L’art de se connaître soi-même

Chapitre XVII

Du troisième dérèglement qui compose notre orgueil, qui est la vanité.

L’amour excessif de l’estime ne nous trompe pas seulement, en nous persuadant que nous avons des bonnes qualités que nous n’avons pas en effet ; mais aussi en nous faisant prendre pour des sources de gloire, ou des biens estimables, ou des objets, qui ne le sont en aucune façon.

Le terme de la vanité est consacré par l’usage à représenter également la disposition d’un homme qui s’attribue des qualités qu’il a, et celle d’un homme qui tâche de se faire honneur par de faux avantages. Mais ici nous le restreignons à cette dernière signification, qui est celle qui a plus de rapport avec l’origine de l’expression.

Il semble que l’homme soit devenu vain depuis qu’il a perdu les sources de sa véritable gloire, en perdant cet état de sainteté et de bonheur où Dieu l’avait placé. Car ne pouvant renoncer au désir de se faire estimer, et ne trouvant rien d’estimable en lui depuis le péché ; ou plutôt n’osant plus jeter une vue fixe, et des regards assurés sur lui-même, depuis qu’il se trouve coupable de tant de crimes et l’objet de la vengeance de Dieu, il faut bien qu’il se répande au-dehors, et qu’il cherche à se faire honneur en se revêtant des choses extérieures, et en cela les hommes conviennent d’autant plus volontiers, qu’ils se trouvent naturellement aussi nus et aussi pauvres les uns que les autres.

Je trouve que la condition des hommes à cet égard ne ressemble point mal à celle d’un monarque dépouillé de ses trésors, qui tâche de donner cours à la monnaie de cuivre, n’en ayant plus d’or ni d’argentb.

b – Il ressemble beaucoup aussi à Maître Cornille, mais Daudet devait écrire ce conte deux siècles après Abbadie.

C’est ce qui nous paraîtra, si nous considérons que les sources de la gloire parmi les hommes se réduisent, ou à des choses indifférentes à cet égard, ou si vous voulez, qui ne sont susceptibles ni de blâme ni de louanges ; ou à des choses ridicules, et qui bien loin de nous faire véritablement honneur, sont très propres à marquer notre abaissement ; ou à des choses criminelles, et qui par conséquent ne peuvent être que honteuses en elles-mêmes ; ou enfin à des choses qui tirent toute leur perfection et leur gloire du rapport qu’elles ont avec nos faiblesses et nos défauts.

Je mets au premier rang les richesses, quoiqu’elles n’aient rien de méprisable, elles n’ont aussi rien de glorieux en elles-mêmes.

Notre cupidité avide et intéressée, ne s’informe jamais de la source ni de l’usage des richesses qu’elle voit entre les mains des autres. Il lui suffit qu’ils sont riches pour avoir ses premiers hommages ; et quoiqu’elle ne profite point actuellement de leur richesse, elle ne laisse point de les respecter par la possibilité qu’il y a qu’elle en profitera un jour.

Mais s’il plaisait à notre cœur de passer de l’idée confuse à l’idée distincte, il serait surpris assez souvent de l’extravagance de ses sentiments. Car comme il n’est point essentiel à un homme d’être riche, et qu’il faut qu’il y ait quelque cause qui lui donne du bien, il trouverait souvent qu’il estime un homme, parce que son père a été un scélérat, ou parce qu’il a été lui-même un fripon, et que lorsqu’il rend ses hommages extérieurs à la richesse, il salue le larcin, ou encense à la fidélité et à l’injustice.

Il est vrai que ce n’est point là son intention. Il suit la cupidité plutôt que sa raison ; mais un homme à qui vous faite la cour est-il obligé de corriger par toutes ces distinctions la bassesse de votre procédé, et de séparer ce que votre intérêt lui donne, de ce que votre raison lui donnerait, si elle se consultait elle-même ? Non, non, il reçoit vos respects extérieurs, comme un tribut que vous rendez à son excellence. Comme votre avidité vous a trompé, son orgueil aussi ne manque point de lui faire illusion. Si ses richesses n’augmentent point son mérite, elles augmentent l’opinion qu’il en a, en augmentant votre complaisance. Il prend tout au pied de la lettre, et ne manque point à s’agrandir intérieurement de ce que vous lui donnez, pendant que vous ne vous enrichissez guère de ce qu’il vous donne.

Ce n’est pas qu’on ne peut trouver quelque chose dans les richesses qui semble les rendre un objet d’estime à nos yeux, comme il y a quelque chose dans la pauvreté, qui semble la rendre un objet de mépris. Et cela à mon avis c’est que les premières, nous acquièrent une espèce de puissance qui nous élève au-dessus des autres, et fait que nous pouvons facilement nous passer d’eux ; au lieu que la pauvreté nous met dans un état de nécessité et de faiblesse, qui fait que nous ne pouvons nous passer des autres. Mais en cela on peut dire que l’opulence n’est glorieuse que par notre ambition, et que la pauvreté n’est honteuse que par notre orgueil.

