Traité de la divinité de Jésus-Christ

Troisième section

Où l’on fait voir que si Jésus-Christ n’est pas vrai Dieu, d’une même essence avec son père, Jésus-Christ et les apôtres nous ont eux-mêmes engagés dans l’erreur.

Chapitre I

Diverses manières d’établir cette vérité, et premièrement, que le principe que nous combattons détruit les idées que l’Écriture nous donne de la charité et des bienfaits de Dieu.

Nous avons fait voir que si Jésus-Christ est une simple créature, la religion mahométane est le rétablissement de la véritable religion, et Mahomet préférable à Jésus-Christ. Nous avons montré que si Jésus-Christ n’est pas d’une même essence avec son Père, les Juifs ont raison de s’en tenir à la sentence que leurs pères prononcèrent contre lui. Nous devons justifier à présent le principe que nous nous étions proposé d’établir en troisième lieu : c’est que si Jésus-Christ est un simple homme, ou, si l’on veut, une simple créature, il faut qu’il nous ait voulu engager dans l’erreur, et que ses disciples aussi aient eu pour but de nous tromper.

La raison générale qu’on en peut donner, est que les écrivains sacrés n’ont point parlé de Jésus-Christ comme d’une simple créature, quoiqu’ils dussent être parfaitement instruits de ce que Jésus-Christ était par Jésus-Christ même ; c’est ce qui nous paraîtra incontestable lorsque nous aurons justifié les vérités suivantes. La première est que cette hypothèse qui fait de Jésus-Christ une simple créature, surtout celle qui en fait un simple homme, anéantit l’idée que Jésus-Christ, parlant par lui-même ou par ses disciples, nous donne des bienfaits de Dieu, de la miséricorde de son Père, ou de sa propre charité. La seconde est que ce principe affaiblit tellement l’idée que l’Écriture nous donne de la grandeur du mystère de piété, que dans ce sentiment nous ne pouvons penser autre chose, si ce n’est que les écrivains sacrés ont voulu nous tromper par des expressions vides et enflées. La troisième est que ce sentiment ôte à Jésus-Christ toute sa dignité, en lui faisant posséder par métaphore les titres que l’Écriture lui attribue réellement ; de sorte que dans ce principe les principaux caractères de la gloire du Fils de Dieu ne sont que des hyperboles démesurées, ou des jeux d’esprit qui ne sauraient avoir d’autre usage que celui de nous engager dans l’erreur. La quatrième est que ce sentiment détruit la nécessité et même l’utilité de la mort de Jésus-Christ ; de sorte que celle-ci n’est plus dans cette hypothèse qu’un épisode de roman, si l’on ose s’exprimer ainsi. Et la dernière, enfin, que ce principe rend le langage de l’Écriture obscur et incompréhensible, faux et illusoire, absurde et ridicule, impie et plein de blasphème.

J’ose dire que ceux qui feront quelque attention à ces cinq espèces de preuves que nous proposerons d’une manière succincte, conserveront difficilement leurs doutes sur ce sujet, et que, s’ils demeurent persuadés que notre doctrine, à cet égard, a des difficultés et des ténèbres, ils croiront aussi qu’elle a une évidence de révélation et des lumières qui doivent nous obliger à la recevoir, tout élevée et tout incompréhensible qu’elle est en elle-même par la sublimité et la grandeur des objets qu’elle enferme.

Je dis premièrement qu’on ne peut supposer que Jésus-Christ soit un simple homme ou une simple créature, sans affaiblir infiniment toutes les idées que nous avons de la charité et de la miséricorde de Dieu. Chacun sait que le grand bienfait de cette miséricorde consiste en ce que Dieu nous a donné son Fils bien-aimé, et qu’il l’a livré pour nous à la mort. C’est un don qui enferme tous les autres ; car, suivant l’apôtre, celui qui nous a donné son fils, nous accordera aussi toutes les autres choses. Or, si Jésus-Christ n’est par sa nature qu’une simple créature, le don de Jésus-Christ est d’un moindre prix, sans comparaison, que le salut du genre humain ; bien loin que nous soyons surpris que Dieu ait acheté notre salut si cher, il faudra s’étonner qu’il l’ait acheté si bon marché ; ce qui est un blasphème exécrable.

