Traité de la divinité de Jésus-Christ

Sixième section

Où l’on répond aux principales objections, et où l’on tâche de se satisfaire sur les difficultés de ce grand mystère.

Chapitre I

Règle fondamentale dans cette matière.

Après avoir établi les fondements de la vérité, il nous reste à répondre aux principales objections que nous font nos adversaires sur ce sujet. Ils ont accoutumé de prendre les raisons dont ils se servent pour combattre notre sentiment, de ces trois sources ; de la raison, de l’analogie de la foi, et de l’Écriture, avec un tel ordre, qu’ils font plus d’état des preuves qu’ils prennent de l’Écriture. C’est ce qu’un de leurs plus célèbres docteurs nous dit d’une telle sorte, qu’il est impossible de ne pas comprendre sa penséea. Nous croyons, dit-il, que quand nous trouverions dans l’Écriture, non une fois ou deux, mais très souvent et très clairement énoncé, que Dieu a été fait homme, il serait beaucoup meilleur, d’autant que c’est là une proposition absurde, entièrement contraire à la droite raison, et pleine de blasphème envers Dieu, d’inventer quelque façon de parler qui fit qu’on pût dire cela de Dieu, que d’entendre ces choses simplement au pied de la lettre.

a – Valentinus Smalcius (1572-1622), théologien allemand socinien.

Cela veut dire que ces messieurs ne règlent pas leurs opinions par l’Écriture, mais l’Écriture par leurs opinions. Mais avant que d’aller plus loin, il est bon de les redresser à cet égard.

Si la raison de l’homme n’était pas corrompue par le péché, il pourrait compter sur ses lumières, et s’assurer en quelques occasions qu’il ne se tromperait pas ; mais encore en ce cas-là n’aurait-il pas lieu de présumer davantage des lumières de son esprit, que de celles de la révélation, étant certain que sa connaissance est bornée, et que celle de Dieu ne l’est pas. Que sera-ce donc lorsque d’un côté son esprit est borné et fini, et que de l’autre la corruption qui lui est naturelle, et le commerce nécessaire qui est entre ses pensées et ses passions, remplissent son esprit de mille préjugés si capables de lui déguiser la vérité ?

Que s’il n’y avait que les choses qui paraissent conformes à notre raison que nous dussions recevoir par la foi, il faudrait rejeter tout d’un coup généralement tous les objets que les apôtres nous ont proposés dans leur Évangile. Car, quelques efforts que fassent nos adversaires pour aplanir les grandes difficultés de la religion, nous y trouverons toujours des abîmes impénétrables, pendant que nous voudrons les mesurer par notre raison : ce n’est pas notre pensée, c’est celle d’un apôtre qui, pour cette raison, nomme l’Évangile une folie. Car, dit-il, depuis qu’en la sagesse de Dieu, le monde n’a point connu Dieu par sagesse, le bon plaisir du Père a été de sauver les hommes par la folie de la prédication. Et, en effet, si les mystères de la religion n’avaient rien de difficile et d’apparemment inexplicable, il n’y aurait aucune difficulté à croire, et la foi ne serait pas un sacrifice que l’on fit à Dieu. Je dis bien davantage ; la foi ne serait pas plus un don de Dieu que la persuasion que les hommes ont des vérités naturelles ; et il ne faudrait pas que la grâce du Saint-Esprit agit davantage pour nous disposer à croire, que pour nous mettre en état d’entendre les problèmes de la géométrie.

D’ailleurs la loi se changerait en vue, contre le sentiment de l’Apôtre qui nous dit : Nous marchons par foi et non point par vue. Car se persuader les choses qui sont conformes à notre raison, et ne se les persuader que quand notre raison ne les rejette pas, ce n’est pas là croire, mais c’est voir et comprendre.

Je ne sais si l’on voudrait faire moins pour Dieu qu’on fait chaque jour pour un homme sage, que nous croirions offenser, si lorsqu’il nous dit, en nous parlant de quelque chose de surprenant et d’extraordinaire : Croyez-moi sur ma parole, cela est comme je vous le dis ; nous lui répondions : Il faut examiner ce que vous dites. S’il est conforme à notre raison, nous le croirons ; mais s’il ne l’est pas, nous n’en croirons rien. Que si ce langage est choquant, lors même qu’il s’adresse à des hommes qui ne sont pas infaillibles dans leurs jugements, nous devons croire qu’il serait impie et plein de blasphème, s’il était adressé à Dieu, qui est également incapable de nous tromper, et de se tromper lui-même.

On objecte ici que tous les théologiens ont usé de cette prudence dans des matières moins importantes, et qui intéressaient bien moins la gloire de Dieu, d’entendre non à la lettre, mais dans un sens impropre et figuré, ces endroits de l’Écriture qui pouvaient paraître offenser la majesté de Dieu ; comme ces passages de l’Écriture qui marquent, ou que Dieu descendit, ou que Dieu se mit en colère. A quoi ils ajoutent les passages qui attribuent à Dieu les parties du corps humain. Mais nos adversaires commettent ici diverses injustices.

Premièrement on ne peut point dire que ce que nous croyons du mystère de l’incarnation offense plus la majesté de Dieu, que le sentiment des anthropomorphites, puisqu’on ne peut attribuer à Dieu les parties du corps humain, sans concevoir des bornes, de l’imperfection, et même du changement en lui ; au lieu que l’union de la nature divine avec la nature humaine suppose bien un changement saint et heureux dans la nature humaine de Jésus-Christ ; mais elle n’en emporte point dans l’essence divine, qui demeure aussi parfaite qu’elle était auparavant. D’ailleurs on ne trouvera point que les expressions de l’Écriture, prises dans le sens le plus naturel, et comparées les unes avec les autres, nous imposassent la nécessité d’être anthropomorphites, ni d’attribuer à Dieu nos faiblesses et nos dérèglements ; puisque la nature et la raison ne disent pas plus hautement que l’Écriture, que Dieu est aimable ; qu’il remplit les cieux ; que les cieux des cieux ne le peuvent comprendre ; qu’il n’y a aucune variation par-devers lui ; qu’il n’est point semblable à l’homme ni à aucune des créatures qu’il a formées ; que Dieu est un esprit.

