Méditations sur la Genèse

XXII
La Naissance d’Ismaël

Genèse ch. 16 (Galates 4.21-31)

I

Nous voyons dans cette histoire Sara, Abraham et Agar pécher tous trois gravement. Qui veut se scandaliser, y trouvera ample matière à scandale. Les hérétiques des premiers siècles ont pris occasion de pareils récits pour bafouer l’Ancien Testament et les patriarches. Dans les temps modernes, plusieurs, s’inspirant d’un cœur impur, y ont cherché l’excuse ou la justification des œuvres de la chair. La Bible est exposée à être ainsi falsifiée par les hommes charnels. Pour la comprendre bien et s’en bien servir, il faut demeurer fermes dans la vie spirituelle et dans l’obéissance aux choses que Dieu nous a enseignées par son Eglise.

Disciples de Christ, nous nous en tenons à sa Parole immuable, qui nous jugera au dernier jour : « Celui qui quitte sa femme pour en épouser une autre, commet adultère » (Marc 10.11). Si donc un chrétien imitait l’exemple d’Abraham prenant Agar pour concubine, il commettrait un péché mortel, qui entraînerait pour lui la perdition, s’il ne se repentait à temps. Chez Abraham même, un tel acte était déjà coupable. Il y a cependant une différence entre lui et nous. La loi mosaïque permet le divorce à cause de la dureté des cœurs et pour éviter des péchés et des maux plus graves encore.

Dans la nouvelle alliance, Dieu ne le permet plus, parce qu’il crée de nouveaux cœurs et attend de ses enfants qu’ils connaissent et accomplissent sa volonté dans sa perfection. Sans doute, les patriarches, qui marchaient avec Dieu, étaient plus près de lui que les Juifs sous la loi. Cependant, il n’avait pas changé leurs cœurs, ni par son Esprit écrit sa loi au-dedans d’eux ; ils n’étaient pas morts au péché et ressuscités avec Christ à une vie céleste. Ils n’appartenaient pas encore à la nouvelle création. Tout cela, Dieu l’a réalisé maintenant ; aussi exige-t-il de nous plus que des patriarches, et peut-il les juger moins sévèrement qu’un chrétien qui tomberait aujourd’hui dans les mêmes fautes.

Pour juger avec justice et charité, il faut écouter ce que le prophète Malachie dit de la conduite d’Abraham. Des Juifs corrompus, qui répudiaient leurs femmes, se réclamaient de l’exemple du patriarche. Que leur dit le prophète ? « Un seul l’a fait, et pourquoi ? Parce qu’il cherchait la postérité que Dieu lui avait promise. Prenez donc garde que nul ne soit infidèle à la femme de sa jeunessea. » (Malachie 2.13-15). Sara et Abraham avaient en vue la promesse ; ils attendaient ce fils en qui tous les peuples devaient être bénis, et qui, Dieu l’avait dit, serait le propre descendant d’Abraham. Mais devait-il naître précisément de Sara ? C’est ce que Dieu n’avait pas dit et ce qui pouvait encore passer pour incertain. Abraham et Sara attendaient depuis longtemps en vain. Dix ans s’étaient écoulés depuis leur arrivée en Canaan, et bien davantage depuis le jour où, pour la première fois, dans sa patrie, Abraham avait entendu la promesse. On comprend que Sara fût tentée de croire que peut-être elle n’était pas destinée à donner le jour au fils promis ; cependant, elle soupirait après son apparition. Elle consent donc à être privée de l’honneur d’être mère, afin de hâter l’accomplissement de la promesse. Elle va jusqu’à tenir pour permis ce qui passait pour l’être dans le monde d’alors ; elle donne à son son mari un conseil mauvais, quoique inspiré par une bonne intention. C’est la voie de la prudence charnelle, et non celle de la foi, qu’elle lui recommande. Sa détermination, dicté par l’impatience, est une infraction au commandement de Dieu. Elle commet la faute, si commune dans le monde de faire du mal pour qu’il en arrive du bien.

a – Trad. de M. Segond. Celle d’Ostervald ne rend pas du tout le sens du texte.

Abraham se laisse, comme Adam, séduire par la voix de sa femme. Comme lui, il aurait dû savoir résister. Il cède ; il a un fils ; mais ce n’est pas celui que Dieu a promis et veut bénir. Avec ce fils, entrent dans sa maison, jusque-là paisible, les querelles et l’amertume, — signe certain que sa démarche n’a pas eu l’approbation de Dieu. Lorsque, plus tard, Jacob imite l’exemple de polygamie donné par son grand-père, il en est puni par des peines plus cruelles encore. Cet exemple nous est donc proposé, non pour être imité, mais pour servir d’avertissement. Si nous travaillons pour Dieu, il ne faut pas que ce soit avec les ressources d’une habileté charnelle. Si le but poursuivi est saint, les moyens employés doivent l’être aussi. Si l’on veut avancer le règne de Dieu ; il ne faut s’écarter, si peu que ce soit, de l’obéissance à son commandement. Quand le monde entier en jugerait autrement et tiendrait pour permis, en vue d’un bon but, l’emploi de moyens douteux et suspects, nous ne devrions pas l’imiter. « Purifiez-vous, vous qui portez les vases de l’Eternel ! » (Ésaïe 52.11). Autrement, Dieu aurait le droit de nous dire : « Pourquoi m’appelez-vous Seigneur, Seigneur, et ne faites-vous pas ce que je dis ? » (Luc 6.46).

