L’art de se connaître soi-même

Préface

La morale, ou la science des mœurs est l’art de régler son cœur par la vertu, et de se rendre heureux en bien vivant.

Cette science que les anciens ont appelée du nom de Sagesse, et que quelques rares d’entre eux se vantent d’avoir fait descendre du ciel sur la terre, n’a pas toujours été traitée ni avec la même méthode, ni avec le même succès. Car il semble qu’elle ait pris la teinture des différents préjugés des hommes, que chaque temps a fait naître, et des divers états par lesquels leur esprit a passé.

Le paganisme en général lui avait ôté sa force, ses motifs et ses exemples. Il est aisé de concevoir que les hommes se sentaient peu disposés à bien vivre, par les motifs d’une religion qu’ils considéraient comme un amas de songes ridicules, et un tissu prodigieux de fictions incroyables au vulgaire, même le plus grossier :

Qu’il y est des Manes, des Enfers, de noires grenouilles dans le Styx, et des millions d’hommes qui passent dans une barque après leur mort ; les enfants mêmes ne le croient pas, sinon ceux qui sont encore trop jeunes pour se baigner dans les bains publics. (Juvénal, Satire 2)

Les philosophes, qui ont fait profession d’une doctrine plus épurée, ne sont pourtant pas allés bien loin à cet égard ; car les uns n’ont eu aucune véritable idée de la dignité naturelle de l’homme, qu’ils ont pris plaisir de confondre avec les bêtes, pour pouvoir comme elles se plonger sans scrupules dans la volupté ; les autres ont flotté à cet égard, dans des incertitudes perpétuelles, qui ne leur ont point permis d’établir leurs beaux préceptes sur des fondements bien certains.

La morale même du Portique la plus pure et la plus sublime de toutes, comme l’on s’est imaginé, n’a pas été exempte de défauts. Elle a pu élever l’homme : mais elle n’a su l’humilier. On peut dire de tous ces philosophes ce qui a été dit de quelqu’un qui méprisait la vanité des autres avec trop d’ostentation. Ils foulaient l’orgueil avec un plus grand orgueil encore. Ils reconnaissaient les défauts de la nature humaine, pour avoir occasion d’encenser à leur propre sagesse qui les en avait affranchis ; et renonçant à vivre comme les autres hommes, ils osaient se préférer au plus grand de leurs dieux.

La morale, qui naît de la révélation de l’Ancien et du Nouveau Testament, a des caractères tout opposés à ce que nous venons de remarquer. Elle a des principes certains. Elle suit la lumière de la vérité. Elle est soutenue par des motifs très puissants, et par des exemples parfaits. Elle considère l’homme comme venant de Dieu, retournant à Dieu, et n’ayant pas moins qu’une éternité en vue. Elle relève l’homme rabaissé par ses passions, avili par la superstition, et dégradé par l’infamie de ses attachements ; et ce qu’il y a d’admirable, elle l’élève sans l’enorgueillir, et l’abaisse sans lui rien faire perdre de sa dignité : elle lui ôte son orgueil en lui communiquant la véritable gloire, et relève son excellence en formant son humilité par ce divin commerce de nos âmes avec Dieu, que la religion nous fait connaître, dans lequel Dieu descend jusqu’à nous sans rien perdre de sa grandeur, et nous montons jusqu’à Dieu sans rien perdre de l’abaissement où nous devons être devant lui.

Cette science, qui, non seulement nous enseigne à bien vivre, mais encore à nous acquérir une éternité de bonheur en bien vivant, est une partie de la religion si importante, que Dieu n’a point voulu que nous en puissions prétexter l’ignorance, et au lieu que la plupart des choses ne nous sont connues que par raison, ou par sentiment, ou par foi, il a voulu que la morale de son Évangile le fut en toutes ces manières. La foi nous la fait recevoir, parce que Jésus-Christ et les apôtres l’ont enseignée et pratiquée. Le sentiment de la conscience nous la fait approuver, par ce qu’elle nous satisfait, nous élève et nous console. La raison en lui donnant enfin son suffrage, parce que il n’y a rien que de conforme aux maximes du bon sens, soit dans les principes sur lesquels elle est établie, soit dans les règles qu’elle nous prescrit.

