L’art de se connaître soi-même

Chapitre XIX

Des deux derniers caractères de l’orgueil, qui sont l’ambition et le mépris du prochain.

L’amour excessif de l’estime produit un autre dérèglement qui est l’ambition, parce que la passion trop violente que nous avons de nous faire considérer des autres, nous fait aspirer à tout ce qui peut nous faire paraître sur un théâtre éminent. Pendant que nous sommes confondus avec la foule, les autres partagent avec nous les regards du public, il faut nous tirer de leur compagnie pour attirer l’attention. Notre supériorité demande pour nous des préférences de considération et d’estime, c’est ce qui nous la fait ambitionner.

Chacun se pique d’exceller dans sa profession, quelque médiocre qu’elle soit, et cela non pas parce qu’on aime l’excellence, pour l’excellence même, mais parce qu’on veut être plus considéré que les autres. Ceux qui s’exposent à la guerre, n’aiment point les grands périls, mais la gloire distinguée.

Mais parce que la distinction qui vient du mérite et des actions, peut être au cachée ou sujette à contestation, ou n’être pas exposée à la vue de tout le monde, notre cœur ambitionne avec passion une autre espèce d’élévation qui est incontestable et reconnue de chacun, c’est celle de la grandeur, des dignités et de la puissance, selon la remarque que nous en avons déjà faite.

L’amour-propre est particulièrement flatté, lorsqu’il voit que ceux qu’il craignait, comme ses rivaux de vaine gloire, lui font la cour et se mettent eux-mêmes dans sa dépendance. Il est enchanté de la puissance qui les lui soumet, et les aime d’autant plus, qu’il ne craint plus leur concurrence ; mais le même sentiment d’orgueil qui nous fait aimer ceux qui sont soumis à notre empire, fait haïr à ces derniers la nécessité qui les met dans notre dépendance, et leur donne de si grandes tentations de nous haïr, qu’il n’y a qu’une éminente et héroïque vertu de notre part, qui puisse les forcer à cacher leur malignité.

Enfin la même raison qui fait que nous cherchons à nous élever au-dessus des autres, pour n’être plus dans une obscurité et dans une confusion, qui nous empêchent d’être remarqués, nous inspire le penchant que nous avons à mépriser le prochain. Nous ne nous contentons point de nous mettre sur la pointe des pieds pour paraître plus grands que les autres ; nous tâchons encore ou de les faire tomber, ou de les abaisser pour paraître plus grands par leur abaissement.

On ne doit pas seulement rapporter à notre malignité le plaisir, que nous donne la satire et la comédie. On doit encore l’attribuer à notre orgueil ; nous sommes ravis de voir abaisser les autres. C’est autant de personnes qui sortent du rang de ceux qui peuvent aspirer à la gloire avec nous. Nous prenons surtout plaisir à les voir tourner en ridicule, parce qu’il n’y a pas d’abaissement guère plus grand que celui-ci, ni qui soit plus sans retour, les hommes ayant honte d’estimer ceux dont ils se sont premièrement moqués.

D’où vient que les hommes qui ne rient jamais de voir tomber une pierre ou un cheval, ne peuvent presque s’en empêcher, lorsqu’il voit tomber un homme, puisque l’un n’est sans doute pas plus ridicule que l’autre ? C’est qu’il n’y a rien dans notre cœur qui nous intéresse dans la chute d’une bête, au lieu qu’il y a en nous quelque chose qui nous intéresse tellement dans l’abaissement des autres hommes, qu’il n’est point jusqu’à l’image de cet abaissement qui nous fasse plaisirb. On croit toujours rire innocemment, et l’on rit presque jamais sans crime.

b – L’analyse d’Abbadie sur le rire, se révèle ici supérieure à celle du fameux mécanique plaqué sur du vivant, de Bergson. Car un cheval qui tombe, est vivant, lui aussi… mais il ne nous fait pas rire.

C’est ce même penchant qui fait que nous avons pour notre prochain ce mépris, qui se nomme insolence, hauteur ou fierté, selon qu’il a pour objet nos supérieurs, nos inférieurs, ou nos égaux. Nous cherchons à abaisser davantage ceux qui sont au-dessous de nous, croyant nous élever à mesure qu’ils descendent plus bas ; ou à faire tort à nos égaux, pour nous distinguer d’eux ; ou même à ravaler nos supérieurs, parce qu’ils nous font ombre par leur grandeur. Notre orgueil se trahit visiblement en ceci. Car si les autres sont un objet de mépris, pourquoi ambitionnons-nous leur estime ? Ou si leur estime est digne de faire la plus forte passion de nos âmes, comment pouvons-nous les mépriser ? Ne serait ce point que le mépris du prochain est plutôt affecté que véritable. Nous entrevoyons sa grandeur puisque son estime nous paraît d’un si grand prix ; mais nous faisons tous nos efforts pour la cacher, pour nous faire honneur à nous-mêmes.

