Traité de la divinité de Jésus-Christ

Chapitre V

Quatrième preuve, prise de ce que Jésus-Christ s’est fait adorer.

Mais, pour montrer encore mieux que c’est dans un sens proprement dit que les disciples ont égalé Jésus-Christ à Dieu, et que Jésus-Christ s’est égalé lui-même à l’Être souverain, ne nous contentons point d’avoir remarqué qu’il s’est attribué les noms et les titres qui avaient été consacrés au Dieu souverain, montrons encore qu’il a prétendu aux mêmes hommages.

Il est certain qu’on adore Dieu, et qu’on n’adore que Dieu. Quand les hommes ont prétendu à cette adoration, ils ont par là même prétendu être des dieux ; et quand ils n’ont pas prétendu être des dieux, ils n’ont pas prétendu à l’adoration.

Quand donc nous n’aurions point su jusqu’ici que Jésus-Christ veut être regardé comme Dieu, nous n’en pourrions point douter, lorsque nous voyons qu’il exige des hommes qu’ils lui rendent cette adoration. Les évangélistes rapportent qu’après sa naissance il fut adoré, premièrement, par des bergers de Bethléem, et ensuite par des mages. On ne doit point lui imputer une adoration qu’il ne paraissait pas être en état d’empêcher. Mais ces mêmes évangélistes nous apprennent qu’il fut plusieurs fois adoré pendant la vie ; et ils ajoutent que non seulement il est permis de l’adorer, mais encore qu’il a été commandé à tous les anges de Dieu de lui rendre cet hommage.

Si Jésus-Christ est le Dieu souverain, il a raison de se faire adorer ; mais s’il n’est pas le Dieu souverain, on ne peut, sans une espèce de sacrilège, lui rendre l’adoration qui est due à Dieu, et qui n’est due qu’à Dieu. Certainement, quand tout le reste serait supportable, ceci ne le serait en aucune façon, puisque c’est s’ériger en Dieu souverain, non seulement par ses paroles, mais aussi par ses actions.

Un homme qui aurait la hardiesse de prendre le nom de roi, quoiqu’il fût sujet dans un état qui reconnaîtrait un légitime monarque, serait assurément très criminel ; il le serait bien davantage s’il osait prendre les titres qui sont consacrés à marquer la grandeur de son maître ; comme si, étant en France, il se qualifiait roi de France, roi de Navarre, etc., ou si, étant en Autriche, il se nommait roi de Bohème, roi de Hongrie, etc. Mais il serait plus criminel encore s’il voulait, outre cela, être traité véritablement en monarque, s’il se faisait traiter de majesté, et qu’il se fit servir à genoux, comme font quelques rois dans leurs Etats : alors il n’y aurait plus aucun moyen de dissimuler un tel attentat, et il faudrait ou renoncer à la fidélité qu’on doit à son roi légitime, ou traiter cet homme d’usurpateur et de criminel de lèse-majesté.

On peut dire que les Juifs ont eu deux raisons pour une de traiter ainsi Jésus-Christ. Premièrement, le respect et la fidélité qu’ils devaient au Dieu souverain ne pouvaient souffrir qu’ils permissent à un simple homme, ou à une simple créature, d’usurper les hommages qui ne sont dus qu’au Dieu souverain ; et d’ailleurs, l’obéissance qu’ils devaient à la loi ne leur permettait point d’avoir d’autre Dieu devant la face du Seigneur.

Il n’y a que trois choses que l’on puisse répondre à cela : il faut ou que l’on nie que l’adoration soit un hommage propre au Dieu souverain, ou qu’on dise que Jésus-Christ n’a pas prétendu se faire adorer, ou qu’on prétende que Jésus-Christ n’a pas voulu être adoré dans le même sens et de la même manière que le Dieu souverain. Cependant on ne peut rien dire de tout cela avec quelque fondement.