On ne veut pourtant point approuver par là le procédé de ceux qui ne sauraient souffrir qu’il y ait des personnes que Dieu bénisse, sans se déchaîner contre eux. On les tourne de tous les côtés, on examine leurs défauts avec soin, on ne leur pardonne rien. Certainement si l’estime que les hommes ont pour la richesse, vient de l’amour-propre, ce mépris qu’on affecte d’avoir pour les personnes riches, est toujours une marque de l’envie, et cette envie est elle-même extrêmement honteuse. Au fond la dépendance de l’intérêt vaut encore mieux que celle de l’envie ; et l’on fait mieux de céder volontairement à ceux de qui l’on attend du bien, que se mettre au-dessous d’eux, et leur faire comme un hommage forcé par le déplaisir qu’on a de leur prospérité qu’on envie.

On ne doit estimer les richesses que selon le bon ou le mauvais usage qu’on en fait. C’est de la même manière que nous voudrions que l’on considérât la naissance, l’autorité et les dignités. Toutes ces choses mettent les hommes dans l’engagement de faire des actions louables. Si vous remplissez les devoirs auxquels elles vous engagent, elles deviennent des sources de gloire pour vous ; si vous répondez mal à la loi qu’elles vous imposent, elles ne servent qu’à vous couvrir d’infamie.

Ceux qui étant parvenus à quelque degré de prospérité éclatante, s’enivrent de leur grandeur, ne raffinent guère en sentiments de vaine gloire, une modération apparente qui semblerait dire qu’ils sont au-dessus des choses qui les élèvent, ne leur ferait-elle pas bien plus d’honneur que cette fierté mal entendue qui laisse croire qu’ils sont au-dessous de leur fortune, puisqu’ils savent si peu la soutenir ? Cela est d’autant plus surprenant que ce n’est pas seulement à ceux qui ne sont point assez éclairés pour connaître le tort que ce procédé leur fait, qu’il arrive de se méconnaître, mais aussi à ceux qui savent parfaitement cette vérité. La raison en est, que les hommes quand ils parviennent à quelque dignité, changent de place intérieurement, s’il est permis de parler ainsi, l’orgueil les plaçant dans un poste plus élevé que celui qu’ils occupaient auparavant. L’esprit a beau leur conseiller de faire semblant de se tenir dans une même assiette, et d’affecter pour leur gloire une égalité d’âme, qui les empêche de remarquer les accroissements de leur fortune ; comme les hommes se conduisent beaucoup plus par le sentiment du cœur, que par les lumières de l’esprit, il arrive qu’insensiblement ils oublient les desseins raffinés de leur vanité, et suivent le penchant qu’ils ont à profiter de tous leurs avantages. Ceux qui ont vieilli dans la grandeur, ou qui sont nés dans l’éclat d’une fortune élevée, ne sont pas tout à fait si sujets à ces éblouissements de vaine gloire, parce que leur âme accoutumée à se voir au-dessus des autres, n’est plus si attentive à faire remarquer la différence qui les distingue d’eux. Mais il ne faut point s’imaginer avec le vulgaire, que ces personnes aient plus d’humilité et de modestie que les autres. Ils feraient paraître la même insolence, s’ils appréhendaient, comme ceux-là, qu’on ne remarquât pas assez leur élévation. On doit leur honnêteté à une opinion confirmée, et qu’ils croient incontestable de leur supériorité. Et afin que vous n’en doutiez pas, vous verrez ces mêmes hommes qui sont si honnêtes envers ceux qui sont extrêmement au-dessous d’eux, fiers et insupportables, lorsqu’ils ont à faire à des gens qui approchent de leur condition. Cela vient assurément de ce que les civilités qu’ils font aux personnes qui leur sont beaucoup inférieures, leur paraissent sans conséquence. Ils sont assurés qu’on ne prendra point leur civilité au pied de la lettre, et ils peuvent acquérir la réputation d’honnêtes sans faire tort à leur rang. Mais il n’en est pas de même quand ils ont à faire à des hommes qui peuvent entrer dans quelque espèce de comparaison avec eux ; comme l’éloignement qui les sépare de ces derniers, n’est pas fort grand, leur orgueil cherche à l’augmenter autant qu’il est possible, et leur fait faire mille choses qui ne sont ni raisonnables ni naturelles, pour faire remarquer à tout le monde ce qu’ils ont peur qu’on ne remarque pas assez.

Il y a une sorte d’avantages temporels que nous prenons pour des sources de gloire quoiqu’eux-mêmes et séparés de l’usage que les hommes en font, ils ne méritent ni estime, ni louange ; mais il faut ajouter à cela que l’homme se fait fort souvent valoir par des endroits qui le rendent ridicules.