Quelque juste et quelque saint que l’on conçoive Jésus-Christ, on doit penser qu’une infinité de personnes aimant Dieu de tout leur cœur et de toutes leurs forces, au jour de leur triomphe et de leur parfaite régénération, seront encore un objet plus agréable aux yeux de Dieu, que Jésus-Christ. Le salut du genre humain est donc plus précieux que la vie de Jésus-Christ ; et cela d’autant plus encore, que Jésus-Christ, en perdant la vie, ne perd point sa sainteté, qui est bien d’un autre prix que sa vie.

En effet, il ne faut point ici comparer simplement Jésus-Christ avec les fidèles qui doivent hériter son royaume, mais la vie temporelle qu’il a perdue pour eux, avec cette vie éternelle et bienheureuse qu’ils ont acquise par lui ; et l’on verra que le don de Jésus-Christ, simple créature, est d’un moindre prix que le salut du genre humain.

On comprend fort bien que, si Jésus-Christ n’est pas un simple homme, mais un Homme-Dieu, cette alliance qu’il a avec la Divinité rend sa vie et son sang infiniment précieux. On n’a aucune peine à se le persuader en raisonnant du plus au moins. Une masse d’argile est sans prix et sans dignité ; nous ne comptons pour rien les coups qu’on lui donne ; qu’on la détruise ou qu’on l’anéantisse, cela nous est indifférent. Mais animez cette terre, unissez-la à un esprit, cette union produira d’abord une espèce de noblesse et de dignité dans ce corps, qui attachera de l’honneur à ses actions, du prix à ce qu’il fera ou à ce qu’il souffrira pour vous. Unissez ensuite cette matière déjà animée à l’essence divine, elle contractera une dignité infinie, par cela même qu’elle est si particulièrement unie avec Dieu ; et ses souffrances pourront former un équivalent des peines éternelles : car si les souffrances d’un homme de qualité ont plus de valeur que celles d’un paysan, celles du fils du Roi plus que celles d’un homme de qualité, celles du roi même plus que celles de son fils, il s’ensuit que, si dans cette gradation nous pouvons aller à l’infini, et que nous trouvions une personne d’une dignité qui ne soit point bornée, ses souffrances seront aussi d’un prix infini : Jésus-Christ étant donc Dieu manifesté en chair, et possédant la gloire de la Divinité au milieu des infirmités et des misères attachées à une nature comme la nôtre, il n’a pu souffrir qu’une mort d’une valeur infinie ; et Dieu qui nous le donne pour souffrir pour nous, ne nous fait point un présent limité.

Mais enfin, un homme n’est qu’un homme, et ce serait exagérer la miséricorde de Dieu d’une manière puérile que de s’écrier : O charité ineffable ! O miséricorde sans bornes, qui donne la vie temporelle d’un simple homme ou d’une simple créature, pour le salut éternel du genre humain ! Il faut donc chercher un autre mystère dans ces paroles du Saint-Esprit : En cela paraît la charité de Dieu envers nous, qu’il a envoyé son Fils unique au monde afin que nous vivions par lui.

