Traité de la divinité de Jésus-Christ

Chapitre VI

Où l’on continue de répondre aux objections.

Nos adversaires prennent une de leurs plus fortes objections du premier chapitre de l’Évangile selon saint Luc, où l’historien sacré nous apprend que l’ange qui apparaît à Marie, prédit à cette sainte fille qu’elle mettra au monde un fils qui sera formé par la vertu du Saint-Esprit, qui, par cette raison, sera appelé le Fils du Souverain ; d’où il semble qu’on puisse conclure que le titre de Fils de Dieu que Jésus-Christ a porté, et qui l’a distingué si glorieusement des autres hommes, ne soit fondé que sur sa conception du Saint-Esprit. Il est bon de rapporter les paroles de l’évangéliste dans toute leur étendue : Alors l’Ange lui dit : Marie, ne crains point, tu as trouvé grâce devant Dieu. Et voici tu concevras en ton sein, et tu enfanteras un Fils, et appelleras son nom Jésus. Il sera grand, et s’appellera le Fils du Souverain, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son Père, et il régnera sur la maison de Jacob, éternellement, et son règne sera sans fin. Alors Marie dit à l’Ange : Comment se fera ceci, puisque je ne connais point d’homme ? L’Ange répondant lui dit : Le Saint-Esprit surviendra en toi, et la vertu du Souverain t’énombrera ; c’est pourquoi aussi ce qui naîtra de toi saint s’appellera le Fils de Dieu.

Ces dernières paroles ont donné lieu à l’objection. On demande comment l’Évangéliste a pu dire que Jésus-Christ serait appelé le Fils de Dieu, parce qu’il aurait été formé par la vertu du Saint-Esprit, s’il est vrai qu’il soit le Fils de Dieu de toute éternité. On a déjà répondu diversement à cette difficulté, qui a assez d’apparence ; mais peut-être n’a-t-on pas donné encore toutes les ouvertures nécessaires pour la résoudre parfaitement. Nous réduirons nos réponses à six principales.

Premièrement, nous remarquerons que dans cette révélation, comme dans toutes les autres, le dessein de Dieu est de se proportionner à la portée de la personne à laquelle il manifeste son conseil. Lorsque Dieu se révéla à Moïse, il s’accommoda en quelque sorte au préjugé de ce prophète, qui s’imaginait que Dieu avait des parties semblables aux parties d’un corps humain, et qui ne put obtenir de voir sa face. La raison pourquoi Dieu a révélé aux prophètes la vocation des païens sur les idées de la loi, en disant tantôt qu’il y aurait un autel dressé au milieu de l’Egypte, et tantôt que depuis le soleil levant jusqu’au soleil couchant on offrirait des sacrifices de prospérité et des oblations pures, c’est que les prophètes avaient l’esprit rempli de ces idées, et qu’il fallait leur proposer les objets de l’avenir sous des images connues.

Il est évident que l’Ange qui apparaît à Marie fait la même chose dans cette occasion. Il pouvait, s’il eût voulu, parler de Jésus-Christ comme du médiateur qui devait réconcilier le ciel avec la terre. Il pouvait du moins le faire connaître à sa bienheureuse mère, à laquelle il prédit sa naissance par anticipation, comme un monarque universel qui régnerait sur toute nation, tribu et langue, suivant l’oracle du prophète Daniel, et comme un roi spirituel qui régnerait sur les cœurs et sur les consciences, et comme le maître du monde, auquel toute puissance serait donnée au ciel et en la terre. Il ne le fait pourtant point, parce que ces objets n’ont pas assez de proportion avec les préjugés de cette sainte fille, et qu’il faut la conduire par degrés à la connaissance pleine et entière des mystères du royaume des cieux ; mais il lui parle du rétablissement du règne de David, qui était en ce temps-là l’objet de l’espérance de la nation le plus présent à l’esprit et au cœur des Israélites. Le Seigneur Dieu, dit l’Ange, lui donnera le trône de David son Père, et il régnera sur la maison de Jacob, etc.

