L’art de se connaître soi-même

Chapitre VIII

Où l’on continue à montrer que l’amour de nous-mêmes fait naître tous nos mouvements.

Le sentiment vif et réel que nous avons du bien qu’on nous accorde dans le moment que nous l’acquérons, ne manque jamais de produire une sorte de reconnaissance dans notre cœur, qui s’efface peu à peu avec eux le souvenir de la grâce que nous avons reçue, parce que le cœur a quelque répugnance à penser souvent aux choses qui nous mettent dans la dépendance. Il n’en est pas de même des grâces que nous avons faites aux autres, comme elles nous donnent quelques droits sur leur zèle, leur amitié et leur reconnaissance, elles nous soumettent les autres en un mot, nous y pensons avec plaisir. Ce qui fait que nous avons beaucoup plus de penchant à aimer ceux qui nous sont redevables, que ceux auxquels nous le sommes nous-mêmes. Ceux qui croient trouver le moyen de s’insinuer dans la faveur des grands en les obligeant, se trompent assez souvent dans la pensée qu’ils ont là-dessus. Car il est certain que le moyen d’en être aimé, n’est pas de faire en sorte qu’ils vous aient de l’obligation, mais de faire en sorte que vous leur en ayez vous-mêmes. Leur orgueil qui augmente par les complaisances que les autres hommes ont pour leur grandeur, s’applaudit de vous avoir fait du bien. Il pense avec plaisir aux obligations que vous lui avez, et dispose par là le cœur à vous aimer. Mais il est dangereux de rendre de trop grands services, quand on a pas d’autres desseins que de s’insinuer dans les bonnes grâces de ceux qu’on oblige. « Je tremble pour ce grand service », disait un courtisan à un homme illustre, à qui on disait qu’on oublierait jamais les obligations qu’on lui avait. Il avait raison, il est souvent arrivé que les grandes obligations ont tenu lieu de grandes offenses ; et du moins cela arrive toujours, lorsqu’on ne peut, ou lorsqu’on ne veut point les reconnaître :

Te le dirai-je Araspe ? Il m’a trop bien servi,
Augmentant mon pouvoir, il me l’a tout ravia.

a – Corneille, Nicomède, Acte II, scène 1.

Mais quoique le cœur ait ses raisons pour oublier les bienfaits qu’il a reçus, il en a souvent d’autres pour paraître s’en souvenir. La reconnaissance est une vertu forte estimée. Les apparences en sont belles et attirent la considération ; et un cœur accoutumé à trafiquer en apparences de vertu, à faire un commerce de vaine gloire aux dépens de la sincérité, en recherchant, non ce qui est estimable en soi, mais ce que les hommes estiment ordinairement, n’a garde de manquer à affecter la reconnaissance, quand il peut surprendre l’estime des hommes par ce moyen. D’ailleurs la reconnaissance sert admirablement au vu de l’intérêt, parce qu’elle attire de nouveaux bienfaits. Il y a du plaisir, dit-on, à obliger cet homme. Il sent le bien qu’on lui fait. Outre cela, par la reconnaissance nous nous mettons en quelque sorte au-dessus du bienfait que nous avons reçu, quand elle est prompte, active, et qu’elle aime à se faire connaître hautement ; et c’est la politique fine et délicate d’un amour-propre éclairé d’éviter le soupçon de l’ingratitude, parce que ce vice marque de la bassesse, et qu’il est comme un hommage forcé, que nous faisons au bienfaiteur ; l’ingratitude qui a de la peine à penser à lui, confessant malgré elle, que nous sommes dans sa dépendance, et que nous lui devons plus que nous ne voudrions lui devoir. C’est encore un sentiment assez naturel à l’homme de montrer qu’il mérite le bien qu’on lui fait, par la manière dont il en use envers ceux qui le lui ont fait. Enfin on est bien aise d’être délivré des remords, que l’ingratitude fait naître dans notre cœur, remords plus grands et plus naturels que ceux que nous avons d’avoir manqué de justice. Car encore qu’il soit contre la raison de n’être point juste, comme il est contre la raison de n’être point reconnaissant, il est vrai néanmoins, qu’il est plus contre l’amour de nous-mêmes de n’être point reconnaissant, que de n’être point juste, et les remords sont sans doute plus grands, quand ils naissent non seulement de la raison, mais encore de l’amour de nous-mêmes qui a été blessé.

