L’art de se connaître soi-même

Chapitre IV

Où l’on continue à faire quelques réflexions sur le Décalogue, le considérant comme l’expression de la loi naturelle accommodée à l’état des Israélites.

Le premier précepte qu’il contient, est d’une si grande importance, qu’il semble contenir lui seul la morale et la religion. Il enferme un commandement et une défense. Le commandement est d’aimer Dieu de tout notre cœur, de toutes nos forces et de tout notre entendement. La défense est de n’avoir point d’autre Dieu devant la face du Seigneur.

Pour bien comprendre ce précepte, il faut remarquer en général, qu’on peut aimer quelqu’un par sentiment, ou par raison, ou enfin par sentiment et par raison tout ensemble. On appelle aimer quelqu’un par sentiment, l’aimer pour le bien qu’il nous fait, ou pour le plaisir qu’il nous donne. On appelle aimer par raison, aimer la personne pour la perfection même. On appelle aimer par sentiment, et par raison, aimer quelqu’un et à cause du mérite et des perfections qu’il possède, et à cause du bien qu’il nous a fait, ou qu’il peut nous faire.

L’amour de raison ne paraît pas au fond différent de l’estime, et il ne dit tout au plus qu’une estime qui s’intéresse pour l’objet estimé, qui cherche à lui faire du bien, ou qui lui en souhaite. Nous aimons, de cette manière, le mérite étranger, éloigné, et qui n’a aucun rapport avec nous ; mais comme nous verrons ci-après, il n’est pas facile d’en trouver de ce caractère.

Nous nous aimons, au contraire, nous-mêmes par sentiment et non pas par raison. L’amour de nous-mêmes précède le jugement que nous faisons, que nous devons nous aimer ; et nous aurions beau faire mille raisonnements contraires à ce penchant, nous ne laisserions pas de nous aimer toujours.

Enfin Dieu s’aime lui-même par raison et par sentiment ; par raison, parce qu’il connaît ses propres perfections ; par sentiment, parce qu’il goûte sa béatitude infinie ; et c’est par raison et par sentiment que nous devons aussi l’aimer ; par raison, puisqu’il possède toutes les perfections ; par sentiment, puisqu’il nous communique tous les biens, que nous pouvons sentir et posséder. Dieu semble demander ici l’amour de sentiment. Il ne dit pas : Je suis le Dieu, qui ai toutes les perfections, etc. Mais : Je suis l’Éternel ton Dieu, qui t’ai retiré hors du pays d’Égypte, etc. Et il est remarquable que ce caractère est commun à toutes ses révélations, qu’il adresse aux hommes sur la terre, c’est de se manifester à eux, revêtu de quelqu’un de ses bienfaits pour gagner leur cœur, par la reconnaissance. Il était servi dans l’ancien monde sous le nom de Dieu qui est, et qui est rémunérateur à ceux qui l’invoquent. Il fut connu ensuite sous le nom de Dieu d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob. Après il donna sa loi en se déclarant le Seigneur, qui avait retiré ce peuple du pays d’Égypte. Ensuite, un prophète déclare que le temps est venu, auquel on ne dira plus, l’Éternel est celui qui a retiré son peuple hors du pays d’Égypte ; mais bien, l’Éternel est celui qui a fait remonter son peuple hors du pays de Babylone. Enfin, lorsque le temps destiné à la rédemption des hommes est venu, Dieu ne s’appelle plus que le Dieu de miséricorde et le Père de notre Seigneur Jésus-Christ.

Cela donc se trompent beaucoup dans cette matière, qui s’imaginent que c’est offenser Dieu, que de l’aimer autrement que pour l’amour de lui-même, et qu’il n’y a point de mouvement intéressé de notre cœur, qui ne soit criminelb. On a pour réfuter ces spéculations, qu’à faire réflexion sur la conduite de Dieu, qui non seulement consent que nous l’aimions par les motifs du bien, que nous trouvons dans sa possession, mais qui le veut et qui proportionne ses révélations à ce dessein ; et aussi peut-on dire, qu’on glorifie le souverain bien, lorsqu’on le désire ardemment, et qu’on ne trouve ni repos, ni joie que dans sa communion.

b – Abbadie fait ici allusion à une erreur qui se répandait alors, au siècle de Louis XIV : la doctrine du pur amour, initiée par Molinos, Mme Guyon, et développée par Fénelon.