Car si l’on dit que l’adoration n’est pas un hommage propre au Dieu souverain, je demande : Y a-t-il quelque autre que le Dieu souverain qui ait jamais été adoré ? On répondra, peut-être, que l’ange qui apparut aux patriarches, et ensuite à Moïse, a été adoré, quoiqu’il ne fût qu’une simple créature ; mais c’est supposer une chose qui est extrêmement contestée. L’ange qu’ont adoré les patriarches premièrement, et ensuite les Israélites au pied de la montagne de Sina, est le Dieu souverain, puisqu’il est le Dieu possesseur du ciel et de la terre, la frayeur d’Isaac, le juge de toute la terre, celui en la présence duquel Abraham reconnaît qu’il n’est que poudre et que cendre, celui qui dit de lui-même : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ; et celui-là même qui fait entendre cette voix au peuple d’Israël prosterné dans la plaine : Je suis l’Éternel, ton Dieu, qui t’ai retiré hors du pays d’Egypte, etc. C’est l’ange de l’Éternel qui dit du milieu du buisson : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. L’Écriture le dit en propres termes, et les chrétiens ne peuvent douter que celui qui parlait ainsi ne fût en même temps le Dieu souverain, ayant entendu Jésus-Christ qui tire cette conséquence de ce passage : Dieu n’est point le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants, et qui par conséquent reconnaît que celui qui parlait dans le buisson était le Dieu souverain. Il est l’ange de l’Éternel, selon le texte ; il est le Dieu souverain, selon Jésus-Christ, et l’un et l’autre dans notre sentiment.

Au reste, un hommage propre et consacré à Dieu, est un hommage que les fidèles n’ont jamais rendu qu’à Dieu. Or, les fidèles n’ont jamais rendu qu’à Dieu l’adoration ; donc l’adoration est un hommage propre et consacré à Dieu. D’ailleurs, un hommage qui ne peut être rendu à la créature sans idolâtrie, est un hommage proprement consacré à Dieu : or, l’adoration est de cette espèce ; cela paraît de ce que l’idolâtrie des nations consistait à rendre cet hommage à d’autres qu’au vrai Dieu.