Cela étant, il ne faudrait pas trop s’étonner que l’Ange ne donnât point dans cette rencontre, l’idée de la génération éternelle, et qu’il aimât mieux commencer par les éléments de la religion, et proposer la naissance du Messie sous des idées connues et familières, que de conduire d’abord l’esprit de celle à qui il s’adresse à ce qu’il y a de plus sublime et de plus incompréhensible dans la religion.

Il y en a qui répondent, en second lieu, que Jésus-Christ peut être considéré ou comme étant issu de Dieu dans le temps, ou comme étant issu de Dieu dans l’éternité. Ils distinguent aussi deux générations divines de Jésus-Christ ; l’une, par laquelle Dieu le fait être la resplendeur de sa gloire essentielle, lui communiquant sa gloire et ses vertus infinies ; l’autre, par laquelle sa chair a été formée d’une matière épurée et sanctifiée par l’opération du Saint-Esprit. Ils prétendent qu’à la vérité Jésus-Christ est Dieu de toute éternité par cette génération, qui fait qu’il sort de son Père comme la lumière sort du soleil ; et c’est par cette génération qu’ils prétendent que Jésus-Christ était dès le commencement, qu’il était avec Dieu, qu’il était Dieu, qu’il était en forme de Dieu, ne réputant point à rapine d’être égal à Dieu, étant dans le sein de son Père avant tous les siècles ; celui par qui toutes choses ont été faites, les choses visibles et les choses invisibles ; le verbe tout-puissant qui soutient toutes choses, le Fils de Dieu qui avait avant la fondation du monde une gloire dont Jésus-Christ a demandé d’être glorifié dans l’accomplissement des temps. Mais on soutient aussi que Jésus-Christ considéré comme un homme, est issu de Dieu en ce qu’il a été formé sans le ministère d’aucun homme, par la vertu du Saint-Esprit. En joignant cette réponse à la précédente, on pourrait accorder que Jésus-Christ est appelé Fils de Dieu par l’Ange, précisément parce qu’il devait être conçu du Saint-Esprit ; mais il faut ajouter qu’il n’a pas dessein de révéler à Marie la génération éternelle comme étant un mystère incompréhensible, dont la connaissance est réservée à ceux qui ont déjà appris tous les éléments de la religion chrétienne.

La troisième réponse rapporte ces paroles : Et c’est pourquoi ce qui naîtra de toi saint sera appelé le Fils du souverain, non seulement à ce qui précède immédiatement savoir, le Saint-Esprit surviendra en toi, et la vertu du Souverain t’énombrera ; mais généralement à tout ce qui précède, et même à ces paroles de Marie : Comment se fera ceci, puisque je ne connais point d’homme ? De sorte que le sens de ce passage soit celui-ci : Si tu devais mettre au monde un simple homme, il faudrait que tu l’y misses par les voies ordinaires, et que tu eusses connu un homme ; mais ce qui naîtra de toi sera saint, et doit être appelé le Fils de Dieu, le Fils du Souverain ; c’est pourquoi il sera nécessaire que le Saint-Esprit survienne en toi et que la vertu du Souverain t’énombre.

On peut dire, en quatrième lieu, que l’Écriture emploie souvent, pour marquer l’événement des choses, des expressions qui semblent marquer la cause, comme lorsque l’Évangéliste dit : C’est pourquoi aussi ils ne pouvaient croire, à cause que derechef une autre prophétie dit, etc. Ainsi l’expression qui fait la force de la difficulté et de l’objection, semble marquer la cause pour laquelle Jésus-Christ serait appelé le Fils de Dieu ; c’est parce qu’il aurait été formé par la vertu du Saint-Esprit : mais elle ne marque que l’événement. De sorte que le sens de ces paroles revient à celui-ci : Le Saint-Esprit surviendra en toi ; la vertu du Souverain t’énombrera, et il arrivera que ce qui sera né de toi saint, sera appelé le Fils de Dieu.

En cinquième lieu, on peut ajouter à tout cela que Jésus-Christ est appelé la vertu et la sagesse de Dieu, considéré dans ce premier état où nous avons dit qu’il est Dieu ou en forme de Dieu, et qu’ainsi nous pourrions entendre de Jésus-Christ, qui est le verbe éternel, ces paroles de l’évangéliste : la vertu du souverain t’énombrera ; ce qui ôterait entièrement la difficulté.

