L’art de se connaître soi-même

Chapitre XVIII

Où l’on continue à examiner les caractères de la vanité des hommes.

La vanité paraît assez dans toutes ces choses, sans que nous soyons trop en peine de l’y trouver. Car quel aveuglement n’est-ce point à l’homme de se faire valoir par des avantages qui ne composent point le mérite de sa personne, et par des choses qui ne sont susceptibles en soi, ni d’estime, ni de mépris, ou des choses qui nous rendent ridicules en montrant l’extrême disproportion qu’il y a entre ce que nous sommes, et ce que nous devrions être, ou enfin par des choses criminelles, et par conséquent essentiellement honteuses.

Mais il semble bien d’abord que l’on peut faire un autre jugement des qualités de l’âme, qui se réduisent aux qualités intellectuelles qui appartiennent à l’entendement, ou aux vertus morales qui appartiennent au cœur, puisque les unes et les autres entrent en quelque sorte dans la composition de l’homme, et font ce qu’on appelle le mérite personnel.

Cependant quand on considérera les choses de près on trouvera qu’il s’en faut beaucoup, que ce ne soit là d’aussi véritables sources de gloire, qu’on se l’imagine communément. Quand on accorderait aux philosophes, qui ont choisi ce genre d’avantage, pour se faire estimer, qu’il y a quelque chose de plus pur dans leur gloire prétendue, non celle que la fortune et les préjugés du vulgaire attachent aux biens extérieurs, on ne laissera point de les convaincre de vanité, et peut-être qu’au fond ils ne paraîtront guère plus raisonnables que le reste des hommes.

Les qualités naturelles sont la mémoire, l’esprit et le jugement. Les qualités acquises sont ou les sciences, ou les arts, et en général les connaissances d’expérience ou de spéculation qui ornent notre esprit, en lui faisant connaître ce qu’il ne connaissait point auparavant, ou qui servent à l’usage de la vie.

La mémoire est quasi comptée pour rien en matière de vaine gloire. Les hommes ne prétendent point que ce soit là un fort grand endroit pour se faire valoir. Ce qui le marque, c’est qu’il croit pouvoir se vanter d’avoir la mémoire bonne sans trop manquer de modestie, et qu’ils ne craignent point de se faire tort en reconnaissant qu’ils l’ont mauvaise. Il en faut rapporter la cause à ce que l’homme ayant deux sortes de facultés, des facultés inférieures et subalternes, et des facultés qui dirigent et qui dominent, nous faisons naturellement plus d’état des facultés qui dominent que des facultés qui servent. Telle est la mémoire, qui ne fait que fournir des souvenirs à l’entendement. D’ailleurs nous avons ouï dire qu’il y a divers appartements dans l’esprit de l’homme ; et que quand on agrandit les uns, on ne manque guère d’étrécir les autres ; c’est pourquoi on croit qu’en manquant de mémoire on paraîtra avoir de l’esprit et du jugementa. En général il est certain qu’on n’avoue ses défauts que pour s’acquérir par le mérite de cet aveu une gloire qu’on estime encore plus que la qualité qu’on avoue n’avoir pas, ou pour apaiser l’orgueil des autres par une humilité apparente, et les obliger par un désintéressement artificieux à nous rendre la justice qui nous est due.

a – Supposition complètement fausse, comme on sait. Abbadie avait précisément une mémoire phénoménale, et ne manquait certes pas d’esprit, ni de jugement.

Les hommes se piquent d’esprit autant qu’ils se piquent peu de mémoire ; cela paraît par la sensibilité qu’ils témoignent, lorsqu’on leur reproche qu’ils en manquent, et par les délicates précautions que leur modestie prend, pour montrer qu’ils en ont sans s’en piquer. Un homme qui dirait : J’ai beaucoup d’esprit, serait insupportable aux autres, il ne dirait pourtant que ce qu’il pense ordinairement. Mais il faut déguiser ses pensées, et tâcher d’obtenir une louange à laquelle on fait semblant de ne pas aspirer.

On est sans doute assez redevable à cette espèce de vanité, puisqu’on lui doit beaucoup d’agréables productions, sans compter le plaisir qu’on prend à la conversation des personnes, qui agissent ou qui parlent par ce motif ; mais quelquefois aussi cette vanité devient désagréable et fatigante.