On dira ici ce qu’on répond ordinairement sur ce sujet, qui est qu’il faut distinguer une double adoration ; une adoration que je nommerai subalterne, parce qu’elle se rend à des êtres subalternes ; et une adoration que nous nommerons souveraine, parce qu’elle ne se rend qu’au Dieu souverain. Premièrement, cette distinction ne sert de rien, puisqu’il est facile de faire voir que Jésus-Christ s’est fait rendre la souveraine adoration : ce qu’on peut faire voir en distinguant une triple adoration : une adoration de pensée, une adoration de parole, une adoration d’action. Celui qui veut qu’on pense de lui ce qu’on pense du Dieu souverain, se fait adorer comme le Dieu souverain. Or, Jésus-Christ veut qu’on pense de lui ce qu’on pense du Dieu souverain ; je le prouve. Jésus-Christ s’attribue d’être égal au Dieu souverain ; il s’attribue d’ailleurs ses qualités, sa toute-puissance, sa toute-science, etc. Il veut donc que l’on pense de lui ce que l’on doit penser du Dieu souverain. En second lieu, celui qui parle de lui-même comme du Dieu souverain, ou qui autorise ceux qui parlent ainsi, veut être reconnu pour le Dieu souverain, et être adoré en cette qualité ; or, Jésus-Christ parle, ou veut qu’on parle de lui comme du Dieu souverain. Cela paraît de ce qu’il prend les noms de Dieu ; car quelle nécessité y aurait-il de les prendre sans cela ? Cela paraît encore de ce qu’il s’attribue les qualités et les ouvrages de Dieu. Il dit que toutes choses ont été faites par lui, ou du moins les apôtres le disent pour lui. Enfin, celui qui veut qu’on fasse pour lui ce qu’on n’a jamais fait que pour le Dieu souverain, veut être adoré comme le Dieu souverain ; or, Jésus-Christ veut qu’on fasse pour lui ce qu’on ne doit faire que pour le Dieu souverain. Ainsi nous devons aimer Dieu pardessus toutes choses ; mais il n’y a que Dieu à qui il nous soit prescrit de rendre un si sublime devoir. Nous devons aimer de même Jésus-Christ par-dessus toutes choses ; nous devons l’aimer plus que ce que nous aimons le plus, qui est notre conservation. Si quelqu’un, dit-il, ne hait son âme pour l’amour de moi, il n’est pas digne de moi. Nous devons à Dieu le sacrifice, et non seulement le sacrifice des boucs et des agneaux, sacrifice charnel, caractère d’une religion corporelle ; mais principalement le sacrifice de notre sang et de notre vie, sacrifice spirituel, digne d’une religion et d’une alliance plus parfaite que celle de la loi. Or, Jésus-Christ veut qu’on souffre le martyre pour l’amour de lui, et par conséquent qu’on lui rende un devoir qui n’a jamais été rendu qu’à Dieu. Saint Pierre, saint Paul et saint Jacques ne vous diront point comme lui : Si quelqu’un ne quitte maisons, femme, enfants, même sa propre vie pour l’amour de moi et de l’Évangile, il n’est pas digne de moi. Il ne servirait de rien de dire que Jésus-Christ étant dépendant de son Père, quand il nous ordonne de quitter notre vie pour l’amour de lui, veut seulement dire que nous devons la donner pour l’amour de Dieu. Si cela avait lieu, rien n’empêcherait que saint Pierre et saint Paul, et les autres apôtres, ne nous parlassent comme Jésus-Christ, et qu’ils ne nous dissent à son imitation : Si quelqu’un ne hait son âme pour l’amour de moi, il n’est pas digne de moi. Car, comme ils seraient inférieurs et dépendants à l’égard de Dieu, on pourrait dire tout de même, que celui qui ferait cet effort pour l’amour de l’apôtre qui parlerait ainsi, le ferait pour l’amour de Dieu. On me dira peut-être qu’il suffit que Jésus-Christ déclare qu’il agit au nom de son Père, et que son Père est plus grand que lui, afin qu’on ne puisse point lui attribuer véritablement de vouloir se faire rendre le culte souverain. Mais je prouve que cela ne suffit point, par un exemple incontestable. Si le ministre d’un roi était assez hardi pour donner des ordonnances scellées de son sceau, pour faire battre la monnaie avec son image, pour se faire traiter de majesté, prenant avec cela les noms et les titres du souverain, croyez-vous qu’il en fût quitte pour dire qu’il est moindre que le monarque, et qu’il agit en son nom ? Et n’aurait-on pas raison de lui dire qu’il détruit par ses actions ce qu’il avance par ses paroles, et qu’il se contredit à lui-même ? Il n’est rien de si facile que d’appliquer tout cela au sujet dont il s’agit ; car, comme il y a une certaine idée de la royauté que les sujets ne doivent jamais appliquer à un autre qu’à leur prince ; comme il y a des noms et des titres tellement affectés et consacrés à la personne du souverain, qu’on ne peut les donner à un autre sans crime ; comme il y a certains hommages extérieurs qu’on rend au souverain, et qu’on ne peut rendre à d’autres sans être criminel de lèse-majesté, quelque intention que l’on dise avoir, et de quelque prétexte qu’on se couvre, parce que les paroles et les actions signifient, non pas selon votre volonté particulière et votre fantaisie, mais selon leur nature, ou plutôt selon l’usage qui les consacre ainsi, selon un usage très ancien, très sacré et très inviolable, établi par les prophètes et par le langage de Dieu même, il y a des idées qui sont tellement consacrées à Dieu, qu’elles ne peuvent convenir à aucun autre, et des titres tellement propres à Dieu, que c’est commettre un crime de lèse-majesté divine que de les donner à un autre, et un culte et des hommages tellement dus à Dieu, que, sous quelque prétexte que ce soit, ils ne doivent jamais être rendus à un autre.

Nous avons donc montré que, lorsque Jésus-Christ s’est fait rendre l’adoration, il s’est fait rendre l’adoration souveraine. Mais allons plus avant. L’adoration subalterne est, dit-on, distinguée de l’adoration souveraine, en ce que celle-ci reconnaît Dieu pour la source de tout être et de toute perfection, et que la seconde peut se rendre à des êtres émanés de Dieu, lorsqu’ils ont été particulièrement honorés de lui, ou qu’ils ont reçu de lui l’empire de l’univers. Mais on peut dire que l’adoration subalterne n’a été connue ni du législateur, ni des prophètes, ni de Jésus-Christ même, ni des apôtres. Il faut prouver tout cela par ordre.