La sympathie qui est la quatrième source que nous avons marquée de nos affections, est de deux ordres. Il y a une sympathie de corps et une sympathie de l’âme. Il faut chercher la cause de la première dans le tempérament, et celle de la seconde parmi les secrets ressorts qui font agir notre cœur. Il est même certain que ce que nous croyons être une sympathie de tempérament, a quelquefois sa source dans les principes cachés de notre cœur. Pourquoi pensez-vous que je hais cet homme à une première vue, quoiqu’il me soit inconnu ? C’est qu’il a quelques traits d’un homme qui m’a offensé, que ces traits frappent mon âme et réveillent une idée de haine, sans que j’y fasse réflexion. Pourquoi au contraire aimé-je une personne inconnue dès que je la vois, sans m’informer si elle a du mérite, ou si elle n’en a pas ; c’est qu’elle a de la conformité ou avec moi, ou avec mes enfants et mes amis, et en un mot avec quelque personne que j’aurais aimée, et que sans que j’y réfléchisse, cette conformité réveille dans mon cœur une affection qui y était cachée. Vous voyez donc quelle part a l’amour de nous-mêmes à ses inclinations mystérieuses et cachées, qu’un de nos poètes décrit de cette manière :

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par le doux accord les âmes assorties,
S’attachent l’une à l’autre, et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu’on ne peut expliquerb.

b – Corneille, Rodogune, Acte I, scène 5.

Mais si après avoir parlé des sympathies corporelles, nous entrions dans le détail des sympathies spirituelles, nous connaîtrions qu’aimer les gens par sympathie, n’est proprement que chérir la ressemblance qu’ils ont avec nous ; c’est avoir le plaisir de nous aimer en leur personne. C’est un charme pour notre cœur de pouvoir dire du bien de nous, sans blesser la modestie ; c’est un avantage que nous obtenons, quand nous paraissons tant estimer ces personnes que nous aimons, principalement parce qu’elles nous ressemblent. Nous n’aimons pas seulement ceux à qui la nature donne des conformités avec nous, mais encore ceux qui nous ressemblent pas art, et qui tâchent de nous imiter. Favonius imite Caton, sans que Caton s’en fâche, tout sage et tout austère qu’il est, et peut-être que l’homme du monde le plus célèbre pour la roideur et l’incomplaisance, est assez faible pour ne pas haïr cette manière détournée de flatter son amour-propre et de le caresser. Ce n’est pas qu’il ne puisse arriver, qu’on haïra ceux de qui l’on est mal imité. Personne ne veut être ridicule. On aimerait mieux être haïssable. Ainsi on ne veut jamais de bien aux copies dont le ridicule rejaillit sur l’original.

Que si l’on demande ici pourquoi un brave n’aime pas toujours un brave, et d’où vient qu’un savant ne rend pas toujours justice à un autre savant, la réponse est facile, c’est qu’une raison de conformité ne tient point contre une raison de jalousie et d’intérêt, et que les rivaux se haïssent à mesure qu’ils se trouvent de bonne qualité. Le cœur comme nous l’avons déjà dit ci-dessus, pèse l’utilité, et non pas la lumière, et ce n’est point la raison, mais l’amour de nous-mêmes, qui nous détermine dans nos affections. Il ne faut point excepter de cette règle l’amour que nous avons pour un homme de vertu, duquel on ne peut dire néanmoins que ceux qui ne lui ressemblent point, ne laissent pourtant pas de l’aimer, car le vice rend à cet égard des hommages forcés à la vertu, ils l’estiment, ils le respectent :

Votre grandeur d’âme vous met au-dessus de la crainte et de l’espérance, vos sentiments sont trop relevés pour vous adonner à aucun vice. Tranquille du côté de la destinée, vous bravez la mauvaise fortune ; la mort enfin ne vous surprendra point au milieu du trouble des affaires, mais rassasié de la vie et prêt à lui payer le tribut de la nature. L’honneur dont le sentiment est si agréable, et une vertu gaie, mais bienséante, ont fixé leur séjour dans votre cœur. Vous rendez utile jusqu’à votre loisir ; votre puissance n’est point injuste, ni vos désirs coupables ; mais vous savez tenir le milieu entre l’utile et l’agréable. Avec une bonne foi incorruptible vous avez l’esprit exempt de troubles ; votre vie est égale dans le particulier et dans le public. Méprisant les richesses vous savez leur faire honneur et leur donner du relief. Puissiez-vous en conservant votre jeunesse, et des mœurs aussi louables, égaler les années des vieux troyens. (Stace, Silvarum)

Que les hommes s’examinent sur ce portrait, je suis assuré qu’ils ne sauraient s’empêcher d’en aimer et estimer l’original, et sur quels principes d’amour-propre peut être fondée cette affection, que les hommes ont naturellement pour ceux-là mêmes à qui ils ne se soucient point de ressembler ?