D’où vient l’habitude qu’on a pris de contredire dans la conversation, si ce n’est d’une envie secrète qu’on a de persuader qu’on a plus de lumière que les autres, et qu’on entend mieux qu’eux les choses dont on parle, ou du moins d’une forte persuasion qu’on a soi-même ? On contredit ceux qui prennent l’ascendant dans la conversation plus volontiers que les autres, parce que par orgueil l’on ne peut souffrir l’orgueil de ceux qui se croient plus éclairés que les autres. On contredira plus volontiers dans une compagnie nombreuse où l’on a plusieurs témoins de ce qu’on dit, que lorsqu’on est tête à tête avec une personne avec laquelle on ne peut entrer en contestation sans désavantage, parce qu’elle serait juge et partie en même temps. Et il arrive aussi qu’on contredit, quand on a pas grand-chose à dire ; car quand on ne peut témoigner de l’esprit, on tâche du moins de s’opposer à la gloire de ceux qui cherchent d’en faire paraître.

C’est à ce même principe que nous rapportons la liberté que se donnent la plupart des hommes de condamner la conduite de leurs supérieurs. En cela il y a sans doute de l’injustice et de l’aveuglement. Il y a de l’injustice parce qu’on juge de ce qu’on ne connaît point, et qu’on ne peut connaître, n’étant pas possible que des particuliers, qui ne sont point entrées dans le conseil de ceux qui les gouvernent, sachent, si ce n’est fort imparfaitement, les raisons que ces derniers ont de faire ce qu’ils font. J’ajoute qu’il y a de l’aveuglement, parce qu’il est ordinaire de voir que ceux-là même qui s’érigent en juges et en censeurs des actions de leurs maîtres, feront des fautes pitoyables, dès qu’ils sont appelés eux-mêmes à quelque emploi pareil. Et comment ne feraient-ils point de fautes, puisqu’ils ne savent pas former un jugement droit et juste sur tout ce qu’ils voient, la grande règle pour le commun des hommes étant qu’on a toujours tort lorsqu’on est malheureux ; et qu’on est toujours digne d’estime et de louange, lorsqu’on est favorisé de la fortune ?

Qui ne sait cependant qu’il y a une habileté malheureuse qu’on confond avec l’ignorance, et une ignorance heureuse, qui obtient la gloire de l’habileté. Je dirai bien davantage et je soutiendrai hardiment qu’il y a peu de grands événements qui soient dûs à la prudence des hommes. C’est le concours des circonstances qui fait le bonheur des grandes actions ; il y a des héros de la fortune, si j’ose m’exprimer ainsi, et qui sont même en plus grand nombre que les héros de mérite.

Au reste, l’esprit pris pour cette vivacité d’imagination qui nous fait concevoir les choses avec feu et nous les fait produire avec facilité, a une espèce d’incompatibilité avec le jugement. Il arrive fréquemment que ces imaginations impétueuses nous précipitent au lieu de nous diriger. Ce sont des fausses lueurs qui nous conduisent vers des précipices ; l’esprit pour le définir en un mot, est en la main des passions l’instrument à faire de grandes fautes.

Je ne dis point la même chose du jugement qui est sans doute de toutes les qualités intellectuelles, la plus estimable. On se trompe assurément, lorsqu’on attribue à l’esprit les grandes choses. Ce n’est point l’esprit, mais le jugement qui gouverne les États, qui discipline les armées, qui excelle dans les négociations, qui réussit dans les arts et dans les sciences. Mais pour ne pas faire combattre deux qualités qui ne sont nullement opposées, il faut dire que l’esprit est la perfection du jugement, et le jugement à son tour la perfection de l’esprit, avec cette différence pourtant que le jugement sans l’esprit est quelque chose, au lieu que l’esprit sans le jugement vaut beaucoup moins que rien.

Ce qui trompe la plupart des hommes, c’est qu’ils s’imaginent sur un préjugé populaire, que l’esprit est rare, et que le bon sens est fort commun ; et c’est justement tout le contraire. L’esprit qui imagine, qui invente, qui raffine même et qui subtilise en toutes choses est assez commun. Mais le bon sens qui compare, qui examine, qui pèse, qui considère les tenants et les aboutissants des choses, et ne se détermine que quand il a de bonnes raisons de se déterminer, est la chose du monde la plus rare.

Presque tous les hommes ont de l’esprit. Il n’y a point de passion même qui ne leur en inspire, et il n’est point jusqu’au vin qui ne leur donne quelquefois de la vivacité. Mais il n’y a presque point d’homme qui ne manque de jugement, puisqu’il n’y en a presque point, qui fasse le discernement de ce qui lui est véritablement utile d’avec ce qui ne lui importe point. Ils peuvent avoir du bon sens dans le choix des moyens qu’ils emploient ; mais ils n’en ont point dans celui de la fin qu’ils se proposent.

Comme dans le monde même la vivacité fait les étourdis, et le jugement les personnes véritablement habiles, il ne faut pas s’étonner si l’on trouve dans la religion que le bon sens croit et que l’esprit est incrédule. C’est que le dernier se détermine sur les moindres apparences sans rien attendre ; au lieu que le jugement compare et examine toutes choses avant que de se déterminer.