Si cette supposition de nos adversaires rend incompréhensible tout ce que l’Écriture nous dit de ce grand effort de charité, qui fait que Dieu a donné Jésus-Christ à la mort pour nous, elle ne rend pas moins incompréhensible tout ce qu’on nous dit de la charité de Jésus-Christ même ; car s’il souffre dans notre sens, il souffre du moins dans quelques instants le poids de la malédiction divine ; il lutte avec la justice de Dieu, qui le regarde avec sévérité ; il sent le délaissement de son Père avec une douleur proportionnée à l’ardeur de son amour : ainsi sa charité est aussi grande, que les frayeurs de la justice de Dieu, qui se rangent en bataille contre lui dans ce moment, sont terribles. Mais si Jésus-Christ ne souffre que dans le sens de nos adversaires ; s’il souffre avec tous les sentiments de l’amour de son Père ; s’il meurt comme les martyrs meurent ordinairement ; si, plein du sentiment de son innocence, il ne se sent point chargé des péchés du genre humain, on peut dire que son action n’a rien d’extrêmement héroïque. Codrus, à ce compte, serait pour le moins aussi louable que Jésus-Christ : ce roi des Athéniens ayant mené son armée contre les ennemis de sa patrie, et s’étant persuadé, sur la réponse de je ne sais quel oracle bien ou mal expliqué, que s’il n’était lui-même tué dans le combat, ses sujets ne pouvaient remporter la victoire, il quitta les ornements de la royauté ; il se couvrit de haillons ; et étant allé dans l’armée ennemie, il trompa le dessein qu’on avait fait de l’épargner en provoquant un soldat qui lui donna la mort, et racheta ainsi sa patrie par une action qui pouvait faire l’admiration même de ses ennemis. Codrus fait assurément plus pour ses sujets que ne ferait Jésus-Christ pour les fidèles ; car il perd une vie après laquelle il n’en espérait point d’autre pour défendre ses sujets de l’oppression ; au lieu que Jésus-Christ ne donne sa vie temporelle que parce qu’il est assuré de vivre et de régner éternellement avec ses sujets, qu’il rachète en se sacrifiant pour eux.

Enfin, nous aurions en ce cas-là bien plus juste sujet d’admirer la charité de Dieu sur Jésus-Christ, que d’admirer la charité de Dieu sur nous. Que Dieu sauve les hommes, cela nous fait reconnaître la miséricorde de Dieu dans la rémission qu’il nous accorde de nos péchés ; mais que Dieu, pour récompenser Jésus-Christ d’avoir souffert la mort, le ressuscite glorieusement, le rende le Monarque du monde, et le Chef des anges, et le Juge des hommes, et le Roi des siècles ; qu’il mette en sa disposition les dons de son Esprit, la vie et la mort ; qu’il lui donne son nom, sa gloire, sa puissance, et la disposition de son éternelle félicité, c’est une bonté immense qu’il a pour Jésus-Christ, et celui-ci ne doit pas plaindre le sang qu’il a versé pour parvenir à cet état de gloire ; il ne pouvait rien faire de plus utile pour lui-même. Pour comprendre après cela le langage du Saint-Esprit, il faudrait faire un autre Évangile. Au lieu de dire : Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils au monde, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle, il faudrait dire : Dieu a tant aimé Jésus-Christ, qu’après l’avoir honoré du titre de son Fils, il lui a assujetti le monde, et lui a donné tous ceux qui croiront en lui. Au lieu de dire : Celui qui nous a donné son propre Fils, ne nous donnera-t-il point aussi les autres choses ? il faudrait dire : Ce n’est pas merveille si celui qui nous promet de nous donner la vie éternelle, nous a donné la vie de Jésus-Christ.

Lorsque saint Paul dit que Dieu nous a donné son Fils, il veut dire qu’il nous a donné la vie de son Fils ; et raisonnant du plus au moins, il conclut que Dieu nous donnera aussi les autres choses, parce qu’il suppose que la vie de Jésus-Christ est plus précieuse que tous les autres biens. Mais y a-t-il quelque proportion entre la vie temporelle d’une seule créature, quelque sainte qu’elle puisse être, et la vie éternelle et bienheureuse de tous les saints ? Et y a-t-il rien de plus faux que le raisonnement de l’apôtre, si le principe que nous combattons avait lieu ?

