L’art de se connaître soi-même

Chapitre III

Où l’on tâche de connaître l’homme en considérant la nature et l’étendue de ses devoirs.

Nos devoirs coulent de la nature, et ne viennent pas uniquement de l’éducation, comme quelques-uns s’imaginent. Il ne faut pour le justifier, que supposer deux principes ; le premier est, que naturellement nous nous aimons nous-mêmes, étant sensibles au plaisir, haïssant le mal, désirant le bien et ayant soin de notre conservation. Le second, qu’avec ce penchant à nous aimer, la nature nous a donné une raison pour nous conduire. Nous nous aimons naturellement nous-mêmes, c’est une vérité de sentiment ; nous sommes capables de raison, c’est une vérité de fait. La nature nous porte à faire usage de la raison pour diriger cet amour de nous-mêmes, cela naît des principes de ce dernier d’une manière tout à fait nécessaire, n’étant pas possible que nous nous aimions véritablement, sans employer toutes nos lumières à chercher ce qui nous convient.

Or, de là que la nature nous ordonne de rechercher notre bien, il s’ensuit qu’on ne peut point dire, sans une contradiction évidente, que l’homme soit naturellement sans devoir et sans loi. Il faut demeurer d’accord de la différence essentielle qu’il y a entre le bien et le mal moral, puisque le premier consiste à suivre la loi de la nature raisonnable, et l’autre à la violer.

Cette loi naturelle, en général, peut se diviser en quatre autres, qui sont ses espèces particulières : la loi de la tempérance, qui nous fait éviter les excès et les débauches, qui ruinent notre corps et qui font tort à notre âme ; la loi de la justice, qui nous fait rendre à chacun ce qui lui appartient, et le traiter comme nous souhaiterions qu’il nous traitât ; la loi de la modération qui nous défend de nous venger, sachant que nous ne le pouvons faire qu’à nos dépens, et que respecter en cela les droits de Dieu, c’est avoir soin de nous-mêmes ; et enfin la loi de la bienveillance, qui nous engage à faire du bien à nos prochains.

Il est certain que l’immortalité de l’homme fait la perfection et l’étendue de ces quatre sortes de loi. Un homme qui se connaît sous l’idée d’un être immortel, ne fera pas sa fin du plaisir, que l’Auteur de la nature attache à ce qui fait la conservation ou la propagation du corps. Nous ne voudrons point faire tort aux autres, si nous ne craignons pas seulement un retour d’injustice dans cette vie, mais si, de plus, nous appréhendons de nous faire à nous-mêmes par là un préjudice éternel. Celui qui sera occupé, comme il doit l’être, de sa dignité naturelle, qu’il élève sans doute extrêmement au-dessus des outrages qu’il peut recevoir, bien loin de vouloir se satisfaire aux dépens de la gloire de Dieu, concevra à peine quelque ressentiment, de quelque manière qu’on le traite. Enfin, si cette communion naturelle et temporelle, que nous avons avec les autres hommes dans la société, peut faire naître quelque bienveillance entre nous, il s’augmente selon le degré du commerce temporel, que nous avons avec eux, quels motifs d’amour et de bienveillance ne trouvons-nous pas dans l’idée de cette société éternelle, que nous devons, ou que nous pouvons avoir avec eux ?

Ainsi la loi naturelle est dans l’homme, mais la perfection et l’étendue de cette loi est dans l’homme immortel.

Au reste, ces quatre sortes de lois font ce que nous appelons la loi naturelle, laquelle est la plus ancienne, la plus générale, la plus essentielle de toutes est le fondement des autres. C’est la plus ancienne, puisque l’amour de nous-mêmes et la raison précèdent en nous toutes sortes de penchants et de lois. C’est la plus générale, car il y a bien eu des hommes, qui n’ont point ouï parler du droit révélé ; mais il n’y en a point qui soit venus au monde sans cette loi, qui les porte à rechercher leur véritable bien. C’est la plus essentielle, car ce n’est point ici, ni la loi du juif, ni la loi du chrétien simplement, c’est la loi de l’homme ; elle n’appartient pas seulement à la Loi, ou simplement à l’Évangile, mais à la nature dans quelque état que celle-ci se trouve, enfin c’est le fondement de toutes les autres.