Les hommes doctes ont tâché en vain de faire vénérer le savoir par l’intérêt qu’ils ont à faire respecter ce qui les distingue des autres. Je ne sais si en attirant la vaine approbation du vulgaire, ils ont bien trouvé le secret de se satisfaire eux-mêmes. Si cela est, il faut que la vanité soit venue au secours de la science. Car je vous prie, que profitent la plupart des choses que nous apprenons, à un homme qui est fait pour l’éternité ? Qu’est-ce que les sciences humaines nous apprennent ? Des mots, des étymologies, des dates, des faits qui ne nous regardent plus, ou qui ne servent qu’à montrer que nous les savons, des questions vaines, ou ridicules, ou dangereuses, des spéculations sans fin, une infinité de fictions et de mensonges, et presque rien qui nous soit utile, et dont notre âme puisse se nourrir. Comment est-ce d’ailleurs que la plupart des hommes connaissent ces choses, d’une manière si troublée si confuse, que ces prétendues connaissances ne servent qu’à les jeter dans l’égarement ? Il ne faut qu’avoir des idées confuses des choses et beaucoup de vanité pour être perpétuellement dans l’erreur et il est certain que l’érudition ordinaire donne l’un et l’autre, car il n’est pas possible de donner quelque distinction à des connaissances qu’on entasse en si grand nombre ; et il arrive presque toujours qu’on s’enfle par l’acquisition de ce ténébreux butin, comme si l’on avait lieu de se féliciter d’acquérir de nouveaux préjugés et de nouvelles erreurs, et si l’abondance des connaissances qui empêchent la justesse et la droiture de l’esprit, valait autant que leur clarté et leur distinction, qui produit un effet tout opposé. En cela on profite de l’erreur du vulgaire, qui a accoutumé de confondre ces choses. Mais l’on en impose point aux gens véritablement habiles et éclairés, et l’on a pas lieu d’être trop satisfait de soi-même ; ceux-là mêmes qui savent ce qu’ils savent, qui joignent les qualités naturelles aux acquises et qui se sont accoutumés à épurer par l’exactitude d’une méditation appliquée, les connaissances qui embrouillent le cerveau des autres par leur confusion, ne remportent pas au fond un plus grand fruit de leurs études, que de connaître combien les connaissances de l’homme sont bornées. Ils se trouvent environnés partout d’abîmes impénétrables, ils ne sauraient faire un pas sans trouver une difficulté ; le nombre de leurs connaissances distinctes est petit, de plus ces connaissances sont-elles comme ensevelies dans un nombre presque infini de préjugés et d’erreurs, dont il faut les séparer ; et ce qu’il y a de plus fâcheux encore, c’est que si les connaissances de ce caractère éclairent l’esprit plus que les autres, on ne voit point qu’elles servent davantage, du moins pour l’ordinaire à la satisfaction du cœur. Il y en a dit un ancien, qui connaissent simplement pour connaître, c’est l’effet d’une curiosité inutile. Il y en a qui acquièrent des connaissances pour acquérir des honneurs ou des richesses, c’est un honteux trafic. Enfin il y en a qui savent pour faire paraître leur savoir, c’est l’effet d’une grande vanité.

Enfin on peut dire que la science ordinaire est inutile dans la nature, dangereuse assez souvent dans la société, pernicieuse dans le cœur, et presque toujours mortelle dans la religion. Elle est inutile dans la nature, vous pouvez raisonner sur la cause des orages et des maladies, sur la nature du temps et sur l’incertitude de la mort, mais vous ne sauriez éviter rien de tout cela. Elle est souvent dangereuse dans la société, puisqu’elle y excite des troubles et des désordres ; de là vient qu’Auguste dans le plan de la politique qu’il laissa à ses successeurs, voulait qu’on bannît les philosophes de la république, parce que l’enivrement de leur sagesse prétendue avait accoutumé de leur faire mépriser l’autorité. Elle est dangereuse dans le cœur, puisqu’elle nous coûte presque toujours notre humilité ; et mortelle dans la religion, parce qu’elle s’érige en juge de la Révélation, et veut nous faire connaître par nous-mêmes ce que la foi n’aperçoit que sur le témoignage de Dieu.