On dira peut-être ici que la charité de Dieu se manifeste en ce qu’il nous donne la vie éternelle avec son Fils ; mais il est aisé de découvrir l’illusion qui est cachée dans ces paroles. Dieu fait deux choses ; il nous donne la vie éternelle, et il nous la donne par le ministère de son Fils. Nous ne pouvons considérer la première’sans admirer sa bonté et sa miséricorde ; on en convient : mais on peut demander ici en quoi la seconde nous fait voir l’amour de Dieu ; car il ne nous paraît pas que ce soit un grand effort de miséricorde de donner la vie temporelle d’un seul homme pour la vie éternelle de tous les hommes. Ainsi on peut considérer deux choses dans la délivrance des Israélites : Dieu rachète le peuple d’Israël de la captivité dans laquelle il gémissait, après avoir sauvé ses premiers-nés de l’épée de l’ange destructeur ; et Dieu ordonne que les Israélites égorgent un agneau, qu’ils en prennent le sang pour arroser les portes de leurs maisons. Je consens qu’on admire la bonté et la miséricorde de Dieu, lorsque l’on considère le bienfait. Les Israélites étaient réduits à une triste extrémité ; leur délivrance venait à propos ; ils l’avaient ardemment désirée. Mais on se moquerait de nous si l’on voulait nous persuader que la bonté et la miséricorde de Dieu ont surtout éclaté, en ce que c’est par le sang d’un agneau que l’ange destructeur a été averti d’épargner les premiers-nés des Israélites, ou en ce que c’est par ce sacrifice de la Pâque que Dieu a en quelque sorte voulu opérer une telle rédemption. Un homme passerait pour être fort peu raisonnable, qui dirait : Voyez quelle est la charité de Dieu, d’avoir donné un agneau, ou plusieurs agneaux à la mort pour le salut de son peuple. On répondra, sans doute, que la vie de Jésus-Christ simple homme est sans comparaison plus précieuse que celle d’une victime de la loi : j’en conviens ; mais comme la vie d’un agneau n’avait aucun véritable rapport avec la délivrance temporelle des Israélites, on peut dire aussi que la vie temporelle de Jésus-Christ n’a aucun véritable rapport, ni aucune proportion avec la vie éternelle du genre humain, s’il est vrai que Jésus-Christ ne soit qu’un simple homme, ou même une simple créature. Je ne sais même si l’on ne pourrait point dire que la vie d’un agneau a plus de rapport avec la vie d’un homme, que la vie temporelle de Jésus-Christ simple homme n’en a avec le salut éternel du genre humain. Car enfin, la vie d’un agneau est une vie temporelle ; la vie d’un Israélite qui était rachetée par l’agneau, était aussi une vie temporelle, et l’on sait qu’il y a quelque sorte de proportion entre le temporel et le temporel. Mais la vie de Jésus-Christ simple homme, ou même simple créature, est une vie temporelle, et la vie qu’il a acquise au genre humain, une vie éternelle ; et l’on sait qu’il n’y a aucune sorte de proportion entre une vie temporelle qui est finie en durée, et une vie éternelle qui est infinie. Mais enfin ne prenons point les choses dans cette rigueur, puisque aussi bien cela n’est point nécessaire. Il suffit qu’il nous paraisse assez évidemment par cet exemple, qu’on peut quelquefois admirer la miséricorde ou la bonté de Dieu dans le bienfait qu’il nous accorde, sans que nous soyons obligés de la reconnaître dans le moyen que Dieu emploie pour nous le procurer. Cela nous suffit pour nous obliger à dire que véritablement Dieu recommande du tout sa dilection envers nous, en ce que, lorsque nous étions ses ennemis, il s’est réconcilié avec nous, et a voulu s’obliger à nous donner la vie éternelle, mais que sa miséricorde n’éclate en aucune manière en ce qu’il a donné la vie temporelle d’un seul homme pour procurer la vie éternelle à tous les hommes.

