L’art de se connaître soi-même

Notice ThéoTeX

Chacun se rappelle le début de l’Institution Chrétienne de Calvin : Toute la somme de notre sagesse, consiste à connaître Dieu et nous-mêmes, ces deux connaissances étant conjointes, bien qu’il ne soit pas facile de déterminer laquelle vient la première et produit l’autre. Se connaître soi-même fait donc partie du programme de l’honnête homme chrétien, comme les philosophes de l’antiquité en avaient déjà senti confusément le besoin. Cet ouvrage du théologien protestant Jacques Abbadie, salué il y a trois siècles dans toute l’Europe pour sa qualité remarquable, éclaire de lueurs révélatrices l’intérieur de notre nature. Si L’Art de se connaître soi-même est inconnu aujourd’hui du public évangélique, cela s’explique, non par la difficulté de sa langue, puisqu’il est écrit dans le français le plus pur de l’époque de Racine, mais premièrement par le servilisme actuel à l’égard de la littérature religieuse anglo-saxonne, qui fait que l’on édite quasiment plus que des traductions ; deuxièmement, parce qu’il est toujours pénible d’avoir à réfléchir sérieusement à la réalité de notre corruption. Le chrétien évangélique trouve fort orthodoxe qu’on lui prêche en chaire la dépravation totale de l’homme, il applaudit la dénonciation hebdomadaire de ce cœur humain, tortueux, incapable du moindre bon mouvement ; mais il n’aime pas qu’on entreprenne de vouloir lui détailler son péché, surtout au niveau des intentions. Rongé de jalousies fraternelles, altéré de visibilité mondaine, aiguillonné d’ambitions académiques, il n’a pas ni le temps ni le goût de s’étudier lui-même, d’analyser les mécanismes secrets de ses motivations, de ses paroles, de ses actions ; il pense d’ailleurs que tout cela a déjà été traité à la Croix ; et qu’il n’est pas nécessaire d’y revenir…

Le XVIIe siècle, à l’inverse, a vu se développer la réflexion de nombreux moralistes, qui cherchent à sonder les replis de l’homme intérieur, pour en exposer les ressorts : La Rochefoucauld, La Bruyère, Domat, Corneille, Fénelon, Nicole, Descartes, Pascal… ce qu’ils y ont découvert aurait suffi à les rendre cyniques, ou désespérés, sans le secours de la Religion. C’est là, dans la solution à ce problème atavique de la corruption du cœur, qu’Abbadie apporte des idées extraordinaires ; non pas qu’elles soient nouvelles, car rien ne peut être complètement inédit dans ce domaine, mais il les dispose d’une façon lumineuse et enthousiasmante.

Élève de Jean La Placette, pasteur réformé qui a écrit plusieurs gros ouvrages de morale, Abbadie croit avoir trouvé la clé de l’énigme du péché dans la distinction qu’il faut mettre entre l’amour-propre, et l’amour de soi-même. Tout d’abord il établit que l’amour de soi-même est un don de Dieu, sublime et indispensable, dont le Créateur se sert sous diverses formes, pour atteindre ses buts : l’amour du plaisir pour la conservation et la propagation du corps humain, l’amour de l’estime pour la constitution et l’harmonie de la société, l’amour de l’infini enfin qui montre que dans l’âme humaine amour de soi-même et amour de Dieu sont inséparables. Si le Créateur nous a soumis, pour un temps, à la dépendance de la matière, c’est pour nous apprendre à le connaître par la foi, et parce qu’abandonnée à ses propres richesses et à sa propre créativité, notre âme aurait sans doute été en danger de se prendre elle-même pour Dieu.

Dans la première partie du livre, Abbadie traite de la nature de l’homme ; il affirme sa valeur infinie et éternelle, dont nous faisons trop peu de cas. Loin du ton des mièvreries évangéliques américaines : Tu es formidable, Tu es précieux à mes yeux, J’ai un plan pour ta vie etc… il le fait de façon argumentée et pertinente. Il démolit notamment le matérialisme, qui prétend réduire les sentiments de l’âme aux causes physiques, qui n’en sont que l’occasion ; la véritable beauté de l’Univers, n’appartient nullement à la matière, c’est nous qui la lui donnons, parce que nous sommes faits à l’image de Dieu.