Mais on consent, en sixième lieu, que l’expression de l’ange soit prise dans la plus grande rigueur du sens littéral, et l’on prétend que cela ne fait rien contre nous. Car il est vrai que la vertu du Saint-Esprit, qui a purifié le corps de Jésus-Christ dans sa conception, a procuré à Jésus-Christ homme l’avantage glorieux et inestimable d’être appelé le Fils Dieu. Ce principe est véritable, dans quelque sens que vous preniez cette expression, il sera appelé, soit que vous la preniez pour il sera, soit qu’elle signifie il sera appelé. Il est certain que la conception de Jésus-Christ par le Saint-Esprit a procuré à ce qui est né de Marie d’être le Fils de Dieu. Car comme la nature humaine de Jésus-Christ n’est unie hypostatiquement à la nature divine que parce que cette nature humaine est formée d’une matière épurée et sanctifiée par le Saint-Esprit, il est vrai aussi qu’elle ne participe au titre glorieux de Fils de Dieu, de Dieu, de resplendeur de la gloire de Dieu, qu’en conséquence et par un effet de sa conception miraculeuse. Ce même principe lui a procuré l’honneur d’être appelé le Fils de Dieu ; car ce qui fait que la nature humaine de Jésus-Christ est quelquefois honorée dans l’Écriture, quoique dans un sens impropre, des titres et des qualités glorieuses qui ne conviennent qu’au Fils éternel de Dieu, ou au Verbe incréé, ce n’est que l’union de cette nature avec le Verbe. De sorte que cette union de la nature humaine, formée dans le temps avec le Verbe qui est éternel, dépendant essentiellement et principalement de l’opération du Saint-Esprit, qui a uni la nature corporelle avec la nature éternelle, en sanctifiant cette première, il s’ensuit que c’est avec juste raison qu’on rapporte à cette vertu et opération du Saint-Esprit, comme à son véritable principe, le nom de Fils de Dieu qui sera donné à ce qui naîtra de Marie.

Au fond, quand il y aurait dans ce passage quelque difficulté que la sagesse de Dieu y aurait laissée pour exercer notre foi, il est bien certain que nos adversaires n’en pourraient tirer aucun avantage, puisqu’il n’est rien de si aisé que de leur prouver que le titre de Fils de Dieu en Jésus-Christ est nécessairement établi sur d’autres fondements que sur celui de sa conception.

En effet, il est bon de remarquer que Jésus-Christ ne porte pas seulement le titre de Fils de Dieu, mais qu’il est encore ordinairement nommé le Fils unique de Dieu, ou l’unique issu du Père, son Fils bien-aimé, son Fils propre, etc., etc., qu’ainsi ce n’est pas du titre général de Fils, mais du titre de Fils par excellence que nous devons chercher les raisons.

Nos adversaires, qui font ce qu’ils peuvent pour s’empêcher de reconnaître la génération éternelle de Jésus-Christ, établissent le titre de Fils unique qu’il porte sur cinq fondements, qui sont : 1. sa conception du Saint-Esprit ; 2. son installation dans les charges de roi, sacrificateur et prophète, qui lui font tenir la place de Dieu ; 3. son onction, composée des dons et des grâces du Saint-Esprit qu’il a reçus dans une mesure toute extraordinaire ; 4. sa résurrection d’entre les morts, par laquelle il a été déclaré Fils de Dieu en puissance par la résurrection d’entre les morts ; 5. son exaltation après ses souffrances, par laquelle il a été élevé au-dessus de toutes les puissances et a hérité un nom qui est par-dessus tout nom.