Jésus-Christ, direz-vous encore, est le maître, et nous sommes les serviteurs ; et c’est un assez grand effort de charité, que le maître se livre à la mort pour racheter des esclaves, et des esclaves encore qui étaient ses ennemis : mais il faut éclaircir ce qu’il y a d’équivoque et d’obscur dans cette seconde objection ; car il faut distinguer ici la charité du Père d’avec celle du Fils, et les considérer séparément. Ce n’est point le père qui se donne, mais il donne Jésus-Christ, en consentant qu’il souffre la mort pour nous. Jésus-Christ, à l’égard de Dieu, ne peut point être appelé le maître ; il est serviteur aussi bien que nous à l’égard de Dieu puisqu’il est sa créature, et soumis à ses lois. Ainsi Dieu ne donne point le maître, mais il livre son serviteur : c’est un serviteur plus parfait que les autres, j’en conviens ; mais c’est toujours un serviteur. On voit bien que Dieu témoigne sa charité en ce qu’il veut sauver ses ennemis ; sa miséricorde paraît dans son dessein ; mais on ne voit point que sa miséricorde éclate en aucune sorte dans ce don qu’il nous fait de son serviteur, qui ne perd rien de sa sainteté, de sa gloire et de son bonheur essentiel ; qui ne perd que trois jours de vie, perte qui lui vaut l’empire de l’univers, et qui par conséquent ne fait pas de son côté un grand sacrifice ; car si celui-ci n’est qu’un simple homme, ou même qu’une simple créature, et s’il est vrai qu’en souffrant la mort il n’ait rien à craindre que la mort même, et que par ce qu’il souffre il acquière pour ceux qu’il rachète une éternité de vie et de bonheur, et qu’enfin il doive être souverainement élevé après son abaissement, ou est le grand effort de sa charité ? Ceux qui se sont dévoués à la mort pour le salut de leur patrie, dans la certitude de mourir, et dans l’incertitude de vivre après leur mort, n’obtenant pour récompense du sacrifice qu’ils faisaient à leur patrie, qu’une gloire imaginaire qui ne pouvait pas flatter leurs cendres, et une immortalité vaine et éloignée, qui n’ôtait rien aux horreurs de la mort, faisaient à ce compte un plus grand effort sur eux-mêmes que n’a pas fait Jésus-Christ. Je dirai davantage. Qu’on choisisse parmi tous les hommes du monde, même parmi les plus barbares et les plus dénaturés, à peine s’en trouvera-t-il quelqu’un qui ne fût en état de souffrir la mort à de pareilles conditions. Où est l’homme qui, s’il le pouvait, ne voulût bien acquérir la vie éternelle à tout le genre humain en souffrant la mort, assuré de ressusciter au troisième jour, et d’obtenir par là l’empire sur les créatures ? Quand il ne le ferait point par charité, il le ferait assurément par intérêt et par amour-propre. Il faut donc demeurer d’accord que Jésus-Christ n’est pas un simple homme, et qu’il n’a pas aussi souffert une mort semblable à celle des autres hommes ; mais il faut dire que ce divin Sauveur étant souverainement élevé au-dessus de nous par la dignité de sa personne, il a souffert une mort accompagnée du sentiment de la justice de Dieu, de ses frayeurs indicibles, et de ces horreurs vengeresses par lesquelles Dieu punit le crime, ou en celui qui le commet, ou en celui à qui il est imputé.

On dira, en troisième lieu, que la charité de Dieu consiste en ce qu’il nous a donné, non un simple homme, mais un homme qui est son Fils. Mais je demande : cet homme est-il le Fils de Dieu dans un sens propre et littéral, ou dans un sens figuré et métaphorique ? S’il est le Fils de Dieu dans un sens propre et littéral, il ne peut l’être que par la génération éternelle, et c’est précisément ce que nous demandons. S’il est le Fils de Dieu dans un sens figuré, nous demandons si c’est un grand effort de charité que de donner pour le salut du genre humain un homme qui n’est le Fils de Dieu que par figure et par métaphore. Imaginons-nous qu’un prince se trouvât indispensablement obligé de faire périr une partie de ses sujets pour obéir à quelque loi inviolable, à moins qu’il ne se trouvât quelque personne digne d’être leur caution, et de les racheter par sa mort, et que dans cette triste extrémité ce prince, touché de compassion, déclarât qu’il donnerait la vie de son fils pour les racheter ; vous ne sauriez, sans doute, manquer de concevoir une très haute idée de sa charité et de sa miséricorde. Mais si, quelque temps après, on vous disait que ce roi ne donne point son propre fils, son fils unique, et même qu’il n’a point de fils propre et véritable, mais que tout le mystère de ce grand amour, auquel on nous a tant préparés, consiste en ce qu’il a choisi un de ses sujets qu’il a tiré du sein de l’indigence et de la plus grande pauvreté, pour le faire élever en fils de souverain, et qu’ensuite il veut le livrer à la mort pour racheter ses sujets qui périssent si l’on ne satisfait à la majesté des lois, et ensuite le faire l’héritier de son sceptre après qu’il aura souffert la mort, vous trouveriez que la clémence de ce prince est assurément digne de notre admiration et de notre reconnaissance, en ce qu’il pardonne à ceux qui l’ont offensé ; mais ce serait une hyperbole puérile que celle d’un homme qui se récrierait sur le don que ce prince nous ferait de son fils, et qui dirait : Le roi a tant aimé son royaume, qu’il a donné son fils même, son fils unique, pour sauver ses sujets qui avaient failli, et qui ne pouvaient être rachetés que par un si grand prix.