Dans la deuxième partie, Abbadie détaille la corruption de l’amour de soi-même, qui devient par là amour-propre (ou égoïsme) ; il étudie les différentes formes et manifestations de l’orgueil, racine de tous les autres maux. On ne peut que convenir de la supériorité de son analyse, comparée à l’affirmation pure et simple du dogme calviniste de la totale dépravation de l’homme, qui, une fois qu’on l’a admis, n’apporte rien, n’explique rien. Par contre, considérer que l’amour-propre est un amour de soi-même malade, mal mesuré, mal placé, laisse entrevoir la possibilité d’une guérison. Le remède se trouve dans la conscience permanente et volontaire de l’immortalité de notre âme, immortalité que Jésus-Christ a mise en évidence, par sa Résurrection.

Ainsi la lecture de L’Art de se connaître soi-même, bien qu’il s’agisse d’un classique français appartenant à la fois à la philosophie et à la littérature chrétienne ; bien qu’il ait reçu les louanges de grands personnages de son temps (en particulier de Madame de Sévigné), et celles de plusieurs autres générations après la mort de l’auteur ; bien qu’il ait été traduit en diverses langues et réédité même en France jusqu’au XIXe siècle par le protestantisme fidèle ; sa lecture, disons-nous, pourra néanmoins être bénéfique à la sanctification des prédicateurs évangéliques modernes, habitués à n’accorder de crédit qu’aux livres traduits de l’américain, et à les renouveler dans leur inspiration apologétique.

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Né dans le Béarn, à quelques kilomètres de Pau, Abbadie a passé la plus grande partie de sa vie en exil. Avant même la révocation de l’édit de Nantes, il était parti dans le Brandebourg où il était pasteur au service des réfugiés français, de plus en plus nombreux. L’évidence de ses dons intellectuels et oratoires lui a ouvert largement les portes des cours de la noblesse, malgré sa pauvreté pécuniaire. On connaît par conséquent assez bien la succession de ses divers voyages et séjours en Irlande, en Angleterre, en Hollande. On ne possède par contre que très peu d’informations sur sa vie personnelle. Rapportons deux anecdotes qui permettront au lecteur d’imaginer un peu le personnage.

Une grande partie de sa pensée était absorbée par ses livres, c’est pour en organiser l’impression qu’il s’est rendu plusieurs fois en Hollande. Doué d’une mémoire exceptionnelle, il avait inventé, bien avant notre moderne POD (Printing On Demand), le MOD, Manuscript On Demand, c’est-à-dire qu’il composait tout dans sa tête, et n’écrivait qu’au moment où il fallait imprimer. Cette méthode n’avait cependant pas que des avantages, puisqu’après sa mort, on chercha en vain dans ses papiers deux ouvrages, qu’il avait annoncés, et qui auraient dû sortir bientôt…

L’histoire suivante se trouve rapportée dans une notice biographique au début d’un volume de sermons parue en 1760 :

Passant par Zell, en quittant le Brandebourg, pour s’en aller en Angleterre joindre Monsieur le Maréchal de Schomberg, M. Abbadie fut faire la révérence à Madame la Duchesse. Cette princesse qui avait beaucoup d’esprit et de lecture, et qui aimait assez à parler de religion, fit tomber la conversation sur la divinité de Jésus-Christ, apparemment à l’occasion du traité de M. Abbadie sur cette matière, et soutint la négative. La conversation s’étant animée dégénéra insensiblement en dispute, et peut-être en dispute un peu vive, d’autant plus que Madame la Duchesse était soupçonnée d’avoir des sentiments relâchés sur ce dogme.

Plusieurs années après M. Abbadie étant à Londres, alla faire sa cour au Roi, et trouva chez ce prince Madame la Princesse de Galles, depuis Reine d’Angleterre. Son Altesse Royale qui se resouvint en le voyant, d’avoir entendu parler de cette conversation, lui dit en présence du Roi et de toute la cour : « On m’a dit Monsieur le Doyen, qu’autrefois en passant par Zell vous vous étiez querellé avec feue ma grand-mère. » Monsieur Abbadie sans se déconcerter, lui répondit : « Madame, je sais trop ce que je dois à tous ceux de votre auguste Maison pour jamais avoir pu leur manquer de respect ; mais quand il s’agit de soutenir les droits de mon Maître je ne connais pas les grands de la terre. » Cette réponse fut fort applaudie du roi, de son Altesse Royale elle-même, et de toute la cour.

Voilà ce qu’on appelle avoir du panache chrétien, et du panache français par la même occasion.

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