Je réponds premièrement qu’il y a fort peu de personnes, qui aient renoncé à la vertu pour jamais, et qui ne s’imaginent que s’ils ne sont pas vertueux en un temps, ils ne puissent le devenir en un autre. J’ajoute que la vertu est essentiellement aimable à l’amour de nous-mêmes, comme le vice lui est essentiellement haïssable. La raison en est que le vice est un sacrifice que nous nous faisons des autres à nous-mêmes, et la vertu un sacrifice que nous faisons de quelque plaisir ou de quelque avantage qui nous flattait, au bien des autres.

D’ailleurs il est bon de remarquer, que les objets qui agissent sur notre âme, ont deux sortes de convenance avec l’amour de nous-mêmes ; des convenances particulières qui l’intéressent et le remuent vivement, telle est la convenance de l’intérêt, ou d’une amitié réciproque ; car comme cette raison d’aimer nous regarde, et ne regarde que nous, que c’est moi qui trouve de l’avantage à aimer cet homme, que c’est moi qu’il aime et non pas un autre, il ne faut pas s’étonner si cette convenance particulière m’oblige à avoir pour lui un attachement particulier. Mais il y a outre cela des convenances générales, qu’un objet peut avoir avec notre cœur, ce qui arrive ou lorsque l’on nous a fait du bien, parce qu’on en fait à la société, dont nous faisons partie, ou lorsque nous nous sentons obligés par le penchant général que l’homme témoigne à faire du bien, parce qu’il n’est pas impossible que nous en soyons l’objet, ou lorsque nous étant accoutumés à aimer une certaine bienveillance, qui est celle qui nous fait du bien à nous en particulier, nous venons à aimer aussi la bienveillance en général et tous ceux à qui nous en appliquons l’idée.

Il faut seulement remarquer que comme les convenances particulières produisent des affections vives et fortes, les convenances générales comme n’intéressant notre âme que de loin, ne produisent que des amitiés tièdes et languissantes, qui tiennent beaucoup plus de la pureté de l’estime, que de l’ardeur de l’affection. Toutes les vertus favorisent l’amour de nous-mêmes, du moins de cette manière générale. Les portraits les plus beaux que vous puissiez faire de la vertu, sont pris des secrètes convenances qu’elle a avec nous. Voyez-le par l’exemple de ces belles expressions dans la peinture de la vertu que nous avons ci-dessus marquée :

Vous rendez utile jusqu’à votre loisir. Votre puissance n’est point injuste, ni vos désirs coupables.

Ces traits de la vertu sont aimables, parce qu’ils flattent l’amour de nous-mêmes. En voici qui font naître plutôt notre estime que notre amour, parce qu’ils sont plus désintéressés :

Votre grandeur d’âme vous met au-dessus de la crainte de l’espérance, vos sentiments sont trop relevés pour vous adonner à aucun vice.

La vertu quand elle n’a pas cette convenance délicate avec l’amour de nous-mêmes est estimable, quand nous la représentons comme intéressant notre cœur.

Comment n’aimerions-nous pas la clémence ? Elle est toute prête à nous pardonner nos crimes ; la libéralité se dépouille pour nous faire du bien ; l’humilité ne nous dispute rien, elle cède à nos prétentions ; la tempérance respecte notre honneur, et n’en veut point à nos plaisirs ; la justice défend nos droits et nous rend ce qui nous appartient ; la vaillance nous défend ; la prudence nous conduit ; la modération nous épargne ; la charité nous fait du bien, etc.

Mais si ces vertus font du bien, ce n’est pas à moi qu’elles le font ? Je le veux : mais si vous vous trouviez en d’autres circonstances, elles vous en feraient ; mais elles supposent une disposition à vous en faire, si cela se rencontrait. N’avez-vous jamais éprouvé quand encore que vous n’attendiez ni secours, ni protection d’une personne riche, vous ne pouvez vous défendre d’avoir pour elle une secrète considération qui naît, non de votre esprit qui méprise souvent les qualités de cet homme, mais de l’amour de vous-même, qui vous fait respecter en lui jusqu’au simple pouvoir de vous faire du bien. Que si l’amour de vous-même vous fait considérer un homme, dont vous êtes assuré que vous ne recevrez jamais du bien, seulement parce que vous considérez en lui le pouvoir qu’il a de vous en faire, faut-il s’étonner que ce même principe fasse aimer un homme, qui par sa vertu est disposé à vous faire du bien, encore que vous sachiez bien qu’il n’en a point le pouvoir.