Pour le mieux comprendre, nous n’avons qu’à supposer ici ce que, nos adversaires ne nous contestent point, qui est que le sacrifice d’Isaac est un type excellent du sacrifice de Jésus-Christ. Isaac, les délices de son père, son fils unique, offert en sacrifice, garrotté par Abraham malgré le murmure du sang et la voix secrète de la nature qui parle pour lui, est un type excellent de Jésus-Christ notre Sauveur, l’amour et les délices du Père Éternel, que Dieu livre à la mort, et qu’il permet qui soit saisi de tristesse, et environné de frayeurs indicibles, nonobstant la tendresse qu’il a pour lui. Les types qui représentent la mort de Jésus-Christ conviennent dans ce rapport général ; c’est qu’ils nous représentent Jésus-Christ substitué en notre place, comme les victimes de la loi étaient substituées à celle des pécheurs. Mais chaque type a son rapport particulier qui le distingue des autres : ainsi l’agneau pascal représente Jésus-Christ en ce que, comme le sang de l’agneau arrosant les portes des Israélites, les garantissait de la main de l’ange destructeur, ainsi le sang de Jésus-Christ arrosant nos cœurs, et coulant mystiquement dans nos âmes, les garantit des effets de la justice de Dieu. Mais le sacrifice d’Isaac étant un sacrifice non sanglant, ne peut point avoir ce rapport avec Jésus-Christ ; il en faut donc chercher un autre, et cet autre rapport consiste en ce que, comme Abraham offre son fils unique, Dieu a aussi livré à la mort son propre Fils. Si donc on vous disait à présent qu’Abraham n’offrit point son fils unique, ni même son fils, mais qu’il prit le fils d’Eliézer, qu’il lui donna le nom d’Isaac, et, si vous voulez encore, qu’il le revêtît des habits de son fils, vous cesseriez d’admirer l’obéissance et la foi d’Abraham, en ce qu’il ne fait point de difficulté de sacrifier son propre fils, son fils unique.

On cherche simplement l’image dans le type, et la réalité et la vérité dans l’accomplissement ; mais s’il en faut croire nos adversaires, il faut désormais renverser cet ordre, et chercher la réalité et la vérité dans le type, et l’image et les apparences dans l’accomplissement. Abraham aura fait quelque effort, car il aura offert son fils en effet, et non pas seulement en apparence : mais Dieu ne fait rien en livrant Jésus-Christ à la mort ; il semble donner son Fils, et ne donne que son serviteur, qu’il revêt du nom de son Fils, dans le seul dessein de le livrera la mort ; de sorte que cette expression : il ria point épargné son propre Fils, devient par là également vaine et illusoire.