Ce grand précepte peut-être proposé à l’homme mortel pour le confondre, en lui faisant voir son impossibilité à accomplir la loi de Dieu. Mais il n’y a que l’homme immortel qui puisse remplir ce devoir. Ce n’est pas l’homme qui périt qui se sent avoir de grandes obligations à Dieu, mais l’homme qui subsiste éternellement. Et ce n’est point dans un amas de faveurs périssables, mais dans l’assemblage des biens incorruptibles que nous trouvons les motifs de l’amour et d’une reconnaissance dignes de Dieu.

Ainsi, l’homme de la nature, considéré comme un homme qui a des relations courtes et passagères avec les autres hommes, ne peut ni ne doit aimer les autres autant que lui-même. Si nous étions obligés d’aimer un indifférent et un inconnu autant qu’un père aime ses enfants, ou que les enfants aiment leur père, certes, tout ne serait que désordre et que confusion dans le monde raisonnable. Nous devons aimer nos enfants plus que nos parents, nos parents plus que les personnes indifférentes ; or comme c’est l’amour de nous-mêmes, qui fait cette inégalité et cette variété de nos affections, il s’ensuit qu’il y a une première loi de la nature, qui veut que nous nous aimions plus que les autres.

Mais l’homme immortel à d’autres vues et d’autres obligations. Toutes ces diverses sortes de proximité et de relations qui regardent cette vie, disparaissent devant les relations de la société éternelle, que nous devons avoir avec les autres. Un prochain temporel que la nature nous montre, ne nous est pas si considérable que le prochain éternel que la foi découvre en lui. Au reste, il y a des personnes qui s’aiment avec tant de dérèglement, qu’il n’est nullement bon qu’ils aiment les autres, comme ils s’aiment eux-mêmes. Car n’est-il pas vrai, que si nous disions à un homme, je souhaite que vous soyez ingrat, aveugle, emporté, vindicatif, superbe, voluptueux, avare, afin que vous puissiez avoir plus de plaisir au monde, il aurait raison de penser, ou que nous extravaguons, ou que nous voulons lui faire un méchant compliment ; et néanmoins ce serait là aimer son prochain comme l’on s’aime soi-même.

Pour avoir le droit d’aimer le prochain comme soi-même, il faut s’aimer soi-même par rapport à l’éternité. Il n’y a que l’homme immortel qui soit en état de bien observer ce précepte.

On demande ici, si lorsque la loi nous ordonne d’aimer le prochain, comme nous-mêmes, elle veut que nous l’aimions par les motifs de l’amour que nous avons pour Dieu, ou par les motifs de celui que nous avons pour nous. Je réponds, en distinguant toujours un amour de raison et un amour de sentiment. Quand nous aimons le prochain de l’amour de raison ; il est certain que les motifs de cet amour doivent être pris de l’amour que nous avons pour Dieu. Quand nous aimons le prochain de l’amour de sentiment, les motifs de cet amour ne peuvent être pris que de l’affection que nous avons pour nous-mêmes. Ainsi, on peut répondre en un mot, qu’il faut l’aimer par l’un et par l’autre de ces deux motifs ; et il semble que la loi du Décalogue nous confirme dans cette pensée. Car elle met le précepte qui regarde le prochain immédiatement après celui qui regarde Dieu, pour nous apprendre que l’un est une dépendance de l’autre, et que nous devons aimer le prochain par l’amour de Dieu ; et de notre côté, il appelle celui qu’il nous recommande d’aimer, du nom de prochain, pour nous dire que nous sommes intéressés à l’aimer, parce que c’est une personne qui nous appartient.

La raison nous dit, que Dieu étant la beauté suprême et infinie, est aimable pour lui-même, et que toutes les choses le sont pour l’amour de lui. Elle veut que nous aimions les objets selon leur rapport et la convenance qu’ils ont avec Dieu. L’expérience que nous faisons de notre être, accompagné de joie et de plaisir, nous obligeant à nous aimer premièrement nous-mêmes, la nature nous enseigne à aimer les personnes, selon le plus et le moins de proximité ou de convenance, qu’elles ont avec nous. Ces deux lois ne se combattent point : l’une est, pour ainsi dire, la loi de la raison ; et l’autre la loi du sentiment ; l’une est l’instinct de la nature qui périt, et l’autre l’instinct de la nature immortelle ; l’une se rapporte à la courte société que nous devons avoir avec les autres, et l’autre au commerce éternel, quenous devons avoir avec eux en Dieu.

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