Disons donc que le cœur a ses abstractions, aussi bien que l’esprit, et comme celui-ci sait définir le bien en général, quoiqu’il peigne le plus vivement dans notre imagination le bien particulier, le cœur aime aussi ces convenances générales, que les objets ont avec lui, quoiqu’il soit infiniment plus touché des convenances particulières, et qu’il ne peut s’empêcher de savoir gré à un homme d’être vertueux, à cause de ces rapports délicats, que la vertu a avec l’amour de nous-mêmes. Ce qui ne vous permet pas d’en douter, c’est que vous éprouvez que vous aimez davantage les vertus, à mesure que vous y trouvez plus de rapport et de convenance avec vous. Nous aimons naturellement plus la clémence que la sévérité ; la libéralité que l’économie, quoique tout cela soit vertu. Cela ne peut venir, que de ce que notre affection n’est point entièrement désintéressée et que nous aimons en elle les secrets rapports qu’elle a avec nous.

Au reste il ne faut point excepter du nombre de ceux qui aiment ainsi les vertus, les gens vicieux et déréglés. Au contraire il est certain que par cela même qu’ils sont vicieux, ils doivent trouver la vertu plus aimable. L’humilité aplanit tous les chemins à notre orgueil, elle est donc aimée d’un orgueilleux ; la libéralité donne, elle ne saurait donc déplaire un intéressé ; la tempérance vous laisse en possession de vos plaisirs, elle ne peut donc être désagréable à un voluptueux, qui ne veut point de rival ni de concurrent. Aurait-on cru que l’affection que les hommes du monde témoignent avoir pour les gens vertueux, eût une source si mauvaise, et me pardonnera-t-on bien ce paradoxe, si j’avance qu’il arrive souvent que les vices qui sont au-dedans de nous, font l’amour que nous avons pour les vertus des autres ?

Je passe bien plus avant et j’oserai dire que l’amour de nous-mêmes a beaucoup de part aux sentiments les plus épurés que la morale et la religion nous fassent avoir de Dieu. On distingue trois sortes d’amour divin, un amour d’intérêt, un amour de reconnaissance, et un amour de pure amitié. L’amour d’intérêt se confond avec l’amour de nous-mêmes selon l’idée que tout le monde en a ; l’amour de reconnaissance a encore la même source que celui d’intérêt, selon ce que nous avons remarqué ci-dessus ; l’amour de pure amitié semble naître indépendamment de tout intérêt et de tout amour de nous-mêmes. Cependant si vous y regardez de près, vous trouverez qu’il a dans le fond le même principe que les autres. Car premièrement, il est remarquable que l’amour de pure amitié ne naît pas tout d’un coup dans l’âme d’un homme à qui l’on fait connaître la religion. Le premier degré de notre sanctification, c’est de se détacher du monde. Le second, c’est d’aimer Dieu d’un amour d’intérêt en lui donnant tout son attachement, parce qu’on le considère comme le souverain bien. Le troisième, c’est d’avoir pour ses bienfaits la reconnaissance qui leur est due ; et le dernier enfin, c’est d’aimer ses perfections. Il est certain que le premier de ces sentiments dispose au second, le second au troisième, le troisième au quatrième. On ne peut guère considérer, comme il faut, l’effroyable malheur que c’est, d’abandonner Dieu, sans désirer sa communion par des motifs pris de son intérêt. On ne peut aimer Dieu comme le principe de sa joie et de sa félicité, sans se sentir de la reconnaissance pour les biens qu’on a reçus de lui. Il est naturel et comme nécessaire que celui qui aime Dieu comme son souverain bien, et comme son grand et éternel Bienfaiteur, s’applique avec plaisir à considérer ses perfections adorables, que cette méditation lui donne de la joie, et que par là il vienne à aimer Dieu dans la vue de ses vertus. Or comme tout ce qui dispose à ce dernier mouvement qui est le plus noble de tous, est pris de l’amour de nous-mêmes, il s’ensuit que la pure amitié, dont Dieu même est l’objet, ne naît point tout à fait indépendamment de ce dernier.