De là naissent les médisances, les calomnies, les louanges empoisonnées, la satire, la malignité, et l’envie. Il est vrai que celle-ci se cache avec un soin extrême par ce qu’elle est un aveu forcé que nous faisons du mérite, ou du bonheur des autres, un hommage forcé que nous leur rendons.

De tous les sentiments d’orgueil, le mépris du prochain est le plus dangereux, parce que c’est celui qui va le plus directement contre le bien de la société, qui est la fin à laquelle se rapportent par l’intention de la nature l’amour de l’estime, c’est aussi ce qui rend les hommes plus haïssables.

Lorsque nous voyons deux hommes dont l’un fait paraître de la vanité et de la présomption, et l’autre témoigne ne pouvoir souffrir cet orgueil, on peut compter hardiment que le dernier est entaché plus dangereusement de ce défaut que non pas l’autre. Car ce n’est que parce qu’il a de l’orgueil qu’il s’aperçoit de l’orgueil de l’autrec, et d’ailleurs c’est en effet moins criminel de l’orgueil de présumer trop de soi-même, que d’abaisser le prochain.

c – Il serait plus juste de dire, que ce n’est que parce qu’il a de l’orgueil que l’orgueil de l’autre le fait souffrir ; car un être entièrement pur (voir le Seigneur Jésus-Christ), reconnaît fort bien les signes de l’orgueil.

La présomption et la confiance sont une espèce d’ivresse pour notre âme. Mais la haine, l’envie, la malignité, en sont comme la fureur.

L’envie est un sentiment implacable. Vous pouvez lui imposer silence par vos bienfaits et par votre honnêteté, mais vous ne la fléchirez point. Elle vivra autant que subsistera votre mérite. On vous pardonnera les derniers outrages qu’on aura reçus de vous ; et du moins le temps en effacera le souvenir ; mais on ne vous pardonnera jamais vos bonnes qualités.

L’envie et la flatterie sont deux défauts tout à fait opposés. La première fait paraître un mépris apparent pour les autres, qui cache une estime effective. Car l’envie dans le fond est un sentiment qui fait honneur. Elle ne se porte que vers ce qu’elle estime. Elle vit par le mérite, et ne meurt qu’avec lui ; au lieu que la flatterie cache sous une estime apparente, un mépris très véritable, puisqu’elle ne naît que sur la supposition de la faiblesse de celui qui en est l’objet. Aussi peut-on dire qu’il y a des satires qui louent beaucoup, et des panégyriques fort outrageux. Alexandre ne voit point dans les enivrements de sa vanité, que la froideur macédonienne lui fait plus d’honneur que l’idolâtrie des Perses, il est cependant bien obligé à ses amis de ce qu’ils ne veulent point se moquer de lui.

Il est facile de juger par tout ce que nous avons dit ci-dessus, combien l’orgueil est un défaut odieux et haïssable. Car tous ses dérèglements sont très criminels. L’amour excessif de l’estime nous fait faire un renversement de la nature elle-même, en changeant la fin en moyen et les moyens enfin. Car puisque l’amour de l’estime non plus que l’amour du plaisir n’est qu’un moyen dont Dieu se sert pour nous porter à la vertu et aux biens de la société, n’est-il pas contre la nature que les hommes agissent, comme s’ils n’étaient dans ce monde que pour être estimés ? La présomption nous aveugle pour ne pas connaître ce qui est véritablement estimable en nous, étant certain que ce que nous sommes est infiniment au-dessus de ce que nous croyons être, et que nos véritables perfections méritent bien mieux l’attention de notre âme, que ses qualités imaginaires que nous nous vantons faussement de posséder. La vanité qui s’attache à de fausses sources de gloire, nous fait perdre de vue les véritables et solides fondements de l’honneur ; qui sont la piété et la crainte de Dieu. Le mépris que nous avons pour notre prochain est un mépris qui rejaillit nécessairement sur nous-mêmes, puisque nous ne sommes guère différents des bêtes, s’il est vrai que nous soyons si différents des autres, et que les distinctions de l’orgueil détruisent toutes les idées de notre dignité naturelle.