Mais cet homme que Dieu donne est fait l’héritier de la vie éternelle ; c’est ce qu’on dira pour relever la dignité de Jésus-Christ. Tout cela est inutile ; car comme Jésus-Christ n’obtient cet empire souverain si ce n’est en conséquence de ses souffrances et de son abaissement, on peut bien dire que Dieu couronne le serviteur pour le récompenser de sa patience ; mais il demeure toujours véritable que Dieu n’a donné que son serviteur pour la rédemption du genre humain, un serviteur qui a dû accomplir la loi de Dieu pour lui-même, étant après cela un serviteur inutile, un serviteur qui n’a fait qu’un très petit effort de charité envers ses frères, ni ayant homme au monde qui ne fit de bon cœur ce qu’il a fait pour nous, s’il pouvait obtenir la même gloire. Ainsi, qu’on tourne les choses comme l’on voudra, on ne saurait anéantir la divinité de Jésus-Christ sans changer la religion, sans détruire le vrai sens des types, et tellement affaiblir l’idée du grand et signalé don que Dieu nous a fait de son Fils, que toutes les expressions de l’Écriture ne nous paraissent après cela que des déclamations vaines, ou de simples jeux d’imagination.

Aussi n’y a-t-il point d’embarras égal à celui de nos adversaires, lorsqu’ils se trouvent engagés à nous expliquer ce grand effort de la charité de notre Père céleste, qui fait le caractère particulier de l’alliance de grâce. Il était aussi auparavant, disent-ils, le père des hommes justes, mais il ne le paraissait point être ; c’est ce qui fait qu’il est appelé rarement du nom de père dans l’Ancien Testament ; encore n’est-il point ainsi nommé parce qu’il veut nous donner la vie éternelle, mais parce qu’il nous a créés, et qu’il nous accorde les biens temporels. Les sociniens font consister la grande charité de Dieu en ce qu’il nous donne la vie éternelle : ils ont raison ; ils parlent conformément à leurs principes. Mais les écrivains sacrés du Nouveau Testament la font aussi consister en ce que Dieu nous a donné son Fils. Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné, etc., et c’est ce qui fait une difficulté inexplicable dans leurs principes ; car nous les entendons bien lorsqu’ils nous prouvent la charité de Dieu par le don que Dieu nous fait de la vie éternelle, mais nous ne voyons pas comment ils pourront le prouver par le don que Dieu nous fait de son Fils.

Dieu, disent-ils, donnant son Fils unique pour victime pour nos péchés, s’engage à nous par là même par un gage d’une valeur inestimable, et nous promet non seulement de nous remettre nos fautes et de nous absoudre, mais encore de nous donner la vie éternelle ; et par ce grand amour qu’il nous témoigne, et cela lorsque nous étions ses ennemis, il nous attire à lui efficacement, et nous réconcilie avec lui. Lors aussi qu’il ne veut nous remettre nos péchés que par le moyen de son Fils, qui se livre pour être la victime offerte pour eux, il nous engage par là même à son Fils, et nous assujettit à lui ; et en même temps il déclare combien il a d’horreur pour des péchés qui ont dû être expiés par le sang de son Fils, et quelle aversion nous devons avoir pour eux à l’avenir. Ce discours est adroit, et cache bien la faiblesse de la cause qu’il veut déguiser ; car ne pouvant nous prouver la charité de Dieu par l’endroit par lequel les apôtres la font tant valoir, qui est le don de son Fils, on assemble finement toutes les circonstances et toutes les considérations qui peuvent le mieux nous découvrir cette charité, comme la rémission de nos péchés, la vie éternelle, la qualité d’ennemis de Dieu que nous portions lorsqu’il a formé le dessein de nous sauver, et les motifs de sanctification et de la haine du péché que nous trouvons dans la manière dont Dieu nous remet nos fautes. Mais ce sont là des considérations étrangères, et qui ne touchent point la difficulté. Il s’agit de savoir si la miséricorde de Dieu nous fait un présent fort considérable, en donnant la vie d’un simple homme pour notre salut ; c’est cela qu’il faut examiner, et c’est sur cela que nos adversaires ne se satisferont point, et ne satisferont jamais les autres.

