Dieu et suivent des voies semblables — bien que moins perverties — à celles des hommes d’avant le déluge. « Bâtissons une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. » Ils avaient donc un pressentiment de leur dispersion ; ce que redoute l’impie, ne manque pas de lui arriver. Peut-être l’un des patriarches, voyant les progrès de leur impiété, les avait-il menacés de quelque chose de pareil. Ils veulent se prémunir contre une telle dispensation en faisant de leur ville et de leur tour le centre d’un empire universel solidement fondé. Il ne s’agit point pour eux d’édifier une œuvre d’art, mais d’établir leur domination. Ils savent aussi bien que nous qu’on n’élève pas des briques jusqu’au ciel. Leur tour doit être le symbole de leur empire, qu’ils entreprennent d’établir sans Dieu, et même pour le braver. Elle s’élèvera jusqu’au ciel, c’est-à-dire qu’elle sera pour toujours assurée contre toute intervention de Dieu. Tout l’édifice est fait pour être un symbole de la grandeur de l’homme. L’homme veut « élever son trône au-dessus des étoiles du Dieu fort », égaler la puissance divine, être Dieu sur la terre : il s’enivre de la pensée qui avait séduit nos premiers parents : « Vous serez comme des dieux. » C’est déjà là même tendance qui parviendra à son apogée dans l’homme de péché, qui s’élèvera au-dessus de tout ce qu’on appelle Dieu ou qu’on adore (2 Thessaloniciens 2.4). Nébucadnetsar, se promenant un jour sur la terrasse de son palais, s’écria : « N’est-ce pas là la grande Babylone que j’ai bâtie pour ma demeure royale et pour la gloire de ma magnificence ! » Le châtiment ne tarda pas : lui aussi fit l’expérience que Dieu résiste aux orgueilleux (Daniel 4.29-33). Les montagnes de décombres qui couvrent aujourd’hui les rives désertes de l’Euphrate, là où fut autrefois Babylone, sont les restes des constructions de Nébucadnetsar, qu’Hérodote a vues et décrites, et qui étaient des essais de restauration des antiques édifices de Babel [note 14].

II

Dans la plaine de Sinéar, comme dans le paradis, c’est l’orgueil de l’homme qui provoque le jugement de Dieu. Le châtiment répond à la faute. Adam veut être comme Dieu : il ne sera plus que poudre ; — être immortel : il sera la proie de la corruption ; — monter au ciel : il descendra dans la tombe ; — être indépendant et glorieux : il sera l’esclave du péché et de la mort. Il en est de même des orgueilleux constructeurs de Babel. Ils veulent s’assurer un renom éternel : ils ne récoltent que honte et confusion ; — établir un empire universel : saisis par la frayeur, leur impuissance devient manifeste ; — fonder solidement leur unité : ils sont punis par la division et la dispersion.

« Dieu dit : Descendons, et confondons leur langage. » Il n’a nul besoin de descendre pour savoir ce qui se passe ; mais il y a des temps où il semble qu’il ne voie et ne sache pas, où il se contient et se tait, en sorte que les impies se croient en sûreté et deviennent insolents. Mais, soudain, il fixe sur eux son regard et leur fait sentir sa présence ; alors la terreur les saisit, et ils sont obligés de dire : Dieu, qui nous semblait si loin, est descendu, et il est venu nous barrer le chemin (Exode 14.23-25) !

Le souvenir de la tour de Babylone et du jugement dont elle fut le témoin, s’est conservé chez les païens, dans la légende des géants qui entassent les montagnes pour escalader le ciel, et que le Tout-Puissant frappe de sa foudre [note 15]. C’est sans doute quelque catastrophe de ce genre qui, à la tour de Babel, remplit les hommes de terreur et leur fit perdre la parole et la mémoire : ils voulurent parler, mais ils bégayaient, ils ne se comprenaient plus, et ils ne purent que s’enfuir et se disperser dans toutes les directions. Ainsi fut détruite l’unité du genre humain. L’une des plus grandes énigmes de l’histoire est résolue ici en peu de mots. Si tous les hommes sont issus d’un couple unique, si tous les peuples descendent des trois fils de Noé, comment expliquer les différences profondes qui les séparent, l’étonnante diversité de la couleur et de la forme, de la langue et de la religion ? La Bible répond : par un jugement de Dieu, par un acte de sa puissance qui a brusquement changé l’état des choses et détruit l’unité de la famille humaine. La surface du globe porte partout des traces de destruction, et l’humanité elle-même est comme un champ de ruines où nous ne trouvons plus que des fragments épars de la langue et de la religion primitives. Le paganisme a suivi de près la séparation des peuples : les temps commencent où Dieu « laisse les nations marcher dans leurs voies » (Actes 14.16). Le culte du vrai Dieu se perd ; l’homme tombe par sa propre faute dans l’adoration de la créature et de toute espèce de faux dieux de son invention. Le châtiment qui le frappe à la tour de Babel empêche l’apparition prématurée de l’Antéchrist. Dieu permet un moindre mal, un mal réparable, le paganisme, pour en éviter un plus grand et plus incurable. Tandis que les peuples s’égarent comme des brebis sans berger, sa patience et sa bonté veillent sur eux ; il leur fait sentir ce qui leur manque ; il éveille en eux le soupir après un Rédempteur ; puis, quand les temps sont accomplis, il leur envoie son Fils.