Quand on est une fois sorti du droit chemin, une faute en entraîne une autre. Ainsi dans la famille d’Abraham. La fausse position qu’Abraham lui a faite, rend Agar insolente envers sa maîtresse. Celle-ci, qui était pourtant l’auteur de tout le mal, s’aigrit et fait des reproches à son mari. Lui-même, au lieu d’user de son autorité pour faire rentrer Agar dans l’ordre, laisse à Sara un pouvoir illimité sur son esclave. Sous l’empire de la colère et de la jalousie, Sara abuse de ce pouvoir. Nous ignorons ce qu’elle fit pour, humilier sa servante. Mais elle doit avoir été de la dernière dureté, puisque Agar préféra périr dans le désert. — dont on ne peut faire seul la traversée, de Canaan en Egypte, — plutôt que de subir plus longtemps ce traitement. Tous trois pèchent donc. La Bible nous révèle, ici comme ailleurs, la fragilité et la folie de l’homme ; il est humilié, pour que toute gloire reste à Dieu seul.

II

L’Eternel intervient à la fois avec sévérité et miséricorde. Pour la première fois, se présente ici à nous un fait mystérieux : le même personnage est appelé d’abord l’Ange, c’est-à-dire le messager de l’Eternel, — il est donc distingué de Dieu, — puis reçoit les noms de Dieu et de l’Eternelb. Nous partageons l’opinion d’Hilaire et des plus anciens docteurs de l’Eglise, d’après laquelle cet être n’est autre que le Fils de Dieu, distinct du Père et cependant une seule essence avec lui. Il est envoyé par le Père, et pourtant « celui qui le voit, voit le Père » (Jean 14.9). N’étant pas encore devenu homme, il se révèle dans ces temps primitifs sous la figure d’un ange. Il rencontre Agar dans le désert, et lui demande : « D’où viens-tu, et où vas-tu ? » Il lui fait sentir par là qu’elle n’est pas sur la bonne voie ; et il exige qu’elle répare ses fautes, son insolence et sa fuite : « Retourne chez ta maîtresse et t’humilie sous sa main. » Quels qu’aient été les torts d’Abraham et de Sara, Dieu n’approuve pas la révolte d’Agar. Il maintient la hiérarchie domestique ; la servante doit rentrer dans sa place, se soumettre à sa position et, demeurer sous le joug que la Providence lui a imposé. « Dieu n’est pas un Dieu de confusion, mais un Dieu d’ordre. » Quand il éclaire notre ignorance et qu’il manifeste sa volonté en face du désordre créé par les hommes, il commence par nous remettre sur la voie de l’ordre qu’il a lui-même établi dans la société et dans l’Eglise. Il nous rappelle, aux devoirs de notre position ; il confirme et resserre les liens sacrés entre autorité et sujets, parents et enfants, pasteur et troupeau, maîtres et serviteurs. Il nous fait sentir tout de nouveau la sainteté de ces devoirs, et sa Parole, qui nous y ramène, se légitime à notre conscience comme venant de lui. La conscience d’Agar lui dit certainement que c’est bien l’Ange de l’Eternel qui lui parle, puisqu’il la presse de rentrer dans l’ordre et d’honorer Dieu en remplissant les devoirs de sa position.

b – Comp., par exemple, l’apparition de l’Eternel à Moïse près du buisson ardent (Exode ch. 3).