D’ailleurs l’expérience nous apprend qu’entre les vertus de Dieu, nous aimons particulièrement celles qui ont le plus de convenance avec nous. Nous aimons plus sa clémence que sa justice, sa volonté que sa jalousie, sa bienveillance que son immensité, etc. D’où vient cela ? Si ce n’est que même cette pure amitié, qui semble n’avoir pour objet que les perfections de Dieu, tire sa force principale des rapports, que ces perfections ont avec nous.

S’il y avait une pure amitié dans notre cœur à l’égard de Dieu, laquelle fut entièrement exempte du commerce de l’amour de nous-mêmes, cette pure amitié naîtrait nécessairement de la perfection connue, et ne s’élèverait point de nos autres affections. Comme ce ne serait point l’amour de nous-mêmes qui l’aurait fait naître, ce ne serait point l’amour de nous-mêmes qui la pourrait faire mourir. Cependant les démons connaissent les perfections de Dieu sans les aimer ; les hommes connaissent les vertus de Dieu avant leur conversion, et personne n’oserait dire que dans cet état, ils aient pour lui cette affection, que l’on nomme de pure amitié. Il s’ensuit donc qu’il faut autre chose que la perfection connue pour faire naître cet amour ; que s’il faut autre chose que de la lumière, il faut donc quelque affection de notre cœur, puisque dans notre âme il n’y a que des affections et des connaissances. On dira peut-être qu’il faut afin qu’une âme soit capable de concevoir cet amour de pure amitié, non que l’amour-propre la fasse naître, mais que l’amour-propre ne s’y oppose point. Mais si la pure amitié naît de la perfection connue, et s’il ne faut absolument que cela pour la faire naître, l’opposition de l’amour de nous-mêmes est inutile, comme l’amour de nous-mêmes ne peut empêcher que Dieu n’ait des perfections, et que ces perfections ne soient connues de notre âme, il ne peut rien aussi pour empêcher la naissance de cette pure affection.

Pendant que nous regardons Dieu comme notre Juge, et comme un juge terrible qui nous attend la foudre à la main, nous pouvons admirer ses perfections infinies, mais nous ne saurions concevoir de l’affection pour elles. Il est bien certain que si nous pouvions refuser à Dieu cette admiration, nous nous garderions bien de la lui rendre ; car dans cet état, ou nous le regardons comme notre ennemi, nous ne lui rendons que ce que nous ne pouvons lui refuser. Et d’où vient cette nécessité d’admirer Dieu ? C’est que cette admiration naît uniquement de la perfection connue. Si donc vous concevez que la pure amitié a précisément la même source que l’admiration ; c’est-à-dire que c’est la perfection connue, et rien que cela qui la fait naître ; il s’ensuit que comme l’admiration, la pure amitié naîtra dans notre âme, sans que l’amour de nous-mêmes le puisse empêcher.

Il ne servira de rien de répondre vaguement, que c’est la corruption de notre cœur, qui fait que nous ne sommes pas capables d’aimer Dieu, purement pour l’amour de lui-même, quand nous supposons qu’il ne nous aime pas. C’est se jeter dans les généralités pour éviter les idées distinctes des choses. Car comme la corruption n’empêche pas l’admiration de notre âme, étant certain que les démons, qui sont encore plus méchants que nous, admirent Dieu encore qu’ils se connaissent l’objet de sa haine ; cette corruption ne doit pas aussi empêcher la pure amitié, si comme l’admiration, la pure amitié naît de la perfection connue.

Rien ne confirme davantage cette vérité que de voir de quel usage est la foi dans la religion. Pendant que les hommes vivent dans une ignorance qui leur fait imaginer que Dieu les regarde indifféremment, et qu’il ne se soucie point d’eux, ils semblent aussi n’avoir que des sentiments indifférents pour la Divinité ; tels étaient les philosophes du paganisme. Pendant que les hommes se croient être l’objet de la haine de Dieu, ils haïssent horriblement la Divinité. Les Romains qui avaient déjà allumé le feu de leurs sacrifices pour rendre grâce à leurs dieux sur la force de la fausse nouvelle de la convalescence de Germanicus, courent avec fureur dans leur temple, lorsqu’ils apprennent la nouvelle trop véritable de sa mort ; ils traînent leur simulacre dans la boue, ils les jettent au Tibre, et signalent leur deuil par leur impiété. Tous les hommes semblent être par leurs dispositions, ce que les Romains sont extérieurement, et la violence que ceux-ci exercent sur les simulacres, est une expression de ce que l’homme voudrait exercer contre Dieu, lorsqu’il le croit son ennemi.