A l’égard de la première, il est certain que l’avantage d’avoir été conçu du Saint-Esprit, à s’arrêter là précisément, n’est pas plus grand que celui d’être formé immédiatement par la puissance de Dieu, et d’être formé dans un état d’innocence et de sainteté, comme l’ont été les anges et l’âme des autres hommes, ou, pour emprunter des exemples non contestés, comme l’a été l’âme de nos premiers parents. Car être formé par l’esprit de Dieu ou par la puissance de Dieu, c’est à peu près la même chose. D’ailleurs, tout ce qui est formé par la puissance de Dieu, est formé par son Esprit, toutes choses ont été formées, selon le Psalmiste, par l’esprit de sa bouche. Et en effet, l’Esprit s’explique dans le texte de l’Évangéliste par la puissance : le Saint-Esprit surviendra en toi et la vertu de Dieu t’énombrera, etc. Cela est certain, dans le système de nos adversaires principalement. Cela étant, on pourrait bien appeler Jésus-Christ le Fils Dieu, parce qu’il a été formé par sa vertu et par son Esprit ; mais ce titre lui serait commun avec les autres intelligences, et surtout avec les anges que Dieu a créés immédiatement par sa vertu. Jésus-Christ serait donc le Fils, mais il ne serait pas le Fils unique. Peut-être nous répondra-t-on que Jésus-Christ a dû s’appeler le Fils de Dieu à cet égard dans un sens particulier, distingué des anges, parce qu’il ne convient point aux anges d’avoir un père, étant des intelligences créées, et non engendrées ; ce qui peut se dire aussi de l’âme de nos premiers parents, et de toutes les âmes des hommes sans exception : au lieu que Jésus-Christ étant un homme semblable aux autres, et devant avoir une mère, et être conçu dans le sein d’une femme, il lui convenait d’avoir un père ; de sorte que n’en ayant point eu comme les autres hommes, mais le Saint-Esprit ayant suppléé au défaut de cette cause ordinaire de la génération, il ne faut pas s’étonner ni qu’il soit appelé Fils de Dieu, ni qu’il soit nommé ainsi exclusivement aux pures intelligences.

Cette réponse est vaine, pour deux raisons. La première est que la qualité de Fils, de propre Fils, de Fils unique de Dieu, qui est un titre si grand et si auguste, devient un titre vain, sans prix et sans dignité, à s’arrêter aux, vues de nos adversaires ; car il résulte de leur principe, que ce qui fait que Jésus-Christ est le Fils unique de Dieu, exclusivement au premier homme ou aux anges, c’est que ceux-ci ayant été produits et formés immédiatement, ne l’ont point été dans le sein d’une femme comme Jésus-Christ, à qui cela est propre et particulier. Mais, je vous prie, quelle dignité ou quelle excellence ajoute à une créature formée de Dieu immédiatement, de l’avoir été dans le sein d’une femme, ou de l’avoir été sans le ministère d’une femme ? Ce qui fortifie et confirme notre pensée en cela, c’est que l’Écriture sainte nous fait regarder le titre de Fils, et de Fils unique de Dieu, comme un titre éminent et glorieux, qui distingue Jésus-Christ de tous les anges. Or il y aurait de l’extravagance à s’imaginer que l’éminence de cette gloire consistât dans cette circonstance : c’est que Jésus-Christ ayant cela de commun avec les Esprits célestes, d’avoir été formé de Dieu immédiatement, il l’eût été dans le sein d’une femme. La seconde raison qui fait qu’on ne peut se satisfaire d’une telle réponse, est qu’il y a quelque chose de plus noble et de plus parfait à être créé et formé de Dieu immédiatement, sans aucun ministère de père ni de mère, que d’être formé sans père dans le sein d’une mère par la puissance de Dieu. Il est certain que moins il intervient de causes secondes dans la production d’un ouvrage divin, et plus il a des rapports immédiats avec Dieu ; et il est vrai que la production immédiate est, dans sa manière, plus excellente que la production médiate, comme, par exemple, la création de l’homme a été plus parfaite que sa génération. Si donc Jésus-Christ a mérité d’être appelé le Fils de Dieu parce que simplement il a été formé par la vertu de Dieu, avec l’intervention d’une mère, sans le ministère d’aucun père, il s’ensuit qu’Adam, qui a été formé sans père et sans mère, par les mains de Dieu, quoique son corps ait été tiré du limon de la terre, méritera quelque titre plus avantageux encore ; et que les anges, qui ont été formés d’une manière plus parfaite encore, puisqu’ils ne l’ont pas été d’une matière préexistante, seront dignes d’un titre encore plus glorieux.