III

La malédiction qui a frappé Adam a disparu depuis que le Fils de Dieu a subi le châtiment pour les fils d’Adam et a été fait malédiction pour nous. Le jugement prononcé à la tour de Babel et la malédiction qui a dès lors pesé sur l’humanité, ont été annulés lorsque Dieu a formé son Eglise du sein de tous les peuples qui sont sous le ciel, pour en faire sortir la mystérieuse unité du corps de Christ. Ce qui se passe à la Pentecôte, lorsque les disciples, poussés par l’Esprit-Saint, proclament les choses magnifiques de Dieu en toutes sortes de langues, et que des gens de tout pays croient et se font baptiser, est précisément l’inverse de ce qui s’était passé à Babylone. Là, les langues avaient été confondues ; ici, se révèle, dans la diversité des langues, le même divin Esprit ; là, l’unité de la race humaine a été déchirée ; ici, elle est rétablie dans l’Eglise ; là, la haine mutuelle des peuples a pris naissance ; ici, elle est supprimée, et les hommes, autrefois séparés, sont réunis par le lien de l’amour ; ici, se rassemble un seul troupeau sous un seul Berger et se forme le corps unique du Chef céleste.

L’antique Babel est la caricature, que les hommes ont inventée, de la cité de Dieu. Ils ont voulu élever leur édifice jusqu’au ciel ; mais Dieu seul peut relier le ciel à la terre. L’édifice qui s’élève vraiment jusqu’aux cieux, c’est l’Eglise, dont la tête est dans le ciel, qui a reçu d’en-haut l’Esprit et la vie, et qui a là-haut sa patrie et son but ; sa nature est céleste, elle est construite pour l’éternité, le royaume indestructible lui est assuré ; elle est la Jérusalem d’en-haut, là cité du Dieu vivant, le tabernacle de Dieu avec les hommes qui ne peut être ébranlé, le contraire de la vieille Babylone, orgueilleuse, terrestre, objet du jugement. C’est au milieu d’elle que nous aussi avons notre place et notre droit de cité. Nous appartenons à la nouvelle création, franche de malédiction. « Le monde passe avec sa convoitise, mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement » (1 Jean 2.17).

IV

Les chrétiens n’ont pas assez pris à cœur l’avertissement que renferme l’exemple de Babylone. La chrétienté ne devrait être qu’un cœur et qu’une âme pour proclamer une même vérité et louer d’une même bouche le Seigneur ; mais elle présente le spectacle d’une nouvelle confusion des langues. La division y a pénétré ; les haines des partis se sont allumées entre les chrétiens. Ceux-là mêmes qui servent le Seigneur et désirent annoncer sa vérité, se font la guerre les uns aux autres, parce qu’ils ne comprennent plus réciproquement leur langage. Souvent ils ont au fond une même pensée ; mais l’un est incapable de comprendre et d’apprécier l’intention de l’autre. C’est ainsi qu’il en était à la tour de Babel : il se peut que parfois les différents architectes eussent la même idée ; mais ils ne s’entendaient plus ; chacun prêtait à l’autre quelque dessein absurde, et, ne pouvant plus travailler ensemble, ils devaient se disperser.

Comment ces divisions maudites se sont-elles introduites dans la chrétienté ? L’exemple de Babylone nous l’apprend. Les chefs de l’Eglise, lorsqu’elle était encore une, ont voulu se faire un nom sur la terre bien plutôt que glorifier le nom du Seigneur, faire de l’Eglise une puissante cité terrestre, le fondement d’un empire universel, et anticiper le royaume des cieux dans un temps où les disciples du Christ devaient marcher dans l’humiliation et porter la couronne d’épines de leur Maître, et non la triple couronne de la domination du monde. Semblables au peuple de Babel, les princes de l’Eglise se sont crus assez forts pour s’asservir la terre, et leur tentative de dominer le monde a semblé pour un temps réussir. Ainsi naquit une nouvelle Babylone, pour l’édification de laquelle tout moyen parut bon. Mais l’entreprise ne pouvait réussir. Comme ces grands dômes du moyen-âge demeurés inachevés, la tentative de transformer l’autel en trône et l’Eglise de Christ en un empire universel, a été interrompue. Le Seigneur est intervenu par son jugement, et le châtiment a été la division, la confusion des langues, dont nous souffrons tous.

L’homme a fait ainsi de la cité de Dieu une nouvelle Babylone. Elle n’en demeure pas moins la cité de Dieu. En dépit de son état présent, Christ est au milieu d’elle, et Dieu la maintient. Il n’abandonne pas son ouvrage ; il achèvera sa Jérusalem céleste.

Retenons pour nous cette leçon : « Dieu résiste aux orgueilleux, mais il fait grâce aux humbles » (1 Pierre 5.5). Ce n’est pas en se confiant en eux-mêmes et par des moyens charnels que les disciples de Christ accompliront leur tâche et travailleront pour leur Maître. La vraie parure de l’Eglise, c’est l’humilité, — renoncer à la gloire, à la puissance et à la grandeur dans ce monde, s’abstenir de toute recherche des biens périssables. Plus elle a reçu de grâces, plus il lui convient d’être humble. Le plus grand péril pour toute âme chrétienne, c’est l’orgueil, qui fait de Dieu même notre ennemi, et qui nous ferme tous les trésors du ciel ; l’humilité est la clef qui nous ouvre les trésors de Christ, où nous pouvons puiser dans sa plénitude grâce sur grâce.

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