Il est aisé de le voir, si l’on considère que toutes les autres lois ne sont autre chose, que la loi naturelle renouvelée et accommodée à certains états, où les hommes se trouvent. Vous trouverez la loi naturelle dans celle que Dieu donna à nos premiers parents. Le Législateur y suppose que l’homme s’aime lui-même, puisque sa loi est fondée sur des promesses et des menaces. On lui propose le bien et le mal. On l’éclaire pour connaître l’un et l’autre. On l’engage à la reconnaissance, que la nature elle-même nous prescrit. Dieu lui demande un hommage pour tant de faveurs qu’il lui accorde, et cet hommage consiste à s’abstenir de manger du fruit d’un seul arbre. On lui prescrit le devoir de sa conservation : Au jour que tu en mangeras, tu mourras de mort. Comme aussi la loi de la justice ; car qu’y a-t-il de plus juste, que de céder au Créateur l’empire de ses ouvrages, et de ne vouloir pas user de ses créatures malgré lui ? C’est donc ici la loi naturelle accommodée à l’état, où Adam se trouvait alors.

En effet, on ne pouvait pas lui défendre encore l’usage des idoles, qui lui étaient inconnues, ni de blasphémer le nom du Seigneur, lorsqu’il ne faisait que commencer de le bénir, ni de se reposer un jour de la semaine, lui qui devait se reposer toujours, ni de tuer son prochain, qui n’existait point encore, ni de commettre adultère, lorsqu’il n’y avait qu’une seule femme, ni de dérober dans un temps où toutes choses lui appartenaient, ni de porter faux témoignage, lorsqu’il n’en pouvait porter, si ce n’est contre lui-même, ni de convoiter, puisque toutes choses étaient à lui.

Mais lorsque les hommes se furent multipliés sur la terre, comme ils changèrent d’état, Dieu de temps en temps retraça cette loi naturelle, et la donna aux hommes sous une autre forme, parce qu’elle devait être proportionnée aux circonstances, où ils se trouvaient.

C’est pourquoi il ne faut point ici imaginer, que lorsqu’on dit que le Décalogue contient la loi naturelle, il faille entendre, qu’il n’enferme autre chose, que ces principes simples et communs de la loi naturelle, qui doivent conduire tous les hommes. J’avoue bien que le Décalogue est la loi naturelle renouvelée et retracée aux yeux des Israélites ; mais il est certain aussi, que c’est la loi naturelle accommodée à l’état ou les Israélites se trouvaient alors. Voici des remarques, qui ne nous permettent point d’en douter.

1. Les Israélites avait été délivrés de la captivité d’Égypte. Cela fait que le Législateur s’enveloppe, pour ainsi dire, de ce bienfait, pour les porter à l’obéissance qu’ils lui doivent. Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai retiré hors du pays d’Égypte, de la maison de servitude. Tu n’auras point, etc. On voit bien que ce motif n’a pas la même force sur le cœur des hommes, qui n’ont point eu de part à cette délivrance. Il ne servira de rien, de dire que s’ils n’ont pas eu toute leur part à la délivrance temporelle des Israélites, ils ont été délivrés spirituellement de l’Égypte du péché. Les sens mystiques sont bons dans un simple enseignement destiné à instruire ; mais ils n’ont point d’usage dans un précepte, qui demandant une obéissance exacte, ne peut être conçu en des termes trop précis, ni trop propres, et puis combien y a-t-il de peuples, à qui certainement Dieu a donné la loi naturelle comme aux autres, qui n’ont jamais ouï parler de la délivrance des Israélites par le ministère de Moïse, et qui par conséquent, n’ont pu y trouver un emblème de leur délivrance spirituelle ?a

a – Ce point, ainsi que les suivants, montrent bien la sottise du système darbyste, qui prétend faire de la Loi de Moïse une dispensation étendue à la terre entière, par laquelle Dieu se serait proposé de tester et de juger toute l’humanité. S’il est vrai que le grand Pédagogue des peuples les conduit au cours de l’Histoire à travers différentes économies ou dispensations, c’est toujours avec une sagesse divine appropriée à leur état, et non de manière arbitraire ou systématique.