Deux raisons nous persuadent que l’adoration subalterne n’a point été connue du législateur. La première est qu’il défend toute adoration en général, excepté celle qui se rapporte au Dieu souverain, et cela dans un précepte qui est moral, et qui par conséquent doit être d’une éternelle vérité et d’une force perpétuelle ; ce qu’il n’aurait pas fait s’il y avait quelque adoration subalterne légitime, de peur de tendre des pièges aux hommes par une équivoque qui pouvait les engager dans l’erreur. Il ne nous aurait point défendu en général d’adorer aucun autre que Dieu, mais seulement d’adorer aucun autre que Dieu d’un culte souverain ; car si le souverain législateur voulait qu’on adorât Jésus-Christ un jour, pourquoi défendre si généralement toute autre adoration que celle qui est rendue à Dieu ? La seconde raison est que le législateur a dessein évidemment d’arrêter le cours de l’idolâtrie païenne : or, cette idolâtrie païenne consistait proprement en ce qu’on adorait plusieurs divinités de cette adoration subalterne ; car, aussi bien que les Juifs, ils ne reconnaissaient qu’un Être souverain.

On me dira peut-être ici que la loi défend l’adoration subalterne qui se termine aux idoles, et non l’adoration subalterne qui devait se terminer à Jésus-Christ ; mais on le dira en vain. Lorsque la loi défend cette adoration subalterne, c’est en des termes généraux qui défendent toutes sortes d’adorations subalternes, sans aucune exception. Il semble, à entendre parler nos adversaires, qu’il y a premièrement des idoles, et qu’ensuite ces idoles devenant l’objet du culte, rendent ce culte une idolâtrie ; au lieu qu’il faut dire : On adore un objet, et cette adoration transportée à cet objet qui n’était pas adorable, fait d’un objet qui était innocent en soi une idole. Le législateur s’exprimant généralement, et défendant d’adorer à la manière païenne, c’est-à-dire de cette adoration subalterne, aucune des choses qui sont au ciel ou en la terre, il est évident que, dès que nous adorons quelqu’une des choses qui sont au ciel ou en la terre, même de cette adoration subalterne, nous en faisons d’abord une idole. Enfin, la loi du décalogue ne dit pas seulement : Tu n’auras point d’autre Dieu, mais : Tu n’auras point d’autre Dieu devant ma face ; ce qui semble défendre principalement l’adoration subalterne.

Je dis, en second lieu, que les prophètes n’ont point connu l’adoration subalterne ; car, premièrement, ils n’en ont aucun exemple devant les yeux, ils n’en ont point ouï parler ; ils n’en font jamais de mention : d’ailleurs, ils se moquent de ces dieux subalternes, puisqu’ils ne peuvent comprendre qu’on puisse servir des dieux qui ne font point pleuvoir, qui n’ont point fait les cieux et la terre, etc. ; ce qu’ils ne diraient pas sans doute, s’ils savaient qu’il y a ou qu’il doit y avoir dans l’accomplissement des temps un Dieu subalterne et dépendant qu’on doit adorer, encore qu’il ne fasse point pleuvoir, et qu’il n’ait point créé les cieux et la terre. On me dira que, si les prophètes blâment les idolâtres, c’est d’adorer d’un culte souverain des dieux qui n’ont point créé les cieux et la terre. Mais si le Saint-Esprit n’avait d’autre sujet de plainte que celui-là, il ne se plaindrait jamais à cet égard ; car il est certain que les païens n’ont point adoré d’un culte souverain leurs divinités subalternes, c’est-à-dire qu’ils ne les regardaient point comme étant la source de l’être, et l’origine de tous les biens : il n’y avait que leur Jupiter qu’ils pouvaient servir en cette qualité.