Mais outre ses défauts, il y en a un plus caché dans l’orgueil, qui est le plus grand de tous ; c’est il nous fait usurper la gloire de Dieu même. Nos perfections sont des talents que Dieu nous confie pour les faire valoir. Le profit qui en résulte, c’est la gloire que nous devons lui rapporter comme étant son bien. Mais l’orgueil, cet injuste, ou plutôt ce sacrilège qui dérobe tout, ne respecte pas plus les droits de Dieu, que ceux des hommes. Tous les égards qu’il a pour la Divinité, c’est qu’il n’ose avouer les injustices qu’il lui fait, et qu’il a tant d’horreur pour ses sacrilèges, qu’il n’oserait les mettre au jour, ni en rendre la raison complice.

On peut conclure de tout ce que nous avons dit sur ce sujet, que l’orgueil aussi bien que la corruption en général, est à peu près égale dans tous les hommes du monde. Dans les uns il se manifeste davantage, dans les autres il est plus caché. Tous ne pensent pas également à se faire estimer, parce qu’il y en a beaucoup à qui la pauvreté donne des occupations plus pressantes ; mais je ne sais si l’on ne peut point dire qu’ils ont tous le même penchant pour l’estime ; que cette inclination peut-être cachée, et que le sentiment en peut être suspendu, mais qu’elle est à peu près la même dans tous les hommes, ou plutôt qu’il n’y a pas de différence, que celle que la grâce y met. Il se peut que quelques uns feront paraître plus de présomption que les autres, mais l’orgueil n’est pas moins dans la timidité et dans ces ombrages pointilleux d’un homme qui craint toujours ou de se faire tort, ou que les autres ne lui en fasse, qu’il est dans la présomption même.

On voit des gens qui paraissent civils et honnêtes à l’égard des autres, mais ils chercheront de leur prendre le pas dans le chemin de la gloire, l’honnêteté extérieure n’étant à vrai dire, qu’une apparente préférence que nous faisons des autres à nous-mêmes, pour cacher la préférence effective que nous faisons de nous-mêmes à tout le monde. Enfin il y en a qui sont les maîtres d’eux-mêmes, quand on les loue, mais qui ne le sont point du tout quand on les blâme. La modestie tient bon contre les impressions de la flatterie ; mais elle se déconcerte par les impressions de l’outrage. L’orgueil se rend maître de sa joie et de sa satisfaction, mais il ne peut commander à la douleur et à son ressentiment. Enfin on en voit qui semble s’élever au-dessus de l’estime des autres hommes et qui seraient même ce semble fâchés d’avoir l’approbation du public. Mais pénétrez les motifs de ce chagrin philosophe, et vous trouverez que l’orgueil y a sa bonne part. Un homme rempli de l’opinion de son mérite trouve souvent que les hommes ne lui rendent pas la justice qui lui est due. Il faudrait voir le genre humain à genoux devant lui, pour lui ôter sa mauvaise humeur ; et s’il n’est point adoré, le voilà misanthrope.

On voit enfin par là, que l’orgueil vit de l’erreur des autres, et des illusions qu’il se fait à lui-même. Il a établi je ne sais combien de fausses maximes dans le monde, sur lesquelles tout le monde raisonne, comme sur des principes véritables à la faveur desquelles il tâche de faire valoir ses prétentions. Qu’on ne s’imagine point qu’on puisse détruire ces préjugés en les combattant directement par la raison. Les hommes conservent ces erreurs malgré le bon sens, qui leur apprend ce qu’elles ont d’insensé, parce que c’est de la disposition de leur cœur qu’elles viennent. Pour les guérir de ces illusions il faut modérer l’amour excessif de l’estime, qui règne dans leur cœur, et il n’y a point d’autre moyen de détruire ce dernier, que de tourner leur âme vers le bien éternel et infini, qui est Dieu, l’unique source de notre bonheur et de notre gloire.

Ce sont là les réflexions que nous avions à faire sur nos penchants et nos dérèglements les plus généraux, en attendant que nous fassions des découvertes plus particulières dans la science du cœur, qui est si belle, si importante, et si digne de notre application en toutes manières. Dieu veuille bénir par sa grâce celles que nous pouvons avoir faites dans cet écrit, et les faire réussir à sa gloire et à notre salut éternel. Amen.

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