2. Les Israélites étant dans un désert, où ils ne pouvaient boire que de l’eau, ni manger que de la manne, ils n’avaient pas besoin d’enseignement ni de précepte qui les portât à la sobriété, en leur faisant fuir l’ivrognerie et les excès de bonne chère. C’est la seule raison que l’on peut donner de ce que le Législateur dans le Décalogue n’a point défendu cette espèce d’intempérance, laquelle a toujours passé pour un vice très capital.

3. Les Cananéens qui avaient attiré la colère de Dieu par leur idolâtrie, et portaient la peine de leur propre péché, ne laissaient pas de paraître maudits extérieurement et interprétativement, comment l’on parle dans l’École, à l’occasion du crime de Cham, qui découvrit la honte de son père, et fut puni par cette malédiction prophétique, qui présagea la ruine de la postérité de Canaan, fils de cet impie. On ne peut nier que le Décalogue n’y fasse une manifeste allusion dans le cinquième précepte, conçu en ces termes : Honore ton père et ta mère, afin que tes jours soient prolongés sur la terre, laquelle le Seigneur ton Dieu te donne. Il est certain que par la terre, il faut entendre, non la terre des vivants en général, mais cette terre qui avait été donnée en partage aux Israélites, ce qui est évident par cette expression, laquelle le Seigneur ton Dieu de donne, et il n’y a point de doute que le sens de la loi ne soit, qu’ils doivent éviter le crime de Cham, qui devient funeste à sa postérité, et tâcher d’obtenir, par une conduite opposée la bénédiction de Dieu, qui peut les affermir dans leur possession.

4. Il est certain que la nature nous enseigne à consacrer au service de Dieu, une partie de notre vie ; car puisque nous tenons de lui tous les moments de notre durée, la reconnaissance et la justice veulent que nous lui en dédions quelques-uns, et même que nous ayons certains temps, que nous consacrions particulièrement à la piété. Mais d’observer le septième jour plutôt qu’un autre, et d’en étendre l’observation jusqu’aux bêtes, c’est ce qui a du rapport, non plus avec la nature, mais avec l’état où ce peuple se trouvait. Dieu ne voulait point qu’il perdit la mémoire du bienfait de la Création, en négligeant la pratique d’une fête, qu’il avait instituée dans l’intention de perpétuer la mémoire de ce grand événement.

On peut connaître à tous ces caractères que la loi du Décalogue ne diffère point de la loi naturelle dans son fonds et dans ses premiers principes, mais seulement dans sa manière et dans l’étendue qu’il fallut lui donner, pour la proportionner à l’état et aux besoins du peuple d’Israël. Cela est évident par une remarque générale que l’on peut faire sur ce sujet ; c’est que les grands motifs, qui soutiennent les préceptes de cette loi en général, sont les bénédictions et les malédictions temporelles ; qui sont les motifs que le souverain Législateur ait pu employer pour se faire obéir, lui qui pouvait menacer les hommes des peines éternelles destinées aux méchants, et annoncer à ceux qui observeraient sa loi, une vie éternelle et bienheureuse. D’où vient-il qu’il supprime ces puissants motifs, ces objets redoutables, ou du moins qu’il ne les fait connaître que d’une manière confuse, pendant qu’il prend toute la force de ses promesses et de ses comminations, de la grandeur des biens et des maux corporels ? C’est qu’il proportionne sa loi à l’état dans lequel le peuple d’Israël se trouvait alors, le temps n’étant pas encore venu de révéler clairement la vie et l’immortalité bienheureuse en Jésus-Christ, qui, entre autres caractères de sa vocation divine, devait avoir celui d’une claire et abondante révélation.

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