Dieu, disent-ils, nous donnant son Fils, s’oblige, par un gage d’une valeur inestimable, à nous donner la vie éternelle. Peut-on dire d’un simple homme, quelque saint qu’il puisse être, que c’est un gage d’une valeur inestimable ; et surtout, que le don de sa vie temporelle, qu’il ne quitte que pour la reprendre trois jours après, est un sûr garant pour nous répondre de la vie éternelle préparée au genre humain ? Est-il concevable que la mort de Jésus-Christ ait pour but de servir de gage aux hommes, comme si Dieu eût fait mourir Moïse afin que cette mort servit de gage aux enfants d’Israël, que non seulement Dieu les retirait de l’Egypte, mais encore qu’il les introduirait dans la terre de Canaan ? Les hommes peuvent-ils conclure de ce que Dieu leur a donné la vie d’un simple homme, qu’il leur donnera la vie éternelle, puisque, premièrement, Dieu leur donne la vie de cet homme sans nécessité, et que d’ailleurs la vie temporelle d’un simple homme est très peu de chose, comparée à la vie éternelle du genre humain ?

Par ce grand amour qu’il nous témoigne lorsque nous étions ses ennemis, etc., il nous attire à lui, etc. Et où est ce grand amour ? La vie d’un simple homme est-elle donc si précieuse, et surtout d’un homme qui ne fait qu’échanger une vie pleine de misères et de souffrances avec une vie éternelle et bienheureuse, qu’il obtient et pour lui et pour ses disciples ?

Lors aussi qu’il ne veut nous remettre nos péchés que par le moyen de son Fils, qui est la victime offerte pour eux, il nous engage et nous assujettit à lui, etc. Voici qui nous découvre à peu près ce que nos adversaires ont honte de nous avouer, et ce qu’il faut néanmoins qu’ils reconnaissent s’ils veulent raisonner conséquemment à leurs principes : c’est que dans le sacrifice de Jésus-Christ Dieu fait plus pour Jésus-Christ que Jésus-Christ ne fait pour nous, et qu’ainsi il ne faut plus dire : Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils ; mais : Dieu a tellement aimé son Fils, qu’il lui a donné le monde. En effet, la mort de Jésus-Christ ne nous donne point à Dieu, puisque nous étions déjà les objets de son amour, et que Dieu est apaisé envers nous avant que son Fils meure en notre place. Il n’est pas vrai, disent nos adversaires, que Dieu, étant irrité contre le genre humain, ait été apaisé par Jésus-Christ, puisqu’on peut dire tout le contraire : c’est que Dieu, étant apaisé envers le genre humain, apaise et se réconcilie par Jésus-Christ les hommes qui étaient irrités contre lui, etc. Jésus-Christ ne nous réconcilie point avec Dieu, il ne fait point notre paix avec lui. Il semble donc bien que nous pouvions nous passer de lui, et il semble même, si Dieu l’avait trouvé bon, que nous eussions pu obtenir la vie éternelle sans sa médiation ; car, du reste, Dieu n’avait qu’à agir sur nos cœurs par sa grâce, pour triompher de l’endurcissement qui nous rendait ses ennemis. Mais Jésus-Christ n’étant qu’un simple homme, comme on le prétend, ne pouvait aspirer naturellement à une gloire et à une puissance surnaturelle, s’il n’eût signalé son obéissance par sa mort. Ainsi le fruit que nous retirons de sa mort est fort petit, et l’utilité que Jésus-Christ en retire lui-même est très grande, puisque par là il se voit tout d’un coup le chef des hommes et des anges, et le maître du ciel et de l’éternité.

Et en même temps il déclare combien il a d’horreur pour des péchés qui ont dû être expiés par le sang de son Fils, etc. En vérité, si Jésus-Christ n’est qu’un simple homme, comme nos adversaires le supposent, il sera difficile qu’on soit bien touché de cette considération, et l’on dira bien plutôt qu’il semble qu’on ne doit point faire un grand scrupule de commettre des péchés qui peuvent être si facilement effacés, puisque le sang d’un seul homme suffit pour expier les péchés de tout le genre humain.

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