Ce que Dieu lui demande — retourner, spontanément, demander pardon à une maîtresse fière et irritée, confesser ses torts, se soumettre sans conditions, accepter d’avance en se confiant à Dieu le traitement qu’il plaira à Sara de lui infliger — n’est point chose facile. Quand l’Eternel veut qu’elle s’humilie en son cœur et qu’elle se décide à retourner, il lui adresse des paroles de consolation et de promesse. Elie avait crié à lui dans sa détresse ; car que fût-il advenu dans le désert d’elle et de son enfant ? ou que fût-il arrivé, si elle eût été poursuivie et ramenée par la force à sa maîtresse ? L’Eternel a entendu ses soupirs ; il a pitié de sa misère » et il se hâte de la consoler et de la relever ; il lui témoigne même une miséricorde exceptionnelle : il lui promet ce que jusqu’alors il n’avait promis qu’à Abraham : « Je multiplierai ta postérité, tellement qu’elle ne se pourra compter ; tu enfanteras un fils, que tu appelleras Ismaël (c’est-à-dire : Dieu exauce) ; car l’Eternel t’a entendue dans ton affliction. » Les paroles à la fois sévères et consolantes du Seigneur ne trouvent Agar ni désobéissante ni ingrate : « Tu es le Dieu fort qui m’as vue, dit-elle ; n’ai-je pas vu ici Celui qui me voyait ? » et, pour consacrer à jamais le souvenir de cette apparition merveilleuse, elle nomme la source près de laquelle elle a eu lieu : « le puits du Vivant qui me voit. »

Exemple consolant des voies de Dieu envers ses enfants ! Quand, à l’heure de la détresse, nous devons confesser que nous en sommes en grande partie la cause, il nous semble alors que Dieu a caché sa face, fermé son oreille, qu’il ne s’inquiète plus de nous et qu’il est comme mort à notre égard. Tout autres sont pourtant ses sentiments. Il veut nous l’aire sentir nos égarements, il exige que nous nous humiliions jusque dans la poudre ; mais il ne nous a point délaissés pour cela ; il vit, il veille sur nous, il entend nos requêtes, alors même qu’il n’y répond pas immédiatement. C’est quand notre cœur est le plus cruellement angoissé qu’il est le plus pioche avec ses consolations et son secours. Ses voies sont admirables : nous ne les comprenons pas d’abord, mais si nous nous humilions sous sa main, ses dispensations les plus obscures s’illuminent, et à mesure que nous approchons du but, il nous est donné de les comprendre et de voir Celui qui nous a regardé dans sa miséricorde.

III

Il n’en faut point rester au sens littéral de cette histoire. L’apôtre Paul, éclairé par le Saint-Esprit, nous apprend qu’elle a encore, un autre sens, spirituel, caché, prophétique ; que c’est même en vue. de cette signification surtout, qu’elle nous est racontée (Galates 4.21-31).

Ce sens spirituel, caché jusqu’alors, n’a été révélé que dans le siècle apostolique. La Synagogue juive et l’Eglise chrétienne étaient à cette époque, en face l’une de l’autre : la première, ayant rejeté le Sauveur, mais nombreuse et puissante ; la seconde, faible par le nombre, n’ayant aux yeux des hommes ni la considération ni la puissance dont le judaïsme, avec sa ville sainte, son temple, son culte, jouissait encore. Jusqu’alors, la Synagogue avait été l’Eglise de Dieu ; Israël pouvait regarder avec mépris la petite et faible troupe des disciples du Nazaréen. Celle-ci serait-elle le peuple de Dieu ? Les promesses, l’avenir, lui appartiendraient-ils ? Il ne fallait pas peu de foi pour répondre affirmativement. L’apôtre le fait cependant, et il fait jaillir de l’histoire typique de la famille d’Abraham la lumière sur le plan de Dieu. Il ne devrait, sans doute, y avoir qu’un peuple de Dieu, une Eglise, comme dans la maison une épouse et une mère. Mais dans la maison d’Abraham sont Agar et Sara, l’esclave égyptienne et la femme libre ; Agar, qui devient mère avant Sara, la servante qui s’enorgueillit et méprise sa maîtresse. Celte dualité ne devrait pas être ; elle vient de la faute de l’homme ; mais elle existe. Or, le judaïsme, qui demeure asservi à la loi du Sinaï, ressemble à Agar ; l’Eglise de Jésus, stérile encore en apparence, mais qui a la promesse et l’espérance du royaume des cieux, ressemble à Sara, la « princesse », par qui la bénédiction doit se répandre sur tous les peuples. Agar représente la Jérusalem terrestre, Sara la Jérusalem d’en haut. Les Juifs demeurent attachés à la cité d’ici-bas et y cherchent leur patrie ; notre mère, à nous, est la Jérusalem céleste, la cité qui rassemble dans son sein tous les saints de Dieu.

Les Juifs, qui repoussent le Sauveur, sont bien les enfants d’Abraham, comme ils le prétendent ; mais ils le sont comme Ismaël est fils d’Abraham : selon la chair, non selon l’Esprit. Ils ne sont pas héritiers du royaume des cieux. Ce sont les disciples du Christ, nés de l’Esprit, qui sont les enfants d’Abraham dans le vrai sens. Combien haute est la dignité qui nous est conférée ! Céleste est notre destination, céleste l’origine de la vie nouvelle en nous ; célestes aussi doivent être nos sentiments, nos efforts, nos espérances, notre patience et notre amour. Que là où est notre patrie, notre cœur soit élevé dès maintenant !

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