L’art de se connaître soi-même

Chapitre VII

Où l’on fait voir que l’amour de nous-mêmes allume toutes nos autres affections, et est le principe général de nos mouvements.

J’ai dit que l’amour de nous-mêmes est le principe de toutes nos affections naturelles. Car si nous désirons, si nous craignons, si nous espérons, c’est toujours pour l’amour de nous-mêmes.

J’avoue que l’affection que nous avons pour les autres, fait quelquefois naître nos désirs, nos craintes et nos espérances. Mais quel est le principe de cette affection, si ce n’est l’amour de nous-mêmes ? Considérez bien toutes les sources de nos amitiés, et vous trouverez qu’elles se réduisent à l’intérêt, la reconnaissance, la proximité, la sympathie, et une convenance délicate, que la vertu a avec l’amour de nous-mêmes, qui fait que nous croyons l’aimer pour elle-même, bien que nous l’aimions en effet pour l’amour de nous, et que tout cela se réduit à l’amour de nous-mêmes.

La proximité tire de là toute la force qu’elle a pour allumer nos affections. Nous aimons nos enfants, parce qu’ils sont nos enfants ; s’ils étaient les enfants d’un autre, ils nous seraient indifférents. Ce n’est donc pas eux que nous aimons, mais la proximité qui nous lie avec eux. Il est vrai que les enfants n’aiment point tant leur père, que les pères aiment leurs enfants, quoique ces deux affections paraissent fondées sur la même raison de proximité. Mais cette différence vient d’ailleurs. Les enfants se voient mourir en la personne de leur père, et les pères au contraire se voit revivre en la personne de leurs enfants. Or la nature nous inspire l’amour de la vie et la haine de la mort. D’ailleurs les pères voient en leurs enfants d’autres eux-mêmes, mais d’autres eux-mêmes, soumis et dépendants. Ils se félicitent de les avoir mis au monde. Ils les considèrent avec plaisir, parce qu’ils les considèrent comme leur ouvrage. Ils sont ravis d’avoir des droits sacrés et inviolables sur eux. C’est là leur magistrature, leur royauté, leur empire. Mais le même orgueil qui fait que les pères aiment la supériorité, fait haïr aux enfants la dépendance. Rien ne nous accable tant qu’un bienfait, quand il est trop grand, parce qu’il nous assujettit trop. Nous le regardons comme une chaîne délicate mais forte, qui lie notre cœur et qui contraint notre liberté. C’est le mystère caché dans la maxime connue : Le sang ne remonte jamais. Au reste comme il y a proximité de sang, proximité de profession, proximité de religion, proximité de pays, etc., il est certain aussi que les affections se diversifient à cet égard en une infinité de manières, mais il faut que la proximité ne soit point combattue par l’intérêt. Car alors celui-ci l’emporte infailliblement. L’intérêt va directement à nous. La proximité n’y va que par réflexion ; cela fait que l’intérêt agit toujours avec plus de force que la proximité. Mais en cela comme en toute autre chose, les circonstances particulières changent beaucoup la proposition générale.

On doit rapporter à peu près à la même source ce qu’on voit ordinairement, qu’il n’y a point de haine plus violente que celle qui s’allume entre des personnes qui se sont fort aimées. C’est que ces personnes trouvaient de l’utilité ou du plaisir à s’aimer. Cela intéressait l’amour-propre. Quand donc elles viennent à changer de sentiments, aux motifs de la haine se joignent les motifs de l’amour : Ils se soulèvent et par l’idée du tort qu’on leur fait, et par celle des plaisirs de l’amitié à laquelle ils renoncent ; et souffrent par la haine qui s’allume, et par l’affection qui s’éteint, ce qui confirme excellemment notre système, et qui nous montre qu’il ne s’allume point d’affection dans notre cœur indépendamment de l’amour de nous-mêmes.