Les incrédules triomphent de ce qu’on voit rarement des gens d’une érudition extrêmement distinguée, croire ce que le vulgaire croit à l’égard des mystères de la religion. Qu’ils ne s’y trompent pas : l’objection n’est point si forte qu’ils s’imaginent ; car un savant n’est pour le définir exactement qu’un homme qui a plus d’erreurs et de préjugés que les autres hommes, et des préjugés d’autant plus dangereux qu’il est plus éloigné de les connaître par les préventions de son orgueil. Sa grande lecture lui fournit les matériaux de ses erreurs, en lui fournissant des idées confuses ; et sa grande vanité leur donne la forme, en changeant les idées confuses, en idées distinctes, et ses moindres conjectures en autant de démonstrations.

Il n’appartient qu’à l’homme immortel d’ôter tous ces défauts à la science ordinaire, car s’en servant dans les vues de l’éternité, on peut dire qu’il consacre les plus petites connaissances, en les dirigeant à une si grande fin ; que la modération qui est dans les mouvements de son cœur laisse une grande distinction dans ses idées ; qu’il n’entasse point les connaissances, mais qu’il les choisit ; qu’il ne trafique point pour le temps de ce qu’il peut faire servir à l’éternité ; que son cœur ne s’enfle point par la science, mais que la science tire sa perfection du rapport qu’elle a avec les vues et les mouvements sublimes de son cœur ; que sa lumière au lieu de troubler la société en procure le bien et la paix, par les vues de cette société éternelle que nous devons avoir avec Dieu ; et qu’enfin il ne fait point consister l’honneur et la perfection de son esprit dans l’indépendance, qui l’élevant au-dessus de la révélation de Dieu, l’assujettit aux préjugés des hommes, aux illusions de sa propre vanité, mais qu’il croit avoir tout connu, quand il a connu, ce qu’il a plu à Dieu de lui enseigner pour son bien.

Il nous resterait à nous faire valoir par les vertus humaines, comme le courage, l’intrépidité, la force, la libéralité, la magnanimité, mais ce serait mal connaître le cœur de l’homme, que de les prendre pour des véritables sources de gloire. Nous ne voudrions point dire qu’elles vinssent toujours de l’excès de la corruption, mais nous ne voudrions pas aussi les ériger en de véritables sources d’estime.

Car enfin qu’est-ce que la vertu dans ce sens, c’est un sacrifice des moindres passions aux plus grandes, c’est immoler à l’orgueil et à l’amour de la gloire ses autres affections.

La libéralité n’est, comme on l’a déjà remarqué, qu’un commerce de l’amour-propre, qui préfère la gloire de donner à tout ce qu’elle donne ; la constance qu’une ostentation vraie de la force de son âme, et un désir de paraître au-dessus de la mauvaise fortune ; l’intrépidité que l’art de cacher sa crainte ou de se dérober à sa propre faiblesse, la magnanimité qu’une envie de faire paraître des sentiments élevés.

L’amour de la patrie, qui a fait le plus beau caractère des anciens héros n’était qu’un chemin caché que leur amour-propre prenait pour aller à la considération, à la gloire et aux dignités. Quelquefois aussi, c’était une ambition déguisée sous des noms honorables et révérés. La vengeance de Cicéron, l’ambition d’Auguste, l’intérêt de Lucullus eussent été mal reçus des Romains s’ils avaient paru sous leur véritable forme ; il fallait leur donner pour prétexte l’amour de la patrie. Il y a eu aussi des occasions où les hommes ayant quelques sentiments confus de leur excellence et cherchant la grandeur naturelle, se tournaient de tous côtés, pour donner à leur action et à leur conduite une fin digne de ce qu’ils sentaient de leurs perfections, mais manquant de direction ils se tournent vers de faux objets. Brutus encense à la vertu et s’en repent, Caton sacrifie à la patrie, et ne prend pas garde que sous le beau nom de la patrie qu’il adore, il travaille pour une société de brigands et d’usurpateurs, et que si l’idée confuse du public lui est glorieuse, l’idée distincte doit le couvrir de confusion.

En un mot il y a dans les vertus humaines une fausseté qui saute aux yeux de tout le monde, et qui empêche qu’on ne puisse les estimer sans extravagance ; encore y a-t-il un peu plus de bonne foi dans l’injustice de ces autres héros que le crime ennoblit, que l’injustice illustre et rend célèbres ; ils se sacrifient tout, comme si tout leur appartenait. Alexandre est une expression vivante de ce dérèglement ; de la manière dont ce prince furieux agit, on dirait qu’il prétend que toutes choses aient été faites pour son plaisir et pour sa gloire, et que le genre humain n’ait point d’autres usages que de servir à sa cupidité. Il embrase les cités, il ravage les provinces, il renverse les trônes et fait des puissances le jouet de la sienne, comme si les nations n’étaient qu’un peu de poussière devant lui. Peut-on souffrir qu’un homme se fasse à lui-même des sacrifices, qu’il aurait horreur d’offrir au plus grand de ses dieux ?

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