On me dira peut-être ici que la conception du Saint-Esprit n’est pas le seul fondement sur lequel est établi le titre de Fils unique de Dieu. Mais si cela est, nous avons sujet, premièrement, de chercher d’autres raisons de ce nom que l’Écriture donne à Jésus-Christ. D’ailleurs, il faut que nos adversaires renoncent à l’avantage qu’ils prétendent tirer de ces paroles de l’Évangéliste : C’est pourquoi aussi ce qui naîtra de toi sera saint, et doit être appelé le Fils de Dieu. Car s’ils prétendent que l’évangéliste marque dans cet endroit l’unique fondement sur lequel est établi le titre de Fils de Dieu, ils se contredisent eux-mêmes ; et s’ils veulent que cette expression ait d’autres fondements, elle n’a donc plus aucune force pour exclure les autres, ni par conséquent pour combattre la génération éternelle. Mais puisqu’il est nécessaire d’assigner d’autres fondements de ce titre glorieux, continuons d’examiner ceux qui sont marqués par nos adversaires.

Le second qu’ils marquent, c’est l’installation de Jésus-Christ dans ses diverses charges. On cite pour cet effet ces paroles de Jésus-Christ qui se lisent dans l’Évangile selon saint Jean : Il est écrit, j’ai dit, vous êtes dieux ; si donc ceux-là sont appelés dieux, auxquels la parole de Dieu a été adressée, et l’Écriture ne peut être enfreinte. Dites-vous que je blasphème, moi que le Père a sanctifié, parce que j’ai dit, je suis le Fils de Dieu ? Nous avons déjà expliqué ce passage ailleurs, et nous avons fait voir que Jésus-Christ ne prétend pas répondre à leurs paroles, mais à leurs besoins et à leurs dispositions. Cependant on peut bien dire que les rois, les princes ou les juges ont été appelés du nom de Dieu dans l’Écriture ; mais nous n’avons point lu qu’ils aient été nommés les Fils de Dieu, et surtout dans un usage fréquent, ordinaire et familier de ce terme. D’ailleurs, si Jésus-Christ n’était le Fils de Dieu, ou s’il l’était principalement à cause de ses offices, il s’ensuit qu’il aurait été bien davantage le Fils de Dieu depuis qu’il eut commencé de prêcher, qu’il ne l’était auparavant ; ce qui ne peut se dire en aucune façon. Ajoutez à cela que lorsque Jésus-Christ reçut ce témoignage du ciel après son baptême, celui-ci est mon Fils bien aimé, en qui j’ai pris mon bon plaisir, ces paroles ne signifient pas que Jésus-Christ commençât à devenir son Fils dans ce moment. Enfin, on peut dire que si Jésus-Christ est le Fils de Dieu à cause de ses charges ou de ses offices, il faut qu’il le soit ou par nature, ou par adoption, ou par métaphore, parce que jusqu’ici on n’a point trouvé de milieu. On ne peut pas dire que Jésus-Christ soit Fils de Dieu par nature à cause de ses offices, cela implique contradiction, et il est inutile de s’attacher à la réfuter. On ne dira pas aussi que Jésus-Christ soit le Fils de Dieu par adoption à cause de ses charges ; car comment la qualité de sacrificateur, de prophète ou de roi, fait-elle formellement que Dieu adopte Jésus-Christ ? D’ailleurs, nous sommes tous les enfants adoptifs de Dieu ; et si Jésus-Christ n’était Fils que par adoption, il ne serait pas distingué des fidèles. Enfin, si l’on dit que Jésus-Christ, est le Fils de Dieu par métaphore à cause de ses offices, c’est-à-dire que les offices de Jésus-Christ font qu’il se regarde comme l’héritier de Dieu, et comme son Fils, bien qu’il ne soit point son héritier de droit, ni son Fils que dans un sens figuré, vous tombez dans un plus grand embarras encore. Car, premièrement, vous attribuez à Jésus-Christ d’être le Fils de Dieu d’une manière moins noble et moins avantageuse que la manière en laquelle le sont les fidèles : ceux-ci le sont par adoption, et par conséquent plus particulièrement que par figure ou par métaphore.