Les disciples de Jésus-Christ eux-mêmes n’ont point connu cette distinction d’adoration subalterne, et d’adoration souveraine, puisqu’ils ont cru que toute adoration, même l’adoration extérieure, et qui n’était point accompagnée de celle de l’esprit, même une adoration qui ne pouvait en aucun sens être crue aller à un objet souverain, que toute telle adoration rendue à la créature, préjudiciait aux intérêts de la gloire du Créateur ; car lorsque Corneille se prosterne devant saint Pierre, Corneille ne prend point saint Pierre pour l’Être souverain ; s’il l’adore, ce n’est qu’extérieurement, ce n’est pas comme l’auteur et l’origine de tout bien : il sait bien que saint Pierre n’est qu’un homme, et il l’a appris de l’ange qui lui a ordonné de le faire venir de Joppe. Cette adoration ne peut donc être qu’une adoration subalterne, et même extrêmement subalterne ; car voici ce que Corneille lui dit : Il y a quatre jours, à cette heure, que j’étais en jeûne, et je faisais la prière à neuf heures en ma maison. Alors voici un homme se prés ente à moi en un vêtement reluisant, et dit : Corneille, ta prière et tes aumônes ont été ramentues devant Dieu ; envoie donc à Joppe, et envoie quérir Simon, surnommé Pierre, qui est logé en la maison de Simon le corroyeur, près de la mer, lequel étant venu parlera à toi. Vous voyez par là quel pouvait être le préjugé de Corneille lorsque saint Pierre entra chez lui : il le regardait non comme le Dieu souverain, mais comme un homme appelé Simon, surnommé Pierre, et logé à Joppe chez un autre Simon le corroyeur. Cependant l’histoire sainte nous apprend que, comme Pierre entrait, Corneille venant au-devant de lui, et se jetant à ses pieds, l’adora. On peut croire que l’intention de Corneille n’était nullement de rendre à un homme qui lui était envoyé de la part du Dieu souverain, le même culte qui était dû au Dieu souverain. Cependant, parce que l’adoration, je dis même l’adoration extérieure, était une action consacrée par l’usage à marquer l’honneur qu’on rendait à l’Être suprême, saint Pierre n’a pas tant d’égard à la bonne intention de Corneille, qu’à empêcher qu’on ne fasse pour lui ce qu’on ne doit faire que pour Dieu. Il relève Corneille en lui disant : Lève-toi, je suis aussi homme. D’où nous tirons deux preuves invincibles, pour montrer qu’il n’est jamais permis d’adorer que le Dieu souverain. La première est que saint Pierre s’oppose à cette action pour la gloire de Dieu, en disant : Je ne suis qu’un homme, je ne suis pas Dieu. D’où il paraît que l’adoration subalterne, aussi bien que toute autre, est contraire à la gloire de Dieu, quand elle se rend à un autre qu’à lui. La seconde est qu’il paraît de là que quiconque est un simple homme par sa nature, ne doit point prétendre à l’adoration, soit subalterne, soit souveraine. En effet, qu’est-ce qui empêche saint Pierre de se faire adorer en cette occasion ? Ou c’est le respect du Dieu souverain, ou c’est le respect de Jésus-Christ. Si c’est le respect du Dieu souverain, il faut que saint Pierre s’imagine que l’adoration, je dis l’adoration subalterne, rendue à une créature, préjudicie au Dieu souverain ; auquel cas non seulement saint Pierre, mais Jésus-Christ lui-même est contraint de renoncer à cette adoration : si c’est le respect de Jésus-Christ, alors il ne faut pas que saint Pierre dise, en refusant l’adoration de Corneille : Je suis aussi homme ; car Jésus-Christ, à la gloire duquel il craint de préjudicier, est aussi un homme, et n’est qu’un homme par sa nature. A prendre les choses comme il faut, saint Pierre ne dit ici ce qu’il est, que pour faire entendre à Corneille ce qu’il lui doit, il se dit homme, pour lui dire qu’il ne faut adorer que Dieu, quelque intention que l’on puisse prétexter dans cette adoration. Si la personne de saint Pierre ne méritait pas l’adoration, la qualité qu’il portait d’envoyé de Dieu méritait des honneurs extraordinaires ; et c’est sous cette notion que Corneille le considérait ; c’est sous cette idée qu’il veut l’adorer. Saint Pierre le refuse pourtant, et lui dit pour toute raison : Je suis aussi homme. N’est-ce pas là établir pour principe général, que, de quelque qualité qu’un homme soit revêtu, quoiqu’il soit l’envoyé de Dieu, il ne doit point être adoré s’il est simplement un homme ? On dira peut-être ici que cela ne conclut point contre Jésus-Christ ; mais pourquoi cela ne conclurait-il point, puisque la maxime est générale ? Au fond, si le respect que saint Pierre a pour Jésus-Christ lui défend de partager l’adoration avec Jésus-Christ, le respect que Jésus-Christ doit avoir pour le Dieu souverain, doit, ce semble, l’empêcher de partager les hommages de la religion avec le Dieu souverain. Or, Jésus-Christ partagerait, du moins extérieurement, les hommages de la religion avec le Dieu souverain, si cette adoration subalterne avait lieu.