Dieu en use à peu près de la même manière, lorsqu’il faut nourrir notre âme, que lorsqu’il s’agit de nourrir notre corps. Il ne nous donne pas seulement une raison pour pourvoir à la subsistance de ce dernier ; car quoique cette raison soit nécessaire, elle ne suffit point pour nous déterminer à prendre les aliments destinés à notre conservation dans cette régularité, qui est nécessaire pour leur faire produire leur effet. Il a voulu ajouter le sentiment qui nous fait trouver ces aliments agréables, et la foi que nous avons en ceux qui nous les ont fait prendre avant que nous fussions capables d’aucun examen ; car l’Auteur de la nature qui a vu quel inconvénient c’était, que de renvoyer les hommes à manger et à boire, jusqu’à ce qu’ils eussent connu par le raisonnement, de quelle manière les aliments se changent en chyle, le chyle en sang, et le sang en chair, os, etc. comment les pertes de la nature corporelle, qui se font par la transpiration, se réparent par la nourriture, a trouvé bon d’engager les hommes à prendre des aliments par une voie plus abrégée, qui est celle du sentiment, à laquelle on peut ajouter la foi qu’ils ont en leur père et mère, dont l’imitation est pour eux une raison naturelle qui leur épargne la discussion.

On peut dire de même, que s’il fallait qu’un homme connût, par raison l’immortalité de son âme, sa fin et ses devoirs, qui sont les principes les plus généraux de la morale, pour pouvoir remplir les devoirs de celle-ci, il faudrait qu’il fût philosophe, avant qu’il pût être homme de bien. Dieu, qui est l’auteur de la religion, comme celui de la nature, nous a donc abrégé le chemin encore à cet égard, en nous faisant connaître, par la foi, les principales vérités de la morale, et en nous les faisant goûter par sentiment. Car la foi que nous avons en Jésus-Christ, nous dit que nous lui devons être conformes dans le temps pour participer à sa gloire dans l’éternité ; et la conscience nous fait trouver dans la piété qu’il nous prescrit, un sentiment agréable et un goût divin qui nous engage à la pratiquer.

Mais comme la raison n’est pas inutile à la conservation du corps dans la nature, elle ne l’est pas aussi à la sanctification de l’âme dans la religion. Elle soutient la foi, et elle confirme le sentiment.

Ceux qui voudront connaître la morale par la foi, n’ont qu’à lire l’Évangile. Ceux qui voudront la connaître par sentiment, n’ont qu’à la rechercher dans leur propre cœur, avec le secours de la révélation que Dieu leur adresse ; et il suffira, pour le moins, de joindre ces deux méthodes pour avoir tous les principes de la science de bien vivre.

Mais il faut espérer qu’on ne blâmera point le dessein que nous avons dans cet écrit, de conduire autant qu’il nous sera possible les hommes par la raison, là où la religion nous conduit par la foi, et où la conscience nous mène par le sentiment. La raison, aussi bien que la foi et la conscience, est un présent que Dieu nous a fait. Ces lumières tiennent assurément du Père de la lumière, de l’Auteur de tout don excellent ; et je ne sache point un meilleur usage que nous puissions faire de notre esprit, que de l’employer à la considération de ce qu’il y a pour nous de plus important.

Cette étude n’est point la plus courte pour apprendre simplement ses devoirs, mais elle est extrêmement propre à nourrir la reconnaissance que nous devons avoir pour l’Auteur de notre être, à confirmer la foi que nous avons en Jésus-Christ, à ôter aux incrédules le préjugé superbe que notre morale ne soit faite que pour les gens qui n’ont pas assez d’esprit pour s’empêcher d’être trompé, et enfin à élever notre esprit et notre cœur, en nous montrant les voies de Dieu dans les inclinations des hommes, et les devoirs de l’homme dans les voies de Dieu.