Je ne veux pas seulement parler ici de ceux qui affectent d’avoir des qualités qu’ils n’ont pas, quoique ce soit cela, qui fait proprement ce qu’on appelle des gens ridicules, ou des originaux. Les hommes donnent cette qualité à qui bon leur semble, ils rient aux dépens de qui il leur plaît ; peut-être que s’il y avait un ordre de créatures raisonnables exemptes de nos défauts, ils trouveraient que le ridicule de la nature humaine n’est point si borné que nous nous l’imaginons. L’homme, considéré dans ses perfections naturelles, est assurément un ouvrage de Dieu très digne d’admiration. Mais c’est parce qu’il est admirable en un sens, qu’il se trouve ridicule en un autre. Y a-t-il rien par exemple de plus mal assorti avec notre dignité naturelle, que la vanité qui a pour objet le luxe des habits ? Et n’est-ce pas quelque chose de plus ridicule que tout ce qui fait rire les hommes, que la broderie et la dorure entrent dans la raison formelle de l’estime ; qu’un homme bien vêtu soit moins contredit qu’un autre ; qu’une âme immortelle donne son estime et sa considération à des chevaux, à des équipages, à des ameublements, à des livrées, etc. et que la parure du corps ait en partage la gloire qui nous paraît être la plus brillante parure de nos âmes ? Cicéron s’en moque, il appelle un homme qui oublierait la gloire de sa profession pour s’attacher à cette ridicule vanité : Vir in dicendis causis bene vestitusc. Mais il ne devait pas tant se moquer d’un homme qui suivait le préjugé commun, que des hommes en général, à qui on peut reprocher, que leur disette de gloire est si grand, qu’ils en cherchent jusque dans ce qui par sa première destination devait servir à couvrir leur honte et leur nudité.

c – Un homme bien habillé pour plaider.

L’adresse à danser, dont il y a des gens qui se piquent sérieusement, est une de ces qualités qui nous rendraient ridicule, si nous voulions nous considérer dans cette haute et sublime situation où la nature et la religion nous mettent. Une âme immortelle qui danse, et qui saute, est un objet également affreux et risibled.

d – Abbadie devient ici lui-même ridicule dans son exagération des conséquences qu’il prétend que nous devrions tirer de l’immortalité de l’âme. La danse est une aptitude du corps à extérioriser des mouvements intérieurs de l’âme. Si, comme pour toute activité terrestre, il est absurde de s’en faire une idole, il n’est pas nécessaire de la ridiculiser en elle-même.

Je sais que ce ridicule ne paraît point parce qu’il est trop général. Les hommes ne rient jamais d’eux-mêmes, et par conséquent ils sont peu frappés de ce ridicule universel, qu’on peut reprocher à tous, du moins au plus grand nombre, mais leurs préjugés ne changent point la nature des choses, et le mauvais assortiment de leurs actions avec leur dignité naturelle, pour être caché à leur imagination, n’en est pas moins véritable.

Ce qu’il y a de plus fâcheux, est que les hommes ne se font pas seulement valoir par des endroits qui les rendraient ridicules, s’ils pouvaient les considérer comme il faut, mais qu’ils cherchent à se faire estimer par des crimes.

Nous l’avons déjà dit ailleurs, on a attaché de l’opprobre aux crimes malheureux, et de l’estime aux crimes qui réussissent. On méprise dans un particulier le larcin et le brigandage qui le conduisent à la potence ; mais on aime dans un potentat les grands larcins et les injustices éclatantes, qui le conduisent à l’empire du monde.

La vieille Rome est un exemple fameux de cette vérité. Elle fut dans sa naissance une colonie de voleurs, qui y cherchèrent l’impunité de leurs crimes. Elle fut dans la suite une république de brigands, qui étendirent leurs injustices par toute la terre. Tandis que ces voleurs ne font que détrousser les passants, bannir d’un petit coin de la terre la paix et la sûreté publique, et s’enrichir aux dépens de quelques personnes qu’ils trouvent sur leur chemin, on ne leur donne point des noms fort honnêtes, et ils ne prétendent pas même à la gloire, mais seulement à l’impunité. Mais aussitôt qu’à la faveur d’une prospérité éclatante, ils se voient en état de dépouiller des nations entières, et d’illustrer leur injustice et leur fureur en traînant à leur char des princes et des souverains, il n’est plus question d’impunité, ils prétendent à la gloire. Ils osent non seulement justifier leurs fameux larcins, mais ils les consacrent. Ils assemblent pour ainsi dire l’univers dans la pompe de leur triomphe, pour étaler le succès de leurs crimes. Et ils ouvrent leurs temples, comme s’ils voulaient rendre le ciel complice de leurs brigandages et de leur fureur.

Il y a d’ailleurs un nombre infini de choses que les hommes n’estiment que par le rapport qu’elles ont avec quelqu’une de leurs faiblesses. La volupté leur fait quelquefois trouver de l’honneur dans la débauche. Les riches sont redevables à la cupidité des pauvres de la considération qu’ils trouvent dans le monde. La puissance tire son prix en partie d’un certain pouvoir de faire ce qu’on veut, qui est le plus dangereux présent qui puisse jamais être fait aux hommes. Les honneurs et les dignités tirent leur principal éclat de notre ambition ; et ainsi on peut dire à coup sûr, que la plupart des choses ne sont glorieuses, que parce que nous sommes déréglés.

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