D’ailleurs, dire que Jésus-Christ est le Fils de Dieu parce que Dieu le traite comme il traiterait son propre Fils, s’il en pouvait avoir un, c’est aller directement contre l’Écriture ; c’est d’ailleurs affaiblir infiniment les idées que nous avons de la glorieuse qualité de Fils unique de Dieu ; c’est même reconnaître tacitement que Jésus-Christ n’est pas le Fils de Dieu proprement et véritablement.

Le troisième fondement sur lequel on établit le titre de Fils de Dieu, c’est cette onction divine et surnaturelle que Jésus-Christ a reçue de son Père, et par laquelle il s’est trouvé en état de remplir si dignement les fonctions les plus difficiles de son ministère, et qui consiste dans les dons du Saint-Esprit qui lui ont été communiqués sans aucune mesure. Mais premièrement, il est certain que l’on confond ici l’effet et la cause, le caractère et la chose caractérisée. Il est vrai que Dieu a donné son Esprit à Jésus-Christ homme ; mais il le lui a donné sans mesure, parce qu’il était déjà son Fils : ainsi cette onction ne l’établit point, mais le suppose Fils de Dieu. J’avoue aussi que les dons du Saint-Esprit sont le caractère des enfants de Dieu ; car à ceux qu’il a fait ses enfants, il leur a donné l’esprit d’adoption qui crie dans leurs cœurs, Abba, Père. Mais comme Dieu ne nous donne son Esprit qu’après nous avoir adoptés, et nous avoir donné ce droit d’être appelés ses enfants, ainsi nous est-il permis de supposer que si Jésus-Christ a été rempli du Saint-Esprit, c’est parce qu’il était le Fils de Dieu, et qu’ainsi cette plénitude de dons et de grâces le suppose et ne le fait point le Fils de Dieu. Ajoutez à cela que si Jésus-Christ n’était honoré du nom de Fils de Dieu qu’à cause des dons qu’il a reçus, il pourrait être appelé le Fils de Dieu, mais non pas son Fils unique, puisqu’encore qu’il ait reçu le Saint-Esprit dans une mesure toute extraordinaire, il n’est pourtant pas le seul qui l’a reçu. Enfin, il est certain que Jésus-Christ était le Fils de Dieu avant son inauguration et son baptême, et par conséquent avant cette onction extraordinaire.

Le quatrième fondement sur lequel on établit la gloire de ce titre, est sa résurrection d’entre les morts, sur quoi on cite ces paroles du chap. 13 des actes : Et nous vous évangélisons aussi cette promesse qui a été faite aux pères savoir, que Dieu l’a accomplie dans leurs enfants, ayant suscité Jésus, comme il est écrit au Psaume deuxième ; tu es mon Fils ; je t’ai aujourd’hui engendré. Il y en a qui entendent par cette expression, suscité, la résurrection d’entre les morts ; et j’avoue que l’original peut souffrir l’une et l’autre de ces deux versions. Je ne nie pas aussi que dans les versets qui précèdent, et dans ceux qui suivent, il ne soit parlé de la résurrection de Jésus-Christ, mais cela n’empêche pas que nous n’entendions cette expression, ayant suscité, de la venue de Jésus-Christ au monde, ou de son établissement sur le trône de David ; car c’est de cela qu’il s’agit principalement dans cet endroit. L’Apôtre a parlé dans les versets précédents de la promesse que Dieu avait faite aux pères : De la semence de David, Dieu, selon sa promesse, a fait venir le Sauveur à Israël, à savoir, Jésus. Il annonce ensuite la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ, et après cela il revient à cette promesse qui avait été faite aux pères touchant l’envoi de Jésus-Christ, et y revient lorsqu’il ajoute ces paroles : Et nous aussi, vous annonçons que quant à la promesse qui a été faite à nos Pères, Dieu l’a accomplie à nous qui sommes leurs enfants, ayant suscité Jésus, etc. Dieu avait fait une promesse aux pères, qui était de faire venir le Sauveur à Israël ; voilà la promesse. Dieu a suscité Jésus-Christ, il l’a envoyé, il l’a fait venir au monde pour nous sauver ; voilà l’accomplissement de la promesse. Mais que ferons-nous de ces paroles que l’Apôtre ajoute : Comme il est écrit au psaume deuxième, je t’ai aujourd’hui engendré ? Nous dirons que cette déclaration typique est citée comme un témoignage du dessein que Dieu avait d’accomplir la promesse générale qu’il avait faite à ce peuple de leur envoyer un sauveur ou un libérateur.