C’est une pensée dans laquelle nous nous confirmons, en considérant que non seulement la proximité est une source d’amitié, mais encore que nos affections varient selon le degré de la proximité que nous avons avec les personnes qui en sont l’objet. La qualité d’homme que nous portons tous, fait cette bienveillance générale que nous appelons humanité :

Homo sum, humania me nihil alienum putoa.

a – Je suis un homme ; je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger. (Térence, Heautontimoroumenos)

Il est certain que s’il n’y avait que deux personnes dans le monde, elle s’aimeraient avec tendresse. Mais cette proximité générale se confondant avec ce nombre infini de relations différentes que nous avons les uns avec les autres, il arrive aussi que cette affection naturelle qu’elle avait fait naître, se perd dans la foule des passions, que tant d’autres objets produisent dans notre cœur. Nous ne voyons point dans notre prochain la qualité d’homme par laquelle il nous ressemble, pendant que nous voyons en lui un rival, un envieux, un homme qui est ennemi de notre prospérité, comme nous le sommes de la sienne ; un orgueilleux qui n’estime que lui-même ; un homme qui par ses bonnes qualités attire l’estime et l’attention des autres, et nous jette dans l’oubli et dans l’obscurité, ou qui par ses passions est incessamment occupé à nous tendre des pièges, et à entreprendre sur ce qui nous appartient. Mais quand la mort l’a dépouillé de ces relations odieuses, alors nous trouvons en lui cette proximité générale qui nous le faisait aimer ; nous souvenant qu’il était homme seulement, lorsqu’il a cessé de l’être, et voulant bien le mettre au nombre de nos amis, lorsque la mort l’a retranché de la société des vivants.

La proximité de la nation inspire ordinairement aux hommes une bienveillance, qui ne se fait point sentir à ceux qui habitent dans leur pays, parce que cette proximité s’affaiblit par le nombre de ceux qui la portent ; mais qui devient sensible, quand deux ou trois personnes originaires d’un même pays se rencontrent dans un climat étranger. Alors l’amour de nous-mêmes qui a besoin d’appui et de consolation, et qui en trouve en la personne de ceux qu’un pareil intérêt et une semblable proximité doit mettre dans la même disposition, ne manque jamais de faire une attention perpétuelle à cette proximité, si un plus fort motif pris de son intérêt ne l’en empêcheb.

b – Revoir la scène de la rencontre de Barry Lyndon et du Chevalier de Balibari…

La proximité de profession produit presque toujours plus d’aversion que d’amitié, par la jalousie qu’elle inspire aux hommes les uns pour les autres ; mais celle des conditions et presque toujours accompagnée de bienveillance. On est surpris que les grands soient sans compassion pour les hommes du commun, c’est qu’ils les voient en éloignement, les considérant par les yeux de l’amour-propre. Ils ne les prennent nullement pour leurs prochains. Ils sont bien éloignés d’apercevoir cette proximité ou ce voisinage, eux dont l’esprit et le cœur ne sont occupés que de la distance qui les sépare des autres hommes, qui font de cet objet les délices de leur vanité.

Cependant il faut demeurer d’accord, que la proximité du sang l’emporte ordinairement sur toutes les autres. Quoi qu’on dise communément qu’un bon ami vaut mieux que plusieurs parents, et que cela soit véritable en soi, il est pourtant certain que naturellement les hommes préfèrent leurs parents à leurs amis, et surtout dans les occasions importantes ; ce qui vient de ce qu’ils considèrent leurs parents comme des amis nécessaires, qui ne peuvent s’empêcher d’être attachés à eux, et leurs amis comme des parents volontaires, qui ne les affectionnent qu’autant qu’il leur plaît. Or quoique l’amitié libre oblige plus que l’amitié nécessaire, il est certain qu’elle n’est pourtant pas si considérée de l’amour de nous-mêmes ; elle peut nous inspirer plus de reconnaissance, mais elle ne saurait autant toucher notre intérêt.

La fermeté barbare que Brutus témoigne en voyant mourir ses propres enfants qu’il fait exécuter en sa présence, n’est pas si désintéressée qu’elle paraît. Le plus excellent des poètes latins en découvre le motif en ces termes :

Vincet amor patriæ, laudumque immensa cupido.c

c – L’amour de la patrie, et le désir immodéré de la gloire l’emportera. (Virgile. L’Énéide, livre VI)

Mais il n’a pas démêlé toutes les raisons d’intérêt, qui font l’inhumanité apparente de ce Romain. Brutus était comme les autres hommes. Il s’aimait lui-même plus que toute chose ; ses enfants sont coupables d’un crime qui tendait à perdre Rome, mais beaucoup plus encore à perdre Brutus. Si l’affection paternelle excuse les fautes, l’amour-propre les aggrave, quand il est directement blessé. Sans doute que Rome eut l’honneur de ce que Brutus fit pour l’amour de lui-même, que sa patrie accepta le sacrifice qu’il faisait à son amour-propre, et qu’il fut cruel par faiblesse plutôt que par magnanimité.