On peut dire, pour quatrième argument, que les anges ne connaissent point cette adoration subalterne dont il s’agit ici ; car s’ils la connaissaient, l’ange qui fit voir tant de merveilles à saint Jean, ne se serait point opposé à celle que cet apôtre voulait lui rendre, ou du moins il s’y serait opposé par d’autres motifs. Car il est évident que saint Jean ne pouvait point prendre cet ange pour le Dieu souverain, puisque cet ange venait de lui parler en ces termes : Ces paroles sont certaines et véritables, et le Seigneur, le Dieu des saints prophètes, a envoyé son ange pour montrer à ses serviteurs les choses qui doivent être faites bientôt, etc. A quoi saint Jean ajoute : Après que j’eus ouï et vu ces choses, je me jetai pour me prosterner devant les pieds de l’ange qui me montrait ces choses. Mais il me dit : Garde que tu ne le fasses ; car je suis ton compagnon de service et de tes frères les prophètes, et de ceux qui gardent les paroles des prophètes. Adore Dieu. Saint Jean voulait adorer cet ange, parce que c’était l’ange de Dieu, et non pas croyant qu’il fût Dieu même. Cependant l’ange, qui ne fait pas toutes ces distinctions, lui dit : Adore Dieu, établissant de la manière du monde la plus claire et la plus évidente, que l’adoration, quelle qu’elle soit, ne doit être rendue qu’à Dieu. On me dira que l’ange refuse cette adoration subalterne, parce qu’il n’a pas assez de dignité pour prétendre à cette adoration, toute subalterne qu’elle est. Mais pourquoi, si cela est, nous ordonne-t-il de ne rendre cette adoration qu’à Dieu ? Adore Dieu, dit-il. Certainement, s’il eût connu toutes ces distinctions, loin de dire : Garde que tu ne le fasses, adore Dieu, il aurait dit : Prends garde à l’adoration que tu me rends, et garde-toi bien de la rendre à Dieu ; car tu m’adores comme l’envoyé de Dieu, et non comme la source infinie du bien. Garde-toi de rendre à Dieu cette adoration que tu me rends, qui est une adoration subalterne. Que s’il avait cru de son devoir de refuser cette adoration subalterne, toute subalterne qu’elle était, il aurait dit : Garde que tu ne le fasses ; adore Jésus-Christ ; car il n’y a que Jésus-Christ qui mérite d’être adoré de cette adoration subalterne, comme il n’y a que le Dieu très haut qui mérite d’être servi du culte souverain.

Je dirai bien davantage, et je soutiens que lorsque le démon tenta dans le désert notre Seigneur Jésus-Christ, il ne connaissait point cette adoration subalterne : car lorsqu’il demande à Jésus-Christ d’être adoré par lui, il ne demande pas d’être adoré comme le Dieu souverain ; car il déclare d’abord qu’il y en a un plus grand que lui, puisqu’il fait connaître qu’il ne possède pas originairement les royaumes du monde et leur gloire, mais que toutes ces choses lui ont été données. Car, dit-il, toutes ces choses m’ont été données, et je les donne à qui je veux. Le démon veut donc être adoré d’une adoration subalterne ; Jésus-Christ le réfute par ce précepte de la loi : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et à lui seul tu serviras. Il s’ensuit donc que ce précepte défend d’adorer tout autre que le vrai Dieu, soit d’une adoration souveraine, soit d’une adoration subalterne ; ou plutôt, il s’ensuit que cette distinction n’a aucun véritable fondement.

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