Au fond, il est extravagant de dire que Jésus-Christ est principalement Fils de Dieu parce qu’il a été ressuscité d’entre les morts, puisqu’il était Fils unique de Dieu, le propre Fils de Dieu, son Fils par excellence, avant sa résurrection ; ce qui paraît et par la manière dont il parle, et par la manière dont les autres parlent de lui. Je suis, dit-il, issu de mon Père, et suis venu au monde ; et derechef je quitte le monde, et je m’en retourne au Père. Philippe, qui m’a vu, il a vu mon Père ; et pourquoi donc dis-tu, montre-nous le Père ? L’Évangéliste dit : Nul ne vit jamais Dieu ; celui qui est au sein du Père lui-même l’a manifesté (ou l’a fait connaître). D’ailleurs, les apôtres, en disant qu’il a été déclaré le Fils de Dieu par la résurrection d’entre les morts, reconnaissent par-là même qu’il était le Fils de Dieu avant sa résurrection. Ajoutez à cela que si Jésus-Christ était appelé le Fils de Dieu proprement et véritablement, parce qu’il est ressuscité d’entre les morts, il pourrait être dit son Fils, mais non pas son Fils unique, puisqu’il n’est pas seul ressuscité. Enfin, si Jésus-Christ est appelé Fils de Dieu à cause de sa résurrection, il est certain qu’il ne peut l’être que par quelque espèce de métaphore et d’analogie, dans le même sens, à peu près, que les intelligences que Dieu a créées sont appelées les enfants de Dieu ; car on ne voit pas que la résurrection d’un homme soit plus proprement et plus véritablement une génération que sa création. Or il n’y a personne qui ne fût choqué d’entendre que Jésus-Christ n’est le Fils de Dieu que par métaphore, et dans un sens purement figuré. En effet, si cela était nous aurions de l’avantage sur lui, puisque nous sommes les enfants de Dieu par adoption, et qu’on est plus proprement enfant lorsqu’on l’est par adoption, que lorsqu’on l’est par une pure et nue métaphore.

Enfin, la dernière source d’où l’on fait venir ce titre de Fils, et de Fils unique de Dieu, c’est l’exaltation souveraine de Jésus-Christ après sa mort et sa résurrection bienheureuse. Nous ne nous arrêterons pas longtemps à réfuter cette dernière spéculation, parce que toutes les raisons que nous avons rapportées ci-dessus reviennent sur ce sujet. En effet, est-ce que Jésus-Christ n’était pas le Fils, le propre Fils, le Fils unique de Dieu avant son exaltation ? D’ailleurs, ne distinguera-t-on jamais entre être fils et entrer dans l’actuelle possession de son héritage ? Je veux que Jésus-Christ soit entré dans la pleine et actuelle possession de l’héritage qui lui était préparé par son ascension dans le ciel, s’ensuit-il qu’il fût le Fils unique de Dieu auparavant ?

Enfin, on peut dire en général que Dieu a oint son Fils, qu’il a envoyé son Fils pour être notre roi, notre prophète et notre souverain Sacrificateur ; qu’il a ressuscité son Fils, qu’il a souverainement élevé son Fils ; et par conséquent on doit penser que, bien loin qu’on puisse dire que Jésus-Christ n’est le Fils de Dieu que parce qu’il a été oint spirituellement, qu’il a été revêtu de ses offices, qu’il est ressuscité, et qu’il a été souverainement élevé après sa résurrection ; il est nécessaire plutôt de reconnaître que Jésus-Christ n’a été oint pardessus ses compagnons, n’a été revêtu de l’office de médiateur et de ses autres charges dont un autre ne pouvait s’acquitter ; n’a été les prémices des dormants, et n’a été exalté après sa résurrection que parce qu’il était déjà, avant toutes ces choses, le Fils de Dieu. Et cela étant, ou il faut regarder sa conception du Saint-Esprit comme l’unique fondement sur lequel est établi le titre de Fils de Dieu, ce que nous avons démontré être extravagant ; ou il faut avoir recours à une génération plus ancienne que celle-ci.