L’intérêt peut tout sur les âmes. On se cherche dans l’objet de tous ses attachements ; et comme il y a diverses sortes d’intérêts, on peut distinguer aussi diverses sortes d’affections, que l’intérêt fait naître entre les hommes. Un intérêt de volupté fait naître les amitiés galantes. Un intérêt d’ambition fait naître les amitiés politiques. Un intérêt d’orgueil fait naître les amitiés illustres. Un intérêt d’avarice fait naître les amitiés utiles. Généralement parlant nous n’aimons les gens qu’autant qu’ils nous sont agréables ou utiles. Que s’il arrive que tous ces intérêts différents s’unissent pour former les sentiments que nous avons pour une personne, rien n’est comparable à l’attachement que nous avons pour elle

Le vulgaire qui déclame ordinairement contre l’amitié intéressée, ne sait ce qu’il dit. Il se trompe en ce qu’il ne connaît généralement parlant qu’une sorte d’amitié intéressée, qui est celle de l’avarice, au lieu qu’il y a autant de sortes d’affections intéressées, qu’il y a d’objets de cupidité. D’ailleurs il trouve à redire qu’on aime les hommes par intérêt, et qu’on les aime plus fortement par ce principe, que par tout autre, ne comprenant pas qu’aimer par intérêt, c’est s’aimer directement soi-même, au lieu que les aimer par d’autres principes, c’est s’aimer par détour et par réflexion. Il ne s’aperçoit pas que nous trouvons mauvaise l’amitié intéressée, quand elle est dans le cœur des autres, mais non pas quand elle est dans notre cœur. Enfin il s’imagine que c’est être criminel que d’être intéressé ; ne considérant pas que c’est le désintéressement et non pas l’intérêt qui nous perd. Si les hommes nous offraient d’assez grands biens pour satisfaire notre âme, nous ferions bien de les aimer d’un amour d’intérêt, et personne ne devrait trouver mauvais que nous préférions les motifs de cet intérêt à ceux de la proximité et de toute autre chose.

La reconnaissance elle-même si estimée dans le monde, et si recommandée dans la morale et dans la religion, n’est pas plus exempte de ce commerce de l’amour de nous-mêmes. Car quelle différence y a-t-il au fond, entre l’intérêt et la reconnaissance ? C’est que le premier a pour objet le bien à venir ; au lieu que la dernière a pour objet le bien passé. La reconnaissance n’est qu’un retour délicat de l’amour de nous-mêmes qui se sent obligé ; c’est en quelque sorte l’élévation de l’intérêt. Nous n’aimons point notre bienfaiteur parce qu’il est aimable ; la reconnaissance, du moins toute seule, ne va pas si loin, nous l’aimons parce qu’il nous a aimés.

Que si l’on veut que nous nous expliquions plus particulièrement dans la comparaison qu’on peut faire de la reconnaissance et de l’intérêt à cet égard, nous dirons que l’affection que la reconnaissance fait naître est plus noble, et que celle que l’intérêt produit est plus forte. La première se porte vers le passé qui est perdu ; au lieu que l’intérêt a pour objet l’avenir qu’il veut mettre à profit. La reconnaissance aime même sans espérance, mais l’intérêt espère et attend. La reconnaissance aime le bien pour l’amour de l’intention ; mais l’intérêt aime l’intention pour l’amour du bien. Enfin les idées du passé qui sont celles de la reconnaissance, se rangent ordinairement parmi les idées usées, abstraites, et qui ne font point l’attention la plus forte de notre âme. Au lieu que les idées du présent qui sont celles de l’intérêt, sont des idées vives, et qui nous intéressent très particulièrement.

Il est certain même qu’il y a par cette raison quelque espèce d’opposition entre l’un et l’autre, ce qui fait que comme tous les hommes sont naturellement intéressés, ils sont aussi naturellement ingrats. La mesure de l’intérêt fait la mesure de l’ingratitude, parce que plus l’âme s’applique aux idées du présent, plus elle perd de l’attachement et de l’application qu’elle devrait avoir pour le passé. Et à cet égard il faut dire de la reconnaissance ce que nous disons du désintéressement, c’est qu’elle consiste fort souvent en extérieur ; et que rarement naît-elle dans le cœur de l’homme, à moins que l’intérêt lui-même ne la fasse naître, ou nous en fasse rechercher les apparences, ce qui arrive quelquefois.

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