Que si l’on permettait à la raison d’être la règle de la foi, il en naîtrait d’effroyables inconvénients. Premièrement la foi et la révélation deviendraient inutiles ; car à quoi servirait-il que Dieu nous eût fait connaître son conseil s’il était permis à la raison de dire : Ce n’est point là le conseil de Dieu, cela ne peut être, car je ne le comprends point ; et qu’alors la conscience dût prendre pour sa règle, non la révélation, mais le doute que l’esprit aurait formé sur la révélation ? D’ailleurs il serait impossible de dissiper les ténèbres que le péché a répandues dans notre entendement. Car comment redresser une raison fière de ses lumières qui veut régler la révélation par ses préjugés, et non pas ses préjugés par la révélation ? Enfin la foi serait une préférence de nos lumières à celles de Dieu, et non point une préférence des lumières de Dieu à nos lumières, puisqu’au lieu de dire, je crois cela, quelque incroyable que cela soit, puisque c’est Dieu qui me l’a révélé ; nous dirions : Je ne croirai point cela, bien que Dieu me l’ait révélé, quelque claire que soit sa révélation, parce que cela me paraît incroyable. La foi divine n’aurait aucun avantage sur la foi humaine ; au contraire, celle-ci en aurait beaucoup sur la première, puisque nous aurions moins de soumission pour Dieu que pour nos pères, nos maîtres, nos précepteurs qui nous font recevoir dans la vie civile un nombre infini de vérités par leur seule autorité. La foi se passerait même facilement de l’humilité et de la soumission du cœur. Car qu’est-il nécessaire de se soumettre et de s’humilier, lorsqu’il ne s’agit que de se convaincre des vérités qui se persuadent par leurs propres caractères, et de ne les embrasser qu’à proportion du rapport qu’elles ont avec nos lumières naturelles ?

On objectera vainement que la raison est comme le fondement de la foi, et qu’ainsi la foi ne saurait être plus certaine que la raison. J’avoue que la raison nous mène à la révélation, puisqu’elle nous convainc que Dieu est infaillible, et que nous ne le sommes pas ; et qu’ainsi nous ne pouvons mieux faire que de nous conduire par ses lumières, et de les préférer aux vaines conjectures de notre esprit : mais par cela même que la raison nous mène à cette autorité infaillible, elle nous ordonne de recevoir avec soumission tout ce que cette autorité nous propose clairement.

En effet, on peut distinguer trois choses dans la foi ; le principe ou la maxime fondamentale de la foi, le discernement de la foi, et la conclusion de la foi. J’appelle le principe de la foi, cette première maxime sans laquelle il ne serait pas possible que la foi pût naître dans notre esprit, cette première notion de notre religion : Tout ce que Dieu dit est véritable. J’appelle le discernement de la foi, cet examen de notre esprit, par lequel nous nous assurons premièrement, si c’est Dieu qui parle ; et en second lieu, quelles sont les choses qu’il nous dit. Enfin la conclusion de la foi sera cet acquiescement que nous donnons à une vérité, et parce que nous avons trouvé qu’elle était révélée de Dieu, et parce que nous avons supposé que tout ce que Dieu nous dit est véritable.

Cela étant ainsi supposé, je demeure bien d’accord que la raison nous conduit à recevoir ce que nous avons appelé le principe de la foi. C’est par les plus pures lumières du sens commun que nous sommes persuadés que tout ce que Dieu nous dit est véritable. Je conviens aussi que c’est notre raison qui fait le discernement de la foi, puisque c’est elle qui est frappée par les caractères de divinité qui sont dans la révélation, et qui ensuite cherche si une telle ou une telle doctrine est contenue dans la révélation par l’examen et la comparaison des passages qui doivent la contenir. Mais c’est tout ; et il faut que la raison acquiesce à ce que Dieu lui dit, sans se vouloir ériger en juge de la vérité de ses paroles, lorsqu’elle en a une fois aperçu le sens. La disposition opposée n’est pas une foi divine, mais une témérité insupportable d’une raison qui veut être indépendante de Dieu. C’est donc un pur blasphème que ce langage de Smalcius, quand nous trouverions dans l’Écriture non une fois ou deux, mais très souvent et très clairement écrit, que Dieu a été fait homme, d’autant que c’est là une proposition absurde, contraire à la droite raison, et pleine de blasphème d’inventer, etc. Et pour la rectifier, il faudrait dire : Quand cette proposition, Dieu s’est fait homme, nous paraîtrait mille fois plus absurde et plus contraire à la droite raison, nous devons être persuadés que notre raison nous trompe, et que cette vérité est certaine, puisqu’elle est contenue dans la parole de Dieu.

De ces deux langages, le premier est téméraire, plein de présomption, et enferme une visible préférence que l’on fait des vues de son esprit aux idées claires de la révélation ; ce qui est directement contraire à la nature de la véritable foi. Le second au contraire est humble, raisonnable, et enferme une préférence manifeste des idées claires de l’Écriture aux vues de notre esprit : disposition qui fait, pour ainsi dire, l’esprit et l’essence de la foi.

Après avoir établi ce fondement, nous passerons à la considération des objections que nous font nos adversaires sur le sujet du grand mystère de la Trinité.

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