Mais ici, comme dans toute cette matière, il faut extrêmement distinguer la manière du mystère du mystère lui-même : le mystère est certain, mais la manière du mystère est incompréhensible. Je ne ferai point d’effort pour expliquer la génération éternelle du Fils de Dieu. Je demeure d’accord qu’elle est au-dessus de toutes nos pensées et de toutes les images que nous pourrions employer, et qu’il ne faut point s’étonner qu’on trouve des défauts dans tous les parallèles que l’esprit humain peut employer sur ce sujet ; mais pour satisfaire ma raison et ma conscience, je n’ai que faire de ces parallèles. Car si je ne conviens point de ce principe général, qu’il y a des vérités très incompréhensibles qui sont néanmoins très certaines, je ne suis point capable de raisonner dans la nature ni dans la religion : et si j’en conviens, l’incompréhensibilité de la génération de Jésus-Christ n’est plus pour moi une raison de doute : je dois seulement examiner s’il est possible que je révoque en doute la vérité de ce mystère, qui m’est si clairement révélé dans l’Écriture.

Or, dans cet examen, je me convainc de la vérité de ces trois principes. Le premier est que Jésus-Christ était avant sa conception et sa naissance ; c’est ce que nous avons justifié pleinement dans les sections précédentes. Le second est que Jésus-Christ était dans ce premier état qui a précédé sa manifestation en chair, qu’il était dis-je, le Fils de Dieu, car l’Écriture y est expresse. Je suis, dit Jésus-Christ, je suis issu de mon Père, et je suis venu au monde ; et derechef je quitte le monde, et je m’en vais au Père. Vous voyez qu’avant que de venir au monde il se suppose issu de son Père. Dieu a envoyé son Fils : vous voyez qu’il est le Fils de Dieu avant qu’il soit envoyé. Nous avons, disent les disciples, nous avons contemplé sa gloire, gloire comme de l’unique issu du Père, pleine de grâce et de vérité. Et afin que vous ne soyez pas en peine de savoir de quelle gloire il s’agit ici, Jésus-Christ demande lui-même cette gloire à son Père lorsqu’il lui dit, glorifie ton Fils de la gloire qu’il a eue par-devers toi avant que le monde fût. Vous voyez donc qu’en qualité de Fils de Dieu, ou d’unique issu de Dieu, Jésus-Christ avait une gloire par devers son Père avant que le monde fût : et, qui doute que ce ne soit à ce même égard que Jésus-Christ est appelé la resplendeur de la gloire du Père, celui qui soutient toutes choses par sa parole puissante, qui a été en forme de Dieu, qui était Dieu au commencement, un Dieu qui s’est manifesté en chair etc., et qu’ainsi Jésus-Christ, avant sa conception, non seulement ne soit le Fils de Dieu, mais encore un Fils glorieux qui participe à ses perfections infinies ? Le troisième principe est que Jésus-Christ étant celui-là même duquel l’Écriture nous apprend et que ses issues sont dès les temps éternels, et qu’il est le Père de l’éternité, et que ses années ne défaillent point, et qu’il n’a ni commencement de jours, ni fin de vie, et qu’il est par devers son Père, avant la fondation du monde, et qu’il est Dieu, un avec son Père, égal à son Père, participant de la même gloire avec son Père ; nous ne pouvons, sans extravagance, rapporter son être et son origine : j’entends cet être qu’il possède avant qu’il vienne au monde ; que nous ne le pouvons, dis-je, rapporter à aucune génération temporelle, et qu’ainsi, quelque incompréhensible que soit la manière du mystère, le mystère est certain et incontestable.

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