On verra, par cette méditation, les divins rapports, qui sont entre la nature et l’Évangile, et que la raison nous mène sur les confins de la religion. On apprendra que la lumière naturelle, lorsqu’elle est pure et exempte de préjugés, nous conduit elle-même aux devoirs les plus sublimes de l’homme, et nous fait entrevoir ses hautes destinées et la gloire de sa condition.

On tâchera de ne rien dire qui ne se rapporte aux principes de notre foi, que l’on montrera être ceux de la nature dans ce qui concerne la science des mœurs, et si l’on est obligé de s’arrêter d’abord à des vérités abstraites, on ne le fera qu’autant qu’elles nous conduisent à des vérités de sentiment. En un mot nous chercherons, non seulement de la vérité, mais encore de l’utilité dans nos découvertes, nous souvenant du dessein de la science dont nous traitons.

En effet, la morale étant à notre âme, ce que la médecine est à notre corps, et ayant pour but de nous guérir de nos maladies spirituelles, elle doit s’appliquer principalement à deux choses ; premièrement, à connaître le mal, et ensuite à chercher les remèdes qui peuvent nous en procurer la guérison. Ces deux desseins partagent la morale ; mais ils sont trop vastes, et nous mèneraient trop loin. Nous nous bornerons donc au premier, en attendant que la Providence nous donne les moyens de travailler sur l’autre.

Nous chercherons ici à connaître l’homme, mais non pas comme la physique, l’anatomie, la métaphysique, la logique, la médecine, qui le considèrent comme un être corporel, ou simplement comme une substance spirituelle, comme un animal, ou comme un animal raisonnable. Nous le considérerons seulement comme une créature capable de vertu et de bonheur ; et qui se trouve dans un état de corruption et de misère.

Ce n’est pas que cet égard, sous lequel la morale nous oblige à nous considérer nous-mêmes, ne nous engage à emprunter de quelques-unes de ces autres sciences, certains principes que l’on prendra de ce qu’elles ont de plus évident. Car pour bien connaître la corruption et la misère de l’homme, il faut nécessairement un peu comprendre quelle est sa nature, et sa fin et son excellence. Que si ce qu’on a à dire sur ce sujet, paraît en quelques endroits un peu abstrait, éloigné de la portée ordinaire du peuple, on doit se souvenir que nous traitons des sources de la morale ; et si l’on s’aperçoit que nous ne nous accommodons point toujours aux opinions du vulgaire, on doit considérer que ce n’est pas ici le lieu de respecter les préjugés, puisqu’on écrit que pour démêler la confusion de nos idées, et pour justifier par raison, ce que nous apercevons par sentiment.

Il faut donc partager cet ouvrage en deux parties. Dans la première, nous montrerons ce que l’homme est, ce qu’il doit et ce qu’il peut ; c’est-à-dire, que nous traiterons de sa nature, de ses perfections ; de sa fin, de ses devoirs et de ses obligations naturelles ; de ses forces, des motifs et des objets qui peuvent principalement le déterminer dans ses actions.

Dans la seconde, nous traiterons de ses dérèglements en général et en particulier ; nous chercherons la source de sa corruption, nous en considérerons les ruisseaux, nous verrons la force de ses attachements, l’étendue de ses passions, le principe de ses vices, et partout nous montrerons la règle pour faire connaître le dérèglement, et justifierons la grandeur de notre chute, en montrant le degré de notre élévation. Dieu qui est le maître des esprits, veuille purifier le nôtre par sa grâce ; afin que nous ne disions rien qui ne se rapporte à sa gloire, et qui ne soit conforme aux saintes et éternelles vérités de son Évangile. Amen.

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