Quand l’Évangile vient retentir dans le monde pour la consolation du monde, comme les témoignages de l’amour que Dieu a pour le genre humain éclate partout, aussi on voit briller en tout lieu l’amour ardent que les hommes ont pour Dieu. La foi qui persuade les cœurs de cette immense charité de Dieu, est pour cette raison regardée comme la clé de notre cœur, et le premier degré de notre sanctification. C’est à elle que l’Écriture attribue notre salut. C’est qu’il ne faut qu’être bien persuadé par la foi de l’amour que Dieu a pour nous, pour se sentir disposer à aimer Dieu.

Au reste, on peut dire que comme nos affections relèvent essentiellement de l’amour de nous-mêmes, nos haines en dépendent toutes aussi. Nous haïssons les autres par intérêt, lorsqu’ils sont nos concurrents dans la recherche des biens du monde. Nous haïssons l’intempérant, qui nous dispute nos plaisirs ; l’ambitieux qui veut nous prendre le pas dans le chemin de l’avancement ; l’orgueilleux qui nous méprise, et nous foule sous les pieds ; l’avare qui resserre des richesses, qui pourraient venir jusqu’à nous ; l’injuste qui nous opprime. Nous ne haïssons pas seulement ceux qui nous font ainsi tort actuellement ; mais encore ceux qui ont du penchant à nous en faire, quoique le défaut d’occasion ou d’autres causes les empêchent de l’exercer. Nous haïssons jusqu’au pouvoir qu’on a de nous en faire ; ce qui fait que la puissance et l’autorité attirent presque toujours des sentiments d’aversion ; et comme il y a bien peu de personnes qui ne trouvent sur leur chemin, ou des gens qui leur font du mal en effet, ou des gens qui ont le dessein de leur en faire, ou d’autres qui leur en feraient, s’ils étaient à portée pour cela, ou que cela pût leur être utile, il faut demeurer d’accord, qu’il entre perpétuellement des motifs secrets de haine dans notre cœur, et que rien n’est plus dangereux que les tentations auxquelles nous sommes exposés à cet égard. Aussi peut-on dire que nous sommes forts souvent ennemis les uns des autres sans en rien savoir. Nous haïssons quelquefois et aimons une même personne, parce que l’amour de nous-mêmes la considère par différents côtés. Il arrive même que nous haïssons ceux dont nous nous croyions les meilleurs amis, et quelquefois ceux que nous aurions toutes les raisons du monde d’aimer. Ce qui nous le marque, c’est qu’il y a toujours dans les disgrâces qui leur arrivent quelque chose qui ne nous déplaît point. Ce sentiment injuste et dénaturé que nous nous cachons à nous-mêmes par orgueil, vient de ces deux principes, de ce que nous ne sommes pas l’objet de cette disgrâce, réflexion que l’amour de nous-mêmes fait dans un instant, et de ce que nous voyons abaisser par là un homme, qui étant homme ne peut manquer d’être notre rival et notre concurrent à quelque égard ; sentiments qui se changent en compassion, lorsque la mort ou quelque disgrâce sans retour, fait sortir pour jamais cet homme du rang de ceux qui prétendent au bien qui sont l’objet de notre cupidité.

Au reste, la haine est une passion turbulente, qui agite l’âme violemment, et dont tous les effets sont si sensibles, qu’il n’y a pas un plus fidèle miroir que celui-là, pour connaître le degré de véhémence, qui se trouve dans nos autres affections. Voulez-vous connaître combien vous aimez la vaine gloire ; car peut-être que votre cœur vous trompe à cet égard, vous n’avez qu’à considérer la violence de la haine que vous concevez pour un homme qui vous a offensé dans l’honneur. C’en est là le degré et la mesure. Vous ne trouverez jamais rien de si fidèle que ce miroir pour découvrir le fond de votre cœur.

Nous haïssons par intérêt les personnes, les choses, les paroles ; si nous tremblons d’horreur et de crainte en voyant un abîme sous nos pas, c’est l’image de notre perte qui se montre, qui cause ce mouvement, et la raison est trop faible pour corriger une frayeur, qu’une idée trop vive de notre destruction nous fait concevoir. Il y a bien des gens qui ne peuvent voir répandre le sang humain sans s’évanouir. C’est là une faiblesse du tempérament, qu’une faiblesse du cœur. Tout ce qui leur fait voir les ruines de la nature humaine, menace leur amour-propre. Et ce qui ensanglante leur imagination fait entrer vivement la mort dans leur âme, l’admet par le sentiment là où l’on refusait de la recevoir par la réflexion.

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